Le budget anglais et les réformes financières

Le budget anglais et les réformes financières, par Théodore Fix (Journal des économistes, mars 1845).


LE BUDGET ANGLAIS ET LES RÉFORMES FINANCIÈRES

La Grande-Bretagne est le pays des hardiesses financières et économiques. On y a pris l’initiative d’une foule de combinaisons imitées plus tard par les autres nations. Ses impôts, son système de crédit, ses mesures commerciales et industrielles portent souvent l’empreinte d’une grande originalité ; mais on y remarque cependant un sens pratique éminent, une étude approfondie des faits, et un esprit de prévision qui a presque toujours été sanctionné par les résultats. Dans les grandes luttes que l’Angleterre a eues à soutenir à la fin du siècle dernier et au commencement de celui-ci, dans ses guerres d’agression aussi bien que dans ses moyens défensifs, les ressources ordinaires ont toujours été insuffisantes, et les emprunts ont fait les frais de ses armements, de ses conquêtes et des subsides qu’elle payait aux nations étrangères. Elle a contracté une dette énorme sans de sérieuses difficultés ; l’invention fiscale s’est épuisée pour créer des impôts, et presque au début des guerres continentales, le plus grand établissement de crédit de l’Angleterre et du monde a suspendu ses payements en numéraire, et pendant vingt-cinq ans des morceaux de papier ont remplacé les métaux précieux sans que les transactions de toute nature en aient éprouvé un dommage grave et permanent. Le gouvernement et le peuple anglais vivaient en sécurité au milieu de ces circonstances extraordinaires, dont une seule eût suffi pour porter le désordre et la ruine chez tout autre peuple. L’Angleterre a résisté au blocus continental ; elle a développé pendant la guerre son commerce, son industrie et ses possessions coloniales. Il est vrai qu’elle n’a pas toujours été difficile sur le choix des moyens, et souvent des mesures énergiques qui portaient l’empreinte de la grandeur et du génie ont été souillées par des perfidies et des exactions odieuses. Sa politique commerciale était devenue un système d’envahissement sans limites, fortifié par des lois d’exception et de restriction, et favorisé chez la plupart des nations étrangères par la crainte, ou par l’ignorance de leurs véritables intérêts.

