La jeunesse de Richard Cobden, par Joseph Garnier

Richard-Cobden-by-Lowes-Cato-DickinsonLa personnalité de Richard Cobden a marqué l’école française d’économie politique et a fourni un modèle à sa plus fameuse génération, celle des Bastiat, Molinari, Garnier, Passy, etc. Dans un article paru il y a deux ans, nous montrions en quoi Cobden fut le maître à penser du jeune Frédéric Bastiat, son guide, en matière de théorie et de pratique — influence que Bastiat, du reste, n’a jamais caché, et qui s’illustre clairement dans l’introduction de son livre Cobden et la Ligue (1845). Dans un passage de ses Causeries économiques d’un grand-père, reproduit dans le 14ème numéro de Laissons Faire, Frédéric Passy racontait son admiration de Cobden, qu’il rencontra et avec qui il correspondit. Passy partagea avec Cobden, tout comme avec Molinari, le même idéal de paix et de liberté.

Comme ses confrères de l’époque, Joseph Garnier, directeur du Journal des économistes de 1845 à 1855, manifeste la plus grande estime pour Cobden. Dans une brochure qu’il lui consacre en 1846 (Richard Cobden, les Ligueurs et la Ligue. Précis de l’histoire de la dernière révolution économique et financière en Angleterre), Garnier étudie la vie, les idées et les réalisations de Richard Cobden. Dans le premier chapitre, consacré à sa jeunesse, il montre que Cobden fut très tôt le défenseur, en matière de politique économique, du libre-échange, et, en matière de politique étrangère, de la paix et de la non-intervention. Ces convictions se manifestent notamment dans deux écrits, l’Angleterre, l’Irlande et l’Amérique (1835) et Russie (1863). B.M.


RICHARD COBDEN, LES LIGUEURS ET LA LIGUE

Richard Cobden avant la Ligue.

Naissance de Richard Cobden. — Sa famille. — Cobden quitte la ferme de son père. — Cobden commis à Londres. — Cobden imprimeur sur coton à Manchester. — Ses voyages en Orient, en Amérique, en Europe. — Deux écrits de Cobden : dans le premier, de 1835, on voit poindre le chef de la Ligue ; dans le second il combat pour la paix. — M. Urquhart l’accuse d’être vendu à la Russie. — Son influence à Manchester. — Il est membre de la chambre de commerce de cette ville.

Richard Cobden est né en 1804, à Midhurst, très petite ville du comté de Sussex.

Son grand-père, Maltster Cobden[1], comme on l’appelait familièrement dans le voisinage, était un fermier de la vieille roche, renommé pour la bière qu’il brassait lui-même et dont la réputation est restée dans la mémoire de quelques vieux habitants des environs. On se souvient encore dans le pays du lieu où était la ferme de Cobden (Cobden’s farm) et du chemin bordé de haies (Cobden’s lane) qui y conduisait.

Le père de celui qui devait porter un si rude coup à l’aristocratie terrienne fut aussi fermier, un très petit fermier, « poor former », dit un journal anglais[2], cultivant assez péniblement, avec les cent vingt arpents à lui, quelques terres qu’il prenait en location.

Richard Cobden gardait donc encore les moutons, lorsqu’il y a trente ans l’oligarchie britannique et la France révolutionnaire s’arrêtaient épuisées après de sanglantes guerres, principalement motivées sur de fausses considérations économiques[3]. En même temps l’aristocratie, abusant de sa force, imposait (1815) au peuple anglais cette loi inique de prohibition qui devait faire tous les ans payer par ce même peuple un milliard de francs aux seigneurs maîtres du sol ; véritable loi de famine dont le fils du fermier rappelait un jour la triste origine en ces termes[4] : « Qu’est-ce que la loi céréale ? Vous auriez pu le comprendre à Londres le jour où elle fut votée. Il n’y eut pas alors un seul ouvrier qui ne pressentît les maux horribles qui en sont sortis. Il en est beaucoup parmi vous à qui je n’ai pas besoin de rappeler cette funèbre histoire : la Chambre des communes sous la garde des soldats ; la foule irritée se pressant aux avenues du Parlement ; les députés ne pouvant pénétrer dans l’enceinte législative qu’au péril de leur vie ! …. »

Dès que leur âge le permit, les enfants du modeste fermier des environs de Midhurst quittèrent le toit paternel pour aller chercher fortune dans quelque branche du commerce et de l’industrie. En partant, le jeune Richard emportait le souvenir de la gêne de sa famille ; et, plus tard, il put mieux comprendre combien le système économique des landlords, combien la PROTECTION avait dû peser et pesait encore sur les travailleurs agricoles.

