L’art de laisser faire, ou la véritable définition du gouvernement, par Frédéric Passy (1859)

Dans cet article du Journal des économistes, Frédéric Passy note la proximité d’idées qu’a avec les économistes libéraux le R. P. Ventura, qui se prononçait dans son livre (Essai sur le pouvoir public) en faveur de la doctrine du laissez-faire. Ce court article prouve que l’idée du laissez-faire n’a jamais été cantonnée aux économistes, mais surtout qu’en 1859, l’école économiste étant très concurrencée, c’était un évènement de trouver son credo défendu par d’autres. B.M.

Frédéric Passy, « L’art de laisser faire, ou la véritable définition du gouvernement », Journal des économistes, 2ème série, tome 24, octobre-décembre 1859, p.387-391


L’art de laisser faire, ou la véritable définition du gouvernement

Journal des économistes, 1859

Nous avons souvent critiqué, comme contraires à l’intérêt général des nations aussi bien qu’à la liberté particulière de leurs membres, ces habitudes d’intervention en toutes choses qui sont aujourd’hui si répandues en Europe. Nous avons souvent dit, après Channing, après Turgot, après Bastiat, après tous les philosophes économistes et tous les économistes philosophes, que l’individu est la base et la fin de la société ; et que tout ce qui porte atteinte, en quelque degré que ce soit, à la dignité, à la valeur et au bien-être de l’individu, porte inévitablement atteinte, dans le même degré, à la grandeur, à la puissance et à la prospérité de la société. Nous avons souvent soutenu que le rôle de la force publique, si constamment et si ardemment controversé de nos jours, consiste uniquement à garantir, contre les entreprises et les menaces de la violence, l’exercice naturel des forces privées, c’est-à-dire à procurer à tous, par une exacte et impartiale dispensation, le commun bienfait de la SÉCURITÉ et de la JUSTICE. Nous avons souvent affirmé enfin que toute extension de l’action gouvernementale en dehors de cet étroit mais inviolable domaine est pour le gouvernement qui se la permet une source d’embarras et de faiblesse, et que l’instabilité trop visible des pouvoirs politiques n’a pas d’autre cause que la multiplication abusive des attributions de ces pouvoirs. Bien que présentée au nom de l’ordre et de la paix, et comme l’unique et suprême remède aux agitations qui nous épuisent, cette doctrine est habituellement repoussée, par la plupart des hommes qui se proclament conservateurs, comme une doctrine subversive et révolutionnaire ; et les reproches de matérialisme et d’impiété ne lui sont même pas toujours épargnés. Ce n’est donc pas, pour ceux qui la professent, un fait de médiocre importance que l’adhésion d’un homme incontestablement assuré par son caractère et par ses opinions contre ces imputations redoutables, et notoirement en possession de la confiance et du respect, de tout ce qu’il y a de moins révolutionnaire en ce monde. Telle est, personne ne le niera, la situation du T. R. P. Ventura, prêtre non seulement catholique, mais italien, ancien général d’un ordre célèbre par son zèle et son orthodoxie[1], attaché à la cour de Rome par les titres de consulteur de la congrégation des rites et d’examinateur des évêques, à celle de France par les fonctions de prédicateur ordinaire de l’empereur, et à l’Univers par les liens étroits d’une sympathie hautement déclarée et d’une admiration aussi vive que réciproque.

Le P. Ventura a fait paraître, cette année même, un livre auquel il ne dissimule nullement qu’il attache une très grande importance. Le nom de ce livre, Essai sur le pouvoir public, en dit suffisamment le but, et l’auteur d’ailleurs expose clairement ses intentions. Il a voulu, dans un temps où la notion de l’autorité est perdue pour la plupart des esprits, rétablir cette notion indispensable ; et, parmi tant de faux systèmes qui se disputent vainement l’assentiment des hommes, formuler enfin LA VÉRITÉ qui doit tout pacifier et tout accorder (veritatem quœ liberabit nos), en déterminant nettement, d’après la raison et d’après la foi, d’après les philosophes et d’après les Pères, l’origine, le caractère, les droits et les limites du gouvernement. Il s’est, en un mot, proposé spécialement pour sujet la solution de ce problème de l’action publique et de l’action privée, qui domine en effet tous les autres problèmes sociaux, et que le moraliste, le philosophe, le politique, comme l’économiste, trouvent à chaque pas sur leur chemin.

