La situation de l’Algérie (31 décembre 1881)

La situation de l’Algérie. Premier article, L’Économiste Français, 31 décembre 1881.


LA SITUATION DE L’ALGÉRIE.

(Premier article)

L’ORGANISATION ADMINISTRATIVE.

Si nous nous préoccupons d’étendre notre domaine colonial, nous ne devons pas nous moins efforcer d’administrer avec prévoyance, avec intelligence, avec équité les colonies que nous possédons déjà. Cette double pensée est toujours présente à notre esprit. Ce ne sont pas seulement des étendues de territoire que nous voulons soumettre à l’influence de la nation française, mais nous tenons à ce que cette influence se fasse sentir par des résultats vraiment civilisateurs.

Aussi, après s’ère attachés à la Tunisie, nos regards se reportent vers sa sœur aînée l’Algérie. Ceux qui parlent de l’Algérie sont d’ordinaire enclins à l’une ou l’autre exagération, de tout y admirer ou de tout y déprécier : les enthousiastes et les contempteurs, il semble qu’il n’y ait pas de place à intermédiaire. Nous sommes, quant à nous, d’avis que la France a fait en Algérie de grandes choses et des choses utiles ; bien des étrangers nous rendent ce témoignage, M. de Tchihatchef, par exemple, dans un important ouvrage publié il y a deux ans, et dont nous avons souvent entretenu nos lecteurs. Néanmoins, il ne nous échappe pas que notre œuvre algérienne, si remarquable à tant de points de vue, est fort défectueuse à plusieurs autres. Il nous paraît surtout qu’après cinquante années d’expériences et d’efforts, il est indispensable que notre administration algérienne devienne plus fixe, qu’elle suive des principes plus nets et plus constants, qu’elle flotte moins au gré des caprices improvisateurs auxquels s’abandonnent trop facilement nos éphémères cabinets métropolitains. Il convient que nous ayons désormais une politique algérienne, qui pourra varier dans les détails d’application, mais qui reposera sur des doctrines inébranlables.

Ce qui nous confirme dans ces réflexions, ce sont d’abord les changements récents qui se sont accomplis subitement, presque à la sourdine, dans l’organisation constitutionnelle de notre grande colonie algérienne ; c’est ensuite l’Exposé de la situation générale de l’Algérie, présenté à la dernière session du Conseil supérieur par M. Émile Martin, secrétaire général du gouvernement.

Dieu nous garde de narrer ici toutes les vicissitudes de l’administration de l’Algérie depuis la conquête ! Ce serait une tâche singulièrement longue et monotone. Nous avons mis à l’épreuve tous les systèmes. On a modifié presque chaque année le personnel, aussi bien que les institutions. On a tour à tour essayé du régime militaire strict, puis du régime civil, puis d’une sorte de régime mixte. Dans les années qui ont suivi immédiatement 1871, on a mis en pratique un système qui paraissait donner des garanties à la fois de sécurité et de progrès ; c’était le régime civil dirigé par un militaire expérimenté et à l’esprit progressif : d’abord M. l’amiral de Guesdon, plus tard M. le général Chanzy. Dans notre opinion, on eût dû s’en tenir à cette organisation ; il eût été désirable que les pouvoirs du général Chanzy durassent cinq à six ans, peut-être dix ou douze ans. On s’est malheureusement imaginé que le régime civil ne pouvait être sincèrement appliqué par un général, quelles que fussent l’étendue d’esprit et la sincérité de bon vouloir de ce général. On a donc pris un gouverneur général qui n’avait jamais rien eu de commun avec l’armée et la marine, et l’on a donné à ce civil pur sang non seulement l’administration du Tell et du territoire civil, mais encore celle des hauts plateaux, du Sahara et de toutes les tribus enfin ! Puis à ce gouverneur civil on a confié la direction générale des forces de terre et de mer. Par la faute soit des hommes, soit des circonstances, soit de l’institution elle-même, l’expérience a médiocrement réussi, comme chacun le sait. On est venu alors à une combinaison nouvelle. On a nommé un gouverneur général civil restreint, si nous pouvons ainsi parler, en ce sens que ce haut fonctionnaire n’aura plus le commandement supérieur des forces de terre et de mer et que, en outre, il ne sera plus chargé de l’administration des populations indigènes établies en dehors du territoire civil. Notre colonie a donc maintenant deux grands chefs : le commandant du 19e corps d’armée qui règne sur le territoire militaire, et le gouverneur général civil qui administre le territoire dit civil. Ces deux fonctionnaires sont égaux et indépendants ; et cependant leur sphère d’action se confond à chaque instant. Les populations indigènes des territoires militaires sont mobiles, en effet, et nomades ; tantôt elles restent dans le territoire dit de commandement, tantôt elles viennent, pendant l’été, sur les hauts plateaux qui appartiennent au territoire civil. D’autre part, il y a un assez grand nombre d’Européens sur plusieurs points du territoire militaire : à Djelfa, à Biskra, à Laghouat et dans une foule d’autres lieux. Comment tous les intérêts divers, avec des Européens établis dans le territoire militaire, avec des tribus nomades qui tour à tour séjournent sur le territoire militaire et sur le territoire civil, comment ces intérêts divers seront-ils sauvegardés par la double administration que l’on vient de créer ? Les conflits ne sont-ils pas à craindre ? N’y a-t-il pas à redouter que le commandant du 19e corps d’armée, étant chargé d’administrer presque uniquement des Arabes, n’exagère sa sollicitude pour ceux-ci et sa défiance pour les colons, et que, d’un autre côté, le gouverneur général civil, n’ayant aucune responsabilité relativement aux faits militaires, n’exagère sa défiance à l’égard des Arabes et sa sollicitude pour les seuls colons ? Si le gouvernement avait des motifs d’apprécier les talents du général Saussier, il aurait beaucoup mieux fait, à notre avis, de le nommer gouverneur général civil avec tous les pouvoirs dont a joui et dont a fort bien usé pendant quelques années le général Chanzy.

