Isaac de Bacalan, économiste bordelais du XVIIIe siècle, défenseur du libre-échange et de la liberté du travail

B330636101_Ms828_025_019_001Issu d’une famille bordelaise célèbre, qui a donné son nom à un quartier du nord de la ville, Isaac de Bacalan est l’une des figures oubliée de la pensée économique française au siècle des Lumières. Esprit brillant, il s’est éteint à l’âge de 33 ans, sans avoir pu laissé à la postérité autre chose que quelques manuscrits. Deux de ses écrits sont cependant dignes du plus grand intérêt : 1- d’abord les Paradoxes philosophiques sur la liberté du commerce entre les nations (1764), où il défend la liberté totale et absolue du commerce dans une perspective éminemment moderne, refusant le mercantilisme et adoptant une vue généreuse sur l’harmonie des intérêts des nations du monde ; 2- c’est ensuite des Observations faites par M. de Bacalan, intendant du commerce, dans son voyage de Picardie, Artois, Haynaut et Flandre, l’an 1768, où notre auteur distille une critique vigoureuse des corporations, des règlements et de l’intrusion permanente de la loi dans les affaires économiques.

Nous publierons prochainement ces deux textes. Auparavant, nous avons voulu offrir une présentation générale de cet économiste bordelais oublié, en republiant l’article que son spécialiste, F. Sauvaire Jourdan, lui avait consacré dans la Revue philomatique de Bordeaux et du Sud-Ouest. B.M.

F. Sauvaire-Jourdan, « Un économiste bordelais du XVIIIe siècle : Isaac de Bacalan », Revue philomathique de Bordeaux et du Sud-Ouest, septième année, n°12, 1er décembre 1904, p.529-540


 

Un économiste bordelais du XVIIIe siècle : Isaac de Bacalan

L’homme dont je vais parler n’est pas connu des historiens et ce qu’il a écrit est resté, en manuscrit, ignoré jusqu’à nos jours. Pourtant son nom mérite une place dans l’histoire des idées économiques du XVIIIe siècle, car, parmi les manuscrits que la Bibliothèque de la ville de Bordeaux possède de lui, se trouve une brève, mais admirable étude. Sous le titre de Paradoxes philosophiques sur la liberté du commerce entre les nations, Isaac de Bacalan a exprimé, dès 1764, les plus importantes idées qui sont devenues plus tard, en matière de commerce extérieur, les dogmes de l’école libérale. Sans doute il n’a pas été le premier, même en France, à exprimer ces idées, mais il a été l’un des premiers, et nous sommes avec lui tout près de leur source. De plus, parmi les écrits de cette époque où en France les mêmes idées commencent alors à apparaître, je ne connais rien qui vaille les Paradoxes de Bacalan. En les comparant à la littérature de l’époque j’ai montré ailleurs[1] que, par l’originalité des idées, ils sont une date dans l’histoire de la pensée économique en France. Ces courtes pages méritent, en outre, par la netteté, la vigueur et la concision de la forme, d’être mises à côté des célèbres Essais de David Hume sur le commerce extérieur. C’est une œuvre très française par les qualités de précision et d’élégance et qui fait honneur à notre pays.

Je dirai aussi un mot d’un autre manuscrit de Bacalan, presque aussi remarquable, qui se trouve à Paris, aux Archives nationales, et dans lequel il condamne, en des termes qui méritent d’être retenus, la politique de réglementation qui subissait alors l’industrie française.

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Isaac de Bacalan est né à Bordeaux en 1736. Sa famille était une famille de Parlement, originaire de Sauveterre-de-Guienne, et qui avait longtemps professé la religion réformée. Je ne saurais dire si c’est d’elle que le quartier de Bacalan, à Bordeaux, tire son nom ; il le portait en tout cas déjà au milieu du XVIIIe siècle, comme le prouve une délibération de la Chambre de commerce de Guyenne du 19 mai 1768. Son père fut conseiller au Parlement de Bordeaux et professeur de droit à l’Université. Isaac de Bacalan devint conseiller au même Parlement en 1759, à vingt-trois ans. Il entra à l’Académie de Bordeaux en 1761 et fut nommé professeur de droit français à l’Université en 1763. Il épousa la fille de Charles de Lavie, président au Parlement et auteur de plusieurs ouvrages de droit public. Il habita Bordeaux jusqu’en 1766, fut alors nommé maître des requêtes et vint se fixer à Paris. Quelques mois plus tard (27 mai 1767), il succédait à Tavernier de Boullongne comme intendant du commerce. Arrivé si jeune à cette situation très en vue, tout semblait lui présager un brillant avenir, lorsqu’il mourut à Paris, le 21 juin 1769, à l’âge de trente-trois ans.

