La Grande Guerre et la relève du libéralisme français

Après avoir perdu coup sur coup G. de Molinari et F. Passy, morts en 1912, l’école libérale française aborde la Première Guerre mondiale très affaiblie. Pierre-Leroy Beaulieu, fils de Paul Leroy-Beaulieu, petit-fils de Michel Chevalier, est alors l’un de ceux en qui le camp libéral place ses espérances : il meurt sur le champ de bataille en janvier 1915.

 


La Grande Guerre et la relève du libéralisme français 

Le cas Pierre Leroy-Beaulieu (1871-1915)

 

Au moment où l’on commémore le centième anniversaire de la fin de la Première Guerre mondiale, il m’a semblé opportun de présenter le portrait d’un intellectuel oublié, tombé pour la France dans des circonstances héroïques, et qui représentait la relève de notre grande tradition libérale française qui s’est éteinte vers cette période par manque de nouvelle recrue. Il s’agit de Pierre Leroy-Beaulieu (1871-1915).

Si le fils de Paul Leroy-Beaulieu et petit-fils de Michel Chevalier porte alors les derniers espoirs du libéralisme français, c’est que cette tradition intellectuelle traverse, vers 1910, une période difficile. En 1912, deux géants meurent coup sur coup, Gustave de Molinari (28 janvier, à 92 ans) et Frédéric Passy (12 juin, à 90 ans). Le développement du marxisme, du syndicalisme et du nationalisme rétrécissent parallèlement les horizons du libéralisme français. On ne peut plus s’en remettre alors qu’à des renforts venus de l’intérieur.

L’endogamie, une stratégie périlleuse

Structurée au XVIIIe siècle autour d’une école (la Physiocratie), la tradition libérale française s’est construite et maintenue au XIXe siècle sur la base d’une ou de plusieurs dynasties familiales. À partir de Jean-Baptiste Say, les libéraux cultivent en effet une forte endogamie, laquelle permet de structurer un mouvement qui, en l’absence d’un maître à penser avoué, doit encore se reconstruire. Charles Comte, pilier du libéralisme sous la Restauration, épouse Adrienne Say, fille de l’auteur du Traité d’économie politique, qui lui-même, par sa descendance — Horace Say (1794-1860), Léon Say (1826-1896) — organise intellectuellement et matériellement l’école libérale française. Michel Chevalier, autre grande référence libérale, cette fois-ci sous le Second Empire, marie l’une de ses filles à Paul Leroy-Beaulieu, le plus prometteur de sa génération.

Ces stratégies familiales sont d’une importance capitale pour quiconque entend raconter l’histoire de la tradition libérale française. Elles méritent aussi d’occuper, par voie de conséquence, une place de choix dans l’explication de la fin de cette même tradition.

Or cette stratégie d’endogamie, qui a d’abord fait la force de l’école libérale française — les Say sont les principaux artisans et financiers du « réseau Guillaumin » — s’avère également périlleuse. Preuve en est, la famille Say : de son mariage avec Geneviève Bertin, Léon Say n’aura qu’une fille, qui meurt à 21 ans, et il s’éteint sans postérité. La grande famille Say, qui a brillé sur trois générations, s’éclipse donc.

Les espoirs de Pierre Leroy-Beaulieu

L’alliance entre Michel Chevalier et Paul Leroy-Beaulieu semble promise à un meilleur avenir. Couvée par sa grand-mère paternelle, veuve de Michel Chevalier, le jeune fils Pierre Leroy-Beaulieu témoigne d’une grande supériorité intellectuelle. Au Lycée Condorcet, il collectionne les prix. En 1890, il rejoint l’École Polytechnique.

