Introduction à la deuxième édition du Crédit et des Banques de C. Coquelin

INTRODUCTION

 

I. Avant de discuter le problème de la liberté des banques de circulation, cherchons en quoi précisément il consiste. 

Le lecteur sait sans doute que presque en tout pays et même en France, il est loisible à un particulier quelconque de se livrer à toutes les opérations de banque, une seule exceptée : cette opération à laquelle on ne peut se livrer qu’à certaines conditions est l’émission de billets payables à vue et au porteur. Le problème de la liberté des banques est donc renfermé tout entier dans cette question : « Est-il utile à la société que chacun puisse librement émettre des billets payables à vue ou au porteur, ou vaut-il mieux que la faculté d’émettre ces billets soit conférée ou réglementée par la loi ? » 

Une seconde question est ordinairement ajoutée à celle-ci et discutée en même temps : c’est celle de savoir jusqu’à quel point on peut appliquer aux banques de circulation telles ou telles lois relatives aux sociétés commerciales. Mais cette seconde question, très importante par elle-même et touchée incidemment dans le livre que nous réimprimons, est tout à fait distincte de la première. C’est à la discussion de celle-ci qu’est presque exclusivement employé le travail qui suit, dans lequel nous ferons abstraction des banques constituées par société anonyme et raisonnerons comme s’il n’y avait au monde que des banquiers particuliers, parce que c’est là, ce nous semble, le meilleur moyen de porter la lumière dans la discussion. 

II. Examinons d’abord en quoi consistent les émissions de billets de banque et quels sont leurs effets nécessaires sur les transactions commerciales. 

Un banquier, que nous supposerons escompteur, juge à propos d’émettre des billets payables à vue et au porteur, dits billets de banque : au lieu de donner de l’argent à ceux qui viennent lui présenter des effets de commerce à l’escompte, il leur offre des billets de cette espèce, soit pour 100 000 fr. à un jour donné. Les présentateurs acceptent volontiers ces billets ; car si le public est disposé à les recevoir de leurs mains comme espèces, ces billets valent pour eux autant que des espèces, et si le public les refuse, ils peuvent à l’instant même en réclamer le montant au banquier. 

Lorsque le banquier est accrédité et notoirement solvable, le public accepte couramment ses billets, parce que le particulier qui n’en voudrait pas a toujours la faculté d’en réclamer le remboursement. Il suffit donc que ces billets soient payés constamment et à bureau ouvert pour qu’ils soient acceptés comme espèces. Ils sont même acceptés plus facilement que les espèces, parce qu’ils sont plus faciles à transporter et qu’ils rendent les payements plus commodes. 

Il est évident que ces billets ne peuvent circuler au-delà du marché où le banquier est connu, à proximité des bureaux où ils sont journellement échangés contre espèces, et à condition que le crédit du banquier reste intact. En dehors de ces trois conditions, le public les refuse. 

L’avantage que le banquier trouve à émettre ces billets est manifeste. Si, par exemple, au moyen d’une encaisse métallique de 25 000 fr., il peut payer tous les billets dont le remboursement lui est demandé par le public, et si, en même temps, ses émissions s’élèvent à 100 000 fr., il obtient du public 75 000 fr. dont il ne paye aucun intérêt, tandis qu’il les place à intérêt, soit à 5 pour 100, en escomptant à ce taux des effets de commerce. L’intérêt personnel du banquier est donc de tenir en circulation le plus de billets qu’il peut. 

Quels sont maintenant les avantages que le public retire de ces émissions de billets ? Nous en avons indiqué plus haut quelques-uns ; mais ceux-là sont médiocres : le plus important consiste évidemment en ceci : que le banquier, obtenant par les émissions de billets la disposition d’un capital de 75 000 fr., peut faire pour 75 000 fr. d’escomptes de plus que s’il n’avait pas émis de billets. Ces 75 000 fr., mis à la disposition de ceux dont il a escompté le papier, facilitent l’extension de leurs affaires et l’accroissement de leurs bénéfices, en même temps qu’ils augmentent le fonds sur lequel sont payés les salaires. Voilà pourquoi le public accepte volontiers les billets de banque et est disposé à en accepter le plus qu’il peut. 

Mais où donc a été pris ce capital de 75 000 fr. que le banquier verse dans ses escomptes ? Est-ce une création ? Est-ce un capital soustrait à un autre emploi ? Ce n’est point une création, puisque ce capital est emprunté par le banquier, qui en est débiteur et en demeure responsable. Envers qui ? Envers le porteur qui a reçu ces billets en extinction d’une créance lorsqu’il avait le droit d’exiger de la monnaie métallique : et si le porteur a consenti à recevoir les billets, à en prêter le montant sans intérêt, c’est parce que ces billets remplacent exactement pour lui la monnaie métallique et que cette monnaie ne lui aurait, elle-même, rapporté aucun intérêt. Le capital obtenu par le banquier au moyen des émissions est donc un capital qui ne produisait aucun intérêt à son propriétaire ni à personne, tandis que, par les émissions et l’escompte, il va rapporter un intérêt au banquier, un bénéfice à celui dont le papier a été escompté et un accroissement de puissance productive à la société. 

III. Les billets émis par le banquier remplacent évidemment la monnaie métallique. Sont-ils eux-mêmes de la monnaie ? Non, en essence et en principe, puisqu’ils n’ont point en eux-mêmes le principe de leur valeur et ne sont librement acceptés qu’à la condition de pouvoir à tout instant être convertis en espèces sonnantes. Mais, sous tous les autres rapports, ils sont monnaie, tellement qu’ils remplissent les fonctions des espèces métalliques et tendent à s’y substituer complètement. 

Ici se présente la question de savoir si, les billets de banque étant monnaie, sont soumis à ce qu’on appelle « droit de seigneuriage, » si, de droit, la faculté de les émettre, appartient en principe au gouvernement exclusivement ? 

Nous ne reconnaissons, quant à nous, aucun droit naturel de seigneuriage, même pour la monnaie d’or et d’argent. Qu’il soit convenable de fixer par une loi le titre et le poids de la monnaie courante ; convenable même, pour assurer l’uniformité de la fabrication, d’attribuer au gouvernement la surveillance ou, si l’on veut, le monopole de cette fabrication ; nous ne le contesterons pas. Mais l’intervention du gouvernement en ces matières n’a ni un autre fondement, ni un autre motif, que son intervention dans tout ce qui touche aux poids et mesures en général. En vertu de ce principe, on doit dire : « Si, par le seul effet de son émission, le billet de banque peut valoir plus ou moins que la somme de monnaie métallique qui y est exprimée, de manière à occasionner une violation des contrats, les motifs qui font attribuer au gouvernement la surveillance ou le monopole de la fabrication des monnaies doivent lui faire attribuer la surveillance ou le monopole des émissions de billets de banque. Sinon, non. » 

Or, comment un billet de banque, payable à vue et au porteur, peut-il jamais, par le fait seul de son émission, valoir plus ou moins que la somme de monnaie qui y est exprimée ? J’avoue que je ne puis le concevoir. Un billet de 100 fr. payable à vue et au porteur sur le marché même où il est émis, vaut nécessairement et en tout cas sur ce marché la somme d’or ou d’argent exprimée par 100 fr. : le jour où il vaudrait moins les porteurs en réclameraient le remboursement et il cesserait de circuler. Tant que le billet de banque est payé à vue et au porteur, c’est-à-dire tant que le contrat sur lequel repose son émission est exécuté, sa valeur ne peut s’écarter ni en plus ni en moins de celle de la monnaie proprement dite. 

