Intervention du 18 juin 1845 sur l’Algérie

Intervention du 18 juin 1845 sur l’Algérie

[Moniteur, 19 juin 1845.]

 

M. GUSTAVE DE BEAUMONT. Je déclare d’abord que mon intention n’est pas de défendre la conduite tout entière du gouvernement dans ses efforts bien intentionnés pour l’organisation de l’administration en Algérie. (Mouvements divers.) 

Je n’ai pas cette intention, car assurément je ne crois pas qu’il soit possible de s’y prendre plus mal avec l’intention de faire une bonne chose ; je ne crois pas qu’il soit possible de commettre plus de fautes que n’en a commis le ministère, en présentant à la fin d’une session, et en offrant en quelque sorte à la commission du budget in extremis une ordonnance administrative qui impliquait de nombreux crédits, et, ce qui est plus grave, en nommant des fonctionnaires institués avant de savoir si la commission et la chambre admettraient l’institution. Je dis que ce sont là des fautes graves dans la forme que, pour mon compte, j’éprouve d’autant plus le besoin de condamner, que je me trouve d’accord au fond avec le gouvernement. Je déclare donc que je ne prends la question qu’au point de vue du principe, sans me préoccuper ni de la forme ni des personnes. 

Je ne crois pas que l’ordonnance du 15 avril dernier ait fait, pour la bonne organisation des services en Algérie, tout ce qu’elle aurait dû faire ; mais j’ai la conviction qu’elle a accompli déjà un peu de bien. C’est pour la première fois que le gouvernement est entré dans une voie où il avait été appelé ; il me semble que ce n’est pas le moment de le blâmer, alors qu’il fait ce qu’on avait longtemps sollicité de lui. Ainsi, je le répète, je ne viens pas apporter ici une approbation sans réserve, je viens seulement vous demander de bien prendre garde, par le vote que vous allez émettre, d’infliger un blâme à un acte que vous devez approuver. La commission approuve ; elle vient de le déclarer par l’organe de son rapporteur ; elle approuve l’ensemble de l’institution ; elle approuve l’ordonnance, et cependant, qu’il me soit permis de le lui dire, elle la décapite. 

Une voix au centre. C’est cela ! 

M. GUSTAVE DE BEAUMONT. Elle la mutile par la tête ; elle brise le premier anneau de la chaîne. 

M. LE RAPPORTEUR. Pas le moins du monde. 

M. GUSTAVE DE BEAUMONT. M. le rapporteur de la commission déclare que cela n’est pas exact ; c’est pour le prouver que j’ai demandé la parole. 

On a demandé depuis longtemps une bonne organisation administrative de l’Algérie. On la demande, pourquoi ? Et, mon Dieu ! précisément parce que nous nous plaignons tous les jours qu’on ne fait que la guerre en Afrique, qu’on ne prend pas les bons moyens de coloniser l’Afrique, qu’on ne peut ainsi réaliser les résultats de colonisation qui permettraient la réduction de l’effectif militaire, en substituant à l’armée une population civile en état de se défendre elle-même, et capable, en cultivant le sol, de pourvoir à ses besoins et à ceux de l’armée. On fait tous les jours entendre cette plainte à la tribune. (Plusieurs voix. C’est vrai !) Quel est le moyen de coloniser en Algérie, d’y appeler une population civile ? C’est d’abord d’y établir des institutions civiles. Il est bien clair que jamais vous ne parviendrez à établir en Algérie la colonisation, si les capitaux ne s’y portent pas. Or il n’y a qu’un moyen d’attirer les capitaux ; c’est la confiance, et la confiance elle-même, il n’y a qu’un moyen de la créer, c’est en établissant le respect pour la propriété ; or je vous défie de jamais fonder le respect pour la propriété si vous ne lui donnez pour base des institutions civiles sur lesquelles elles reposent. Vous voulez la fin, et vous repoussez les moyens. (Marques d’approbation.) 

Quelle est la première condition de bonnes institutions civiles ? C’est une bonne justice. On a essayé d’établir une organisation judiciaire qui satisfasse aux besoins de la population, et je dois dire qu’on y a en partie réussi. L’organisation de la justice en Algérie est déjà assez satisfaisante pour qu’elle ne soulève pas de réclamations. 

