L’accident du Titanic, causes et conséquences, par Yves Guyot (1912)

En mai 1912, dans sa chronique du Journal des économistes, Yves Guyot rend compte du naufrage retentissant du Titanic. Il refuse de considérer que cette catastrophe implique la nécessité d’une intervention de l’État. Selon lui, la responsabilité individuelle est un aiguillon assez fort pour améliorer la sécurité. « Les compagnies, écrit-il, sont beaucoup plus intéressées que les amateurs et que les personnages politiques à éviter des accidents. Ils coûtent très cher, comme le prouve le désastre du Titanic. Jamais un gouvernement ne donnera aux règles qu’il prescrirait des sanctions aussi fortes, que les conséquences qui en résultent. Il ne condamnerait pas à mort les officiers qui ne se conformeraient pas à ses règlements et le commandant Smith et l’officier Murdoch, qui avaient le bateau en charge, au moment de l’accident, ont payé de leur vie le choc du Titanic contre l’iceberg. »


Yves Guyot, « L’accident du Titanic, causes et conséquences »
Journal des économistes, mai 1912, p.342-345

VIII. L’accident du Titanic. Le 13 avril, à onze heures du soir, un navire de la White Star Line, un peu plus grand que l’Olympic, ce qui en faisait le plus grand navire du monde, a, en opérant sa première traversée, heurtée un iceberg par temps clair et calme, et a coulé au bout de deux heures. Les voyageurs et l’équipage s’élevaient au nombre de 2 340 personnes.

Sur 330 voyageurs de première, on a pu en sauver 202, soit 61 p. 100 ; sur 320 voyageurs de seconde, 116 soit 36 p. 100 ; sur 750 voyageurs de troisième, 178 soit 24 p. 100 ; sur les 940 hommes d’équipage, gens de service et chauffeurs 210, soit 22 p. 100 ; et ceux-ci se décomposent de la manière suivante : 96 gens de service, 71 chauffeurs, 39 marins et 4 officiers.

La proportion des marins est très faible, ce qui prouve que l’équipage a fait son devoir. La proportion des troisièmes et des secondes est beaucoup plus faible que celle des premières, mais combien y avait-il proportionnellement de femmes et d’enfants dans chaque classe ? C’est un élément qu’il serait utile de connaître.

On a constaté que les chaloupes n’étaient pas en nombre suffisant pour recueillir tous les passagers et tous les hommes de l’équipage : mais le navire était en règle avec les règles du Board of Trade.

Tous les navires de 10 000 tonneaux et au-dessus sont rangés dans une seule classe. Le Titanic avait 45 000 tonnes et il n’était tenu qu’à avoir 16 bateaux d’une capacité de 5 500 pieds cubes. Il est vrai qu’une règle supplémentaire prévoit pour ce tonnage l’adjonction de 4 125 pieds cubes, ce qui ferait un total de 9 625 pieds cubes. Une autre règle spécifie qu’il faut diviser le nombre des pieds par 10 pour avoir le nombre de personnes qu’ils peuvent porter, ce qui donne 962 personnes pour le Titanic. Enfin, une dernière règle porte que, quand les navires sont divisés en compartiments étanches, ils ne sont tenus d’avoir que la moitié des bateaux supplémentaires prévus. Le Titanic n’avait pas usé de cette dernière règle pour économiser sur le nombre de ses bateaux. Loin que telle fût l’intention des administrateurs de la White Star Line, les plans du navire publiés au moment de sa mise en service indiquaient 18 bateaux. Mais, d’après un plan publié par le Times le 1er juillet 1910, les bateaux étant placés deux par deux devaient être au nombre de 32, chacun de 28 pieds de long, de 8 pieds 1/2 de large et 3 1/2 de profondeur. Ces bateaux auraient ajouté 7 996 pieds cubes, ou, en chiffres ronds une capacité supplémentaire pour 800 personnes. Elle n’aurait pas encore été suffisante pour les 2 340 personnes. Cette installation avait été retardée parce que, probablement, administrateurs et ingénieurs, pleins de confiance dans la sécurité du navire, s’étaient dit qu’on pouvait ajourner ce qu’ils considéraient comme du superflu.