Il est vrai que le banquier qui émet le billet peut tomber en faillite et alors, alors seulement, le billet cesse de valoir la somme de monnaie qui y est exprimée. Mais il importe d’observer en ce cas qu’on sort de la règle pour tomber dans l’accident ; que cet accident est transitoire de sa nature et ne donne lieu à aucune autre conséquence que l’inexécution d’un contrat de crédit, semblable à tous les autres. Par conséquent, il n’y a pas plus lieu de faire intervenir le gouvernement dans le contrat de crédit qui résulte de l’émission d’un billet de banque que dans tout autre contrat de crédit. 

Ainsi le billet de banque n’est point une monnaie parfaite en ce sens que sa valeur repose sur celle des espèces d’or et d’argent et varie avec elle ; mais il remplit d’ailleurs toutes les fonctions de la monnaie, et c’est pourquoi on peut dire qu’il constitue une monnaie fiduciaire. Par cela même qu’il n’est pas une monnaie parfaite, et que sa valeur suit celle des espèces métalliques, il n’y a nul motif de soumettre son émission à ce que l’on appelle droit de seigneuriage. 

IV. Nous avons vu que le banquier était intéressé à émettre la plus forte somme possible de billets, et que le public, de son côté, était intéressé à recevoir la plus forte somme possible de billets. Est-ce à dire que la somme des billets de banque qui peuvent être mis et maintenus en circulation sur un marché quelconque soit illimitée ? En aucune manière. Dès l’origine de l’économie politique il a été reconnu et constaté que,
les habitudes d’un marché et la somme habituelle de ses échanges étant données, ce marché n’employait qu’une certaine somme de monnaie et n’en conservait pas davantage, lors même qu’on y en apportait constamment. Cette vérité, vue par Quesnay, énoncée par Adam Smith, développée par J.-B. Say et ses successeurs, est très facile à établir. Il suffit à chaque individu de considérer quelle est la quantité de monnaie qu’il emploie habituellement dans ses affaires et de reconnaître qu’il ne garde en monnaie que la somme dont il croit avoir besoin pour ses échanges, ni plus ni moins. Lorsqu’il n’a pas cette somme, il tâche de se la procurer par des ventes, et lorsqu’il a plus que cette somme, il se hâte d’en aliéner une partie par des achats ou des prêts. Les motifs de cette conduite de chaque particulier sont fort simples : comme la monnaie, en tant que monnaie, ne peut servir qu’à faciliter les échanges, sans satisfaire aucun autre besoin ; comme sa possession ne procure aucune jouissance et ne rapporte aucun intérêt, chacun n’en garde que tout autant qu’il est nécessaire pour le service de ses échanges. 

Lorsque tous les particuliers agissent de la même manière, en vertu d’un même raisonnement, la société, qui n’a d’autre monnaie que celle que possèdent les particuliers, n’en a conservé, comme eux, qu’une quantité limitée et la moindre possible. Si des importations d’or et d’argent ou une fabrication de monnaie excessive viennent augmenter cette quantité, la valeur de la monnaie baisse relativement aux métaux précieux et aux marchandises en général : aussitôt le commerce gagne à la fondre ou à l’exporter pour se procurer des marchandises, et il la fond ou il l’exporte. 

C’est justement ce qui se passe lorsque des billets de banque sont émis sur un marché. Nous avons supposé qu’un banquier avait émis sur un marché pour 100 000 francs de billets : ces 100 000 francs de monnaie fiduciaire, ajoutés à la somme de la monnaie existante, provoquent aussitôt, si cette somme était suffisante, la fusion ou l’exportation de
100 000 francs en monnaie métallique, et les émissions suivantes ont le même résultat. Mais il y a une limite à ces émissions, c’est la somme de la monnaie métallique qui existait antérieurement sur le marché. 

La limite des émissions de billets de banque est même bien plus étroite puisque, pour faire face aux demandes de remboursement qui lui sont adressées chaque jour, le banquier est obligé de se procurer et par conséquent de laisser circuler sur le marché une certaine quantité de monnaie métallique. 

Que l’on examine toutes les combinaisons imaginables, et l’on reconnaîtra sans peine que des billets de banque, pourvu qu’ils restent payables à vue et au porteur, ne peuvent jamais excéder une certaine somme sur un marché donné, ni cesser un instant d’avoir une valeur exactement égale à celle de la monnaie métallique. Par conséquent, le gouvernement n’a rien à faire pour régler une valeur qui suit constamment celle de la monnaie métallique, déjà définie par la loi, ni pour limiter des émissions limitées par la nature des choses, et le crédit, utile en principe, par lequel le public prête aux banquiers une certaine partie de la monnaie métallique nécessaire aux échanges, leur permet de transformer en capital productif de revenu un capital qui n’en produisait aucun. 

V. Si, comme nous croyons l’avoir démontré, les émissions de billets de banque sont limitées par la nature des choses, elles ne peuvent jamais être excessives, et, par conséquent, elles ne peuvent jamais donner lieu directement aux crises commerciales. Toute crise de ce genre, nous croyons l’avoir prouvé ailleurs, a pour cause un déficit soudain et imprévu des capitaux circulant sur un marché : ce déficit naît habituellement, soit d’une mauvaise récolte, soit d’une panique politique, soit d’une multitude d’opérations industrielles qui se soldent en perte. Cette dernière cause des crises commerciales est désignée dans les déclamations des adversaires de la liberté des banques sous le nom d’excès de spéculation, lors même que les pertes ont lieu sur des opérations qui n’ont rien de commun avec la spéculation. On dit que les émissions des banques encouragent la spéculation et donnent lieu aux pertes qui causent les crises. Cherchons un peu comment ce reproche pourrait être fondé. 

