Journal (1865-1869)

Michel Chevalier, Journal (Revue des Deux Mondes, novembre 1932).


JOURNAL

DE MICHEL CHEVALIER

 

MICHEL CHEVALIER

Un saint-simonien qui, après avoir été un coryphée de la doctrine, l’abjura ou crut l’abjurer, telle est l’idée sommaire que l’on se fait volontiers de Michel Chevalier. Elle n’est pas tellement fausse. Né aux premières années du XIXe siècle, Michel Chevalier est en tout cas l’individualité la plus représentative peut-être de ces générations polytechniciennes de la fin de la Restauration dont l’adhésion au saint-simonisme fut bien, pour ce mouvement confus et puissant, l’élément décisif d’évolution et de succès. De cette adhésion, il conserva surtout le sens et la passion de la conquête industrielle. Ainsi trouva-t-il son orientation définitive dans cette mission d’Amérique dont Thiers le chargea sous la monarchie de Juillet. De ce voyage allaient sortir d’abord les très remarquables Lettres sur l’Amérique du Nord par quoi le jeune ingénieur gagna ses éperons de journaliste et assit solidement son influence à la fois aux Débats et à la Revue des Deux Mondes où il débuta en octobre 1836 et dont il devait rester, pour l’économie politique, les finances, les questions industrielles, un des collaborateurs les plus éminents et les plus assidus. 

Technicien et économiste, ingénieur en chef des Mines et successeur de Rossi au Collège de France dans la chaire d’Économie politique, Michel Chevalier ne pouvait pas ne pas être tenté par la vie parlementaire ; l’Aveyron l’envoya siéger à la Chambre, mais pas pour longtemps. Survint la révolution de Février. Michel Chevalier, tout en conservant, comme d’autres saint-simoniens, un grand souci du bien-être populaire, n’adhéra pas aux illusions aussi passagères qu’enthousiastes de radicale et rapide transformation de la société. Bien au contraire, il mena le combat contre elle avec une vigueur toute particulière dans la Revue, où il s’en prit surtout à Louis Blanc. Il y perdit sa chaire au Collège de France. Dès lors, il était, avec ses anciens coreligionnaires, rallié de cœur à tout gouvernement fort qui procurerait enfin, en même temps que la reprise des affaires, la poursuite à grande allure de l’équipement industriel du pays. C’est dire qu’il salua avec élan le 2 décembre. Probablement en avait-il suivi et favorisé la préparation. Son frère Auguste, esprit pénétrant et caractère énergique, était à ce moment, au secrétariat particulier du Prince-Président, le collaborateur le plus intime de Mocquard et le confident de Morny. 

Comment s’étonner dès lors que Michel Chevalier soit apparu comme une sorte d’inspirateur intellectuel, « d’expert » du nouvel ordre de choses et ouvertement associé aux faits et gestes des nouveaux maîtres de l’heure ? 

Son enseignement et sa propagande sont en quelque sorte consacrés par sa nomination de conseiller d’État en service ordinaire et son appel au Sénat. Il poursuit plus brillamment que jamais son action doctrinale, donne son Examen du système commercial connu sous le nom de système protecteur. Surtout il est le théoricien et le commentateur de l’ardente poussée économique à qui vont toutes les préoccupations du haut personnel impérial. Ainsi son influence propre s’affirme, se précise et grandit sans cesse au fur et à mesure qu’on s’avance dans le régime, au moins jusque vers 1867.

Membre de la Commission de l’Exposition universelle de Paris en 1855, chargé de publier les rapports officiels de l’Exposition universelle de Paris de 1867, il les fait précéder d’une vigoureuse et magistrale Introduction, que l’opinion salue tout de suite comme un manifeste et une « philosophie » de l’industrie moderne. 

Étroitement associé aux plus grandes entreprises de l’Empire (il fut un des animateurs intellectuels de l’affaire mexicaine) et comblé par lui d’honneurs, il n’en est devenu ni le courtisan, ni le thuriféraire. Par là, il demeure — et plus encore qu’il ne le croit lui-même, — le saint-simonien d’antan, au fond indifférent aux contingences politiques, jugeant sur les faits, n’appréciant constitutions et régimes qu’en fonction de leur rendement. Sans grande sympathie pour Napoléon III lui-même, et assez prévenu contre l’Impératrice, en amitié avec le prince Jérôme, dont il goûte l’ouverture d’esprit sans en priser le moins du monde les incartades de conduite et les inconséquences de caractère, n’ayant jamais eu que défiance à l’égard de Morny et violente antipathie pour Haussmann, intime avec Rouher, mais sans réussir à le diriger, et ayant de la chose conçu quelque aigreur, il prévoit, en réaliste qu’il est, les difficultés croissantes du règne, et, à partir de 1867, envisage avec beaucoup de pessimisme le proche avenir. L’Empire n’avait de sens et de prix pour lui que comme facteur et garant de la prospérité matérielle et, — si paradoxal que cela puisse paraître — de la paix continentale. Avec la stagnation économique grandissante et les difficultés extérieures sans cesse aggravées — et souvent de son chef — où donc allait l’Empire ? Aussi juillet 1870 fut-il pour Michel Chevalier un coup de foudre, mais non imprévu. Atteint dans ses appréhensions de patriote non moins que dans ses convictions — ou ses illusions — de pacifiste militant, il ne fut pas sans prévoir dès l’abord le pire. C’est cette attitude très particulière de conseiller lucide mais sans passion, de ferme soutien de l’ordre existant mais sans aveuglement, qui donne son prix au Journal [1] tenu par lui, très irrégulièrement d’ailleurs, dont on trouvera ici des extraits. Michel Chevalier y revit tout entier avec son clair bon sens et sa ferme raison, sa curiosité universelle et son information quasi encyclopédique ; avec aussi sa clairvoyance et sa sincérité à l’endroit des hommes et des actes d’un gouvernement qu’il servit avec dévouement, mais sans illusion, et auquel il devait avoir du reste le très noble mérite de savoir demeurer fidèle, une fois venu le malheur.

Marcel Blanchard.


