La colonisation de l’Algérie (29 août 1874)

Paul Leroy-Beaulieu, « La colonisation de l’Algérie », Deuxième article, L’Économiste Français, 29 août 1874


LA COLONISATION DE L’ALGÉRIE. [1]

(Deuxième article.) 

 

Nous avons dit dans nos précédents articles que l’élément le plus essentiel à la prospérité d’une colonie nouvelle, c’est la terre disponible et prête à être donnée aux émigrants. Aux États-Unis, en Australie, au Canada, partout l’on trouve d’immenses quantités de terres, bien alloties, et situées dans le voisinage de routes. Malheureusement, jusqu’à ces dernières années, il n’en a pas été de même dans notre possession d’Afrique, et c’est là sans doute la raison principale de la lenteur de la colonisation. Nous avons l’espoir que cette situation défavorable va bientôt changer. « La terre ne manque pas en Algérie, mais ce qui manque, c’est la terre prête à être donnée. » Ainsi parlait M. le gouverneur général dans le discours d’ouverture de la session du Conseil supérieur en décembre 1873. Il faut croire que la liquidation du séquestre des biens confisqués sur les tribus rebelles et l’application de la loi sur la propriété indigène rendront, dans peu de temps, les terres disponibles plus nombreuses.

L’un des services les plus utiles pour l’appropriation des terres, c’est celui de la topographie. Les vrais pionniers en Australie et aux États-Unis, ce sont les géomètres, qui s’y rencontrent à foison. Nous voyons avec plaisir dans le rapport de M. Peltereau-Villeneuve que le service typographique vient d’être rétabli ou accru : on lui a alloué 621 000 francs ; c’est 117 000 francs de plus que le crédit accordé en 1874 ; la somme est encore bien modeste. Le service a pour objet de procéder aux travaux de triangulation, d’arpentage, de reconnaissance et d’estimation nécessaires pour la colonisation, la conservation et l’aliénation des biens domaniaux, et la constitution de la propriété individuelle. Il est également chargé des plans parcellaires qui serviront de base aux opérations cadastrales. On voit que les typographes algériens ne chômeront pas, s’ils aiment la besogne et s’ils sont bien dirigés. Le crédit de 621 000 francs est bien faible pour une si vaste tâche. Les géomètres seront obligés de mettre en pratique le conseil donné par Harpagon à maître Jacques : il faudra s’ingénier pour faire un beau, un grand et un rapide travail avec peu d’argent, ce qui n’est pas chose aisée.

Le rapport de M. Peltereau-Villeneuve énumère complaisamment tout ce qui a été fait par la France depuis quelques années pour la colonisation algérienne. Il y a bien un peu d’emphase dans cette énumération ; néanmoins, nous reconnaissons que depuis la guerre on est en assez bonne voie. Si l’on avait agi de même depuis trente ans, nous aurions sans doute en Afrique le double de terres cultivées et le double de colons. Les crédits accordés pour la colonisation proprement dite sont destinées à subventionner l’immigration et à créer des centres nouveaux de population. En 1871, il a été alloué pour ce double objet 1 000 000 de francs ; en 1872, 1 600 000 francs ; en 1873, par les crédits primitifs du budget et par les crédits supplémentaires, 2 000 000 de francs ; 1 200 000 francs en 1874 ; cela fait 5 800 000 francs en quatre années, soit une moyenne annuelle de 1 450 000 francs. C’est, comme on le voit, une dépensé assez modeste. Néanmoins, si nous nous rappelons que M. Gladstone se vantait d’établir 10 000 colons à Natal, moyennant 2 500 000 francs, comme notre Algérie est beaucoup plus près de la métropole, une dépense annuelle de 1 400 000 à 1 500 000 francs devrait être suffisante pour 7 000 ou 8 000 colons, surtout si l’on réfléchit que les secours de route aux colons et les transports par mer des émigrants ne figurent pas dans ces dépenses. Il est certain, cependant, qu’il s’en faut que ces crédits puissent suffire à l’établissement d’un nombre aussi considérable d’immigrants. Indépendamment des 5 800 000 francs dépensés par l’État, la Société d’Haussonville a employé au même objet, en 1873 seulement, 1 870 000 fr. Voyons quels ont été les résultats de ces sacrifices.