Le Merchant Shipping Advisory Committee a fait, le 4 juillet 1911, un rapport sur la question d’augmenter la capacité des bateaux pour des tonnages allant jusqu’à 50 000 tonnes. Ce rapport considère que le nombre des passagers n’augmente pas en raison du nombre des tonneaux, et pour les navires de 45 000 tonnes et au-dessus, il se contente de 24 bateaux cubant 8 300 pieds.

La Gazette de Francfort a fait le calcul suivant de l’insuffisance des bateaux d’après la capacité des plus grands navires des compagnies suivantes :

Norddeutscher Lloyd                        2 752

White Star Line                                 2 160

Cunard Line                                      2 150

Hamburg Amerika Line                     2 000

Quoi qu’on fasse, il ne pourra y avoir jamais assez de chaloupes en cas d’accident, d’autant plus que, si le navire donne de la bande, si la mer est mauvaise, il est très difficile de les mettre à la mer.

Après la question des bateaux, on a agité la question de la route de New-York.

Un accord du 15 janvier 1899 entre toutes les compagnies, de toutes les nationalités, qui font le service de l’Atlantique du Nord a déterminé la route suivie actuellement du 15 janvier au 14 août, puis du 15 août au 14 janvier[1].

D’après les instructions de l’Hydrographic Department, des icebergs descendent jusqu’au 39e degré de latitude, soit 136 milles au sud et s’étendent jusqu’au 38°30 de longitude, soit à 570 milles à l’est de l’endroit où le Titanic s’est perdu. Les personnes avisées qui ont demandé aux gouvernements d’imposer aux navires de suivre pendant le printemps la route par les Açores ne descendaient pas assez bas ; car les Açores sont situés entre le 36° et le 39°44.

Si l’on allonge les voyages, on en augmente le prix de revient, donc celui des passages et les frets.

Les instructions nautiques britanniques de 1889 ordonnent de modérer la vitesse par le temps de brouillard, etc., mais qu’est-ce que modérer la vitesse ? Elle a doublé depuis cette date, et l’amiral W. R. Kennedy qui, pendant trois ans, a commandé le stationnaire de Terre-Neuve ne trouve pas, en cas de conflit avec des icebergs, de différence entre des vitesses de 12, de 18 ou de 25 nœuds.

Il faut en revenir à cette constatation. Les compagnies sont beaucoup plus intéressées que les amateurs et que les personnages politiques à éviter des accidents. Ils coûtent très cher, comme le prouve le désastre du Titanic. Jamais un gouvernement ne donnera aux règles qu’il prescrirait des sanctions aussi fortes, que les conséquences qui en résultent. Il ne condamnerait pas à mort les officiers qui ne se conformeraient pas à ses règlements et le commandant Smith et l’officier Murdoch, qui avaient le bateau en charge, au moment de l’accident, ont payé de leur vie le choc du Titanic contre l’iceberg.

Toutes les mesures que prendraient les pouvoirs publics ne pourraient être que régressives. Le Titanic a coulé à la suite de coïncidences extraordinaires. Cet accident n’empêchera pas de construire des navires d’une vitesse toujours plus grande, d’un tonnage toujours plus fort et de suivre toujours la route la plus courte. C’est le progrès.

La White Star Line faisait part de la fameuse American shipping combination que réalisa M. Pierpont Morgan en 1902.

D’après une étude publiée dans le Times du 6 mai, le capital était de 120 millions de dollars dont 100 ont été émis. Pendant les huit ans d’existence de la compagnie, le total des bénéfices a été de moins de 20 millions de dollars. Quand revenant de Londres à ce moment, je disais en France que le pronostic était mauvais, on ne me croyait pas. Les imaginations voyageaient et voyaient les États-Unis s’emparer de tous les navires. Voilà le résultat.

Yves Guyot

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[1] Voir the Shipping World Year Book 1912, p. 254.

A propos de l'auteur

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