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(1865-1869)

5 mai 1865. — L’Exposition universelle de 1867 ne marche pas. Il faudrait cependant que le bâtiment fût livré au 1er décembre 1866. Il reste dix-neuf mois. Le travail n’est pas commencé, l’emplacement n’est pas choisi. L’Empereur a hésité : le préfet Haussmann ne voulait pas du Champ de Mars ; mais le prince Napoléon, en sa qualité de libéral d’un genre particulier, ne supporte pas la discussion. Il veut le Champ de Mars et a déclaré qu’il donnerait sa démission si l’on prenait un autre emplacement. On ira donc au Champ de Mars. C’est hors de tout, les débouchés et l’accès seront difficiles : n’importe.

6 mai. — Élection à l’Académie des Sciences morales et politiques. Le philosophe Vacherot est répudié par Cousin et son école. II l’est par Guizot qui est le premier clérical de France. Guizot avait imaginé une gasconnade. C’était de faire entrer ensemble Vacherot et l’abbé Gratry, son dénonciateur qui l’a fait renvoyer de l’École normale. L’Académie, toute bonne personne qu’elle est, toute flexible qu’elle est pour Guizot, n’a pas agréé le plan. L’élu que Cousin prend sous son patronage a été Levesque, professeur au Collège de France, bon sujet, brave garçon ayant du talent mais fort inférieur à Vacherot et son élève. 

À l’Institut, le candidat Levasseur a lu un mémoire sur l’organisation des corporations d’arts et métiers de jadis. Il conduit l’histoire jusqu’à la Révolution. Il exprime sur Turgot des critiques mal fondées. Il l’a blâmé d’avoir visé à une réforme générale, il a dit que c’est ce qui l’avait fait échouer ; je lui ai fait observer qu’une réforme partielle dans l’état où étaient les esprits eût été sans effet. On était en présence d’un torrent, il fallait lui creuser un lit large et profond. Sinon, il allait tout renverser. C’est ce qu’il a fait. Ceci se disait en séance close. Mignet a pris part à la conversation. Il a cité à cette occasion la fameuse chanson composée en 1775 qui était une prédiction. Il a rappelé à Levasseur les vers de Voltaire qui étaient applaudis par la Cour elle-même, par la noblesse la plus chatouilleuse :

Ce n’est pas la naissance, 

C’est la seule vertu qui fait la différence.

Lancé dans la conversation, il a raconté l’anecdote suivante qu’il tenait de Destutt de Tracy, le philosophe, sénateur sous le premier Empire. Destutt de Tracy, jeune et brillant colonel, était reçu à la Cour comme un gentilhomme qu’il était. Mais il était du parti des réformateurs. Un jour, il se rencontra dans un salon de Versailles ou à Paris. Chamfort y était, le duc ou marquis de Créqui aussi. Chamfort, qui était spirituel et mordant, exerçait sa verve contre l’Ancien régime et ses institutions ; il était connu pour cela. M. de Créqui le raisonnant lui disait : « Aujourd’hui, M. de Chamfort, c’est un fait : on ne compte que pour ce qu’on vaut. » C’était la traduction des vers ci-dessus de Voltaire. Chamfort alors, retournant sa thèse, lui répondit : « Mais supposez que pendant vingt-quatre heures, au lieu de vous appeler monsieur le duc de Créqui, vous vous appeliez M. Criquet, vous verrez si vous compterez pour ce que vous valez. » C’était un paradoxe. 

Dîné chez Duveyrier avec les politiques de l’Encyclopédie. Sainte-Beuve manquait, il avait dû dîner chez le prince Napoléon. Émile Ollivier manquait, parce qu’il était à dîner chez l’Impératrice. [2]

Les assistants étaient : Vacherot, le vaincu du matin, Émile de Girardin, Freslou, l’ancien ministre de la République ; La Guéronnière, Cahen, Paul Janet ; la conversation a été plus brillante que piquante. Les éléments de la réunion étaient un peu trop hétéroclites. La Guéronnière m’a appris là que la souscription pour la statue de Dupuytren n’avait réuni que 500 francs. Là-dessus, Girardin a dit qu’il tirait de là un argument pour le droit de réunion, que si une réunion avait eu lieu, sous l’empire d’un discours même médiocre, on aurait voté une somme. Girardin a développé sa thèse de donner à Abd-el-Kader toute l’Algérie.

19 mai. — Discours du prince Napoléon à Ajaccio à l’inauguration du monument des cinq frères Bonaparte. 

Ce discours révèle, une fois de plus, chez le prince, beaucoup de talent et de verve, la plupart des qualités de l’orateur : aucune maîtrise, aucune qualité de l’homme d’État. Il brouille autant qu’il peut les cartes en Europe. En ce moment il faudrait concilier l’Autriche, afin de pacifier la question du royaume d’Italie : il l’irrite en la blessant. Elle désarme, il la provoque à maintenir ses armements. Il n’y a pas dans tout ce long discours une phrase pour l’Empereur. Comme Louis-Philippe était plus discret et plus avisé dans ses rapports avec la branche aînée ! Et pourtant, il a eu le trône après le renversement de celle-ci. Lui, le prince N…, ne l’aurait pas. Je remarque dans ce discours si préparé des erreurs historiques, des erreurs matérielles. 

Au Sénat, M. de Nieuwerkerke m’a donné l’assurance que dans deux mois le prince serait réconcilié avec l’Empereur et aurait repris la présidence de la Commission impériale. C’est sans doute la version de la princesse Mathilde. Gervais de Guers m’a dit au contraire, à la Commission impériale de l’Exposition, que le prince ne rentrerait pas. 