Il résulte des documents publiés par le Conseil supérieur que, depuis le mois d’octobre 1871 jusqu’au 1er octobre 1873, on a créé et peuplé 51 centres nouveaux de colonisation, savoir :

Centres Feux Hectares concédés
Province d’Alger 19 984 36 034
— d’Oran 16 355 14 112
— de Constantine 16 1 087 38 603
51 2 426 88 749

Ainsi, en deux ans, on a fait naître 51 villages, où se sont établis 2 426 familles, ayant des concessions de terres d’une étendue de 88 749 hectares, soit 37 hectares par famille. La population de ces 51 centres formait, au 1er octobre 1873, 10 518 personnes ; ce chiffre s’est assez notablement augmenté depuis lors ; il s’est élevé à 13 816 au 31 décembre 1873 :

Familles  Personnes
Alsaciens-Lorrains 850 4 154
Autres immigrants venus de la métropole 371 1 710
Colons algériens 1 782 7 952
3 003 13 816

Ces chiffres sont certainement bien modiques : en deux ans et quart, dans un moment où l’on faisait de grands efforts et où l’on pouvait diriger sur l’Algérie l’émigration de l’Alsace-Lorraine, on n’a pu y attirer que 1 221 familles agricoles françaises, formant 5 864 personnes. Il est vrai de dire que bon nombre d’immigrants ont pu venir grossir la population urbaine et y remplir les vides faits par le départ des 7 952 colons algériens qui sont allés dans les 51 nouveaux centres créés ; beaucoup d’immigrants aussi ont pu s’établir dans des villages plus anciens. Quoi qu’il en soit, il nous paraît certain que si les terres libres étaient en plus grande quantité, les Européens afflueraient en nombre beaucoup plus considérable. D’après le rapport de M. le colonel Fourchaut au Conseil supérieur, les demandes en concession atteignaient le chiffre de 10 000, sur lesquelles, au 31 décembre dernier, 3 090 seulement avaient été satisfaites. On pourrait donc trouver preneurs pour une quantité de terres trois fois plus grande que celle dont on a disposé depuis le mois d’octobre 1871. Comme nous le disions dans notre précédent article, il faudrait que la colonisation européenne conquit chaque année 100 000 nouveaux hectares au moins.

M. Peltereau-Villeneuve, dans son intéressant rapport [2], expose comment l’on procède pour la création des centres de population. Aux termes de l’article 6 de la loi du 15 septembre 1871, chaque centre doit être pourvu aux frais de l’État : 1° d’eaux alimentaires (fontaine ou puits, lavoir) ; 2° d’une mairie ; 3° d’une école ; 4° d’un édifice du culte avec ses accessoires ; 5° des voies de communication nécessaires pour le relier à l’artère principale de la contrée, et aux centres voisins. L’État pourvoit en outre les colons des moyens de campement comme pour les troupes en campagne ; enfin il doit pourvoir au nivellement des terrains où est assis le village, à la distribution et à l’empierrement des rues et à l’écoulement des eaux. Cet ensemble de dépenses monte à 150 000 francs environ par centre. Nous ne croyons pas qu’il y ait de critique sérieuse à faire à ce procédé de peuplement. Mais il arrive souvent que ces dépenses sont dispersées sur un trop grand nombre d’exercices, ou même sont insuffisantes pour établir solidement un centre de colonisation. Ainsi l’on affirme que beaucoup des centres récents ne sont pas encore reliés aux grandes voies de circulation, si bien qu’il est presque impossible que l’agriculture y prospère. Les dépenses des 51 centres créés depuis le mois d’octobre 1871 auront été complètement payées dans le courant de l’exercice actuel ; il restera même un solde disponible de quelques centaines de mille francs. Aussi le gouvernement proposait de créer 50 centres nouveaux en 1874 et en 1875, savoir :

Centres Feux
Dans le territoire d’Alger civil 11 395
militaire 4 200
Dans le territoire d’Oran civil 4 20
militaire 7 330
Dans le territoire de Constantine civil 8 280
militaire 16 1 040
50 2 265

Ces 2 265 feux représenteraient environ 10 000 personnes et des concessions de 84 000 hectares de terres. Comme les dépenses de création de ces centres atteindraient environ 7 500 000 francs, tandis que le crédit alloué pour cet objet en 1875 ne sera que de 2 millions, et que le solde disponible sur le crédit de 1874 n’atteindra pas 500 000 fr., on ne ferait d’abord que la partie la plus indispensable des travaux nécessaires pour l’établissement de ces 50 villages. La commission du budget a critiqué avec raison cette manière de procéder. Elle a pensé qu’il valait mieux concentrer les ressources sur un petit nombre de points, au lieu de les gaspiller de tous côtés. Elle a donc demandé que l’on créât seulement 20 centres nouveaux, en 1875, tout en allouant le crédit demandé de 2 millions de francs. Il est assurément préférable d’établir moins de nouveaux villages, mais de le faire dans de bonnes conditions, de façon que la vie et la culture soient faciles aux nouveaux colons. Nous ferons remarquer que, d’après le tableau que nous avons reproduit, plusieurs de ces centres nouveaux auraient eu une population bien faible. Ainsi, les quatre centres nouveaux à créer dans le territoire civil de la province d’Oran ne devaient contenir que 20 feux, c’est-à-dire 5 feux chacun ou 25 habitants au plus. Il est clair qu’avec une si faible population un village ne peut avoir qu’une vie singulièrement précaire. En ne créant que 20 centres, au lieu de 50, ne pourrait-on leur donner un territoire plus étendu et une population plus considérable ? Il serait vraiment désirable que l’on pût, chaque année, établir 1 500 ou 2 000 familles agricoles et concéder 80 000 hectares.

