L’argile humaine et le potier socialiste

L’ARGILE HUMAINE ET LE POTIER SOCIALISTE 

[Journal des économistes, septembre 1904.]

 

Dans un récent article de M. Jaurès, intitulé Position nette, publié par son journal l’Humanité, article que nous signalons à l’attention de nos lecteurs (il porte la date du 27 août dernier), il y a entre autres cette phrase remarquable, une véritable perle socialiste :

« Comment Guesde imagine-t-il que le prolétariat saura organiser la propriété et le travail selon des lois nouvelles d’égalité, pétrir à nouveau toute l’argile humaine et lui souffler une âme communiste, si sa force défaille à pratiquer et à défendre la liberté républicaine ? »

Si, dans cet article, M. Jaurès a voulu prendre nettement position vis-à-vis de son antagoniste, J. Guesde, il faut le remercier d’avoir nettement exposé l’œuvre à faire pour atteindre l’idéal du régime collectiviste ; il ne s’agit de rien moins, on le voit, que de pétrir à nouveau toute l’argile humaine pour lui souffler une âme communiste.

M. Jaurès avait déjà, dans un autre discours, annoncé que quand le parti socialiste serait le maître de l’État, il créerait une société nouvelle, sans précédent dans les fastes de l’Histoire. C’est, sous une autre forme, la même pensée qu’il réédite aujourd’hui. On a quelquefois défini le régime collectiviste en disant qu’il se résume en deux éléments : un berger et un troupeau ; d’après M. Jaurès, il faut modifier de la manière suivante la formule : Le collectivisme, c’est un potier d’une part ; de l’autre, de l’argile humaine que le potier pétrit comme cire molle.

Le potier, c’est le prolétariat, ou plutôt (car ici, nous sommes dans les broussailles de la métaphysique allemande, et M. Jaurès, au lieu d’aller jusqu’au bout de sa pensée a eu le tort de personnifier une abstraction), le potier, c’est l’État divin incarné dans l’homme d’État à qui sera confié le pouvoir créateur. L’argile humaine, c’est vous, c’est moi, c’est tout le monde, sauf M. Jaurès, car il est bien entendu que c’est lui qui sera le Pontifex maximus, le délégué de l’État divin investi du pouvoir de nous pétrir, au nom et pour le compte du Prolétariat.

L’État divin pétrissant, pour le Prolétariat, l’argile humaine, quelle bizarre et étrange conception, pour un homme d’État qui se réclame de la démocratie moderne et de la Déclaration des Droits de l’Homme de la Révolution

Dans un article de la Revue politique et parlementaire, de juillet 1896, j’ai posé à M. Jaurès la question suivante, j’ai dit au leader socialiste : « Vous prétendez, dans votre brochure sur les Origines du socialisme allemand, que lorsque votre maître en philosophie, Hegel, a proclamé que l’État était divin, qu’en lui seul résidait la liberté parfaite, il a jeté les fondements du socialisme parce qu’il incitait ainsi les hommes à remettre leur personne et leur fortune à l’État ; expliquez-nous, en ce cas, vous qui vous inspirez des doctrines républicaines et reconnaissez aux électeurs, investis du suffrage universel le principe de tout pouvoir politique ; expliquez-nous comment les suffrages d’individus humains peuvent constituer un État divin. »

À cette question nette et précise, question déjà ancienne puisqu’elle date de huit ans, M. Jaurès n’a jamais répondu. 

La question cependant a son importance puisqu’il s’agit des bases mêmes du socialisme ; de l’aveu de M. Jaurès, c’est la question fondamentale. En effet, si l’État n’est pas divin, si le législateur, l’homme politique en qui s’incarne l’État, est un simple mortel, un délégué, un mandataire d’électeurs qui n’ont pu lui confier d’autres pouvoirs et d’autres droits que ceux qu’ils possèdent eux-mêmes, il est clair comme le jour qu’il ne peut pas s’agir, pour l’État, d’être vis-à-vis de l’humanité comme le potier vis-à-vis de l’argile ; l’État, dans ce cas, ne peut être, comme le dit la Déclaration des Droits de l’Homme, qu’une agence de garantie, avec la mission de mettre la force publique au service du droit de tous et de chacun.

Il est donc indispensable que M. Jaurès s’explique d’une manière catégorique sur ce point. M. Jaurès, nous doit cette explication ; il nous la doit non seulement pour mettre au-dessus de tout soupçon la sincérité de ses convictions socialistes, mais parce qu’il a fait appel, à maintes reprises, aux hommes de science et de pensée, et qu’il doit à ces hommes de ne pas laisser supposer qu’il cherche à éluder, en gardant le silence, une question gênante. 

La démonstration une fois faite, lorsque M. Jaurès aura fait sa preuve, en sorte que la formule de l’État socialiste sera à peu de choses près celle de l’État monarchique ou césarien : Napoléon, par la grâce de Dieu et la volonté nationale, etc., nous lui demanderons quelle différence existera entre l’État divin, socialiste, pétrissant comme cire molle l’argile humaine, et cette congrégation fameuse des Jésuites, dont la règle est que le Jésuite est comme un cadavre, comme un bâton entre les mains du Supérieur général.

Bâton de bois ou bâton de cire, il importe peu apparemment, et si les citoyens, dans le régime collectiviste, sont un bâton de cire aux mains du législateur, de l’homme d’État, chargé de les pétrir, M. Jaurès a tort de nous dire qu’il veut créer une société sans précédent dans les fastes de l’Histoire.

Vous vous trompez, Monsieur, il y a eu dans l’Histoire un précédent à votre régime collectiviste : ce précédent, c’est la République des Jésuites du Paraguay.

E. MARTINEAU.

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