Juin. — Discours de Thiers sur le budget : c’est la répétition des discours que fait Thiers sur les finances quand il n’est pas ministre. « On ruine la France… » Au sujet de ce discours, Sacy me racontait aux Débats que Thiers avait été l’artisan ou l’un des artisans de trois révolutions. L’une, la première en date, celle qui renversa la branche aînée, il l’a voulue évidemment. Il se flattait alors, dit Sacy, d’établir le gouvernement parlementaire. C’est lui qui, sous le règne suivant, l’a rendu impossible par ses mauvaises passions. La révolution de Février, il l’a préparée par sa rivalité perfide avec Guizot, par sa connivence avec les banquets qu’il aurait rendus impuissants et même impossibles s’il eût parlé contre, par sa rancune contre le roi — ce que m’a dit M. Molé après la révolution de Février — ; il l’a préparée aussi en retirant le commandement des troupes au maréchal Bugeaud, dans la nuit du 23 au 24, comme si Bugeaud n’était pas le seul homme de guerre qui pût arrêter le mouvement des barricades. Sur la participation de Thiers à la révolution de Février, Sacy ne m’a rien appris ; j’en sais plus long que lui par les conversations de M. Molé et par celles de M. Berger, son ancien ami, l’ex-député du IIe arrondissement de Paris, maire de cet arrondissement au moment de la révolution. Quant à la troisième révolution dont voulait parler Sacy, c’est le mouvement qui a écarté la République et en a détruit les chances pour faire arriver à la présidence le prince Louis-Napoléon qui devait ensuite nécessairement vouloir l’Empire et l’obtenir, l’Empire que Thiers veut renverser aujourd’hui. La chance qu’avait la République de s’établir, l’unique chance était la nomination à la présidence par voie d’élection du général Cavaignac. Thiers fit contre tout ce qu’il put. Un article était prêt au Journal des Débats en faveur de la candidature Cavaignac. Il était de Sacy. Il devait paraître un certain soir : Thiers vint trouver Armand Bertin et, par ses objections, obtint qu’il serait supprimé. 

À la même époque, ce furent ses démarches et ses efforts qui déterminèrent la rédaction, puis le dépôt sur le bureau, d’où la publication, d’un rapport sur le projet de loi que Cavaignac avait laissé présenter, pour accorder des pensions à titre de récompense nationale à plusieurs personnes parmi lesquelles des hommes tarés représentés comme des victimes de leurs opinions républicaines sous la monarchie. Ce rapport fut le point de départ de critiques sévères contre la moralité du gouvernement de Cavaignac, et contribua beaucoup à le déconsidérer. 

Dans le courant de mai, j’avais dîné chez l’Impératrice. Elle a profité de l’absence de l’Empereur qui est en Algérie et l’a laissée Régente, pour donner de petits dîners auxquels elle invite une dizaine de personnes, outre les cinq personnes de service au Palais. Les invités sont surtout des députés ; j’étais le seul sénateur. Il y avait, en outre des députés, deux membres de l’Institut, puis Mme Cornu ; personne du Conseil d’État. Aucun ministre, aucun maréchal. Le général Rolin faisait vis-à-vis à Sa Majesté ; j’étais à la droite de l’Impératrice. Nous avons parlé beaucoup, surtout de littérature, de philosophie. Elle a fait lire au jeune prince le Misanthrope et m’a même conté du prince un mot un peu fort pour un enfant. On lui a demandé qui il aimait mieux de tous les personnages ; il a répondu : Alceste, mais a ajouté qu’il voudrait qu’il eût un peu de Philinte. Nous avons parlé de la fatalité qu’elle a assez défendue. 

Après le dîner, elle nous a fait asseoir en cercle devant elle, et on a causé des projets de loi en instance devant le Corps législatif. Elle en a parlé avec aisance, jugement et discernement. Elle connaît le point important de chaque loi. Cette conversation s’est prolongée une heure et demie. 

Elle s’en est tirée à son avantage. Parmi les députés présents, il n’y avait aucun « lion ». Le plus discret est l’avocat Mathieu, qui a parlé en homme d’esprit avisé. Il a dû plaire à l’Impératrice. Les autres étaient obscurs. M. Conseil, M. Gressier, gendre de Chaix d’Est-Ange. Ces dîners sont une excellente idée. Il est regrettable que l’Empereur n’en ait pas de pareils une ou deux fois par semaine, sinon trois. 

En y appelant les diverses personnalités politiques, sociales, littéraires (en prenant le mot personnalité dans un sens large), il arriverait à connaître le personnel de la nation qu’il ignore trop. Il lui arriverait ainsi beaucoup de communications utiles sur des faits qu’on lui cache, lui dissimule ou qu’on néglige de lui apprendre.

4 octobre. — Les journaux annoncent la mort de la fille d’Émile de Girardin, à Biarritz, où se trouvaient alors l’Empereur, l’Impératrice et le Prince impérial. Elle était fille unique, jolie enfant. À cette occasion, presque tous les journaux ont reproduit une note qui a paru dans la France, journal de La Guéronnière qui joue avec Girardin au jeu de l’encensoir réciproque et alternatif. Les témoignages d’intérêt de l’impératrice, cette intervention évidemment commandée du Prince impérial, c’est la preuve que l’Impératrice a le cœur compatissant. On se demande pourtant si l’Impératrice aurait fait autant pour la fille d’un ministre qui aurait admirablement servi l’État et la dynastie. On en peut douter. C’est une politique nouvelle que de réserver des témoignages d’intérêt exceptionnels, insolites, dont l’histoire des reines de France n’offre pas les pareils, pour un homme qui est dans l’opposition, qui est un opposant incommode, qui a contribué plus que personne aux résultats des élections de Paris en 1863, et qui est dans une alliance intime avec le prince Napoléon, dont le désir notoire est de dépouiller l’Impératrice de la régence et, s’il se peut, le Prince impérial du trône.

18 octobre. — Mort de lord Palmerston. Peu d’hommes ont été autant honorés, aussi populaires. Il a gagné la popularité en s’adaptant aux passions de John Bull, en s’en faisant le flatteur. Il a toujours eu une jalousie injuste envers la France. Il l’a exagérée pour capter la popularité. Il n’est pas possible qu’il crût un mot de ce qu’il a dit au sujet du canal de Suez. Il a parlé à ce sujet le langage d’un fourbe. 