Lorsqu’on se rappelle ce qu’était la société bordelaise à l’époque où Bacalan vivait à Bordeaux, on ne s’étonne pas qu’il ait tourné son attention vers les études économiques. Le succès de l’Esprit des lois avait porté beaucoup de gens en France à se préoccuper de ce que nous appelons aujourd’hui les sciences sociales, et Montesquieu a certainement eu une grande part dans l’intérêt que la société française a montré pour ces questions au XVIIIe siècle. Lorsque Dupont de Nemours, en 1769, passe en revue les hommes qui, avant Quesnay, ont contribué au développement de la science économique, c’est à Montesquieu qu’il donne la première place : « L’époque de l’ébranlement général qui a déterminé les esprits à s’appliquer à l’étude de l’économie politique remonte jusqu’à M. de Montesquieu. Ce furent les éclairs de son génie… qui montrèrent à notre nation, encore si frivole, que l’étude de l’intérêt des hommes réunis en société pouvait être préférable aux recherches d’une métaphysique abstraite et même plus constamment agréable que la lecture des petits romans. » Si telle a bien été l’influence de Montesquieu, nulle part elle ne pouvait mieux se faire sentir qu’à Bordeaux même, dans le milieu où il a vécu et où le commerce portait naturellement les esprits à s’intéresser aux questions économiques. Pour s’en convaincre, il suffit de parcourir le catalogue de la Bibliothèque de la ville de Bordeaux, prodigieusement riche pour les ouvrages économiques et financiers du XVIIIe siècle qui lui viennent de l’ancienne Académie de Bordeaux. N’est-ce pas enfin un économiste, Jean-François Melon, qui fut à deux reprises (1720 et 1724) président de cette Académie.

Mais Bacalan ne devait pas seulement trouver dans le milieu bordelais la préoccupation des questions économiques, il y trouva aussi les tendances libérales qui furent celles de son esprit. On a dit que la Chambre de commerce de Guyenne, au XVIIIe siècle, fut libre-échangiste. Cela n’est pas exact. Les Bordelais de cette époque, pas plus que ceux d’aujourd’hui d’ailleurs, n’étaient des libéraux de principe. Sur un grand nombre de questions ils n’hésitèrent pas, lorsque les intérêts de leur port le demandaient, à réclamer des solutions peu libérales. Pensant, par exemple, que leur port se trouvait bien, dans ses relations avec les colonies, des privilèges qui constituaient alors le pacte colonial, ils n’hésitèrent pas à en demander le maintien. Sur deux points cependant, mais deux points importants, les intérêts du commerce bordelais étaient dans le sens de la liberté.

Les commerçants bordelais étaient d’abord des adversaires des corporations. Dès 1716, la Chambre de commerce de Guyenne disait d’elles : « Les abus et les mauvais usages qu’on en a faits ne prouvent que trop que ce n’est plus que des occasions de cabales, de monopole, de momerie et d’ivrognerie. » Elle en demandait la suppression. Le député de Bordeaux au Conseil du commerce, Fénelon, négociant considérable, approuva hautement ces idées et les soutint devant le Conseil.