Richard Cobden fut d’abord commis dans une maison de commerce à Londres. Il s’y fit remarquer par son aptitude aux affaires et par le soin qu’il donnait à ses occupations. Sa première jeunesse fut entièrement remplie par le travail.

Plus tard nous le retrouvons à Manchester, où les hommes capables sont généralement sûrs de faire un chemin rapide. Nous le voyons associé avec son aîné et à la tête de cette manufacture d’impressions sur tissus de coton, que les deux frères Cobden possèdent encore.

Dès le commencement les impressions des fils Cobden (Cobden’s sons) furent très estimées ; car ils ont toujours su deviner le goût et les besoins du public avec ce tact tout particulier, à l’aide duquel Richard Cobden a plus tard si bien pressenti l’opinion publique. Aussi les Cobden’s prints[5] ont eu plus d’une fois les honneurs de la fashion, à la cour et au sein de cette Dukery, à laquelle le jeune manufacturier de Manchester devait demander des comptes si sévères.

Soit que Richard Cobden cherchât des débouchés à ses produits ; soit qu’il voulût, comme tous ses concitoyens, simplement voir du pays et s’instruire ; soit que l’avenir, fermentant en lui, lui commandât d’observer les sociétés lointaines, il parcourut l’Égypte, la Grèce, la Turquie en 1834, l’Amérique du Nord en 1835 et l’Europe en 1837. Cobden n’avait guère plus de trente ans lorsqu’il se présenta chez quelques économistes de Paris et chez plusieurs fabricants qui le reçurent avec politesse et urbanité, mais qui ne se doutaient guère qu’ils parlaient à une gloire future.

Ses voyages le firent écrivain et publiciste. II prit part à la polémique des questions qui agitaient alors la Grande-Bretagne dans deux brochures remarquables intitulées : l’une, l’Angleterre, l’Irlande et l’Amérique ; l’autre simplement Russie. La première était signée par « un manufacturier de Manchester. » On trouve dans ces deux écrits, et sous un style original, cette force d’argumentation qui est un des traits distinctifs de son talent.

Dans la première[6], le jeune manufacturier, intelligent économiste, s’élève contre les errements surannés que suit la politique anglaise dans les relations extérieures, contre la fatale manie (fatal mania) de tous les cabinets à se mêler des querelles des autres, et à dépenser à d’iniques interventions une bonne partie de la richesse publique. Il fait de la situation de l’Irlande une appréciation pleine de sens ; et il montre dans combien de questions l’Angleterre pourrait prendre modèle sur les États-Unis. Ce travail est dédié à M. C.-P. Thomson, député de Manchester et « avocat éclairé des principes de la paix et du free-trade (libre échange). »

Dans un passage vraiment curieux, aujourd’hui que les grandes choses qui occupaient l’esprit de l’auteur sont accomplies, on voit bien clairement que le futur vulgarisateur de la doctrine de Smith, que l’argumentateur impitoyable contre les lois céréales, méditait un plan d’agitation pour l’affranchissement des échanges. Je me laisse aller au plaisir de traduire : « Une chose qui surprend, dit-il, c’est le peu de progrès qu’a fait l’étude de cette science dont Adam Smith a été le grand éclaireur (luminary) depuis plus d’un demi-siècle.

« Il est à regretter qu’aucune société ne se soit fondée pour vulgariser la connaissance des véritables principes de commerce. Quand l’agriculture peut se flatter d’avoir autant de sociétés qu’il y a de comtés, quand chaque ville du royaume a ses institutions botaniques, mécaniques, et même phrénologiques, quand toutes ces associations ont un journal qui leur sert d’organe ; nous n’avons pas une société de commerçants destinée à éclairer l’opinion publique sur une doctrine aussi peu comprise et aussi calomniée que celle du libre-échange. »

« Nous avons la société Banksienne, la société Linnéenne, la société Huntérienne, et pourquoi n’aurions-nous pas dans toutes nos grandes villes manufacturières et commerciales des sociétés Smithsiennes, consacrées à la vulgarisation des vérités bienfaisantes contenues dans la Richesse des nations ? De pareilles institutions, en se mettant en rapport avec des sociétés analogues qui se fonderaient probablement au dehors (car c’est notre exemple que les étrangers suivent en matière de commerce), contribueraient à répandre des vues saines et libérales dans la science sociale, à modifier la politique restrictive des gouvernements étrangers et à exercer une légitime influence sur les peuples.