Cobden me disait : « Thiers et Palmerston sont des hommes d’un rare talent, d’une popularité immense. Cependant il ne restera d’eux aucun grand service à la cause de la civilisation qui fasse vivre leur nom dans la reconnaissance des hommes. »

Ouverture de la session législative de 1866. — Phrase un peu réactionnaire, ou du moins « immobiliste » du discours impérial. Elle est corrigée par l’esprit de progrès que manifeste la réponse à l’adresse du Sénat ; longuissime discussion de l’adresse du Corps législatif ; trois mois sont passés quand elle est terminée. C’est la première fois que le pouvoir temporel du Pape est réclamé par le Corps législatif ou le Sénat en toutes lettres. Le Corps législatif, par la peur qu’ont ses membres de perdre leur siège, va au-delà de l’opinion de l’Empereur. Cependant le temps se prépare de l’exécution de la Convention du 15 septembre, qui échoit en décembre 1866. Tiraillements dans le sein du gouvernement ; deux courants : papalin, non papalin. 

Dans la discussion de l’adresse, la Constitution est en question sans cesse, sous le prétexte que l’Empereur gouverne personnellement. Thiers se livre à des attaques perfides. L’esprit de désordre qui subsiste toujours dans les flancs de la grande cité, a ainsi un encouragement et des points d’appui. Il n’en faut pas davantage pour produire les scènes dans la rue. 

L’Empereur va à l’Odéon avec l’Impératrice pour la première représentation de la pièce d’Augier, la Contagion. Il arrive sur la place de l’Odéon avec une petite escorte, très insuffisante. La voiture est entourée. On leur crie de la foule de grossières injures. Pendant la représentation, des attroupements se forment autour du théâtre. On pousse des cris à l’occasion du Luxembourg (jardin) qu’il avait été question de démembrer dans sa partie ouest ; ce à quoi l’Empereur avait remédié par un décret qui conserve au jardin une bonne partie du terrain contesté. À la sortie, les cris et injures ont recommencé. L’Impératrice a été fort affectée de cette scène. On m’a assuré (des gens tenant au Palais), qu’elle avait pleuré pendant deux jours.

22 avril. — J’ai dîné hier avec le préfet de police chez notre ami commun Roulleaux-Dugage. Nous avons parlé de politique. Je lui ai dit que je croyais le parti républicain moins hostile à l’Empereur que le parti formé sous l’aile des ci-devant ministres de Louis-Philippe. Il m’a répondu que c’était bien positivement son impression. 

Tout ce mois d’avril a été un mois d’inquiétude à cause de la guerre qui a paru imminente entre la Prusse et l’Autriche. Toute la question est de savoir si l’Empereur est dans l’affaire comme allié de la Prusse afin de tirer de cette affaire une partie des provinces de la rive gauche du Rhin et un morceau de la Belgique. Les uns l’affirment, d’autres croient le contraire. Il dit peu ou point à ses ministres. Il est clair qu’il est le maître de la situation. S’il appuie la Prusse, l’Autriche sera forcée ou de faire la guerre ou de se soumettre. Mais la soumission peut devenir pour elle l’occasion d’un bénéfice. On peut l’indemniser par une partie des principautés danubiennes. On le peut par quelque province de l’Empire turc, la Bosnie ou l’Herzégovine, qui compenserait au-delà la perte de la Vénétie. Aujourd’hui 22, tout est encore en suspens. 

Fin mars et avril 1867. — Explosion de l’affaire du Luxembourg. Le préfet de police m’assure que la faute est à Benedetti. Il est venu à Paris pour voir Mme de La Valette, fort souffrante alors, et a dit à l’Empereur et au gouvernement que Bismarck offrait le Luxembourg, qu’il en avait pris l’initiative auprès de lui, Benedetti. Benedetti a-t-il été léger ou Bismarck fourbe ? Peut-être chacun a-t-il eu ce rôle ? Benedetti est la créature de La Valette qui lui-même est la créature de Rouher, lequel trouve commode d’avoir sous sa main le ministère de l’Intérieur. 

On trouve que Rouher se charge trop ou absorbe trop : après le ministère d’État, il a pris les Finances sous le nom de son compère. M. de Moustier, qui s’est trouvé fort insuffisant aux Affaires étrangères, l’oblige de se mêler beaucoup des affaires de ce département. 

Choix de Jérôme David pour la vice-présidence de la Chambre avec M. Gouin. Le seul titre de Jérôme David est d’être bâtard d’un Bonaparte. On a répété à l’occasion de sa nomination le mot qui avait tant couru, lorsque Walewski fut fait président : « Chassez le naturel, il revient au galop. »

26 avril. — L’affaire du Luxembourg paraît arrangée. Rouher m’a dit aujourd’hui que l’Angleterre avait montré les dents à la Prusse. C’est ce qui aura calmé celle-ci.

28 avril. — Ce soir à l’hôtel Pereire, Arlès-Dufour me montre une lettre de von der Heydt, ministre des Finances à Berlin, avec lequel il est fort lié. Lettre du 21 en réponse à une de lui, Arlès, du 17. Arlès recommandait la paix. Von der Heydt répond que la Prusse ne peut évacuer le Luxembourg sans humiliation ; rendre à autrui son bien, c’est s’humilier ! Arlès croit que cette réponse de von der Heydt a été concertée avec le roi Guillaume ; dans tous les cas elle est l’opinion du gouvernement prussien. Elle justifiait toutes les appréhensions de guerre. Pour que, trois ou quatre jours après, le gouvernement prussien fût retourné, il faut qu’une forte pression extérieure ait été exercée sur lui.

Ce soir même, dans le salon Péreire, mon frère Auguste et Arlès s’entretenaient de l’Impératrice et de sa visite à la Bellanger du vivant de Mocquard. Ce fut Mocquard qui, forcé par l’Impératrice, l’a conduite chez cette catin dont l’Empereur a été si épris et qui lui avait fait croire qu’elle était grosse de ses œuvres. 