Il est vrai que lorsqu’une banque commence à émettre des billets sur un marché, elle y augmente, par le fait de ses émissions, la somme des capitaux circulants disponibles. L’entrée de ces nouveaux capitaux peut causer un abaissement temporaire du taux de l’intérêt, et en tout cas elle donne lieu à de nouvelles opérations industrielles qui peuvent être mal conduites et se solder par des pertes. Mais il faut bien remarquer : 1° qu’il n’y a nul motif nécessaire pour que ces opérations soient mal conduites ; 2° que si elles sont mal conduites, c’est parce que les capitaux ont été placés dans des mains inhabiles et nullement parce qu’ils sont devenus disponibles. Supposez, en effet, que ces capitaux aient été bien placés par des entrepreneurs capables, leur mise en disponibilité aura augmenté la puissance productrice et la richesse du marché, sans pouvoir être en aucun cas une cause de crise commerciale. 

Si l’accroissement des capitaux disponibles sur un marché y est une cause de crise, tout marché qui s’enrichit, n’eût-il pas de banque, est exposé à une crise par cette cause, puisqu’il se trouve en position de placer dans l’industrie une somme de capitaux plus considérable que celle dont il disposait auparavant. 

Enfin, lors même que la mise en disponibilité un peu soudaine d’une certaine somme de capitaux serait une cause de crise, cette cause ne se ferait sentir qu’à l’origine des émissions, et non lorsque, ces émissions étant anciennes, les capitaux qu’elles mettent en disponibilité se trouveraient employés et classés depuis longtemps. Alors, en effet, les banquiers auraient tout intérêt à ne pas réduire leurs émissions et ne pourraient les augmenter rapidement, contenus qu’ils seraient par la limite naturelle signalée plus haut. 

VI. Nous croyons qu’il est démontré avec toute l’évidence qu’il est possible de donner à une proposition de géométrie, 1° que des banques, payant régulièrement leurs billets à vue et au porteur, ne peuvent jamais en émettre une quantité excessive ; 2° qu’elles ne peuvent causer directement par leur émission des crises commerciales. Nous tirons de là la conséquence naturelle qu’il convient de laisser les émissions de billets entièrement libres ; mais avant d’examiner les effets qu’aurait probablement une législation fondée sur ce principe de la liberté, nous devons rechercher en quoi consistent les fautes auxquelles sont exposées les banques de circulation et les conséquences de ces fautes. 

Un banquier, après avoir émis 100 000 francs de billets sur un marché, tombe en faillite : on ne manque pas de s’écrier que c’est parce qu’il a émis trop de billets ou parce qu’il en a émis. En effet, s’il n’en avait pas émis, s’il n’avait pas emprunté et ne devait rien, il ne tomberait pas en faillite : c’est aussi incontestable que naïf. Toutefois, même à ce point de vue, la faillite n’a pas plus pour cause le crédit qu’il a obtenu des émissions de billets que celui qu’il a obtenu d’une famille qui a mis son patrimoine en dépôt chez lui, ou d’un commerçant qui l’a chargé de recouvrer 100 000 francs de billets ou lettres de change de son portefeuille : il n’y a donc pas plus de motifs de s’en prendre aux émissions de billets qu’à toute autre forme de crédit. Veut-on proscrire le crédit et interdire la confiance de l’homme pour l’homme ? Qu’on le dise et le propose ; mais c’est une proposition que nous ne discuterons pas ici. 

Essayons plutôt de remonter aux causes directes et premières de la faillite hypothétique dont nous venons de parler. Ces causes possibles sont au nombre de trois, pas davantage. 1° Ou le banquier a soustrait ou consommé personnellement les capitaux qui lui avaient été confiés ; 2° ou il les a prêtés à des gens qui les ont, soit consommés, soit perdus ou soustraits ; 3° ou il les a prêtés, soit à longue échéance, soit à échéance indéterminée, de telle façon qu’il n’a pu les rendre lorsqu’on est venu les lui réclamer. En tout cas, la cause première et directe de la faillite est le mauvais placement des capitaux empruntés, soit par les émissions de billets, soit autrement. Si donc on veut prévenir par des règlements une telle faillite, ce n’est pas sur les émissions, c’est sur les placements qu’ils doivent porter. 

Eh bien ! Nous le demandons aux praticiens et à tout homme un peu familiarisé avec les affaires commerciales, est-il possible de faire observer par autorité des règles quelconques de placement à un banquier escompteur ? Non. Est-il possible au moins de poser théoriquement des règles bonnes pour toutes les situations et pour tous les cas ? Pas davantage. Toutes celles qui ont été posées par les divers législateurs ont été ou ont pu être critiquées à juste titre, et toutes ont été violées. 

Il n’y a d’autre règle en cette matière que celle de faire des placements tels qu’on soit toujours en mesure de faire face aux demandes de ses créanciers. Mais qui ne comprend qu’on peut satisfaire également à cette condition en suivant une marche différente, selon les temps, les lieux, le capital propre que l’on possède, les habitudes de ceux qui ont des fonds en compte courant, les besoins monétaires du marché, etc., etc. ? Les principes qui sont excellents pour un banquier de Paris interdiraient à un banquier de département la moitié des opérations qu’il peut faire utilement pour lui et sa clientèle, et on peut aller jusqu’à dire qu’un banquier du Marais ne doit pas opérer de la même manière qu’un banquier de la place de la Bourse. C’est là une vérité connue de tous les gens d’affaires et que j’ai essayé de développer dans un ouvrage spécial, mais sur les développements de laquelle il serait déplacé d’insister ici. 

De tous les points sur lesquels peut porter un règlement des banques, il n’en est pas qui admette moins un règlement uniforme que le rapport de l’encaisse métallique d’une banque à la somme des billets en circulation. En effet, sur un marché où, pour un motif quelconque, la somme de la monnaie nécessaire est peu variable, la circulation des billets de banque varie peu, et, par conséquent, peut être soutenue avec une très petite encaisse métallique. Il faut, au contraire, une encaisse métallique considérable sur les marchés où les besoins de monnaie sont inégaux et mobiles, notamment sur les marchés où on spécule beaucoup. Mais à considérer les choses en général, le rapport de l’encaisse métallique à la somme des billets est essentiellement variable, et il faut être absolument étranger aux affaires pour chercher dans l’encaisse métallique d’une banque une garantie quelconque. La première garantie des créanciers d’une banque est dans son portefeuille, c’est-à-dire dans ses placements, et leur garantie de réserve dans le capital propre du banquier. 

VII. On s’effraie vulgairement à l’idée de la liberté des banques, comme si elles étaient toujours disposées à gaspiller les fonds qu’elles peuvent obtenir par les émissions de billets. On ne prend pas garde que le banquier est responsable de ces fonds, comme tout commerçant est responsable des capitaux qu’il obtient du crédit. Si les fonds, mal placés par sa faute, sont perdus, ils sont perdus pour lui, et les porteurs de billets n’en souffrent qu’autant que le capital propre du banquier se trouve entièrement absorbé par ces pertes, qu’autant qu’il y a faillite. Quant au banquier lui-même, non seulement il n’a jamais intérêt à mal placer, mais il a l’intérêt le plus évident, le plus direct, le plus inévitable à bien placer, comme le marchand qui achète des marchandises à crédit, a toujours intérêt à les bien vendre. 