Or quelle est cette solution suprême, cette vérité capitale, dont la connaissance doit assurer à la fois l’indépendance aux gouvernés et la stabilité aux gouvernants, et réconcilier enfin l’autorité avec la liberté ? Quelle est cette définition parfaite du POUVOIR PUBLIC qui renferme dans ses termes féconds toute la science du bonheur et de la justice ? La voici, telle que l’auteur lui-même la résume dans son introduction et dans sa table. C’est que, « d’après la Bible et d’après les principes du droit naturel social, JUGER ET COMBATTRE sont les seules attributions du pouvoir. » C’est que « le pouvoir judiciaire et le pouvoir militaire seuls doivent être centralisés, pour l’unité politique de l’État » ; mais que « là commencent et finissent les attributions du pouvoir. » C’est que « ces fonctions sont les seules politiques », tandis que les autres, « confondues à tort avec elles », sont « des fonctions civiles », revenant de droit aux familles et aux communes. C’est que « l’autonomie et l’indépendance des communes aussi bien que des familles doivent être respectées par le pouvoir », et que manquer à ce respect, c’est, « de la part de ce pouvoir », commettre « une usurpation et une injustice, ET FAIRE DU SOCIALISME. » C’est enfin que, « pour cette raison, le pouvoir compromet et fait mal tout ce qu’il s’attribue le droit de faire en dehors de ses fonctions politiques de juger et de combattre » ; que « le malaise de la plus grande partie des États de l’Europe » vient de « l’ÉNORME FAUTE DES GOUVERNEMENTS ASSEZ INSENSÉS POUR AVOIR VOULU CONCENTRER DANS LEURS MAINS TOUTE ACTION SOCIALE ET TOUT POUVOIR » ; et que « c’est là ce qui, EN FAISANT PESER SUR EUX TOUTE RESPONSABILITÉ, LES DÉCONSIDÈRE, LES AFFAIBLIT ET LES PERD. » — « Pour nous, » dit nettement le P. Ventura, le gouvernement le plus fort et le plus heureux n’est pas celui qui fait tout, mais celui qui laisse faire tout ce qui ne compromet pas la justice et l’ordre public. »

La similitude de cette doctrine avec la nôtre est trop visible, l’identité des termes même trop frappante, pour qu’il soit à propos de la développer par un commentaire. Nous aimons mieux, pour montrer quelle importance le publiciste catholique attache à son triomphe, citer encore quelques passages de son livre. Nous avons puisé dans la table et dans l’introduction ; nous puiserons maintenant dans la conclusion, et nous mettrons sous les yeux du lecteur la fin du volume, les deux dernières pages du dernier chapitre, portant lui-même ce titre significatif : Attributions du pouvoir public et injustice de la centralisation. Voici ces pages : L’auteur vient de rappeler, en se référant à des développements antérieurs, que « les derniers mots de la centralisation politique ne sont que : despotisme et anarchie » ; et que, « comme le panthéisme est la négation de toute divinité, de même la centralisation n’est, de toute nécessité, que la destruction de tout pouvoir » ; il veut achever la conviction et il ajoute :

« C’est d’abord parce que tout gouvernement centralisé, étant censé tout faire, est responsable de tout, et que toutes les fautes, toutes les injustices (auxquelles donne nécessairement lieu une immense action sociale exercée par une seule main), remontant jusqu’au pouvoir, l’affaiblissent, le déconsidèrent et finissent par le perdre.

« C’est, en second lieu, parce que tout gouvernement d’un État centralisé dans un petit nombre de personnes et dans une ville, étant très facile à renverser, devient naturellement le point de mire de tous les coups de la révolution ; cela explique pourquoi, dans tous les pays centralisés, l’esprit de désordre a voué la vie des princes à l’assassinat.

« Pourquoi les jours de la reine d’Angleterre sont-ils en sûreté, tandis que les jours de bien des princes du continent sont incessamment exposés aux plus grands dangers ? C’est parce que la centralisation ne se trouvant pas établie en Angleterre, la mort violente de la reine n’y serait qu’un grand crime ; tandis que dans les États centralisés du continent la mort violente du prince serait, par surcroît, à l’instant même une grande révolution. Il n’en faut pas davantage pour que l’esprit révolutionnaire veuille mettre en jeu ce moyen, aussi facile que criminel, de bouleverser tout un État et de s’en rendre maître.