L’Impératrice, imaginant qu’elle pourrait, par une démarche personnelle, rompre cette relation, se fit donc conduire chez cette femme par Mocquard. Explication vive ; l’Impératrice le prend sur le ton du reproche. La Bellanger, nullement intimidée, répond aux reproches par d’autres : « Que venez-vous faire ici ? Je n’ai aucun compte à vous rendre. Si vous voulez que l’Empereur ne vienne pas chez moi, retenez-le chez vous par votre amabilité, vos charmes, votre douceur, votre bonne humeur. S’il vient ici, c’est que vous l’ennuyez et le fatiguez. » Mocquard, éperdu de la tournure que prend l’entretien, se met à fondre en larmes. Il paraît que, sur sa fin, il avait les larmes faciles et promptes. Puis il passe dans une autre pièce. Rentrant un moment après, il est stupéfait de voir les deux personnes assises l’une à côté de l’autre, parlant ensemble amicalement, et l’Impératrice embrassant la Bellanger. Mocquard l’a conté à Persigny un jour de mécontentement et celui-ci l’a répété à mon frère. 

C’est parce que l’Empereur s’était, à Vichy, affiché avec la Bellanger que l’Impératrice avait fait son excursion de Schwalbach.

Mai 1867. — La paix troublée par l’affaire du Luxembourg se raffermit. Les souverains viennent à Paris, mais le ministère de la Guerre continue ses préparatifs. Triste issue de l’affaire du Mexique. Indignation contre le maréchal Bazaine ; il a voulu l’insuccès de Maximilien et tout arrangé pour cela. 

22 mai. — J’ai dîné hier chez M. Schneider, à la présidence du Corps législatif avec plus de deux cents convives, presque tous de l’Exposition. J’étais assis entre M. Gouin, vice-président du Corps législatif, et M. Walmogen, commissaire du Danemark. M. Gouin m’a parlé de Thiers sous lequel il a été ministre du Commerce en 1840. Quand le Roi renvoya le ministère du premier mars, dont Thiers était le chef, pour le remplacer par le cabinet Guizot-Duchâtel, il eut une conversation avec les ministres sortants ; conversation amicale, qu’il conclut cependant, voyant l’attitude de Thiers, en lui disant : « Vous me ferez de l’opposition et vous me renverserez. » 

Du 1er au 14 juin. — Séjour à Paris de l’empereur de Russie et du roi de Prusse. Tentative d’assassinat sur l’empereur de Russie. Ces souverains ne peuvent pas dire Veni, vidi, vici. Ils ont eu peu de succès personnel et, sans l’assassin qui a failli tuer l’empereur de Russie, ils n’eussent laissé aucun souvenir. Ils n’ont pas dit un seul mot qui ait été recueilli ou remarqué. Ils n’ont pas même eu l’esprit de s’en faire fabriquer quelqu’un, comme on fit pour le comte d’Artois en 1814 ; leurs ambassadeurs se sont montrés bien peu ingénieux, ce sont des diplomates de bien peu de ressources. Ces deux grands souverains ont l’un et l’autre bonne mine, ce sont deux beaux hommes, mais le public parisien a lieu de s’approprier la réflexion du renard : « Belle tête, dit-il, mais, de cervelle, point. » Leur attitude a été celle de grands enfants attirés par les curiosités de Paris dont ils avaient beaucoup entendu parler. Mais les curiosités purement matérielles. 

Le Tsar a choisi les pièces qu’il voulait voir d’une façon bizarre et qui donne une triste idée de son goût : la Grande-duchesse de Gérolstein, la Vie parisienne, le Voyage en Chine ; pièces du plus bas aloi. Il avait télégraphié depuis l’Allemagne pour avoir la Grande-duchesse de Gérosltein le jour de son arrivée à Paris. Il a pourtant assisté à une représentation du Français ; il a vu le Legs et l’Aventurière. Je fais si peu de cas des trois pièces qui l’ont captivé que j’ai refusé d’aller les voir. C’est à cent piques au-dessous de l’Ours et le Pacha. Un grand souverain, homme de gouvernement, aurait demandé au Français de lui donner le Misanthrope et le Tartuffe qu’il ne peut avoir bien représentés à Saint-Pétersbourg. 

Juillet. — Mort de Maximilien. Échec pour la politique française. Le Sultan à Paris. J’assiste au dîner donné par la Banque ottomane à Fuad Pacha, son premier ministre. Toasts. Fuad Pacha à répondu à tous les toasts ; parle bien le français ; s’exprime avec esprit ; doit être un homme très distingué. Il m’offre de me présenter au Sultan. J’avais porté un toast à la prospérité de la Turquie. 

Le Sultan m’a reçu conjointement avec M. Béhic. N’a pas parlé français ; Fuad Pacha servait d’interprète. Conversation insignifiante. Il nous a donné à l’un et à l’autre une poignée de main. C’est bien contraire à l’étiquette turque. 

La mort de Maximilien occupe de plus en plus l’opinion. Surtout l’officielle. L’Empereur prend le deuil pour un mois ; quinze jours, grand ; quinze jours, petit. Toutes fêtes suspendues. 

Discussion sur le Mexique au Corps législatif. : En somme peu favorable au gouvernement. L’opposition montre qu’il a manqué de franchise ; cela en effet a été mené comme une aventure, fort étourdiment. 

9 septembre 1867. — L’affaire d’Allemagne se gâte au point de vue de la considération du gouvernement français qui sera fort entamée après la circulaire La Valette (écrite par Rouher et sur laquelle celui-ci m’avait consulté), si le sud de l’Allemagne se réunit au nord ou se met à sa discrétion. Or, après le discours que le grand-duc de Bade vient de prononcer en ouvrant les Chambres du Grand-Duché, il est plus que clair que le Sud ne s’est pas livré à la Prusse. 