Si donc le banquier place mal, c’est involontairement, par défaut de lumières et de prévoyance : c’est parce qu’il a manqué aux principes de son métier. Or, ce métier, est-ce un législateur ou un administrateur quelconque qui pourra le connaître mieux que lui ? Nous ne le pensons pas. Jamais nous ne croirons non plus qu’un administrateur mu par un zèle tout platonique puisse avoir la même vigilance qu’un banquier placé dans une situation telle qu’il s’enrichit, s’il opère bien, et se ruine s’il opère mal. C’est pourquoi nous croyons que le meilleur parti à prendre est de laisser le banquier responsable libre de diriger ses opérations comme il l’entend. Sans doute un certain nombre de banquiers pourront mal opérer et faire faillite, mais les pertes qu’ils pourront causer se répareront de la même manière que celles qui ont lieu chaque jour dans le commerce. Ces pertes sont un mal, sans aucun doute ; elles sont le prix du crédit et de la liberté ; mais lorsque l’on comprend tous les bienfaits de la liberté et du crédit, on trouve qu’ils ne sont pas payés trop cher. 

VIII. On poursuit et l’on dit : « La faillite d’une banque de circulation a des conséquences autres et plus graves qu’une faillite ordinaire ; car ses billets, perdant tout à coup leur valeur, après que la monnaie métallique a été fondue ou exportée, le marché se trouve tout à coup privé de monnaie : de là une baisse de prix et une crise. » 

Si une banque investie du monopole des émissions vient à faire faillite, le marché se trouve en effet bouleversé par la rareté soudaine de monnaie qui s’y manifeste ; mais il en est autrement sur un marché où opèrent en concurrence plusieurs banques d’émission, à moins que toutes à la fois ne viennent à faire faillite, ce qui n’est guère probable. Si quelques-unes d’entre elles résistent à la secousse, elles acquièrent la facilité d’émettre plus de billets sur un marché où la monnaie est demandée et remplacent presque instantanément les billets devenus sans valeur. Il y a réellement une crise très forte, si toutes font faillite ; mais même dans ce cas extrême, il n’y a qu’une crise passagère qui cesse dès que le marché a reconstitué son service monétaire. 

Les pertes directes occasionnées par les émissions de billets, en cas de faillite, sont d’ailleurs bien plus faciles à supporter que celles qui résultent des comptes courants, parce que les billets se trouvent en un grand nombre de mains et que personne, si ce n’est par une très rare exception, n’en possède une quantité considérable. 

On nous reprochera peut-être de parler légèrement et comme d’un accident ordinaire des faillites de banque. — À cela nous pouvons répondre qu’elles ressemblent à toutes les autres, parce qu’elles sont, comme toutes les autres, l’inconvénient d’un crédit librement consenti. On sait que le crédit remplace et bien au-delà, par ses bienfaits, les capitaux dont les faillites révèlent la perte, et on se résigne à ces faillites, par une considération d’utilité publique. — On accepte des sacrifices infiniment plus grands en vue d’une utilité infiniment plus douteuse, lorsqu’on se résigne d’avance aux pertes d’hommes et d’argent que toute guerre entraîne après elle. 

IX. Considérons maintenant par un autre aspect le problème de la liberté des banques de circulation. Puisque l’émission des billets a pour effet l’emprunt sans intérêt par celui qui s’y livre d’une partie du capital employé dans la circulation monétaire, cet emprunt peut être défendu ; il peut être facultatif pour le gouvernement seulement ; il peut être facultatif pour certains privilégiés ou partagés entre eux et le gouvernement ; il peut enfin être facultatif pour tous ceux qui pourront le faire et voudront en subir la charge et les risques. 

Coquelin indique clairement ce que perdrait le pays qui se priverait, par une prohibition, des ressources d’un emprunt semblable. 

Si cet emprunt est réservé au gouvernement, les fonds qu’il produira seront-ils bien placés ? C’est au lecteur de juger, selon le pays où il se trouve, si les fonds dont dispose le gouvernement sont placés plus utilement pour la société que ceux dont disposent les particuliers. Nous croyons quant à nous que les capitaux placés par les particuliers sont plus productifs et mieux conservés, lorsqu’on les considère en masse, que ceux dont l’administration est confiée au gouvernement, par la raison bien connue qu’un propriétaire administre et conserve, en général, beaucoup mieux qu’un mandataire. 

En outre, un gouvernement qui aurait mal placé les capitaux obtenus de la circulation monétaire, peut toujours se dispenser de payer à vue et au porteur : or, dès que cette condition cesse d’être remplie, les émissions de billets n’ont plus de limite et rien ne garantit que leur valeur se maintienne au pair de celle de la monnaie d’or et d’argent. 

Il est bon d’observer qu’un gouvernement est toujours plus mal placé qu’un banquier pour employer convenablement les fonds obtenus d’une émission de billets payables à vue et au porteur. En effet, pour que ces billets puissent toujours et sans peine être remboursés à vue et au porteur, il faut que les capitaux obtenus de leur émission soient placés de manière à rentrer fréquemment à la banque, de telle sorte qu’il soit facile en tout temps au banquier de régler le crédit qu’il accorde sur celui qu’il reçoit. L’escompte du papier de commerce est donc le meilleur placement de ces capitaux, et c’est celui auquel un gouvernement peut le moins se livrer à cause des dangers qu’il présente et de la vigilance qu’il exige. 

Si le gouvernement confère à quelques privilégiés la faculté d’émettre exclusivement des billets de banque, il commet une injustice en donnant à quelques-uns ce qui naturellement devrait appartenir à tous. Cette injustice ne garantit d’ailleurs ni que les capitaux obtenus des émissions seront bien placés et conservés, ni surtout que le public tirera tous les avantages possibles de l’émission. Jusqu’à présent, ce système, qui a été préféré, a eu pour résultat l’établissement de banques colossales jouissant d’un crédit tel qu’elles ont pu recevoir en dépôt des sommes considérables sans en payer aucun intérêt et partant réaliser de gros bénéfices sur un capital relativement médiocre, sans s’occuper beaucoup de leurs émissions de billets. Les opérations de prêt de ces établissements ont dû nécessairement être restreintes par l’importance même des banques, obligées, pour procéder sûrement, de procéder par règles générales et avec une grande précaution. Ainsi, on n’a obtenu quelque peu de sécurité que par des conditions restrictives : on n’a évité l’abus des émissions qu’en s’en interdisant à peu près l’usage. 