Cependant, quelques années après la conclusion de la paix générale, l’Angleterre a éprouvé des résistances chez plusieurs nations avec lesquelles elle avait des relations suivies. Son acte de navigation, ses tarifs, ses prétentions mercantiles soulevaient des réclamations nombreuses et légitimes. L’Angleterre comprit la nécessité de modifier cette partie de sa politique à l’égard de plusieurs nations, et le gouvernement, avec cet instinct parfait qui lui a presque toujours fait juger sainement les périls d’une situation, s’est décidé à introduire de nombreux changements dans ses tarifs, et à sacrifier les dernières clauses importantes de son acte de navigation à des intérêts nouveaux. Huskisson a pris, en 1823, l’initiative de ces réformes. Il a établi des changements dans le tarif, et depuis cette époque ses successeurs ont marché dans la même voie en modifiant, selon les nécessités du temps, les taxes à l’entrée. Le premier ministre actuel de la Grande-Bretagne a repris, en 1842, l’œuvre d’Huskisson avec une énergie nouvelle, et il a fait faire un pas décisif au système manufacturier depuis longtemps en lutte avec le système territorial. La protection accordée aux produits du sol aggrave naturellement la situation de l’industrie manufacturière. Les lois sur les céréales augmentent le prix d’une denrée de première nécessité, et influent par conséquent sur le taux des salaires. La protection accordée à d’autres produits a des effets analogues. Elle renchérit considérablement la main-d’œuvre, et aggrave ainsi la situation du producteur anglais sur les marchés étrangers. Or, comme le gouvernement britannique cherche sans cesse à créer de nouveaux débouchés, à agrandir le cercle des consommateurs, il faut nécessairement qu’il présente à ceux-ci plus d’avantages que ses concurrents pour rester en possession du marché. Un des moyens pour arriver à ce résultat est la réduction du prix de la main-d’œuvre, et par conséquent du prix courant des marchandises. Ce qu’il y a de singulier, c’est que ces changements se font aujourd’hui par le représentant officiel de cette aristocratie qui jouit des privilèges, et qui est menacée de les perdre l’un après l’autre. L’abaissement des tarifs sur certaines matières nécessaires à l’industrie n’est que le prélude de réformes plus importantes, et nul doute que la loi sur les céréales elle-même ne subisse, dans un avenir plus ou moins éloigné, d’importants changements. Ces changements réagiront sur le taux des fermages, sur le revenu des propriétaires et sur la constitution même du sol de la Grande-Bretagne. À mesure qu’on détruira les monopoles, on ébranlera le plus important de tous, l’indivisibilité du sol, et c’est le premier lord de la Trésorerie, le membre le plus éminent du parti tory, qui prépare la voie à cette révolution économique qui pourrait bien devenir plus tard une révolution politique s’accomplissant toutefois sans violences et sans dangers pour la prospérité réelle du pays. Sir Robert Peel, comme tous les hommes supérieurs, ne comprend pas seulement les nécessités de son époque, il entrevoit encore l’avenir et les transformations sociales, fondées sur la liberté, qui s’accompliront inévitablement chez tous les peuples. Pour réaliser ces réformes, il fait en quelque sorte violence à son propre parti : il lui arrache des votes manifestement contraires à ses intérêts immédiats et actuels. Cependant, il faut le dire, les torys ont assez l’intelligence des intérêts généraux du pays pour comprendre la nécessité de ces sacrifices, et s’ils les font de mauvaise grâce, il n’en est pas moins vrai qu’en définitive ils s’y résignent. Il est encore juste de faire remarquer que depuis soixante ans les torys ont accompli la plus grande partie des réformes qui se sont opérées dans la Grande-Bretagne, réformes indiquées par les whigs, mais qu’ils ont rarement pu réaliser eux-mêmes.

À la retraite du ministère Melbourne, les finances n’étaient point dans des conditions rassurantes, et cette situation se prolongea jusqu’à la fin de 1842. En 1839, le déficit était de 35 millions ; en 1840, de 44 millions ; en 1841, de 53 millions ; en 1842, de 102 millions. En 1843 il y eut, par suite de l’établissement de la taxe sur le revenu, un excédent des recettes sur les dépenses de 36 millions de francs et qui fut plus que doublé l’année suivante. Le 5 janvier dernier, cet excédent était évalué par le chancelier de l’Échiquier à 80 et quelques millions. Il est vrai que l’indemnité payée par la Chine et quelques sommes acquittées par la Compagnie de la mer du Sud figurent pour plus de 12 millions dans ce chiffre. La taxe du revenu a rapporté 133 millions. C’est donc aux ressources extraordinaires et à la taxe du revenu qu’il faut attribuer l’amélioration de la situation financière de la Grande-Bretagne.