La malheureuse visite de Salzbourg [3], que tout le monde ici avait blâmée, a donné lieu à l’Allemagne de croire que la France méditait un plan d’intervention en Allemagne. Cela a contribué à précipiter plus ouvertement le Sud dans les bras du Nord, c’est-à-dire de la Prusse. La politique du gouvernement impérial porte le cachet de la plus regrettable indécision. Ce sont des vacillations sans fin. Il y a deux influences auxquelles on cède tour à tour. L’une est progressive, l’autre est rétrograde ; l’une est bigote, l’autre est philosophe ; l’une est libérale, l’autre est dictatoriale ; l’une penche pour l’Angleterre qui du reste donne elle-même un étrange spectacle dans sa politique extérieure et invite à faire peu de fond sur elle, l’autre penche vers la Cour de Rome. Les uns disent que l’Empereur est épuisé par les femmes et que c’est ce qui a éteint chez lui le caractère. Les autres disent que la faute est à l’Impératrice qui, sans qu’il l’aime et quoiqu’il se plaigne de ses exigences, le mène par importunité. Tout le monde, parmi ceux qui l’approchent, le représente comme un homme en déclin. Le voyage de Salzbourg est une faute gratuite ; rien n’y provoquait ; et la série des discours prononcés dans le voyage de Lille, Arras, Amiens, en est un autre. Il ne sait plus ce qu’il veut. Mais il entend garder le gouvernement personnel, tout incapable qu’il est de l’exercer. 

Jeudi, 12 septembre. — J’ai vu un moment Rouher ce matin. Il est l’Atlas de ce régime, plutôt l’avocat que l’Atlas. Il plaide les affaires du second Empire ; il ne les suit pas en homme d’État. Je lui ai parlé du gouvernement personnel comme d’une chose finie et à finir légalement ; il m’a parlé en homme qui ne croit pas que son maître le veuille, qui même est persuadé qu’il ne faut plus songer à ce changement, et qui s’y résigne très bien. Le voyage de Salzbourg lui fait pitié. Quant aux discours du voyage du Nord, les points noirs et les revers, l’Impératrice même n’en avait pas connaissance. Nous avons parlé de ce goût invincible qu’a l’Empereur pour conspirer. Il a conspiré à plusieurs reprises contre Rouher. Il conspire contre lui-même par son défaut de confiance envers qui que ce soit. Rouher me parlait de son absence d’ambition en réponse à ce que je lui disais, que l’Empereur a besoin d’un ministère responsable et d’un premier ministre. Il aimerait à planter ses choux à Cercey. Ce matin, dans son lit, il lisait Cicéron en latin pour s’assurer qu’il n’avait pas oublié cette langue. Il lui a été pénible de quitter le livre et de se lever pour traiter avec divers des affaires d’État. 

J’ai repris avec lui le sujet dont je l’avais entretenu par lettre écrite à Carlsbad : faire un changement financier et touchant profondément au droit d’enregistrement sur les mutations à titre onéreux. Je lui ai rappelé qu’en Angleterre ce droit n’est que d’un demi pour cent. Il serait d’avis de le mettre en France à 3,30%. Je disais trois francs. Mais ce n’est pas la peine de chicaner. Il croit qu’on perdrait ainsi 55 millions. Il croit peu à la multiplication des actes ; et il estime qu’à cause de la transcription peu d’actes aujourd’hui échappent à l’enregistrement. Il pense que le revenu croissant des impôts fournirait le majeure partie. Il mettrait sur les assurances un impôt qui produirait 5 millions. Si l’Empereur était plus accommodant sur la question militaire, il réduirait l’armée de 50 000 hommes, mais à cela, dit-il, il ne faut pas songer. Je lui ai parlé de supprimer l’amortissement ou tout au moins de le suspendre, ce qui donnerait un peu plus de 20 millions ; à cela il résiste et par une mauvaise raison, le gouvernement personnel : « Avec des ministres responsables, dit-il, cela se pourrait. Un ministre a établi l’amortissement, un autre substitue un système différent en l’abolissant. Avec un empereur seul responsable, cela ne se peut. Il aurait l’air de tourner à tous les vents. » J’ai réfuté l’objection qui est si réfutable. 

Octobre. — Le mois d’octobre a été signalé par des accidents qui ont eu un caractère politique sans en avoir l’air et par de graves événements. L’accident où le Prince impérial a failli périr le 3 octobre [4], a été exposé par les journaux dans des termes qui indiquent que l’Impératrice a cru qu’elle s’entendait dans les choses de mer plus que les officiers de marine eux-mêmes. Il y avait là pourtant un vice-amiral (Jurien de La Gravière) qui a cru devoir se taire. Le commandant a résisté un peu, puis a cédé. Ce n’est pas devant l’opinion publique une bonne note pour l’Impératrice. 

Peu après la mort de ce pilote, a eu lieu la mort parmi les rochers de Biarritz d’un courrier de la maison impériale. L’Impératrice est, dit-on, frappée de ces morts. En sa qualité d’Espagnole, elle est superstitieuse ; elle considère, dit-on, ces accidents comme un avis du ciel. Puissent ces avis, puisqu’elle croit tels ces accidents, lui inspirer la prudence politique !

Ce mois-ci, à la suite des entreprises des Garibaldiens sur le territoire pontifical, le gouvernement s’est décidé à recommencer l’occupation de Rome. Après que le départ des troupes de Toulon avait été contremandé, le samedi 26, le Moniteur a annoncé leur départ. C’est une grande émotion dans Paris. On voit de mauvais œil renouveler la tentative qui a si peu réussi dans ses dix-sept ans de durée. On présume que Bismarck est derrière le gouvernement italien. On prédit que la France sera bientôt placée dans la situation où se trouve l’Autriche, divisant ses forces entre l’Italie et la Prusse et subissant le désastre de Sadowa pour avoir eu cent mille hommes occupés en Italie. 

Fin octobre. — Parmi les hommes qui réfléchissent et observent, le mécontentement est grand. On ne trouve pas dans le gouvernement les garanties qu’il faut pour mener à bien une aussi vaste entreprise que serait une guerre contre la Prusse et l’Italie coalisées. On dit que l’Empereur a par-dessus tout le goût des aventures. L’anxiété est générale. L’arrivée de l’empereur d’Autriche à Paris a été beaucoup fêtée. Ses malheurs l’ont rendu populaire. 