Lorsque les gouvernements ont fait de la faculté d’émettre des billets à vue et au porteur l’objet d’un privilège, ils ont prétendu en partager les bénéfices. C’est ce qui a eu lieu en Angleterre et jusqu’à un certain point en France depuis que la banque a dû prêter la moitié de son capital à l’État. C’est ce qu’on voit même aux États-Unis, notamment à New York, où les banques ne peuvent émettre des billets à vue et au porteur qu’autant qu’elles en ont déposé la contrevaleur en titres de la dette
de l’État dans les caisses publiques. Ce dernier système présente l’in-convénient de priver les banques de circulation de la disposition de toute cette partie de leur capital qui se trouve placée en titres de la dette publique, et ce capital ne peut être réalisé dans les temps difficiles qu’au prix de pertes considérables. Toutes ces dispositions ont donc, indépendamment de plusieurs inconvénients de détail qu’il est inutile de signaler, celui de restreindre et de gêner les opérations des banques, de manière à rendre ces établissements moins avantageux pour la production industrielle. 

Le régime le plus propre à obtenir des banques tous les services qu’elles peuvent rendre, le régime normal, est celui qui consiste à laisser chacun libre d’émettre, s’il veut et s’il peut, des billets payables à vue et au porteur. Ce régime offre aux banquiers, outre le produit de leurs autres opérations, un intérêt égal à celui qu’ils pourront retirer du capital emprunté à la circulation monétaire. On comprend qu’il n’est nullement indifférent à ceux qui exercent le commerce de banque d’avoir ou de n’avoir pas la faculté d’émettre des billets, puisque, dans un pays comme la France, les émissions libres pourraient à la longue mettre à leur disposition une somme de 800 à 1 000 millions de francs sans intérêt. 

J’entends d’ici le lecteur se récrier sur l’imprudence qu’il y aurait à confier une telle somme à quelques banquiers ou à des gens qui n’offriraient pas des garanties suffisantes ; sur le monstrueux avantage que retireraient de cette liberté les souscripteurs de billets à vue et au porteur, etc. C’est pourquoi, avant de passer outre, il convient de dissiper ces préoccupations et de rechercher comment, très probablement, on userait de cette liberté, si, par impossible, elle était décrétée en France. 

X. Chacun ayant la faculté d’émettre des billets à vue et au porteur, il est probable qu’un grand nombre de particuliers tenteraient d’en profiter ; mais il est évident que le nombre de ceux qui pourraient en profiter serait promptement limité. En effet, le public n’accorde pas crédit à la première signature venue sans s’informer de sa valeur, et on peut supposer qu’en une circonstance pareille il serait très méfiant. Toutefois, il est à peu près certain que le commerçant recevrait facilement les billets de son banquier et ceux que recevrait son banquier. En d’autres termes, la surveillance des émissions de billets serait attribuée, par la force des choses, aux banquiers eux-mêmes et limitée par eux, car qui voudrait accepter en payement un billet avec lequel il ne pourrait pas lui-même se libérer envers ses créanciers et particulièrement envers son banquier ? 

Les banquiers seuls pourraient faire circuler des billets et surveiller la circulation de ceux de leurs collègues. Leur surveillance serait-elle, ou non, vigilante et effective ? Il est certain qu’elle serait vigilante, puisque chaque banquier se trouverait toujours détenteur d’une forte somme des billets d’autrui, et par conséquent exposé à de fortes pertes en cas de faillite. Il est vrai que les autres banquiers détiendraient une somme à peu près égale de ses propres billets ; mais il est clair que tout banquier bon et prudent aurait intérêt à échanger le plus rapidement possible les billets des autres banquiers qu’il aurait en sa possession contre les siens propres, puisque cet échange le libérerait de toute responsabilité dans le résultat des opérations d’autrui. S’il avait intérêt à recevoir les billets d’autrui pour que les siens fussent reçus de même, il aurait intérêt en même temps à ce que les autres banquiers en eussent aussi peu que possible en circulation, afin d’y en avoir lui-même le plus possible. Chaque banquier rejetterait donc les billets qu’il croirait mauvais et ne garderait, même les bons, que le moins longtemps possible, selon les conseils de son intérêt personnel. Aujourd’hui, il est généralement admis dans la banque du commerce qu’il ne doit pas y avoir de crédits à découvert de banquier à banquier. Ce principe, introduit par la pratique et pleinement justifié par la théorie, contiendrait, régulariserait et limiterait les émissions de billets de banque. 

Il est vrai que ces émissions, limitées au petit nombre de banquiers qui existent aujourd’hui, leur procureraient de très gros bénéfices. Ne nous faisons pas illusion toutefois et suivons pas à pas les développements de la liberté. On ne peut émettre aucun billet, ne l’oublions pas, sans avoir trouvé le placement du capital qu’il représente, et on ne multiplie pas à volonté les bons placements. Chaque banquier serait un peu plus libéral dans ses escomptes ; mais comme nous supposons qu’il tiendrait à ne pas se ruiner, il ne développerait ses opérations que peu à peu, à mesure que les entrepreneurs deviendraient capables d’utiliser, en les conservant, les capitaux qu’il mettrait à leur disposition. Le taux de l’intérêt baisserait et pousserait les capitalistes à la constitution de nouvelles entreprises. 

Mais quelles seraient les entreprises qui auraient les chances de bénéfices les plus apparentes, les plus immédiates ? Les banques, sans contredit. On établirait donc de nouvelles banques avec les capitaux qui aujourd’hui sont placés à intérêt chez les banquiers, parce que les banquiers, obtenant gratuitement des capitaux par les émissions de billets, refuseraient de payer intérêt sur les sommes déposées entre leurs mains ou ne voudraient payer qu’un intérêt moindre. 

Les capitaux disponibles devenant plus abondants et les banquiers plus nombreux, le papier escomptable que fournissent les entrepreneurs serait plus recherché : il serait recherché dans des régions de l’industrie qui n’ont aujourd’hui nulle relation avec le commerce de banque, et notamment dans l’agriculture. On pourrait établir des banques dans des localités où on ne le peut pas aujourd’hui, parce que la faculté d’émettre des billets à vue et au porteur opérerait comme une prime d’encoura-gement. 

Supposons, par exemple, l’existence d’une localité où le papier escomptable à 6 pour 100 ne s’élève qu’à 100 000 fr. Si l’on voulait y faire le commerce de banque avec un capital de 20 000 fr. et 80 000 fr. reçus des comptes courants à 5 pour 100, le banquier n’aurait que 6 000 de produit brut, sur lesquels il payerait, soit à ses comptes courants, soit à lui-même, une somme de 5 000 fr. En admettant que des commissions de recouvrement pussent compenser les charges d’une encaisse de 5 000 fr. environ et les frais de bureau, il ne resterait, pour salaire et compensation du risque, qu’une somme de 1 000 fr. évidemment insuffisante. Une émission de billets de 20 000 fr doublerait cette somme, et une émission de 40 000 la triplerait. Alors une banque pourrait être établie. 