Voici maintenant de quelle manière le chancelier de l’Échiquier et le premier lord de la Trésorerie ont évalué la recette ordinaire de l’année qui finira le 5 avril 1846 : Douanes, 550 millions ; accise, 337 millions ; timbre, 175 millions ; taxe territoriale, 105 millions ; produit des postes, 18 millions ; domaines de la couronne, 3 750 000 ; produits divers, 6 250 000 ; total : 1 195 000 000 fr. À ce chiffre, il faut ajouter 130 millions pour la taxe du revenu et 15 millions pour complément de l’indemnité payée par la Chine ; total général : 1 340 000 000 francs. En présentant ces chiffres, sir Robert Peel s’est placé, pour l’appréciation des voies et moyens, dans deux hypothèses différentes. Dans la première il examine quelle serait la situation économique du pays si le Parlement jugeait convenable de supprimer la taxe sur le revenu. Cette taxe, comme on sait, n’avait été votée que pour trois ans, et, si elle était supprimée, le premier lord de la Trésorerie ne la ferait figurer que pour six mois, c’est-à-dire pour 65 millions, dans l’exercice finissant au 5 avril 1846. Dans ce cas, le budget des recettes ne serait plus que de 1 275 000 000 francs. Voici les dépenses de l’exercice finissant le 5 avril 1846 : intérêts de la dette, 710 millions ; charges du fonds consolidé, 60 millions ; la dépense des autres services publics est évaluée à 473 millions. Le total des dépenses serait par conséquent de 1 243 millions, et l’excédent des recettes sur les dépenses au 5 avril 1846 de 97 millions, y compris 15 millions provenant des recettes accidentelles de la Chine. Si la taxe sur le revenu était totalement supprimée, et qu’on n’augmentât pas le budget de la marine, les recettes et les dépenses se balanceraient à peu près. Dans l’exercice qui expirera le 5 avril prochain, les dépenses étaient un peu moins élevées : la dette et les pensions civiles et militaires absorbaient environ 875 millions, et il restait pour les autres services publics 325 millions. En se renfermant dans ces chiffres, on aurait pu, à la rigueur, supprimer la taxe sur le revenu ; mais alors aucune des vues économiques de sir Robert Peel ne pourrait se réaliser, et il faudrait en même temps renoncer à l’accroissement de la marine, devenu nécessaire par l’extension incessante des possessions coloniales de la Grande-Bretagne. Aussi le premier lord de la Trésorerie se place-t-il dans l’hypothèse de la suppression de la taxe sur le revenu uniquement pour ménager les formes et les susceptibilités parlementaires. Il montre tous les inconvénients d’une résolution qui priverait le Trésor de ce revenu temporaire, et dans le développement du budget il raisonne comme n’ayant aucun doute sur une continuation triennale de la taxe. Ses prévisions se sont réalisées.

Au fond, la combinaison de sir Robert Peel révèle une pensée unique : c’est une application plus large de sa politique commerciale. Il veut donner à l’industrie manufacturière de nouveaux moyens pour continuer la lutte qu’elle a engagée avec les producteurs des autres pays : d’une part, facilité nouvelle pour la fabrication, et, de l’autre, protection plus étendue et plus efficace pour le commerce britannique sur tous les points du globe. Le projet est favorable aux intérêts généraux du pays, et quoiqu’il froisse, dans la portion relative aux tarifs, le parti même de sir Robert Peel, l’extension de la marine flatte d’un autre côté son orgueil, et seconde parfaitement les tendances d’envahissement du parti tory.

On a vu plus haut que le chiffre des douanes figurait dans les recettes pour 550 millions. Un petit nombre d’articles fournit la presque totalité de cette somme, c’est-à-dire 475 millions ; ce sont : le sucre, le thé, le tabac, les spiritueux, le vin, le café et les bois de construction. Le sucre rapporte à la douane de 125 à 130 millions. C’est un des articles auxquels sir Robert Peel compte appliquer son système de réduction des taxes.

Voici quels sont actuellement les droits sur les sucres en Angleterre :

Sucre brut des colonies anglaises : 31 fr. 55 cent. par quintal (45,3 kilogrammes).

Sucre brut étranger, produit du travail libre : 44 fr. 65 cent. par quintal.

On réduit les droits :

Sur les sucres bruts des colonies anglaises à 17 fr. 50 cent. Par quintal, ceux des districts de l’Inde qui reçoivent des sucres étrangers exceptés. Les provenances de ces districts payeront 23 francs 30 cent.

Sur les sucres bruts étrangers produits du travail libre, à 29 francs 15 cent.

Sur les sucres terrés des colonies anglaises, à 20 fr. 40 cent. ; et sur ceux qui sont importés des districts de l’Inde sus-mentionnés, à 27 fr. 25 cent.

Sur les sucres terrés étrangers, produits du travail libre, à 35 fr.