30 novembre. — Ce mois-ci a été marqué par la nouvelle expédition de Rome. Il est positif que l’Impératrice y a été opposée. M. Rouher y a poussé. Les Italiens n’exécutaient pas la convention du 15 septembre. Le gouvernement français a eu en somme de l’irrésolution quant au départ, mais non dans l’exécution. Victor-Emmanuel l’aurait fort embarrassé en rentrant le premier dans Rome ; il ne l’a pas osé. Dans son discours d’ouverture de la session législative, l’Empereur a exprimé son désir de faire bientôt rentrer ses troupes ; il a même promis la rentrée prochaine ; mais promesse de gouvernement : c’est le billet qu’a la Châtre. 

L’ouverture de la session législative a été plutôt bonne ; le discours était convenablement modéré. Mais on se défie extrêmement du gouvernement. Personne ne croit plus ce qu’il dit. Difficile de voir un discrédit plus grand dans l’opinion.

5 décembre. — Grand discours de M. Rouher sur la récente expédition de Rome et la convention de septembre. Il prononce le mot « jamais » qui est destiné à une grande célébrité. Cela ne cadrait ni avec le discours de la Couronne ni avec le discours de M. de Moustier au Corps législatif prononcés la veille ou l’avant-veille. Mais l’Empereur lui avait donné l’ordre et, en avocat fidèle, il s’était soumis. Grande émotion dans le parti libéral, grande sensation en Italie. Le Moniteur publie le mémoire du préfet sur les finances de la ville et sur l’octroi. Quant à l’octroi, c’est très agressif. Sur le manuscrit qu’il avait lu au Conseil, j’étais traité de sectaire. On lui a fait effacer le mot, mais il y a bien d’autres énormités du même genre. Au lieu de donner à l’industrie l’entrepôt fictif qu’elle demande, il lui annonce l’abonnement annuel, c’est-à-dire l’arbitraire. C’est la continuation du gouvernement personnel appliqué à Paris ; il y réussit comme dans la politique étrangère. 

Le 22. — Je ne rencontre plus que gens qui pronostiquent une révolution. Nulle part, quelqu’un qui soutienne le gouvernement. Condamnation unanime. Grande réaction contre Rouher. Cela n’empêche pas que, ce matin 22, le Moniteur a un discours du préfet qui est un bouquet à Chloris pour l’Empereur. C’est le toast prononcé au banquet du Conseil général de la Seine. On dirait le gouvernement le plus populaire, le plus adoré !

31 décembre. — Dîner chez le prince Napoléon. Convives : Émile Ollivier, Havin, Guéroult, Renan, Dupont-White, Rapetti. Après le dîner dans le salon, la conversation s’est engagée sur l’histoire et les matériaux qu’elle a aujourd’hui. On a regretté l’absence de ces Mémoires qui nous éclairent tant aujourd’hui sur les XVIIe et XVIIIe siècles. Les Mémoires tels que ceux de Guizot (qu’on publie aujourd’hui du vivant des auteurs) sont des apologies, des self-apologies sans plus. Il en est de même de ceux de Chateaubriand, déjà livrés au public ; de ceux de Pasquier et de Talleyrand qui restent en manuscrit. Le Prince a des notes de son père ; mais assez confuses et sans précisions pour les dates. Il y a trouvé des choses curieuses. 

Quant à lui, il note les jours et heures. Il y met les détails propres à garantir l’authenticité et la vérité. Il a couché sur ses notes avec jour et heure une conversation qu’il eut avec l’Empereur, quand S. M. le pressa d’aller en Italie pour presser le roi Victor-Emmanuel, qui hésitait, de signer le traité avec la Prusse en 1866, ce qui détermina la guerre de la Prusse contre l’Autriche. Les paroles de l’Empereur furent : « Fais-le signer ; Bismarck a besoin de ce papier pour décider sa vieille rosse de Roi. » Cela n’empêche pas, dit le Prince, que Rouher a soutenu au Corps législatif que le gouvernement ignorait l’existence du traité entre la Prusse et l’Italie. 

Ce même jour, 31 décembre. — J’ai reçu à l’Exposition la visite de Souvestre, de l’Opinion nationale. Il m’a dit qu’à sa connaissance le commerce de Paris, ce qu’on appelle « la rue du Sentier », était furieux contre l’Empereur. Il a entendu un de ceux qui, en 1852 et 1853, avaient le plus acclamé l’Empire, dire qu’il désirait qu’à la guerre qu’on prévoit maintenant, l’armée française eût dès l’abord une défaite, un désastre, parce que cela délivrerait la France de ce gouvernement. Je n’aurais pas supposé qu’il y eût de l’exaspération à ce point.

4 janvier 1868. — Le préfet de police, sur les observations que je lui ai faites relativement à l’état de l’opinion que je lui ai dit être inquiétant et alarmant au plus haut degré, m’a reconnu, qu’en effet, les classes dirigeantes étaient en insurrection contre le gouvernement. Il croit cependant que la masse populaire à Paris même n’en est pas là. Je suis de son avis : mais, ainsi que lui, je pense que, si l’on n’avise, il arrivera dans un bref délai que le populaire sera dans la situation politique d’opinion où est le bourgeois. Nous nous sommes entretenus des moyens ; je lui ai fait observer que Charles X et Louis-Philippe s’étaient ruinés politiquement pour s’être inféodés à certaines personnes, à certaines coteries : l’un aux ultras, l’autre aux doctrinaires. Le premier refusa, après que c’était arrangé plusieurs mois avant le 25 juillet, de prendre pour ministres Casimir Périer et Sébastiani. Le second préféra de perpétuer Guizot à le changer contre Molé. Il est bon, il est indispensable d’avoir un ministère de rechange, il faut constituer une droite et une gauche et passer de l’une à l’autre selon que l’opinion elle-même fait sa conversion. Il a goûté cela. Il trouve Rouher totalement dépourvu de caractère, le premier avocat du monde, mais fort peu ou point homme d’État. Il le considère aussi comme épousant trop les petites animosités de sa femme. 

Septembre 1868. — Révolution d’Espagne. La royauté s’est jetée dans la boue et on l’y noie.