On essaye aujourd’hui d’établir des institutions administratives ; on répond ainsi au second besoin, à la seconde condition des institutions civiles qui doivent exister en Algérie. 

Je ne sais pas, Messieurs, si, lorsqu’on est venu ici parler du pouvoir civil et du pouvoir militaire, et de l’inconvénient de compliquer les rapports existants entre ces deux autorités dans un moment où le pouvoir militaire domine et doit prédominer, si on s’est bien rendu compte de la situation dans laquelle on se trouve en Algérie. 

Il n’est pas question, remarquez-le bien, d’introduire ici un élément civil qui fasse le moins du monde ombrage ou concurrence à l’autorité militaire, qui, seule, a le pouvoir de décréter la guerre, de la faire peut-être trop facilement, sous son bon plaisir, et contre lequel il ne s’agit point de donner à l’autorité civile des moyens d’opposition. 

Mais, à côté de la guerre qui se fait, et en même temps que la guerre, il y a une administration qu’il faut bien régler ; et s’est-on bien rendu compte des nécessités de cette administration ? 

Savez-vous qu’en Afrique le gouverneur général, qui ne peut pas tout faire, est cependant surchargé du poids de plusieurs ministères, qu’il est tout à la fois ministre de la guerre, ministre de l’intérieur, ministre de la justice et ministre des finances ? Il a sur les bras une multitude de fardeaux dont un seul suffit pour accabler un homme. Et l’on veut cependant ne lui prêter aucun aide ? 

Il n’y a qu’un moyen d’alléger sa tâche, c’est de placer à côté de lui des conseils qui ne l’entourent pas, mais qui lui donnent des avis qu’il peut suivre, et auxquels il est maître de résister ; qui lui offrent une assistance à laquelle il a recours quand il lui plaît. 

Messieurs, je vous le demande, avez-vous jamais conçu un gouvernement quelconque qui fût privé de cette assistance ? N’y a-t-il pas dans tout gouvernement, quel qu’il soit, à côté du chef qui commande, des conseils destinés à l’éclairer et à le seconder ? En France, nous avons le conseil d’État ; dans nos colonies, il y a le conseil privé. Dans tous les pays du monde, à côté du pouvoir qui agit tous les jours, à côté de l’administration active, il y a des corps dont celle-ci peut prendre et ne pas suivre les avis. En Algérie, il est vrai, il y a à côté du gouverneur général un conseil, dit conseil d’administration. Savez-vous ce que c’est que ce conseil d’administration ? C’est la réunion de tous les chefs de service. 

Je parlais tout à l’heure de l’immensité des affaires qui pesait sur le gouverneur général, et auxquelles il ne suffirait pas, s’il n’y avait pas près de lui un conseil qui lui vînt en aille. Je ne parle pas des questions de guerre, qui, en aucun cas, ne lui peuvent être soumises, ni des affaires contentieuses pour lesquelles un corps spécial et distinct du conseil d’administration vous est proposé ; mais seulement des affaires administratives, qui ne sont ni militaires ni contentieuses, et qui sont encore si considérables, et demandent un examen si approfondi. On incline quelquefois à penser que, pour la conduite habituelle de ces sortes d’affaires, le bon sens suffit ; c’est là une grave erreur. Voyez, en effet, les cas qui se présentent chaque jour. Je suppose que le gouvernement prépare une ordonnance pour l’Algérie. Que fait-il ? Il consulte le gouverneur général. S’il s’agit, par exemple, d’établir un impôt nouveau en Algérie, de créer un centre de population, d’exproprier, dans ce but, les individus qui s’y opposent ; dans tous ces cas, ne voyez-vous pas combien il est grave pour le gouverneur général d’agir sans l’assistance d’aucun conseil ? À quoi cependant est-il réduit aujourd’hui ? Il est réduit à consulter les chefs de service ; et, dans le conseil qui se tient, chaque chef de service fait ce que veut son collègue. Le directeur des finances sollicite-t-il un impôt nouveau ; nulle objection ne lui est faite par le directeur de l’intérieur, auquel, en échange de ce bon office, le directeur des finances accorde, sans contestation, les expropriations demandées. 

