La lutte des classes selon Augustin Thierry (1817)

« T », Des Factions, Le Censeur européen, Tome 3 (1817), pp. 1-8.

Introduction par David Hart

L’auteur de cet article a signé « T ». Les pseudonymes et initiales étaient couramment utilisés pour éviter l’identification et donc la punition par les censeurs. L’un des auteurs dont le nom commence par « T » et dont le travail fut publié dans Le Censeur européen est Augustin Thierry, un assistant de rédaction de Charles Comte et Charles Dunoyer, qui devint plus tard un historien célèbre.

Cet article est intéressant parce qu’il a été publié à un moment où Comte et Dunoyer viennent de découvrir les écrits de Jean-Baptiste Say (en particulier les 2e et 3e éditions du Traité d’économie politique) et tentent de combiner les points de vue économique et sociologique dans leur théorie du libéralisme. De cette combinaison d’idées devait surgir une analyse de classe antérieure de vingt ans à la version marxiste mieux connue.

Par Augustin Thierry

Les peuples civilisés se trouvent aujourd’hui dans une position tout à fait neuve, et qui n’a aucune comparaison dans l’histoire des anciens temps. Le genre humain n’est pas, comme les autres espèces d’animaux, stationnaire par sa nature, il a des organes qui le rendent propre à se perfectionner; l’homme a pu s’emparer des forces de la nature; il a su, par ses progrès successifs, se faire un domaine de propriété matérielle et de propriété intellectuelle que les générations se transmettent en héritage, et qui s’accroît, par la succession des temps, par de nouvelles acquisitions, qui viennent sans cesse grossir le capital.

Le domaine matériel et intellectuel des anciens était infiniment petit, en comparaison du nôtre. Les peuples étaient isolés, sans communications, inconnus les uns aux autres. L’art de la navigation les a tous mis en rapport: le commerce a excité l’industrie, et le travail, autrefois honteux et réservé aux esclaves, est devenu de nos jours la vertu des peuples; la propriété en est la récompense. Les progrès des arts, les moyens d’échange ont rendu l’homme indépendant : il sait vivre de son travail, il n’est plus attaché à la glèbe, son existence ne dépend pas des caprices d’un maître; il fuit les persécutions, emportant avec lui sa propriété et son industrie, pour les transplanter partout où il trouve liberté, protection et profit.

Le domaine intellectuel s’est accru comme le domaine matériel. L’imprimerie est le moyen magique qui sert à conserver et à accroître ce trésor précieux; il le place à l’abri de toutes les tentatives du despotisme et de la barbarie. Cet art merveilleux met les peuples en conversation permanente; il est un organe nouveau, inconnu aux anciens, qui démasque l’erreur et proclame la vérité; il ne laisse perdre aucune invention utile, tout ce qu’il recueille devient un héritage pour la postérité.

Ces changements établissent une différence très-grande entre les anciens temps et ceux où nous vivons; ils doivent influer sur les gouvernements après avoir changé la situation des peuples.

Les peuples de l’antiquité étaient divisés en maîtres et en esclaves; ceux-ci, presque semblables aux bêtes, devaient travailler sans pouvoir acquérir; les autres, vivant dans l’oisiveté, ne connaissaient d’autre métier que la guerre, d’autre droit que la force, d’autre vertu que le courage. Chez eux le travail devait être honteux, puisque la force seule assurait la propriété. De là leur penchant pour la guerre, et leur grande estime pour la force physique et l’audace.

La passion des peuples modernes est d’acquérir par le travail, de conserver et de jouir. La force et le courage n’est plus leur vertu essentielle, c’est la travail et l’industrie; ils ne désirent pas la guerre si contraire à leur but, ils veulent la paix, la liberté des communications, et tout ce qui peut faciliter les échanges dans le monde entier. La France, placée pour ainsi dire à la tête de la civilisation de l’Europe, a ce vif désir plus qu’aucun autre peuple du continent, et le gouvernement qui voudra favoriser son penchant, s’emparera de la force et de l’opinion nationales ; il gouvernera avec ceux qui ont acquis, ceux qui veulent acquérir, ceux pour qui le travail est une vertu, et la conservation de la propriété un besoin; ce sont ces hommes qui forment le plus grand nombre et qu’on peut appeler la nation.