Il est un autre point sur lequel les idées de liberté rencontraient encore à Bordeaux un terrain favorable, c’est le commerce extérieur. Le besoin de trouver à l’étranger des débouchés pour leurs vins a fait que les Bordelais ont toujours été, comme ils le sont encore aujourd’hui, les principaux champions en France de la liberté du commerce extérieur. Ne pouvant songer à obtenir alors la liberté complète, ils demandaient du moins des traités de commerce. Le commerce de Bordeaux avait eu beaucoup à souffrir de l’état de guerre douanière entre la France et l’Angleterre qui avait été à peu près continuel depuis l’apparition du tarif très élevé de 1667 édicté par Colbert. Le traité de commerce signé à Utrecht le même jour que le traité de paix (11 avril 1713) aurait amélioré la situation ; mais l’opposition du parti mercantiliste en Angleterre le fit rejeter par le Parlement. Dans les efforts que fit alors la France pour arriver à une entente, ce sont les Bordelais qui jouent le principal rôle. En 1714, c’est un Bordelais, Fénelon, député de Bordeaux au Conseil du commerce, qui est envoyé à Londres par Louis XIV pour tâcher de faire aboutir l’affaire. Plus tard, en 1718, c’est sur la proposition expresse de la Chambre de commerce de Guyenne que les pourparlers sont repris. C’est encore Fénelon que la France envoie à Londres ; mais il meurt peu après, en 1719. C’est le Bordelais Billate, son successeur au Conseil du commerce, qui est chargé de continuer sa mission. Mais, par suite des prétentions excessives de l’Angleterre, l’entente ne put se faire, et c’est seulement à la fin du XVIIIe siècle, par le fameux traité d’Eden (1786), que les désirs des Bordelais devaient être réalisés. Vers la même époque (1718), la Chambre de commerce de Guyenne avait également demandé au Gouvernement qu’un traité de commerce fût conclu avec l’Espagne pour obtenir l’entrée libre des vins français et des denrées coloniales françaises ; elle proposait d’accorder en échange des faveurs à l’importation de certaines marchandises espagnoles (notamment laines et huiles d’olives).

À Bordeaux, les tendances libérales étaient donc depuis longtemps traditionnelles, au moins sur deux points importants ; et, sans aucun doute, Bacalan a dû en subir l’influence par toutes les relations que lui valaient sa situation personnelle, la situation de sa famille et celle de la famille dans laquelle l’avait fait entrer son mariage.

Ce sont justement deux plaidoyers en faveur de la liberté que contiennent les deux écrits sur lesquels je veux appeler l’attention : l’un un plaidoyer en faveur de la liberté du commerce extérieur, l’autre un plaidoyer en faveur de la liberté du travail.

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Le premier se trouve dans un manuscrit que possède la Bibliothèque de la ville de Bordeaux et que Bacalan, connaissant la nouveauté de ses idées, a lui-même intitulé : « Paradoxes philosophiques sur la liberté du commerce entre les nations. » Il y critique la politique douanière appliquée à son époque et que nous désignons aujourd’hui sous le nom de politique mercantiliste. Au moyen d’un système compliqué de droits de douane élevés, et parfois prohibitifs, elle cherchait à faire que les ventes du pays à l’étranger l’emportent sur ses achats. Ce résultat une fois atteint, le commerce extérieur devait ainsi laisser au pays un surplus à toucher en monnaie, et par conséquent, croyait-on, l’enrichir.

Bacalan pense que, bien loin de contribuer à l’enrichissement du pays, cette politique ne peut que l’appauvrir ; et parmi les arguments qu’il invoque se détachent quatre idées que, pour plus de clarté, je demande la permission d’isoler. Je n’entends, d’ailleurs, ni les approuver ni les critiquer et je m’en tiens au rôle d’historien.

1° Le commerce international se ramène à un échange de marchandises. « L’argent substitué aux marchandises et le papier substitué à l’argent ont dénaturé les idées simples et primitives du commerce. Il ne fut dans son origine qu’un véritable échange. Il est encore et ne sera jamais qu’un échange plus ou moins déguisé. Or, tout échange suppose réciprocité, il est donc contre la nature du commerce de vouloir donner et ne point recevoir. »

Que la balance du commerce laisse à un pays un surplus en argent, ce n’est pas un avantage, car que fera la nation avec ce surplus en argent ? Si elle achète des denrées dans un autre État, « on voit clairement qu’après ce circuit elle n’a fait qu’échanger des marchandises contre d’autres marchandises. »

Conclusion : « S’il est vrai que le commerce ne soit qu’un échange et qu’il ne puisse exister d’échange sans réciprocité, il est évident que toute loi, tout tarif qui tend à procurer un commerce exclusif, à faire exporter plus de marchandises qu’on n’en importe, n’a pour but qu’une chimère. »

Cette première idée, on le voit, n’est pas autre chose que la loi des débouchés : les produits s’échangent contre les produits.