Peut-être le lecteur s’étonnera-t-il au premier abord de ce que nous parlons de chiffres aussi infimes. Mais à la réflexion il reconnaîtra que, dans la banque aussi bien que dans l’industrie en général, les petites entreprises sont les plus nombreuses et sont en définitive celles qui mettent en œuvre la somme de capitaux la plus considérable. Ajoutons qu’en banque les petites entreprises sont les plus utiles à la production, parce que ce sont celles qui fouillent le plus profondément dans le crédit et qui peuvent le mieux l’accorder en connaissance de cause. Le banquier d’une petite localité, où il y a peu d’opérations, connaît à fond les affaires des personnes qui constituent sa clientèle et aussi les hommes, tandis qu’un grand banquier est obligé par la multiplicité de ses opérations de se tenir plus loin et de n’accorder du crédit qu’à ceux qui en jouissaient sans lui. 

Remarquez qu’à mesure que le commerce de banque s’étend, la monnaie devient moins nécessaire dans les échanges, parce que la plupart des opérations de banque se résolvent en compensations de créances. Dès lors, comme notre auteur l’a fort bien observé, le champ des émissions de billets se trouve restreint. Par conséquent, plus la liberté d’émettre des billets à vue et au porteur est grande, plus la somme des émissions possibles est petite. Cette vérité, indiquée par la théorie, a été confirmée pleinement par l’histoire des banques d’Écosse. 

Observons ce qui se passe à mesure que, sous l’influence des bénéfices obtenus par les émissions, le nombre des banques augmente. Soit un marché qui compte une circulation de 50 millions de billets, desservi par une seule banque constituée au capital de 10 millions. Cette banque gagnera 20, 25, 40% de son capital, outre les intérêts courants. Une seconde banque vient s’établir en concurrence, au capital de 10 millions : si elle partage également les affaires avec la première, elle émet 25 millions de billets et gagne 10, 12 ou 15% en sus de l’intérêt courant de son capital. Puis il s’établit d’autres banques, soit trois, au capital de 10 millions chacune jusqu’à ce que les profits de ce commerce aient atteint le niveau de ceux des autres branches d’industrie. Alors la somme des émissions possibles sera peut-être descendue à 40 millions : en tout cas, elle aura diminué ; mais bien certainement elle n’aura pas augmenté. La liberté ou la concurrence, comme on l’appelle, aura-t-elle diminué ou augmenté les garanties des porteurs de billets ? 

Au commencement, une émission de 50 millions reposait sur une
garantie de 10 millions : plus tard, par l’établissement de la seconde banque, la garantie s’élève à 20 millions, et à la fin à 50. La concurrence a donc pour effet direct, non de diminuer, mais d’augmenter les garanties qu’offrent les banques aux porteurs de billets, puisqu’elle n’augmente pas la somme des émissions, tout au contraire, et qu’elle augmente sans cesse le capital des banques. 

Sans doute les choses ne se passent pas symétriquement, en quelque sorte, comme dans notre hypothèse : les nouvelles banques s’établissent avec un capital plus ou moins considérable ; elles obtiennent du public un crédit plus ou moins grand, mais ces circonstances n’altèrent en rien dans l’ensemble l’exactitude de notre démonstration. 

XI. Le régime de la liberté absolue des banques est donc le régime normal, parce qu’il est à la fois le plus sûr et le plus fécond, le plus propre à mettre en jeu toutes les ressources industrielles qu’un pays possède : en même temps c’est le plus juste, parce qu’il ne confère à personne le privilège d’obtenir sans travail des revenus supérieurs à ceux des banquiers qui travaillent davantage. 

Est-ce à dire que sous ce régime le commerce de banque fonctionnerait d’une manière irréprochable et que l’introduction de la liberté, par exemple, ne serait accompagnée d’aucun accident ? Non, sans doute : les banquiers ne sont ni plus infaillibles, ni plus irréprochables que les autres commerçants : ils peuvent se tromper et se trompent comme les autres. On peut donc affirmer que leurs erreurs seraient plus nombreuses lorsque leurs opérations seraient plus étendues ; mais on peut affirmer aussi qu’elles ne suivraient pas la même progression que leurs opérations, parce que plus une branche de commerce ou d’industrie est pratiquée, plus elle se perfectionne. C’est un fait connu de quiconque a observé l’industrie, une règle qui n’admet point d’exceptions. 

Il y a aujourd’hui des faillites de banque : il y en aurait encore sous le régime de la liberté ; mais celles-ci ne seraient ni plus désastreuses, ni plus fréquentes, ni plus impunies que celle dont nous sommes témoins. Comme aujourd’hui, le banquier serait récompensé par des bénéfices, s’il s’acquittait bien de son service et puni par sa ruine, s’il s’en acquittait mal, s’il abusait du crédit que lui accorde le public. Il demeurerait responsable de ses actes, comme les capitalistes et le public en général demeureraient responsables de la confiance qu’ils auraient accordée aux banques. Cette responsabilité n’est-elle pas la plus sûre et la plus infaillible des garanties que l’on puisse établir ? N’est-ce pas elle sur laquelle reposent toutes les relations commerciales et industrielles dans les sociétés modernes ? N’est-ce pas elle qui constitue en essence le droit de propriété ? 

On se sert du crédit dans le commerce au risque des faillites et avec la certitude d’y être exposé, parce que l’on estime avec raison que les avantages du crédit payent et bien au-delà la prime nécessaire pour compenser ses risques et ses inconvénients. On ne tente pas de prévenir les faillites en faisant intervenir le législateur ou l’administration dans les affaires commerciales, parce qu’on estime avec raison que l’intervention du législateur on de l’administration en cette manière serait non seulement inutile, mais très préjudiciable à la production ; que personne n’est aussi intéressé à la conservation d’un capital que celui qui en est propriétaire ; que personne ne connaît mieux les détails, inconvénients et avantages d’une profession que ceux qui l’exercent ; que la mise en faillite du débiteur, banquier ou autre, est le meilleur châtiment que l’on puisse infliger au mauvais emploi des capitaux empruntés et aux crédits témérairement accordés. Si ces principes sont bons et fondés, comme règle générale et lorsqu’il s’agit du commerce en général, ils ne le sont pas moins lorsqu’il s’agit de banque, et il n’existe en réalité ni motif, ni prétexte sérieux, pour soustraire le banquier au droit commun, pour imposer des limites arbitraires au crédit qu’il peut obtenir, à la confiance que le public peut lui accorder. 

XII. Nous avons raisonné jusqu’ici comme si une banque était toujours une maison de commerce ordinaire, dans laquelle l’intérêt de l’entrepreneur et celui de l’entreprise sont inséparables. Mais on sait qu’il peut exister et qu’il existe en effet des banques d’un autre caractère, constituées par société anonyme. Dans ces banques, les administrateurs ne sont plus propriétaires du capital propre de ces établissements : ils sont de simples mandataires chargés de gérer l’entreprise, non à leur compte personnel, mais au compte des actionnaires. 