Pierre-Leroy Beaulieu peu après sa sortie de l’École Polytechnique

Après en être sorti, il se lance dans un grand voyage à travers les quatre continents, en complément de son éducation académique, et il découvre, carnet de notes en main, les peuples de l’Afrique, de la Chine, du Mexique, des États-Unis, ou encore de l’Australie. À son retour, il collabore à l’Économiste français, le périodique de son père, en charge des affaires économiques étrangères, et prépare différents ouvrages où il approfondit son analyse de plusieurs pays. En 1900, il donne notamment la Rénovation de l’Asie, où il analyse le réveil du continent asiatique et tempère les craintes de ses contemporains sur les risques qu’il présente. Dans un autre livre, Les nouvelles sociétés anglo-saxonnes (1901), il souligne à quel point l’intervention de l’État a diminué les énergies individuelles et tué l’esprit d’initiative dans le peuple australien, quoiqu’il provienne de la même souche que celui d’Angleterre et des États-Unis où le phénomène ne se présente pas de même. Enfin dans Les États-Unis au XXe siècle, il prédit une supériorité économique inégalée à la nation américaine, du fait de son caractère industrieux et économe. Ces publications, qui connaissent de nombreuses éditions et des traductions multiples, attirent sur lui l’attention, et il est fait professeur d’économie à l’École libre des sciences politiques, l’ancêtre de Sciences Po Paris.

En 1906, il réussit la difficile synthèse entre le camp libéral et le camp conservateur et remporte l’élection législative dans la première circonscription de Montpellier. À l’Assemblée, il combat le projet d’impôt sur le revenu et réclame une réduction des dépenses publiques. « Aussi longtemps, dit-il, qu’on méconnaîtra le lien indissoluble qui unit ces trois termes, la paix à l’extérieur, l’apaisement à l’intérieur, les réformes et l’économie, on pourra bien faire de vaines apparences de réformes ; en réalité, on se condamnera à l’impuissance et à la stérilité. »

Désormais plus libéral que jamais, après s’être confronté au socialisme et à l’interventionnisme montants, il se représente en 1914 devant ses électeurs, avec un message clair, qu’on retrouve dans sa Profession de foi : « J’ai toujours défendu et je défendrai, contre toute atteinte, avouée ou hypocrite, contre toute restriction sectaire, la liberté sous toutes ses formes : liberté de conscience, liberté d’enseignement, liberté d’association, liberté d’opinion, liberté du travail. »

Un homme de devoir

À l’été 1914, et quoique père de six enfants, il insiste pour être envoyé sur le front. Nommé commandant d’une section de munitions, il participe à la campagne de Belgique, au repli sur Paris, et à la bataille de la Marne. Le 13 janvier 1915, lors de la bataille de Crouy, il est blessé gravement par balle, à la tête, en défendant seul sa pièce d’artillerie après que son régiment ait été décimé. Il meurt dans une ambulance quatre jours plus tard. L’ambulancier allemand transmet une note qui détaille les circonstances de sa mort : « Ainsi qu’il m’a été rapporté, écrit-il, il a été blessé en combattant avec la bravoure d’un héros. Après que tous ses servants furent tombés, il a servi encore lui-même sa pièce ; quand il fut obligé de cesser, il continua à se défendre avec son revolver à la main jusqu’à ce que la balle, qui pénétra dans la tempe droite en endommageant l’œil, l’eût atteint. »

Carte illustrée émise en l’honneur de Pierre Leroy-Beaulieu. Au dos on lit : “L’ÉPOPÉE. En janvier 1915, le Capitaine L.B., à la Bataille de Crouy, se fait tuer sur sa pièce plutôt que de la rendre.”

Un soldat allemand, Walter Ambroselli, raconte aussi : « Nous avions porté une attaque. […] Là, un capitaine d’artillerie français se trouvait le dernier, seul à la pièce d’artillerie, il allait chercher les munitions, chargeait et tirait. Alors que nous arrivions, il essayait justement d’abattre avec son revolver le plus avancé d’entre nous, le sous-officier Finder. Cependant, celui-ci fut plus rapide et tira une balle dans la tête du capitaine. »

Le corps de Pierre Leroy-Beaulieu fut inhumé en grande pompe par l’armée allemande, en reconnaissance de son grand courage.

Plus d’un million de soldats français périrent lors de la Grande Guerre, avec parmi eux des intellectuels. Pierre Leroy-Beaulieu fut l’un d’eux. Sa perte causa un mal inouï à son père Paul et brisa son énergie : il s’éteignit l’année suivante, en 1916. La tradition libérale française elle-même n’avait plus qu’un semblant de vie. Pour un temps, Yves Guyot maintint un semblant de tradition. Sa mort, en 1928, emporta les derniers espoirs.

Benoît Malbranque

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