2° Mais il peut se faire qu’un État ait, dans l’ensemble de son commerce avec toutes les nations, un surplus à recevoir en monnaie : ne va-t-il pas alors s’enrichir ? — Non, car cette situation n’est pas durable ; l’augmentation de la quantité de monnaie dans un pays tend à déprécier la valeur de la monnaie et à augmenter le prix des marchandises ; cette hausse des prix intérieurs, rendant les ventes à l’étranger plus difficiles, favorisant au contraire les achats à l’étranger, va réduire les exportations et augmenter les importations. « L’augmentation de la quantité d’argent en diminuerait le prix : le luxe croîtrait et, avec lui, la consommation des denrées soit nationales, soit étrangères. Il en résulterait que cet Etat transporterait aux autres une moindre quantité de denrées et en retirerait une plus grande quantité. Ainsi, il serait à son tour obligé de payer en argent, et la circulation se rétablirait. »

Bacalan exprime ainsi l’idée que l’équilibre tend à s’établir entre les créances et les dettes internationales d’un pays. Les économistes anglais la désignent sous le nom de théorème de Ricardo, parce que c’est Ricardo qui a le mieux montré son importance dans la théorie du commerce extérieur. Bacalan néglige d’ailleurs d’indiquer que, dans la réalité, ce phénomène se produit par les variations des cours du change et qu’il suppose un pays à circulation monétaire non dépréciée.

3° Un pays ne doit pas s’inquiéter de voir la richesse des autres pays se développer, il doit au contraire s’en réjouir. « Non seulement le commerce n’est qu’un échange, mais n’est que l’échange du superflu des nations. Il faut donc augmenter son superflu si l’on veut étendre son commerce. Ce n’est pas assez, il faut augmenter le superflu des autres nations et, par conséquent, favoriser leur culture, leur industrie et leur population. Ce n’est qu’en multipliant les richesses des autres peuples qu’on peut étendre les branches du commerce. On ne s’enrichirait jamais des peuples pauvres ; et pourquoi envierions-nous aux autres nations une abondance dont la nôtre dépend ? »

Bacalan ajoute éloquemment : « Que le vulgaire des politiques frémisse d’entendre des principes si contraires à leurs petites idées ! N’importe, je ne sacrifierai pas à leurs vains préjugés une vérité utile aux hommes. »

Voilà l’idée de la solidarité des intérêts économiques entre nations.

4°Mais un pays devra-t-il adopter la liberté du commerce extérieur, alors même que les autres pays se refusent à suivre son exemple ? Bacalan va jusque là, en se fondant à la fois sur l’intérêt de l’agriculture, sur l’intérêt des consommateurs et sur l’intérêt du fisc. Il pense que « l’agriculture serait beaucoup plus florissante dans une nation qui autoriserait la liberté universelle du commerce (n’oublions pas que nous sommes au XVIIIe siècle)… que cette même liberté nous procurerait les plus grandes commodités de la vie, et que cette liberté générale, réglée par un tarif modéré, produirait des droits plus considérables. » C’est précisément la question de la « réciprocité » si souvent agitée en Angleterre de nos jours.

Toute la discussion se trouve résumée d’une façon spirituelle et profonde dans les lignes suivantes, qui terminent le manuscrit : « Ce grand problème fut le sujet d’une conversation intéressante entre trois philosophes et un fermier-général. Un stoïcien prouva que l’intention de l’auteur de la nature et l’humanité réclamaient en faveur de la liberté du commerce entre toutes les nations, et que l’exemple d’un peuple qui choquait ce principe n’autorisait pas les autres à le violer. L’épicurien établit que rien n’était plus contraire à la douceur, aux agréments et aux commodités de la vie que ces tarifs exclusifs et barbares qui forçaient un peuple à se priver des beautés que la nature ou l’art produisent dans d’autres climats, pour se contenter d’infamies nationales. Et comme le fermier-général répliquait au premier que l’intérêt de sa patrie doit l’emporter sur celui des autres nations, et au second, qu’il fallait sacrifier les plaisirs au bien général, un disciple de Socrate entreprit de prouver que le véritable bien de l’État résulterait de cette liberté absolue… Le fermier-général parut étonné, déconcerté ; il était convaincu : il ne pouvait répondre, mais il hésitait encore. Le disciple de Socrate le devina. Reprenant son discours, il prouva que cette liberté générale réglée par un tarif modéré produirait des droits plus considérables, et le financier avoua qu’il avait raison. »