Ces mandataires peuvent évidemment abuser de leur mandat et administrer le capital qui leur est confié dans leur intérêt propre, en dehors des règles énoncées dans l’acte de société et contrairement aux principes et aux vues des actionnaires. Il y a là une chance d’abus qu’il importe d’examiner de près et avec soin. 

Remarquons d’abord que cette chance d’abus existe, non seulement pour les banques, mais pour toutes les entreprises constituées en société anonyme. Si donc il y a lieu d’y pourvoir par des dispositions législatives, c’est sur les lois constitutives de la société anonyme que ces réformes doivent porter, non sur les banques. 

Ensuite cherchons quels abus peuvent commettre les directeurs d’une banque constituée en société anonyme. Peuvent-ils émettre trop de billets et jeter le trouble dans les prix par un accroissement soudain de la somme de la monnaie circulante ? Pas le moins du monde. Peuvent-ils abuser en payant des intérêts trop élevés sur les sommes reçues en dépôt, en établissant dans plusieurs localités des agences ou succursales ? Pas davantage. Ainsi toutes les règles restrictives imaginées sous prétexte de rendre plus sûres les opérations des banques de circulation ne prévenaient pas les abus possibles. 

L’abus auquel sont toujours exposées les banques constituées par sociétés anonymes consiste en ceci que les administrateurs peuvent employer dans des opérations qui leur soient propres le capital et le crédit de la banque. Un exemple rendra la chose sensible. 

Une banque est constituée au capital de 5 millions par une dizaine d’individus qui ont soin de s’en réserver l’administration et qui souscrivent pour un ou deux millions d’actions. Toutes les actions étant souscrites et libérées, la banque entre en fonctions. Alors les dix individus, administrateurs, membres du conseil d’escompte, censeurs, etc., viennent, soit directement, soit par des personnes interposées, présenter des bordereaux à l’escompte, et mettent ainsi à leur disposition personnelle une grande partie des ressources de la banque. Ils peuvent emprunter ainsi, non seulement le capital versé par les autres actionnaires, mais les fonds déposés à la banque et ceux obtenus du public par les émissions de billets. Tous ces capitaux sont employés dans les affaires propres de ces administrateurs, et, de toute nécessité, dans des affaires qui rapportent un intérêt supérieur au taux de l’escompte. Or, quelles sont en général les affaires qui rapportent les plus gros intérêts ? Ce sont celles dans lesquelles les capitaux courent le plus de risques, soit par le terme indéfini du placement et l’incertitude des rentrées, comme la commandite et l’hypothèque, soit par la nature des opérations, comme le commerce de spéculation. Si les opérations réussissent, la banque prospère ; mais si elles donnent de mauvais résultats, la banque tombe en faillite et entraîne dans sa chute ses administrateurs. 

Mais, même dans ce cas extrême, celui qui abuse n’échappe pas à la responsabilité : il trompe le public comme un banquier particulier pourrait le tromper aussi, mais avec des moyens d’influence plus grands. Quiconque est un peu familiarisé avec les opérations de crédit peut voir par là qu’il est toujours facile aux directeurs d’une banque constituée par société anonyme d’éluder les statuts de cette banque en ce qui touche à la définition de ses opérations. 

On a vu un abus plus grave, mais très rare, lorsqu’un banquier, administrateur de banque constituée par société anonyme, a fait admettre à l’escompte, par son influence, le papier de ses débiteurs insolvables, et fait acquitter, par ce moyen, le papier qu’il leur avait témérairement escompté. Mais ces abus, on le voit, n’ont rien de spécial aux banques de circulation ; ils n’ont pas d’ailleurs, une grande importance pratique, parce qu’ils ne peuvent avoir lieu sans fraude. 

XIII. La liberté d’émettre des billets à vue et au porteur doit donc être considérée comme le régime rationnel et normal des banques. La théorie et la pratique l’indiquent également. Reste à examiner quelle pourrait être la portée de la substitution de ce régime au monopole et aux restrictions auxquels nous sommes habitués. 

Nous avons déjà observé que la liberté d’émettre des billets payables à vue et au porteur faciliterait l’établissement de banques actuellement impossibles, dans les petites localités et notamment dans les contrées agricoles. Ajoutons que l’intérêt des grandes banques les porterait à établir des succursales dans ces localités, afin de pouvoir tenir en circulation une plus forte somme de billets avec un encaisse moindre, c’est-à-dire avec plus de profit. 

En effet, l’encaisse métallique des banques est nécessairement mesurée sur l’inégalité des besoins du marché. Les villes achètent, à certaines époques de l’année, les récoltes des cultivateurs, et ces récoltes sont généralement payées au comptant. Si les cultivateurs n’acceptent pas de billets de banque, il faut que les négociants des villes se procurent des écus pour aller aux achats, et ils se les procurent en présentant leurs billets de banque au remboursement. De là la nécessité pour les banques des villes de conserver à certaines époques beaucoup d’espèces en caisse, et, en général, un encaisse plus fort, inconvénient qui disparaîtrait si les cultivateurs, habitués à se servir des banques et à y placer leurs fonds en compte-courant, recevaient leurs billets. C’est par suite de l’observation de ces faits que les banques d’Écosse ont répandu leurs succursales sur toute la surface du pays. Voyons maintenant si l’établissement des banques dans les petites localités serait pour le pays un avantage spéculatif en quelque sorte ou un bienfait sérieux : cherchons comment sont faites les opérations de crédit dans les campagnes et comment elles seraient faites par les banques de circulation. 

XIV. Aujourd’hui celui qui a réalisé quelques économies dans nos campagnes les confie au notaire, ou charge le notaire de les lui placer, ou, depuis quelques années, achète des titres de la dette publique ou des valeurs de Bourse. Toutefois, cette dernière forme de placement, dont il est inutile de signaler ici les effets, n’est pas encore généralement usitée ; le notaire est depuis 50 ans et reste l’agent ordinaire des capitalistes et, tout naturellement, il recherche les placements qui lui sont le plus commodes et le plus avantageux. 

Ces placements sont ceux qui lui procurent le plus de commissions et le plus d’actes : ce sont les achats de terre ou les prêts hypothécaires, lesquels ne peuvent être faits que par son ministère en forme authentique. Le notaire est intéressé directement à les multiplier le plus possible. 

Sont-ce les placements les plus avantageux au prêteur, à l’emprunteur et à la production en général ? Il est permis d’en douter. Le prêt sur hypothèque engage les capitaux pour un temps indéterminé et laisse toujours en perspective les difficultés d’une expropriation, les lenteurs d’un ordre : voilà quant au prêteur. Quant à l’emprunteur, il ne profite des fonds qu’on lui confie qu’en tant qu’il en obtient un intérêt supérieur à celui qu’il paye, commission, frais d’acte et de renouvellement compris. Quelle est l’opération qui peut donner au cultivateur des intérêts aussi élevés ? 