« On a beau faire des lois d’exception et de terreur, on a beau mettre en état de siège tout un grand pays, on a beau multiplier le nombre et l’autorité des agents de police, la révolution ne s’effraye pas de si peu ; et l’impuissance de pareils moyens pour la sûreté des pouvoirs dont il s’agit vient d’être reconnue et avouée par les hommes mêmes de ces pouvoirs.

« Le mot : il faut désintéresser la révolution[2], prononcé à l’occasion du crime qui, au commencement de cette année, a épouvanté et consterné l’Europe ; ce mot, qui a fait quelque fortune auprès des publicistes sérieux, est d’une frappante vérité. Voulez-vous mettre les princes à l’abri des brutalités de la révolution ? Constituez l’État de manière que la révolution ne puisse pas espérer qu’en se débarrassant du prince elle parvienne à s’imposer à tout le pays par le télégraphe ; et que la mort du prince n’avançant pas les affaires de la révolution, celle-ci n’ait aucun intérêt à la provoquer ; c’est-à-dire : DÉCENTRALISEZ.

« Ce mot résume à lui seul tout un grand système politique. Sa réalisation serait le rétablissement du gouvernement chrétien ou de l’art de laisser faire, sur les ruines du gouvernement païen ou de l’art de tout faire. Ce serait une immense et sérieuse réforme sociale. Ce serait le retour à ce principe de justice distributive à laquelle les familles et les communes ont au moins autant de droits que les individus, et dont le refus obstiné a coûté si cher aux pouvoirs qui s’en sont rendus coupables et aux peuples qui en ont été victimes. Ce serait une véritable révolution ; mais une révolution heureuse, une révolution seule capable d’arrêter le socialisme dont la société est menacée, et de lui rendre l’ordre véritable, après lequel elle soupire depuis de si longues années ; ce serait enfin une révolution seule juste, seule légitime, seule chrétienne et seule puissante à terminer l’ère funeste des révolutions. »

Telle est cette conclusion, qui rappelle inévitablement, tant elle s’en rapproche, ces dernières lignes du pamphlet Protectionnisme et communisme : « Le gouvernement, limité dans son but et sa responsabilité, simple dans son action, peu dispendieux, ne faisant plus peser sur les gouvernés les frais de leurs propres chaînes, soutenu par le bon sens public, aurait une solidité qui dans notre pays n’a jamais été son partage, et nous aurions enfin résolu ce grand problème : Fermer à jamais l’abîme des révolutions. »

Restons-en pour aujourd’hui sur cette bonne impression, et contentons-nous de ces courtes mais expressives citations. Peut-être quelque autre jour entreprendrons-nous de donner un aperçu plus complet de l’ensemble des doctrines politiques et sociales du R. P. Ventura, et ne trouverons-nous pas alors entre ses idées et les nôtres une harmonie aussi entière que nous pourrions le désirer. Peut-être essayerons-nous de montrer d’où viennent et l’accord et le désaccord ; comment il se fait que la même plume qui a si étroitement restreint en principe les attributions du pouvoir les étende assez largement en fait ; par quels accommodements on arrive à concilier une théorie d’une inflexible rigueur avec une pratique d’une tolérance peu gênante, et par quelles voies l’on peut passer, sans trop brusque transition, de la revendication absolue du droit à une définition du serment digne de figurer, dans les Provinciales, à côté de l’hypocras du bon père, si agréable pour ceux qui tiennent à la fois à leurs obligations et à leurs aises. Mais cette étude, qui serait assurément pleine d’intérêt et d’imprévu, serait nécessairement un peu longue ; car elle exigerait, pour être convenablement faite, l’analyse complète de l’ouvrage du savant auteur, et l’ouvrage ne laisse pas que d’être étendu. Un homme aussi considérable que le P. Ventura ne saurait d’ailleurs être apprécié en quelques lignes, et on lui doit bien, si on veut juger son système, un compte rendu en forme. C’est assez pour aujourd’hui d’avoir pris acte de ses déclarations sur un point essentiel, et constaté qu’on peut, de l’aveu des plus difficiles, être orthodoxe et conservateur sans livrer les hommes, comme des animaux dépourvus de raison et de conscience, à la houlette omnipotente d’un berger social. À chaque jour suffit sa peine ; et ce n’est pas rien, on en conviendra, que d’avoir dans son symbole un article au moins, et le premier, qui soit à l’abri des censures de l’Univers.

FRÉDÉRIC PASSY.

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[1] L’ordre des théatins.

[2] Les mots soulignés le sont par le P. Ventura.

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