Enfin on supprime le droit prohibitif sur le sucre raffiné venant de celles des possessions anglaises qui peuvent importer du sucre brut au droit de 17 fr. 50 cent., et on établit sur ce sucre un droit d’importation proportionnel, à savoir : sur le sucre raffiné 23 fr. 30 cent., et 26 fr. 25 cent. sur le double raffiné. C’est là une innovation considérable. Jusqu’à présent, le droit sur le sucre raffiné des colonies anglaises a été prohibitif. D’après le projet, cette prohibition est levée, mais seulement pour les colonies dont les produits bruts payent 17 fr. 50 cent. Ces colonies peuvent désormais raffiner leur sucre en payant 23 fr. 30 cent. par quintal, et une surtaxe de 2 fr. 90 cent. pour la qualité supérieure appelée en Angleterre double-refined. Cela est tout bonnement la suppression d’un monopole onéreux. Il est vrai que la surtaxe protégera encore la raffinerie de la métropole. Cependant le principe est consacré, la voie est ouverte, et comme le plan de sir Robert Peel est adopté, il sera désormais facile d’étendre la faculté qu’on propose d’accorder aux colonies.

On a dû naturellement examiner l’effet que produira ce changement dans la taxe du sucre. La production du sucre des colonies anglaises est estimée à environ 250 000 tonneaux ; 140 000 tonneaux pour les Indes Occidentales ; 40 000 tonneaux pour l’île Maurice, et 70 000 pour l’Inde anglaise. La consommation actuelle de la Grande-Bretagne est estimée à 207 000 tonneaux par an. Sir Robert Peel pense qu’elle s’élèvera, par suite de la réduction des droits, à 250 000 tonneaux, savoir : 160 000 tonneaux de moscouades britanniques rapportant, au droit de 17 fr. 50 cent., 56 millions ; 70 000 tonneaux de sucre terré, à 20 fr. 40 cent. de droit, donnant 28 500 000 fr. ; ensuite 5 000 tonneaux de moscouades étrangères acquittant 29 fr. 15 cent., et rendant 2 917 500 fr. ; enfin 15 000 tonneaux de sucre étranger terré donnant, au droit de 35 fr. le quintal, 10 500 000 fr. Le revenu total du sucre serait, d’après ces calculs, de 97 917 500 f. Il était l’année dernière de 130 400 000 f. : il y aurait par conséquent sur cet article un déficit de 32,500,000 fr. Telles seraient les nouvelles conditions dans lesquelles se trouveraient les sucres en Angleterre.

Le second changement porte sur les cotons en laine. Pour cet article, la taxe sera complétement supprimée. Le droit actuel est de 3 centimes, 11 par livre. Mais comme les 4 cinquièmes seulement de la masse des cotons bruts importés en Angleterre sont destinés à la manufacture, le produit total du droit doit être réparti sur cette masse, et dès lors la taxe pour chaque livre ressort à 3 centimes, 75. Comme le prix du coton brut est, terme moyen, de 40 cent. par livre, 3,75 centimes donnent 9% du prix d’achat. Lorsque le prix du coton descend à 30 centimes, comme cela arrive quelquefois, le droit s’élève alors à 12,5% de la valeur de la matière brute. Le droit, on le comprend aisément, atteint plus particulièrement les tissus de qualité inférieure : sur les mousselines, par exemple, le droit est insensible, tandis qu’il est fort élevé sur les calicots et sur d’autres ouvrages de coton. Les gros tissus anglais éprouvent une concurrence redoutable dans l’Amérique du Sud, en Chine et dans les colonies anglaises elles-mêmes. Sir Robert Peel fait valoir, à l’appui de la suppression de ce droit, la situation des classes ouvrières, et il ne déroge point ici aux habitudes des hommes d’État de son pays, qui savent très bien que les sentiments philanthropiques réels ou affectés produisent toujours un certain effet sur une portion du Parlement. Au fond, les ouvriers ne profiteront guère de la réduction du droit, car le fabricant baissera aussitôt le prix des marchandises dans la même proportion pour rivaliser plus avantageusement avec les compétiteurs étrangers, et l’ouvrier ne recevra aucune augmentation de salaire, à moins qu’une plus grande consommation n’amène une plus grande demande. Une pareille élévation de salaire ne serait, du reste, que momentanée. La perte qui résultera de la suppression complète du droit sur le coton en laine est évaluée à 17 millions de francs.