Ce qui est, en tout cas, regrettable, quoique ce soit parfaitement légal, c’est que les changements considérables dont il s’agit se soient accomplis par un simple décret. Il serait temps de substituer en une matière si importante les lois aux décrets. Les colons le demandent avec raison ; le gouvernement aussi devrait le demander, dans son intérêt même, car c’est une bien grande responsabilité que prennent les ministres en réglant souverainement à eux seuls des questions d’un si grand intérêt national. Ce serait le cas de reprendre l’argument que développait si excellemment M. Ribot à la tribune de la Chambre, il y a quelques semaines : il faut une loi pour changer la délimitation, que dis-je ? le nom même de la plus chétive commune de France, et il ne faut pas de loi pour modifier dans ses fondements l’organisation de l’Algérie, qui compte trois millions d’habitants, et dont la mauvaise administration pourrait avoir pour la France des conséquences si redoutables.

L’intervalle entre le départ de M. le gouverneur général A. Grévy et l’arrivée de M. le gouverneur général Tirman paraît avoir été pour notre possession africaine un véritable interrègne. Il semblait qu’il n’y eût plus personne à la tête de notre colonie. On en était à ce point de confusion qu’on ne savait qui devait présider le Conseil supérieur de gouvernement. On en a la preuve naïve dans l’allocution, très brève et singulièrement originale qu’a prononcée M. le secrétaire général Martin à l’ouverture de cette assemblée. Nous reproduisons quelques passages de ce petit discours ; nous les copions littéralement, car on pourrait croire que c’est un langage de fantaisie que nous prêtons à M. le secrétaire général : « Messieurs, a-t-il dit, en l’absence d’une décision du pouvoir exécutif réglant ma situation devant le Conseil supérieur, je me suis demandé si je devais assister à vos délibérations, si j’en avais le droit et quelle place je devais occuper au milieu de vous. Je désirais, Messieurs, ne pas prendre des attributions et des fonctions qui pourraient assurément m’être contestées si l’on s’en tient au texte du décret du 11 août 1875, qui n’a pas été modifié jusqu’à ce jour. Mais d’autre part, j’ai pensé que j’avais un devoir de haute convenance à remplir vis-à-vis de vous. C’est le gouvernement général qui vous a convoqués, et il paraîtrait surprenant qu’il ne fût pas représenté dans cette assemblée, en l’absence du gouverneur général, par le fonctionnaire qui, après lui, se trouve placé à la tête de l’administration centrale. Qui donc aurait qualité pour vous consulter et à qui donc pourriez-vous poser des questions relatives aux prévisions budgétaires, si je ne siégeais pas à vos côtés ? D’ailleurs, Messieurs, vous avez déjà exprimé votre sentiment sur cette question et c’est ce qui calme mes scrupules. Si donc, Messieurs, vous continuez à penser que ma présence peut avoir quelque utilité, je vous ferai l’exposé de la situation de nos divers services. Vous nommerez ensuite votre président et vous constituerez vos commissions. »