Je demande si, dans une pareille situation, il n’est pas de première importance qu’il y ait un conseil sérieux qui doive être consulté par le gouverneur général, qu’il y ait dans ce conseil quelques hommes moins partiaux qui ne soient pas chefs de service et qui puissent faire prédominer quelques vues indépendantes. (Interruptions diverses auxquelles prend part M. Isambert.) 

Si l’honorable M. Isambert voulait bien préciser son objection, je pourrais peut-être y répondre. 

M. ISAMBERT. Je demande quelle indépendance il pourra y avoir pour trois membres délibérant contre huit. Quelle influence trois conseillers-rapporteurs pourront-ils avoir dans le conseil d’administration. Il y a des tribunaux pour toutes les affaires civiles ; leur juridiction a été étendue ; on peut l’étendre encore. Il y a en outre un conseil du contentieux bien organisé. Je demande maintenant, dans les affaires militaires……

Plusieurs voix. Il ne s’agit pas d’affaires militaires.

M. ISAMBERT. Dans les affaires militaires et d’administration, comment trois rapporteurs auront de l’influence en présence du gouverneur général et de huit chefs d’administration ! C’est une superfétation, ce sont des places que l’on veut donner, et rien de plus. (Très bien ! très bien !) 

M. GUSTAVE DE BEAUMONT. Je suis heureux que l’honorable M. Isambert ait précisé la question ; seulement je lui demanderai en grâce d’écouter la réponse, et je profiterai de l’occasion pour adresser la même prière à ceux qui sont placés à côté de lui. (On rit.) 

L’honorable M. Isambert devrait remarquer qu’il ne s’agit pas ici de questions militaires ; car, dans aucun cas, pas plus dans le cas du conseil d’administration, tel qu’il est organisé à présent, que dans le cas du conseil d’administration supérieure, tel qu’on vous propose de l’organiser dans l’avenir, ce conseil n’est appelé à donner son avis sur des questions militaires. De quoi s’agit-il donc ? Il s’agit des affaires qui ne sont ni militaires ni contentieuses, qui sont civiles sans constituer des actes particuliers d’administration. Ainsi, comme je le disais tout à l’heure, est-il question de créer en Algérie des centres nouveaux de population européenne, d’ouvrir des routes, de pratiquer des expropriations, de préparer des lois de douanes, de régler des tarifs, toutes choses si difficiles, si graves, pour lesquelles il faut en France l’élaboration d’un conseil d’État : à qui est obligé de s’adresser le gouverneur général d’Afrique ? À ses chefs de service. S’il s’agit d’une loi de douane, ce sera au directeur des finances, celui-ci sera donc chargé de préparer un système de tarifs ; or rien n’est plus dangereux. Chaque chef de service voit les choses à son point de vue, c’est chose naturelle, je n’accuse pas ; mais s’il ne rencontre pas quelque résistance éclairée, il visera uniquement à augmenter l’impôt. En agissant ainsi, il croira rendre service au pays, et cependant d’un impôt imprudent établi peut sortir la guerre, et une guerre ruineuse. 

S’agit-il d’expropriation, c’est la même chose : le directeur de l’intérieur ne voit qu’une chose, c’est de créer des centres de population, et s’il ne trouve pas des hommes un peu indépendants, je ne dis pas complaisants, ils ne doivent pas l’être, car il faut que le gouvernement, qui a sa responsabilité, ait aussi sa liberté, il est impossible qu’il ne soit pas entraîné dans une marche funeste. Or c’est là précisément le mal auquel veut porter remède l’ordonnance du 15 avril, par la création de trois conseillers civils rapporteurs, qui viendront siéger dans le conseil supérieur d’administration. À côté des chefs de service, à côté de l’agent actif de l’administration, elle place des hommes qui ne se passionnent pas pour l’administration, qui ne prennent pas toujours fait et cause pour elle et qui sont ainsi placés dans des conditions plus favorables d’indépendance et d’impartialité. Voilà, je crois, le principal objet de la disposition qu’on attaque ; pour mon compte, c’est parce qu’elle a pour but de parer à un inconvénient dont j’ai toujours été frappé, que je crois devoir la défendre. (Assentiment au centre.) 

Maintenant, la chambre a entendu les attaques violentes qui se sont élevées contre la disposition dont il s’agit. Cette disposition est-elle donc si étrange ? Mon Dieu ! il m’est permis de dire ce fait à la tribune. 