Le tarif anglais contient 813 articles. En 1842, on avait abaissé les droits sur un très grand nombre de marchandises ; cette fois il s’agit de faire disparaître 430 articles du tarif. Cette élimination, non compris le coton en laine, donnera une perte de 8 millions de francs. Parmi les articles supprimés, on remarque le lin, le chanvre, la soie, les bois d’ébénisterie et de tonnellerie, etc. Enfin, on supprime la seule taxe à l’exportation qui existe encore, celle sur la houille, qui rapporte à peu près 3 millions.

La réforme douanière sera complétée par la réforme de certains impôts. Parmi les droits d’accise, on réduira le prélèvement qui est fait sur la vente des propriétés aux enchères. Un pareil mode, outre qu’il crée une exception dans l’aliénation des propriétés foncières, entraîne encore de tels frais de perception, qu’en définitive cet impôt, onéreux pour ceux qui le supportent, ne rend que très peu au Trésor. Il n’existe pas depuis fort longtemps, et son produit ne dépasse pas 7 500 000 fr. Mais, comme nous l’avons dit, les frais d’administration et de perception sont tellement élevés, qu’ils absorbent une grande partie de ce revenu. Le droit actuel sera remplacé par une simple licence, dont le prix variera de 125 à 175 fr. Ce n’est là qu’un détail du projet de sir Robert Peel ; mais il a un caractère particulier, puisqu’il tend à faciliter l’aliénation des propriétés foncières dans un intérêt commercial et manufacturier, comme le premier lord de la Trésorerie le dit lui-même. Ce droit, qui a rapporté jusqu’à présent 7 millions et demi de francs, ne rendra plus, d’après la nouvelle combinaison, que 1 500 000 fr.

En Angleterre, la fabrication du verre est frappée de taxes très considérables, qui ont rapporté au Trésor, dans le dernier exercice, 16 500 000 fr. Cet impôt sera totalement supprimé, et la fabrication du verre assimilée à celle des pâtes céramiques, qui n’est grevée d’aucun droit. L’Angleterre est à peu près le seul pays où la fabrication du verre soit frappée d’un droit spécial assez élevé pour en entraver l’exportation. Qu’arrive-t-il ? Ce produit n’a qu’un faible débouché à l’étranger ; les verres et cristaux des autres pays arrivent au contraire dans les entrepôts de la Grande-Bretagne, et se réexportent en assez grandes masses sans être assujettis à aucun impôt. Cet état de choses est naturellement très défavorable à la fabrication indigène : il arrête tous les perfectionnements et rend la production stationnaire, tant sous le rapport des quantités que sous celui de la qualité. Les pâtes céramiques, qui ne sont pas assujetties au même impôt, sont, au contraire, l’objet d’un commerce très important. On en a exporté, en 1844, pour près de 19 millions de francs, tandis que la valeur du verre livré à la consommation étrangère n’a pas dépassé 9 500 000 fr. La perception de cet impôt est fort onéreuse : elle coûte, pour le flint-glass, si utile aux sciences appliquées et pour la fabrication duquel l’Angleterre a une supériorité incontestée, elle coûte, disons-nous, près de 60%. Un autre fait révèle également l’influence désastreuse de l’impôt sur le verre. Il y a dans la Grande-Bretagne 3 500 000 maisons, et cependant il n’y a que 500 000 de ces maisons soumises à la taxe des fenêtres. Si, d’une part, on évite de percer des croisées pour échapper à la taxe, il faut avouer que, d’un autre côté, le prix élevé du verre contribue également à perpétuer cette privation que s’imposent les classes pauvres en renonçant à l’air et au jour.

