La vraie solution de la question juive

Frédéric Passy. La vraie solution de la question juive (Journal des économistes, février 1899).


LA VRAIE SOLUTION DE LA QUESTION JUIVE

La France n’a pas, on le sait, même avec sa colonie d’Algérie, le monopole de l’antisémitisme. Il a sévi en Allemagne. C’est même en Prusse, et grâce aux prédications enflammées du pasteur Stœcker, qu’il a, sinon pris naissance, du moins affirmé d’abord avec quelque éclat son existence. Il a donné lieu, en Hongrie, à des scènes regrettables et, notamment, à un procès où s’est affirmée, avec une conviction sauvage, la persistance de l’absurde croyance aux massacres d’enfants chrétiens pour la Pâque juive. L’Autriche, Vienne surtout, ont été violemment agitées par les mêmes passions. Et la grande capitale s’est vue, comme la métropole de notre colonie africaine, et pour plus longtemps, sous le joug d’une municipalité antisémitique.

Les persécutions dont les juifs ont été l’objet, pendant plusieurs années, en Russie, ne sont pas oubliées, bien qu’elles soient tout au moins atténuées ; et j’ai eu, l’année dernière, l’occasion d’en parler, au point de vue de leurs conséquences économiques (bien contraires à ce qu’on en avait attendu) à propos d’un très curieux volume de M. Schmerkine.

La Roumanie, si l’on en croit ce que les journaux nous ont raconté de certains incidents tumultueux ou violents, et s’il faut ajouter foi à des correspondances particulières dont j’ai eu ma part, ne serait point exempte de ces divisions.

Le Traité de Berlin, par son article 44, avait garanti à la population juive de ce pays, comme condition de la reconnaissance du nouvel État, les mêmes droits qu’aux autres habitants, sans distinction de culte ou de nationalité. Ainsi du moins l’interprètent les intéressés. Et je me rappelle fort bien, qu’étant à Berlin, en juillet 1878, avec Henry Richard et Leone Lévi, pour y présenter au Congrès, non sans quelque résultat, des requêtes en faveur de l’arbitrage et de la paix, je m’y trouvai avec l’Anglais Joseph Alexander, un quaker, le Français Kann, un israélite, et un ou deux autres, venus tout exprès pour obtenir ces garanties.

Leur succès, à en croire les réclamations dont je reçois l’écho, aurait été plus nominal que réel ; et l’article 44 ne serait que bien imparfaitement exécuté. Les juifs, qui sont au nombre de 250 000, suivant leurs porte-paroles, au nombre de 500 000, suivant leurs contradicteurs, au lieu d’être naturalisés par le fait de leur naissance et de leur résidence, ou de pouvoir l’être de droit, sur leur demande, resteraient, même après plusieurs générations, étrangers. Ils constitueraient, selon la propre thèse d’un des adversaires de leurs prétentions (voir entre autres l’Indépendance Belge du 10 janvier 1898), une nationalité distincte, contre l’intrusion de laquelle devrait se défendre la nationalité roumaine. À les en croire, en outre, et sauf des exceptions partielles ou individuelles qu’on leur oppose, mais dont ils récusent la portée, ils se trouveraient, sous un grand nombre de rapports, dans une situation, non seulement d’infériorité, mais d’exclusion et comme frappés d’une sorte de mort civile. Sans droits politiques, non admissibles, en général, aux fonctions publiques ; ne pouvant être — sauf exception toujours — ni médecin, ni pharmacien, ni avocat ; repoussés le plus souvent du séjour de la campagne, et incapables de posséder des terres ; réduits, par conséquent, en très grande majorité, au séjour forcé des villes, où ils sont mal vus, et à l’exercice des professions dont on leur fait, en Roumanie comme ailleurs, un grief, ils se verraient de plus — ce qui semble leur être particulièrement sensible et douloureux — interdire de fait, sinon peut-être de droit, l’accès des écoles et l’instruction à laquelle ils aspirent. Les écoles, en effet, à les en croire, gratuites pour les Roumains non juifs, ne le seraient point pour eux, bien qu’ils paient leur part des impôts qui en assurent l’entretien ; et ils n’y seraient admis qu’après les Roumains, quand il y a de la place : ce qui, vu l’insuffisance des locaux pour ceux-ci, les retiendrait en perpétuelle attente à la porte.

Voilà, avec l’exclusion du service militaire, contre laquelle ils protestent énergiquement, la majeure partie des plaintes formulées avec une grande vivacité, parfois avec l’accent d’un véritable désespoir, par les juifs de Roumanie et par leurs avocats. Elles sont, je le répète, contredites avec non moins d’énergie par leurs adversaires. Lesquels ont tort ; lesquels ont raison ?