Les factions sont composées d’hommes parasites qui veulent vivre sans travail aux dépens de ceux qui travaillent. Il faut créer pour eux des places dans les administrations, dans la judicature, dans l’armée de terre et dans la marine. Si les gens de cette espèce sont rangés sous deux bannières différentes, ils menacent de troubler l’état. On est obligé de composer avec les uns et les autres, et c’est toujours la partie saine et laborieuse qui doit payer ces compositions. Si l’on veut gouverner avec une faction contre l’autre, on s’égare; la masse industrieuse reste neutre, et les factions sont aux prises, troublent l’état, et font des révolutions toujours nuisibles à la propriété, à l’industrie et au travail, c’est-à-dire à la masse de la nation; elles ne sont utiles qu’au parti factieux qui remporte la victoire, et qui use de son triomphe pour occuper toutes les places, qu’il regarde comme son domaine, et exploiter la nation qui est toujours la proie de la cupidité et de l’intrigue du vainqueur. Le seul moyen de gouverner la France est d’écarter les factions, quelle que soit leur bannière, et de gouverner dans l’intérêt de la partie productive et industrielle qui en est la masse, tandis que les autres ne sont qu’un chancre rongeur qu’il faut extirper.

Les factieux sont toujours en mouvement, ils s’agitent en tous sens : on croirait, par l’effet qu’ils produisent, qu’ils ont la force et le nombre de leur côté ; mais qu’on les compte, et l’on sera étonné de leur faiblesse. La classe des hommes laborieux qui veulent acquérir, posséder ou conserver, est au contraire fort nombreuse, et par conséquent très forte; mais, par sa nature, elle est patiente, tranquille et pacifique; elle n’oppose au gouvernement qui la contrarie qu’une force d’inertie qui est terrible, parce qu’elle l’abandonne à la merci des factieux. Un gouvernement qui veut se conserver, doit tirer cette classe nombreuse de son état d’inertie et la mettre en jeu. Il n’y a qu’un moyen pour y parvenir, c’est de gouverner dans son sens et selon ses intérêts; il faut abandonner les factieux de tous les partis qu’on peut assimiler à des compagnies de brigands, qui, ne sachant pas travailler et produire, veulent vivre largement et à l’aise, aux dépens de la classe industrieuse et productive. Tant qu’un gouvernement, quel qu’il soit, ne suivra pas cette marche, il pourra être renversé par des révolutions ; et s’il se soutient pendant quelque temps, il ne le devra qu’à une force étrangère sur laquelle il ne peut pas toujours compter, ou à une force organisée prise dans le parti qu’il favorise, et qui coûtera à la nation des sacrifices énormes, qui l’appauvriront en la laissant sans défense contre un attaque extérieure. Le résultat d’un pareil gouvernement serait le despotisme, la pauvreté, la misère, l’humiliation et la dépendance politique envers les autres puissances de l’Europe, et toujours il resterait sur le cratère des révolutions.

Le gouvernement que désirent les hommes industrieux, qui veulent acquérir par le travail ou en conserver les fruits, est celui de la justice qui doit convenir également à tous; ils ne demandent pas des privilèges, ils ne veulent ni titres, ni places, ni pensions; ils veulent mettre leurs personnes et le fruit de leur travail à l’abri de toute violence, de toute exaction et de tout pillage, soit arbitraire, soit administratif, soit judiciaire. Ils ne refusent pas de contribuer pour les frais du gouvernement; mais ils demandent que leurs députés consentent l’impôt et qu’ils en vérifient l’emploi. Ils consentent à fournir, pour la solde de l’administration, les fonds absolument nécessaires; mais ils seraient révoltés qu’une classe privilégiée ne pouvant rétablir la féodalité territoriale, voulût fonder sur une échelle énorme la féodalité des places et des pensions, qui frapperait en même temps l’agriculture, l’industrie et le commerce, en établissant un pillage méthodique et organisé sur la fortune publique.

Si la partie industrieuse des peuples avait assez de capacité pour juger sainement de ses intérêts, et assez d’énergie pour les défendre, les factions n’auraient jamais une longue existence. Mais les hommes les plus laborieux, les plus utiles, sont presque toujours les seuls qui voient mal leurs intérêts, ou qui ne savent pas faire usage de leurs forces pour les faire respecter. Aussitôt qu’ils se sentent opprimés par une faction, ils ne voient rien de mieux à faire que d’appeler à leur aide la faction ennemie; et lorsque celle-ci a triomphé, ils se voient dans la nécessité de recourir à la première pour s’en débarrasser. Ils se constituent ainsi l’instrument de leurs ennemis, pour en être ensuite les victimes.

Le meilleur moyen de se débarrasser des factions, pour un peuple comme pour son gouvernement, c’est de mettre les élections de la plupart des fonctionnaires dans les mains de la partie de la nation qui est la plus opposée aux factieux, dans les mains des hommes qui s’adonnent aux travaux les plus utiles, et pour lesquels toutes les révolutions sont à craindre.

Le Censeur européen, ou examen de diverses questions de droit public, et des divers ouvrages littéraires et scientifiques, considérés dans leurs rapports avec le progrès de la civilisation (Paris: bureau de l’administration, 1817-1819).

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