Nous trouvons ainsi exposées par Bacalan, d’une façon parfois incomplète, mais toujours extrêmement nette, des idées qui devaient, à partir de la fin du XVIIIe siècle, jouer un rôle considérable dans l’histoire du monde. Elles constituent les traits essentiels de la théorie de l’échange international et ont fourni à la politique libre-échangiste ses prétextes historiques. Comme il arrive souvent, les « paradoxes » de Bacalan ont fini par devenir des lieux communs.

* * *

Tout aussi remarquable est son plaidoyer en faveur de la liberté du travail. Il se trouve dans un mémoire manuscrit, conservé à Paris, aux Archives nationales, et intitulé : Observations faites par M. de Bacalan, intendant du commerce, dans son voyage de Picardie, Artois, Haynaut et Flandre, l’an 1768.

C’est un rapport volumineux de 172 grandes pages, rédigé par Bacalan après une de ses tournées d’inspection comme intendant du commerce. Il est rempli de renseignements sur les salaires, l’état des métiers, des manufactures ; sur les conditions du commerce, de l’industrie ; sur les ressources des différentes régions. C’est un document d’histoire économique de premier ordre. Il abonde aussi en idées générales, exprimées dans un style bref, nerveux, avec beaucoup de verve concentrée.

Bacalan ne s’y montre pas partisan des manufactures royales. À Beauvais, la manufacture royale de tapisseries ne lui inspire pas une grande admiration ; il énumère toutes les dépenses que le roi y fait, et conclut : « C’est acheter bien cher l’honneur de faire de belles tapisseries dans son État. »

Mais c’est surtout la réglementation imposée depuis Colbert à certaines industries qui est l’objet de ses critiques. À Amiens, après avoir décrit l’état économique, voici les réflexions remarquables que lui inspire son enquête : « Que si l’on considère les différents désavantages d’Amiens relativement à l’industrie et au commerce, on verra qu’il en est auxquels le gouvernement peut remédier et d’autres qui en sont indépendants. En effet, le gouvernement peut porter le tarif (les droits de douane) aux frontières, rendre un bras de la Somme navigable, établir un moulin à foulon, détruire le privilège exclusif des gribanniers[2], rétablir le port de Saint-Valéry, diminuer le nombre des couvents et surtout celui des offices de judicature : mais il ne peut ni ne doit arrêter l’activité des fabricants d’Amiens. … Il ne peut pas même ou du moins il ne peut qu’avec beaucoup de peine et de temps donner de la fortune et du génie aux fabricants d’Amiens. C’est ainsi qu’après avoir examiné la situation d’Amiens sous toutes ses faces, on s’aperçoit combien la chute ou le progrès de la fabrique (de l’industrie) est indépendante de l’observation des règlements. On ne se laisse plus étourdir par les vaines clameurs des fabricants et des négociants eux-mêmes qui crient sans cesse : règlements, règlements ! On démêle sans peine que l’intérêt particulier est leur unique guide ; que chaque fabricant espère que, si les autres fabricants observent les règlements, il s’enrichira en les violant… La liberté, sans doute, est préférable aux règlements ; jamais elle ne peut nuire, et les règlements sont presque toujours nuisibles ; ils gênent l’industrie des fabricants, arrêtent l’émulation, étouffent le génie, asservissent et humilient le fabricant, mettent une distance immense entre son état et celui du marchand, tandis que, dans l’ordre des choses, il devrait être placé au-dessus… ou du moins à côté. Les règlements sont une arme que les gardes et inspecteurs manient à leur gré ; qui sert, également, et à favoriser la mauvaise foi et à vexer l’industrie. »