Je ne suis pas personnellement et directement assez renseigné pour me permettre de trancher la question. Je dois dire de plus que j’ai reçu, en maintes circonstances, de la Roumanie (que j’ai eu, jadis, l’occasion de défendre à la tribune de la Chambre, et dont je rencontre aux sessions de la conférence intraparlementaire de très distingués représentants), des témoignages de sympathie qui me rendraient pénible d’être obligé de me porter son accusateur.

S’il m’était permis de laisser entrevoir discrètement, non pas une opinion, mais un sentiment, un doute, je demanderais, en exprimant le désir de voir la question éclaircie par une enquête complète et impartiale, s’il n’y a pas, à l’insu même de ceux qui s’en défendent, et dans la forme plus encore que dans le fond, quelque reste des inégalités et des préjugés de races dont se plaignent, eux aussi, pour leur compte, au-delà de leur frontière, les Roumains de la Roumanie. 

À maintes reprises, par les journaux, par des lettres particulières, par des brochures et par des manifestations qui ont eu leur retentissement jusqu’au sein de cette union interparlementaire que je viens de rappeler, j’ai reçu l’écho des plaintes très vives des Roumains de Roumanie contre les inégalités dont souffrent, à les entendre, les Roumains de Hongrie. Ce sont, à beaucoup d’égards, les mêmes réclamations et les mêmes récriminations. Et ce sont aussi les mêmes protestations, les mêmes dénégations qu’y opposent les Hongrois. 

Là aussi, en face des amitiés qui m’attachent à plusieurs des principaux représentants de la nation magyare, j’hésite. Je ne puis condamner comme coupables d’oppressions voulues ces hommes, dont je connais le libéralisme généreux, et avec lesquels, comme avec les députés et sénateurs roumains, j’ai travaillé pour la grande cause de l’humanité ; mais je doute. Je me demande si partout, tant que nous sommes, nous n’avons pas, pour ce qui nous concerne, quelque voile, tantôt épais, tantôt léger, sur les yeux, et si ce n’est pas surtout en matière de nationalité, de race, de religion ou de classe sociale que la fable de la Besace de La Fontaine est éternellement vraie. 

« Lynx envers nos pareils et taupes envers nous,

Nous nous pardonnons tout et rien aux autres hommes. »

Les Hongrois se sont révoltés (qui pourrait les en blâmer ?) contre l’infériorité dans laquelle prétendait les maintenir, tout en s’en défendant, le gouvernement autrichien. Les Roumains font aux Hongrois, qui s’en défendent, les mêmes reproches que ceux-ci faisaient aux Autrichiens. Et, à leur tour, ils sont, de la part des juifs de Roumanie, dont ils déclarent les griefs sans fondement, l’objet des mêmes reproches. Qui jugera ? Ni les uns ni les autres : ils sont parties en cause. Mais il serait bon peut-être que l’opinion impartiale des tiers pût être sérieusement éclairée, et qu’une conciliation définitive, dans la justice et dans la paix, pût être obtenue.

En attendant, et pour conclure par quelque chose, j’extrais de l’Indépendance Belge du 17 janvier 1898 une citation qu’on ne trouvera pas, je crois, sans intérêt.

Le 29 juin 1875 — cela remonte haut et prouve que la question juive était posée en Roumanie avant le Congrès de Berlin — le ministre de l’Instruction publique, M. Carp, s’exprimait ainsi devant la Chambre :

« Un soir, entre jeunes gens, nous avions discuté la question juive jusqu’à 3 heures du matin sans pouvoir nous convaincre les uns les autres, comme il arrive toujours lorsque la passion s’en mêle. En sortant pour rentrer chez nous, nous apercevons un pauvre juif, presque à la porte de la maison que nous quittions, qui travaillait à son métier, à trois heures après minuit : un vrai tableau de Rembrandt tandis que d’un cabaret voisin sortaient trois ouvriers roumains, pleins de vin et chantant des chansons patriotiques. Je montrai alors ce contraste à mes contradicteurs, en leur disant : VOILÀ LA QUESTION JUIVE ! Voulez-vous lutter victorieusement contre les juifs ? Soyez travailleurs, sobres, économes comme eux, et vous n’aurez rien à craindre… C’EST DANS LA CONCURRENCE DU TRAVAIL QU’EST LA SOLUTION DE LA QUESTION JUIVE. »

M. Carp, que je n’ai point l’honneur de connaître — j’ignore s’il vit encore — a dit ce jour-là le vrai mot. Et quand les instances auxquelles j’ai cédé en dictant cet article n’auraient abouti qu’à me faire connaître et répéter ces paroles, elles ne m’auraient fait perdre, j’ose le dire, ni mon temps ni celui de mes lecteurs.

FRÉDÉRIC PASSY.

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