Lundi, 26 octobre. — Je lis dans le Moniteur d’aujourd’hui, partie officielle, un rapport de Duruy à l’Impératrice sur les cours d’adultes faits aux demoiselles par les professeurs de l’Université. Ce sont ces cours contre lesquels les évêques se sont tant et si mal à propos élevés. Un tel rapport, sous cette forme, c’est la déclaration officielle au public que l’Impératrice prend part au gouvernement, qu’elle est une branche du gouvernement. 

Novembre. — Continuation de la Révolution d’Espagne. Bon ordre dans le pays. La France ne resterait pas aussi longtemps tranquille. La reine d’Espagne est traitée par le public parisien avec un dédain qui n’est pas excusable. Le malheur absout bien des fautes ou du moins doit les faire oublier. Partout où elle passe, elle est suivie, coudoyée, pas un chapeau ne se lève pour elle. Ce n’est pas d’un peuple libre ; c’est d’un peuple grossier. 

Procès de la souscription Baudin. Baudin, tué par une décharge des soldats lorsque, le 3 décembre 1851, il tentait une résistance contre le coup d’État du 2 décembre, était mort oublié, lorsqu’on a eu dans l’opposition l’idée de lui élever une statue. Idée malheureuse, mais non interdite par la loi. Le gouvernement annonce l’intention d’arrêter la souscription : naturellement, la souscription n’en marche que mieux. Adhésion d’Odilon Barrot, de Berryer par une lettre insolente, de Charles de Rémusat, de Duchâtel fils, etc. Le gouvernement imagine alors de faire rentrer la souscription dans le délit de manœuvres à l’intérieur, prévu par la loi de sûreté générale de février 1858. C’est hardi. Le tribunal de la Seine admet le système du gouvernement. Condamnations sévères. Mais le tribunal de Clermont-Ferrand et celui de Castres déclarent qu’il n’y a pas là de manœuvres à l’intérieur. Le tribunal de la Seine réitère la condamnation. Ou cela mène-t-il ? On harasse la magistrature, on l’excède ; elle refusera de suivre le mouvement. J’ignore qui a conseillé au gouvernement cette malheureuse manœuvre. 

Ce mois de novembre est marqué par bien des morts. Rossini entre autres. Il y a près de quarante ans qu’il s’est condamné lui-même à la stérilité. Berryer est mort et ne l’est pas. Il a reçu l’extrême-onction, mais il a pu se rendre à sa terre d’Angerville. Les journaux ne tarissent pas d’éloges sur lui. Il est traité comme le plus grand, le plus pur des citoyens. On loue son zèle infatigable pour la liberté, la beauté et la noblesse de son caractère, son désintéressement. Or c’est tout simplement et très nettement l’avocat payé du parti légitimiste ; plaidant la cause de la légitimité comme d’autres plaident la cause du mur mitoyen pour de l’argent. Croit-il à la beauté de sa cause ? Il est vraisemblable qu’il a fini par y croire. Mais il n’en est pas moins le représentant de ce qu’on nomme le trône et l’autel, l’absolutisme politique et religieux. Il suffit qu’il soit l’adversaire, l’ennemi audacieux du gouvernement, pour que des hommes qui se croient libéraux l’adoptent pour leur héros et lui dressent des statues. Pauvre peuple ! 

Mai 1869. — Les élections ont donné lieu, dans leurs préparatifs, à de curieux mouvements de l’opinion, à de curieuses intrigues de partis. C’est la fin des candidatures officielles. Seul M. Darblay s’est réclamé comme candidat officiel. C’est au même degré la fin du gouvernement personnel. Il est sabré de toutes parts, nul ne l’a vanté sauf Péreire à Limoux. Prévost-Paradol, qui était allé à Nantes faire des discours contre la liberté du commerce, a eu 1 900 voix. Les exclusifs ont été sévèrement punis à Paris. Les autres députés de Paris, affectant de traiter Émile Ollivier comme un traître, tandis qu’il était constitutionnel, ont refusé de le recommander et ont refusé de se concerter pour la réélection des députés de Paris. Il en résulte qu’Ollivier, dans la troisième circonscription, a eu 1 200 voix seulement contre 2 200 qu’a eues Bancel. 

Mais aussi ni Thiers, ni Carnot, qui a résisté aux sommations d’Émile de Girardin, ni Garnier-Pagès, qui a fait de même, ni Jules Favre, qui avait été jusqu’à appuyer dans le Var un candidat obscur opposé à Ollivier, n’ont été réélus à Paris. Le 24 mai, ils ont même eu la mauvaise chance de manquer leur élection hors de Paris. Thiers et Jules Favre avaient plusieurs candidatures, Ollivier au contraire a été élu dans le Var. Il l’eût été à Lodève s’il s’y fût présenté ou s’il eût persisté.

3 juin. — Le débat est très vif à Paris. Le parti révolutionnaire étale au grand jour ses prétentions. Il a nommé Raspail, que Cucheval-Clarigny appelle un vieillard farouche. II travaille avec ardeur pour Rochefort. Celui-ci, réfugié à Bruxelles, se porte aux dernières violences. 

Michel Chevalier.

 

 

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[1] Ce Journal, comme la correspondance et les papiers de Michel Chevalier, sont l’actuelle propriété de sa petite-fille, Mlle Flourens, qui a bien voulu nous en confier le dépouillement et autoriser la présente publication. Qu’elle soit ici très respectueusement et très vivement remerciée.

[2] Ce fut la première occasion où Émile Ollivier entra en rapports personnels avec l’Impératrice.

[3] En août 1867, Napoléon III et l’Impératrice se rendirent à Salzbourg, sans donner de caractère officiel à leur voyage, afin de rencontrer l’empereur d’Autriche François-Joseph et de lui présenter leurs condoléances pour la mort de l’archiduc Maximilien, fusillé par les Mexicains. Napoléon III était accompagné du duc de Gramont, ambassadeur à Vienne, et François-Joseph de ses ministres dont Beust et Andrassy ; les deux souverains eurent de nombreux entretiens.

[4] L’Impératrice et le Prince impérial faisant au large de Biarritz une promenade en mer avaient failli, du fait d’une imprudence de l’Impératrice, être victimes d’un grave accident, où un marin avait laissé la vie.

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