Ne trouvez-vous pas cette allocution fort originale ? et celui ne l’est pas moins, c’est la note qui la suit dans le compte rendu officiel. « Le Conseil ayant adopté cette manière de voir, M. le sociétaire du gouvernement s’exprime en ces termes… » Voilà un petit tableau qui donne une singulière idée de l’organisation de l’administration en Algérie. Ne dirait-on pas que pendant le long intervalle qui sépare le départ du gouverneur général Grévy de l’arrivée du gouverneur général Tirman, tous les pouvoirs aient été suspendus ou incertains ? Le gouvernement risquait de n’être pas représenté près du Conseil supérieur, la session de ce Conseil eût pu ne pas se tenir, si les membres de cette assemblée n’avaient admis par pure tolérance le secrétaire général du gouvernement dans leur sein. Cependant, il y a un télégraphe qui relie l’Algérie à la France, et il eût été facile de déterminer avec quelque précision les pouvoirs intérimaires de M. le secrétaire général. À en juger d’après la petite comédie, fort involontaire de la part des acteurs, dont nous venons de faire le récit, il est bien clair que toute l’administration algérienne, à tous les échelons, a dû être singulièrement ébranlée par les changements de personnes et de régimes.

Arrivons à l’exposé même fait par M. le secrétaire général Martin. Il mérite, quoique fort succinct, d’être étudié attentivement. Il contient sur la colonisation et principalement sur la politique suivie à l’égard des indigènes les renseignements les plus instructifs. Tenons-nous-en dans cet article à ce qui concerne la sécurité.

M. le secrétaire général établit que, malgré une réunion de circonstances défavorables, l’appauvrissement de la population indigène par plusieurs années calamiteuses, la grande agitation produite par les événements du Sud et de la Tunisie, enfin l’extension rapide du territoire civil, par conséquent le changement du régime sous lequel vivaient beaucoup d’indigènes, les crimes ou les délits commis par ceux-ci ont plutôt diminué qu’augmenté. Si l’on recherche le nombre des attentats commis par des indigènes contre des Européens, on trouve, en comparant les premiers semestres des années 1879, 1880 et 1881, que les crimes contre les personnes se sont élevés pour chacune de ces périodes à 72, 87 et 91, et que le nombre des crimes contre la propriété, toujours de la part des indigènes contre les Européens, a été pour ces mêmes périodes de 686, 767 et 719. Or il faut tenir compte que, le territoire civil n’ayant pas cessé de s’agrandir, ces chiffres qui sembleraient indiquer une augmentation font ressortir en réalité une diminution assez notable.

Voilà qui est fort heureux, la sécurité est plus grande en Algérie qu’on ne le prétend. Les mauvais bruits exagèrent et dénaturent les choses. Il en a été de même pour les incendies. Certes, ces incendies ont été assez considérables, moindres cependant qu’on ne le prétendait. Le nombre des incendies de forêts dénoncés par les télégrammes se réduit de moitié environ. Il y en a eu 35, dont 18 attribués à la malveillance, 3 à l’imprudence, 1 à une vengeance entre indigènes, et 13 enfin dont les causes véritables sont encore inconnues.

Ces incendies n’ont pas laissé que de causer beaucoup de dommages ; car on estime les pertes à 3 millions et demi de francs, dont 800 000 francs pour l’État, une quarantaine de mille francs pour les communes et 2 650 000 francs pour les particuliers. Le fameux télégramme qui causa tant d’angoisses : « Philippeville est entourée d’un cercle de feu », n’était pas d’une vérité complète. « Oui, dit M. Émile Martin, il y avait autour de Philippeville un cercle de feu, mais, heureusement, sur une vaste étendue, le feu ne dévorait que des broussailles non comprises dans le sol forestier. » Ces explications sont satisfaisantes, mais bientôt elles le deviennent moins. M. le secrétaire général avoue, en effet, que l’ensemble de la superficie parcourue par le feu en forêt est de 60 000 à 70 000 hectares de terres environ. Or, de ce train, à supposer que tous les ans, ou même tous les quatre ou cinq ans, une étendue semblable fût ravagée, que resterait-il bientôt des forêts algériennes ?

M. le secrétaire général énumère les mesures prises pour accroître la sécurité : les mesures répressives comme le séquestre collectif des biens des tribus ou des douars suspects ; les mesures préventives comme la création de 18 nouvelles brigades de gendarmerie, comme la réorganisation du service de la police et l’envoi d’armes à toutes les communes dépourvues de garnison.

Ces renseignements intéressants sont, toutefois, la partie secondaire du rapport de M. le secrétaire général. Presque tout son exposé concerne la colonisation et la politique suivie à l’égard des indigènes. C’est à ce grave sujet : indigènes et colons, que nous consacrerons notre prochain article. Il faut que la France prenne enfin, en connaissance de cause, une décision sur le traitement qu’elle veut appliquer et aux colons et aux indigènes. Le rapport de M. Martin abonde sur ce point en faits d’un intérêt décisif.

Paul Leroy-Beaulieu.

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