M. le ministre de la guerre a, pendant deux ou trois ans, réuni près de lui une commission composée de quelques hommes considérables ; je ne dirai pas tous, car j’avais l’honneur d’en faire partie : de quelques hommes considérables, de plusieurs pairs de France, de députés, de jurisconsultes ; des hommes très distingués, appartenant au conseil d’État en faisaient partie. Or, ç’a été un des points de vue principaux présentés au ministre par cette commission, de renforcer, autant que possible, l’élément civil dans l’administration de l’Algérie. Jamais, encore une fois, et je réponds ici à ce que disait tout à l’heure l’honorable M. Saint-Marc-Girardin, il n’a jamais été proposé ni par la commission ni par personne ici de substituer, à l’heure qu’il est, le gouvernement civil au gouvernement militaire de l’Algérie ; mais il a été proposé d’y renforcer l’élément civil, parce qu’à côté de la guerre, qui demande la prédominance du pouvoir militaire, il y a une population civile qui demande une administration civile : voilà ce que demandait surtout cette commission. 

On objecte l’anomalie de cette institution avec toutes nos lois ! Mais, en ne consultant que les lois existantes, l’anomalie est-elle donc telle qu’on la présente ? L’honorable M. Isambert, qui connaît si bien toutes les lois qui régissent les colonies, n’ignore pas sans doute que dans le conseil privé des colonies il y a précisément trois conseillers civils placés à côté des chefs de service, c’est-à-dire à côté du gouverneur, du commandant de la marine, et des intendants militaires ; et on y a introduit cet élément précisément afin que le gouverneur fût toujours environné des lumières dont il a besoin pour bien administrer. 

Messieurs, les gouvernements ne sont pas aussi méchants qu’on le croit, ils sont surtout quelquefois fort ignorants ; ils connaissent très mal le besoin des populations qu’ils administrent, et c’est parce qu’ils ne les connaissent pas qu’ils font mal. Le grand moyen de prévenir ce mal, c’est de mettre à leur portée, et en quelque sorte sous leur main, la connaissance de ce qu’ils ignorent ; c’est par cette raison que dans le conseil privé des colonies on a introduit à côté des chefs de service trois conseillers civils, qui ne sont point des fonctionnaires et qui remplissent l’office que doivent remplir dans le conseil d’administration de l’Algérie les trois conseillers qui sont en question. 

Je termine par un seul mot. Il y a des personnes qui disent souvent : À quoi bon donner des garanties civiles à l’Algérie, tant qu’il ne s’y trouve pas des populations nombreuses ? Quand il y aura beaucoup de colons, quand la population sera très considérable, lorsqu’il y aura beaucoup d’intérêts à protéger, alors on donnera des garanties. Messieurs, c’est, à mon sens, très mal raisonner. Je retourne la proposition qui est mal posée, car, s’il n’y a pas en Afrique beaucoup de population civile, c’est parce qu’il n’y existe pas d’institution civile, pas de garanties civiles ; que les garanties civiles soient établies, et les populations viendront. (Assentiments aux centres.) 

Quant à moi, je m’étonne souvent, non pas qu’il y ait si peu de population civile en Algérie, mais qu’il y en ait autant en présence du régime qui existe, et c’est parce que M. le ministre de la guerre, dans l’ordonnance dont il s’agit, a eu pour but d’améliorer l’état de choses actuel que, pour mon compte, je m’associe à son effort, quelque insuffisant qu’il me paraisse. Cette ordonnance, je le répète, ne me satisfait pas pleinement ; en somme, je crois qu’un loi seule pourra organiser utilement les institutions civiles de l’Algérie ; mais enfin elle est un premier pas dans une voie où il importait d’entrer ; et si par son vote la chambre constatait qu’elle n’y suit pas le gouvernement, ce serait un fait déplorable. 

M. le ministre de la guerre n’a pas été heureux, je l’avoue, dans la forme d’exécution ; mais, au fond, c’est l’introduction dans la législation de l’Algérie d’un bon principe. Je vois l’indice d’un progrès ; c’est assez pour m’attirer, et permettez-moi de le dire en finissant, repousser ce progrès, ce serait pour la question d’Afrique le signe funeste d’une marche rétrograde. (Assentiment aux centres.— Aux voix ! aux voix !)

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