Les différentes réductions de taxes que nous venons d’énumérer donnent ensemble un déficit de 83 millions de francs, c’est-à-dire presque l’équivalent de l’excédent des recettes sur les dépenses. Cependant les réformes projetées par sir Robert Peel ne sont pas les seules qui sont demandées par l’opinion publique. Les droits sur le thé et les taxes intérieures sur les fenêtres et le papier ont été l’objet de réclamations nombreuses, et ont donné lieu à plusieurs associations, à des réunions où les modifications ont été examinées avec beaucoup de vivacité et de chaleur. Ces réformes auront sans doute leur tour, du moins celles qui sont relatives à l’impôt sur les fenêtres et sur la fabrication du papier. L’œuvre de sir Robert Peel n’est pas complète ; mais, telle qu’elle est, elle porte l’empreinte d’un esprit supérieur qui comprend très bien les nécessités de son temps et de son pays, et qui gouverne son propre parti avec assez de vigueur pour lui arracher des concessions qui s’éloignent évidemment des traditions et des inclinations des torys. Les réformes sur les taxes intérieures portent précisément sur celles de ces taxes qui gênent le développement de l’industrie et du commerce extérieur, qui sont d’une perception coûteuse et qui aggravent la situation des classes inférieures. On voit que le choix des réductions a été fait avec beaucoup de sagacité, et que l’intelligence fiscale a marché de pair avec les nécessités industrielles. Les réductions n’ont pas été faites pour donner satisfaction à des réclamations isolées. Il y a tout un système dans les tentatives de sir Robert Peel, et lorsqu’il dit lui-même qu’il fait une épreuve hardie, il révèle toute l’étendue de son plan. Il s’agit de placer la propriété territoriale et l’industrie manufacturière dans des conditions respectivement plus équitables, de poursuivre la réforme des privilèges économiques pour entamer plus tard, avec plus de sécurité, celle des privilèges politiques. C’est avec le sentiment des transformations sociales inévitables que le premier ministre de la Grande-Bretagne a mis la main à l’œuvre. Les différents changements qu’il a projetés et en partie déjà réalisés sont parfaitement coordonnés entre eux, et il a entraîné avec toute la vigueur d’un homme de génie le Parlement dans le cercle de ses vues. Ce n’est pas que son plan n’ait rencontré aucune objection : il a été critiqué dans plusieurs de ses parties, et un homme éminent, lord John Russell, a particulièrement attaqué la nouvelle tarification des sucres. Il y a en effet dans cette partie du tarif projeté de singulières anomalies.