Chacun sait comment les choses se passent. Le cultivateur a pour la possession de la terre une passion vive : il sait peu prévoir et moins compter. En cette disposition, il cède trop facilement à la tentation d’acheter et d’emprunter, même à courte échéance. Ensuite le produit de son travail, le résultat des privations qu’il s’impose suffisent à peine à faire face à ses engagements ou même n’y suffisent pas. Dans l’un et l’autre cas, la terre demeure appauvrie, privée du capital roulant qui y serait nécessaire, et le cultivateur reste pauvre. 

Il y a sans doute dans tout cela de la faute du cultivateur et de
son ignorance ; mais les suggestions et les séductions du notaire n’augmentent-elles pas le mal ? Le notaire n’est-il pas, par sa position, intéressé à donner des conseils qui, au point de vue économique, sont déplorables ? Ne lui faut-il pas sacrifier son intérêt particulier pour ne pas faire le mal ? N’est-il pas placé entre l’utilité publique ou la morale et son intérêt particulier ? Nul ne saurait le contester. Si même on examine les choses de plus près, on voit que le notaire ne peut que par exception sacrifier son intérêt particulier au bien public. 

En effet, chacun sait que, le nombre des notaires étant limité et chacun d’eux ayant la faculté de présenter un successeur, chaque charge est devenue une espèce de domaine tout artificiel, mais très réel, qui se vend et s’achète, comme un fonds de terre, en raison du revenu qu’il produit. Or, entre deux cultivateurs qui se trouvent en concurrence pour acheter un fonds de terre, lequel, toutes choses d’ailleurs égales, en offrira le prix le plus élevé ? Évidemment ce sera le plus habile, celui qui saura tirer de cette terre le revenu le plus élevé. Il en sera de même entre deux concurrents qui veulent l’un et l’autre acheter une étude de notaire. Si donc l’un des deux voulait s’interdire d’exciter le paysan aux achats de terre et aux prêts hypothécaires, il ne pourrait offrir de l’étude un prix aussi élevé que son concurrent moins scrupuleux, et, par conséquent, celui-ci l’emporterait et deviendrait notaire. Il y a là une force des choses qui domine toutes les dispositions individuelles et qui doit déjouer à jamais, comme elle a déjoué jusqu’ici, les obstacles réglementaires qu’on a prétendu lui opposer. 

Supposez maintenant que des banques de circulation viennent s’établir dans les campagnes, ou, comme les banques d’Écosse, y jeter des succursales. La banque, tout aussi bien que le notaire, obéira à son intérêt particulier ; mais cet intérêt est tout autre que celui du notaire. Il consiste à trouver des placements à courte échéance, qui se renouvellent sans cesse et puissent être à volonté augmentés ou réduits. Dès lors la banque fonde ses opérations, non sur la terre, mais sur la culture, ce qui est tout différent : loin d’encourager le cultivateur qui prive le sol de capital roulant, elle encourage celui qui accumule le capital sur le sol ; car le premier ne peut faire nulle opération avec elle et ne lui rapporte rien absolument ; tandis que le second lui présente du papier à l’escompte, dépose des fonds chez elle et fait par elle ses payements. Si la banque cherche à négocier, soit pour son compte, soit comme commissionnaire, un prêt hypothécaire, elle ne songera pas à abréger la durée du prêt pour multiplier les actes ; elle cherchera plutôt à faire à l’emprunteur une situation sûre dans laquelle il produise le plus de papier escomptable possible et le plus sûr : elle recherchera l’emprunteur le plus propre à donner à la terre une culture intelligente. Pour le même motif, la banque recherchera le jeune homme capable de devenir un bon fermier et s’efforcera de lui procurer du crédit, soit sur un cautionnement, soit d’une manière directe. 

L’intérêt de la banque est directement lié à l’amélioration de la culture et à la perfection des connaissances agricoles et économiques ; il est opposé aux passions, aux préjugés, aux faux calculs que l’intérêt du notaire est d’encourager. Plus la banque sera active et animée du sentiment de son intérêt, plus elle sera utile aux progrès de l’agriculture. C’est ce qu’atteste de la manière la plus éloquente l’histoire des banques d’Écosse et ce qu’ont déclaré les personnes les mieux instruites lorsqu’elles ont déposé (en 1826 notamment), dans les enquêtes dont ces banques ont été l’objet. On a été unanime à reconnaître que c’était principalement sous leur influence que les Écossais étaient devenus les agriculteurs les plus intelligents, les plus inventifs et les plus énergiques de la terre. 

XV. Ainsi, loin d’être une question simplement spéculative et de théorie pure, le problème de la liberté des banques a une immense importance pratique : il intéresse directement et au plus haut degré l’industrie mère, celle qui occupe les deux tiers de la population française, et justement la portion qui aurait le plus grand besoin de lumières et d’encouragements. Et quel encouragement peut être plus grand, plus direct, que le crédit accordé au cultivateur actif et sensé, en même temps qu’il est refusé au négligent et à l’incapable ? De tous les moyens de provoquer cette réforme agricole si nécessaire, si désirable, et dont on parle tant, n’est-ce pas le plus direct, le plus énergique et en même temps le plus simple, celui qui exige le moins d’efforts de la part du législateur et de l’administration ? Eh bien ! c’est justement celui dont les populations rurales n’ont actuellement aucune idée, celui que repoussent tous les préjugés des classes lettrées ! 

Supposez que la liberté des banques eût pour résultat seulement la commandite d’un cultivateur intelligent et méritant par canton. Elle aurait, par ce seul fait, élevé des milliers de fermes-écoles dont l’entretien rapporterait au lieu de coûter, et dont l’enseignement aurait d’autant plus d’autorité qu’il serait pratique et complet. Et certainement la liberté des banques commanditerait plus d’une ferme par canton : elle ne tarderait pas à porter dans toute une salutaire influence. Lorsque l’on songe à tout ce qu’un enseignement analogue coûterait d’efforts à l’autorité publique et de sacrifices aux contribuables, on comprend un peu quelles sont la puissance et la fécondité de la liberté. 

Nous n’insisterons pas sur ce sujet si intéressant, si vaste, qui touche à toutes les parties de l’économie sociale, et sur lequel, après tout ce qui a été dit, il reste encore tant à dire. Nous ne parlerons pas davantage des moyens pratiques de transition, parce que malheureusement on n’en
est pas encore là. Le débat est devant l’opinion exclusivement, et il ne l’intéresse guère : espérons que peu à peu elle consentira à raisonner, à voir les faits, à mépriser les épouvantails qui l’ont jusqu’à ce jour effrayée, et surtout à comprendre que de tous les problèmes soulevés par la situation économique des sociétés modernes, il n’en est aucun dont la solution soit plus facile, plus simple et importe davantage au bien-être de tous les citoyens que celui de la liberté des banques. 

J.-G. COURCELLE-SENEUIL. 

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