Les nouveaux arrivants ne manqueraient pas pour peupler ces villages et pour prendre possession de ces terres disponibles. Il s’est formé depuis quelques années un courant d’émigration de la France pour le Canada : depuis deux ans, plus de 5 000 Français sont allés s’établir aux environs de Montréal, de Québec, aux Trois-Rivières et jusqu’à Ottawa. Certes, si tous ces compatriotes avaient été sûrs de trouver en Algérie des terres ou de l’emploi, ils n’auraient pas été chercher les neiges et les frimas de l’extrême nord de l’Amérique.

Après la création de centres de population et la préparation des terres, ce qui importe le plus à la colonisation, ce sont les travaux publics. Assurément ce n’est pas en un jour qu’une contrée comme le Tell algérien, ayant 14 millions d’hectares, peut être entièrement sillonnée de routes. Mais il reste encore trop de régions fertiles, propices à la civilisation, et qui ne sont pas reliées aux ports ou aux principales villes. Les dépenses ordinaires des travaux publics sont inscrites au budget pour un chiffre de 4 370 000 fr., et les extraordinaires montent à 7 211 000 fr. Pour qu’une somme pareille produise des résultats sensibles, il faut la consacrer à quelques travaux d’une spéciale urgence et ne pas la gaspiller de tous côtés. L’un des plus mauvais systèmes, c’est de tout commencer à la fois et de tout laisser inachevé. C’est malheureusement ce que tout gouvernement est tenté de faire Les plaintes des populations le poussent à cette mauvaise gestion : il veut donner à chacun un commencement de satisfaction, et il nuit ainsi à l’intérêt général sans servir sérieusement aucun intérêt local.

On sait qu’une forte partie des sommes employées aux travaux publics provient d’une avance faite par la Société Algérienne. Cette Compagnie s’était engagée en 1865 à prêter à l’E1tat une somme de 100 millions qui devait être employée, dans un délai de six ans, à de grands travaux d’utilité publique, tels que routes, ports, chemins de fer, canaux, barrages, irrigations. L’État devait lui rembourser ses avances en 50 années au moyen d’annuités calculées au taux de 5 fr. 25 c. pour 100 francs. Au 1er juillet 1870, il avait été versé à l’État par la Société Algérienne 75 millions de francs. En 1871, par égard pour cette Compagnie et en raison de la situation difficile du marché des capitaux on ne lui demanda que 1 500 000 francs. Les deux années suivantes on fit face aux travaux publics extraordinaires par un prélèvement sur la contribution de guerre imposée aux tribu rebelles. 

En 1874, la Compagnie Algérienne doit avancer 3 500 000 francs, et autant en 1875, de sorte que, à l’expiration du prochain exercice, elle ne devra plus que 16 millions et demi. Nous sommes loin de blâmer les ménagements dont on a usé envers cette société : on ne s’en est pas tenu aux termes du pacte primitif, et l’on a eu raison ; mais nous pensons que le reliquat dû par la Société Algérienne devrait être exigé en 1876 et en 1877. Ainsi l’on pourrait donner une impulsion un peu énergique aux grands ouvrages d’utilité publique. Il faudrait au moins une douzaine de millions par an à consacrer à des entreprises nouvelles ou à l’achèvement de celles qui sont commencées. Le crédit de 7 211 000 francs, accordé pour l’année 1875, doit être consacré à vingt-quatre entreprises différentes, dont la plupart ne recevront que 40 000 à 50 000 francs. Nous pensons qu’il y aurait avantage à concentrer les dépenses sur un petit nombre de travaux urgents qu’on terminerait en peu de temps et qui rendraient des services immédiats. En exigeant le complément des versements de la Société Algérienne dans les années 1876 et 1877, et en se procurant pour les exercices postérieurs des ressources par un remaniement des impôts de la colonie, on pourra arriver à de prompts résultats.

Pour que la colonisation progresse, il faut deux éléments matériels et un élément intellectuel ou moral. Les deux éléments matériels, ce sont l’abondance des terres disponibles et un bon système de travaux publics ; l’élément intellectuel ou moral, c’est une grande liberté d’allures et de travail alliée à une grande sécurité.

Paul Leroy-Beaulieu.

 

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[1] Voir l’Économiste Français du 22 août.

[2] Voir le Journal officiel du 3, du 5 et du 6 juillet 1874.

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