« Tous les règlements sont nuisibles et absurdes : ou ils supposent… que l’industrie est à sa dernière période ; que les arts ne feront plus de progrès ; qu’aucun génie ne fera de nouvelles découvertes ; que le goût des consommateurs de tous pays est uniforme et ne variera jamais ; ou ils mettent le gouvernement dans l’indispensable nécessaire de changer, tous les jours, les règlements et, pour cet effet, d’étudier les progrès de tous les arts, les variations des goûts et tous les peuples… »

« Quel embarras ! Quel chaos ! Et pour quel objet ? Pour charger un inspecteur de veiller sur 20 000 métiers, tandis qu’un fabricant peut à peine veiller sur 10 ; pour dispenser le fabricant d’examiner lui-même, ou par son commis, les étoffes qu’on lui présente et charger le gouvernement de ce soin, car c’est là tout l’effet des règlements. »

Bacalan conclut donc en demandant l’abolition de la réglementation industrielle : « Tels sont les motifs qui m’ont déterminé à proposer de rendre peu à peu une liberté entière à la fabrique (à l’industrie) d’Amiens, et afin d’aller par degrés et ménager les préjugés des Cours, de commencer par détruire ce qu’il y a de plus gênant dans les règlements et de laisser subsister les dispositions qui paraissent propres à maintenir la bonne foi. »

À Abbeville, il pense aussi qu’il serait bon de supprimer les règlements ; les fabriques y sont dirigées par des négociants riches et intelligents, « qui veillent eux-mêmes à la perfection des étoffes et qui savent les diversifier suivant les goûts et les occasions. Voilà les bons inspecteurs et les bons règlements. » Et justement c’est ce qui se passe pour la grande manufacture des Van Robais créée en 1664 et jouissant d’une situation privilégiée : « Quoiqu’elle ne soit pas soumise à l’inspection des gardes jurés, elle n’en a pas moins fleuri, parce que le désir de conserver leur réputation qui est la base de leur commerce a servi aux Van Robais de gardes et d’inspecteurs. »

On voit que les fonctionnaires de l’Ancien Régime ne se gênaient guère pour dire ce qu’ils pensaient de la législation en vigueur. Ces idées réformatrices commençaient, d’ailleurs, à être assez répandues. Chose curieuse, elles avaient depuis longtemps trouvé une faveur particulière dans le Bureau du commerce lui-même, c’est-à-dire dans le Conseil administratif suprême en matière de commerce et d’industrie. À partir de 1730 environ, le Bureau du commerce se montra ordinairement hostile aux corporations. Pendant le passage de Vincent de Gournay à l’intendance du commerce (1751-1758), cette tendance s’était accusée plus nettement encore. Soutenu par son chef immédiat, Trudaine, intendant des finances, Gournay réussit à répandre et à faire appliquer ses idées libérales.

L’influence du milieu bordelais dans lequel Bacalan avait vécu et les idées libérales qu’il avait exprimées dès 1764 en matière de commerce extérieur devaient nécessairement l’amener à se joindre, sur ce point aussi, au parti des réformateurs. Il le fit, comme on vient de le voir, avec une vigueur, une netteté, un bonheur d’expression vraiment admirables. C’est dans ce rapport de Bacalan que les historiens doivent aller chercher l’expression la plus remarquable de ces tendances réformatrices.

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Il faut déplorer qu’un homme qui avait donné des preuves d’un tel talent ait été enlevé par la mort à l’âge de trente-trois ans. Que n’aurait-il pas fait par la suite ? Mais ce qu’il nous a laissé mérite d’être tiré de l’oubli, et son nom ne peut pas être passé sous silence dans l’histoire des idées économiques en France. On doit l’ajouter à la liste des hommes aux idées claires, à la parole élégante, ferme et sobre, que la région bordelaise a donnés à notre pays.

F. Sauvaire-Jourdan

 

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[1] Isaac de Bacalan et les idées libre-échangistes en France vers le milieu du XVIIIe siècle, Paris, Larose, 1903

[2] Gribanne, nom d’une barque à mât et à voiles, de 50 ou 60 tonneaux, en usage sur les côtes de Normandie et de Picardie (Littré).

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