« Ces sociétés porteraient des fruits analogues chez nous. Des prix pourraient être offerts aux meilleurs essais sur la question des céréales : ou bien des professeurs (lecturers) pourraient être envoyés pour éclairer les agriculteurs et pour les inviter à la discussion sur un sujet aussi difficile et d’un intérêt de premier ordre. »

Le second pamphlet[7] fut écrit en 1836 pour combattre les violents efforts que M. Urquhart et autres faisaient alors pour exciter en Angleterre l’opinion publique contre la Russie. Il porte en second titre ces mots caractéristiques : « Remède contre la Russo-phobie ! » Pour établir nettement son point de départ, l’auteur proteste contre tout désir de pallier la violence, l’agression ou la tyrannie de la Russie. Ses maximes sont : paix et non-intervention ! Mais profitant des observations qu’il a eu occasion de faire dans ses voyages, il montre le véritable état de la question, le danger de la politique irascible et les malheurs qu’entraîneraient une guerre. À l’occasion de cette brochure, M. Urquhart[8] accusa le jeune écrivain d’avoir reçu soixante mille livres de la Russie ! C’est sans doute là l’origine de cette calomnie des protectionnistes qui ont longtemps accusé la Ligue de vouloir livrer l’Angleterre à Nicolas ; sans doute parce que ce dernier a dans ses États le port d’Odessa, d’où partent ces cargaisons de céréales dont les landlords craignent tant l’inondation. L’écrit de Cobden contribua à faire rentrer les esprits dans un état plus calme.

Manufacturier laborieux et habile, écrivain plein de sens et de raison, homme doué par la nature d’un charmant caractère, Cobden ne tarda pas à devenir un des citoyens les plus distingués de Manchester, et ce que les Anglais appellent : a leading-man[9].

C’est ensuite comme notable manufacturier que Richard Cobden devint membre de la chambre de commerce de Manchester, au sein de laquelle commence sa gloire et la reconnaissance de la postérité.

Joseph Garnier

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[1] Maltster Cobden, Cobden le faiseur de bière.

[2] Poor, pauvre… The people’s journal, n° 30, 25 juillet 1846. By John Bennett ; 69, Fleet street, à Londres.

[3] Le célèbre Fox demandait, en plein parlement, lors de la discussion du traité de 1786, l’exclusion des produits français, se fondant sur ce que les Français étaient les ennemis naturels des Anglais. L’illustre orateur ne se doutait pas qu’il contribuait à allumer une guerre qu’il voulut en vain empêcher plus tard.

Le premier Consul n’était pas plus avancé en 1806, lorsqu’il prescrivit à tous ses alliés le blocus des îles Britanniques, contraire à leurs propres intérêts. En voulant aller contre la loi naturelle du commerce, il se préparait une catastrophe qui ne lui a pas manqué.

[4] Grand meeting hebdomadaire de la Ligue à Londres, au théâtre de Drury-Lane, du 16 mars 1843. Cobden et la Ligue, ou l’agitation anglaise pour la liberté du commerce, par Frédéric Bastiat, membre du conseil général des Landes. In-8°, chez Guillaumin, 1845, p. 18.

[5] Les impressions de Cobden.

[6] England, Ireland and America, by a Manchester manufacturer. Londres, James Ridgeway and sons ; Piccadilly. 1835, 3e édition, in-8° de 160 pages.

[7] Russia, by Richard Cobden esq., author of England, Ireland and America. Edimbourg, William Tait. 1836, in-8° de 52 pages.

[8] M. Urquhart, beaucoup mêlé à la politique de cette époque au sujet des affaires d’Orient, fut envoyé à Constantinople par lord Palmerston, comme agent diplomatique. C’était un esprit exalté et qui s’est complètement égaré depuis. Il avait toutefois rendu justice à son compatriote, avant sa maladie.

[9] Chef de file, homme influent.

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