On sait que le sucre produit par les esclaves est frappé en Angleterre d’un droit tellement élevé (plus de 80 fr. par quintal), qu’il équivaut à une prohibition. Lord John Russell a vivement attaqué cette disposition. Il en a montré l’inconséquence et les fâcheux effets pour les relations commerciales de l’Angleterre. Le but de l’exception est, en apparence, entièrement philanthropique ; mais, au fond, il tient à la politique commerciale qui tend à ruiner par tous les moyens possibles les possessions coloniales, et surtout les cultures tropicales des autres peuples. Si l’on arrivait à ce résultat, ce qui nous paraît du reste plus que problématique, l’Angleterre y trouverait de nouveaux éléments pour sa puissance coloniale, et elle aurait un moyen de plus de se rendre maîtresse des marchés étrangers pour les approvisionner de ses denrées tropicales. Mais, nous le répétons, ce plan, qui emprunte le masque de la philanthropie, ne donnera jamais les résultats qu’on en espère. Si, en prescrivant de pareilles mesures, on n’avait en vue que l’abolition de l’esclavage, on les aurait généralisées. Des traités que l’Angleterre a avec certaines puissances, l’État de Venezuela entre autres, autorisent l’admission des sucres produits par des esclaves, sinon d’une manière directe, du moins par voie détournée. Sir Robert Peel a, du reste, fait des réserves pour ces cas spéciaux. D’un autre côté, si, en refusant les sucres du Brésil par exemple, on avait spécialement en vue l’abolition de l’esclavage, il aurait fallu prohiber en même temps le coton, le tabac et une foule d’autres marchandises du Brésil et des États-Unis, qui sont produites par des esclaves. On aurait également exclu de la Grande-Bretagne certaines provenances de Java et celles de l’Inde anglaise elle-même où l’esclavage continue à exister sur une très vaste échelle. C’est ainsi qu’on aurait montré que l’abolition de l’esclavage était la pensée qui avait dicté les termes du tarif. En excluant les sucres du Brésil et de Cuba, on ne sert point réellement les intérêts de la cause qu’on veut défendre, et il apparaît trop clairement qu’on veut plutôt ruiner les possessions coloniales des autres peuples qu’abolir sérieusement l’esclavage, cette honte de l’humanité, qui semble être un démenti vivant donné à la civilisation du dix-neuvième siècle. Jusqu’à présent, l’exception prononcée contre certains sucres produits par les esclaves n’a eu d’autre résultat que de ralentir les relations commerciales de l’Angleterre avec les pays qui ont été l’objet de cette exclusion. Lord John Russell, en combattant le projet de sir Robert Peel, s’est placé sur le terrain que nous venons d’indiquer. Il a proposé un amendement qui réduisait les droits sur les sucres des colonies anglaises à 12 fr. 50 cent. par quintal, et sur les sucres étrangers de toute provenance, qu’ils fussent le produit du travail libre ou du travail des esclaves, à 22 fr. 50 c. par quintal. Il a cherché à établir à l’appui de cet amendement qu’on obtiendrait une affluence plus soutenue des sucres étrangers ; qu’on arriverait à une consommation plus considérable par suite de la baisse du prix, résultat certain de la concurrence ; que cet accroissement réagirait sur les recettes du Trésor, et qu’enfin, l’interdit étant levé, il serait plus facile de conclure avantageusement des traités de commerce avec le Brésil et l’Espagne dont les sucres sont repoussés par la législation actuelle. Ces arguments avaient certainement leur valeur. Lord John Russell s’est placé à un autre point de vue, plus vrai que celui de sir Robert Peel. Si le marché anglais était le seul débouché pour les sucres du Brésil et de Cuba, on concevrait que leur exclusion de la Grande-Bretagne dût porter une atteinte sérieuse à l’esclavage dans ces deux pays. Mais comme la prohibition n’existe qu’en Angleterre, la denrée se dirige sur les autres marchés, où elle ne rencontre plus les sucres coloniaux de l’Angleterre en aussi grande abondance, puisque ces sucres, à défaut de ceux du Brésil et de Cuba, alimentent la consommation de la métropole. Malgré le talent avec lequel lord John Russell a développé son amendement, il a été repoussé, il est vrai à une majorité beaucoup moins forte que celle que le ministère a obtenue sur d’autres points depuis l’ouverture de la session du Parlement. Les autres amendements qui ont été présentés dans la discussion ont eu le même sort, et le projet a triomphé de toutes les résistances.

Avec la conservation de la taxe sur le revenu pour une nouvelle période triennale et la réduction de certains impôts, sir Robert Peel propose au Parlement une augmentation des forces navales qui occasionnera un surcroît de dépenses d’environ 25 millions de francs. Le premier ministre déduit longuement les motifs qui lui paraissent nécessiter cet accroissement de la marine. « L’Angleterre, dit-il, n’avait en 1792 que vingt-deux possessions coloniales ; en 1820, trente-quatre, et aujourd’hui elle en a quarante-cinq. Les soldats anglais tiennent garnison sur tous les points du globe, et 100 000 hommes sont chargés de faire le service intérieur des possessions coloniales de l’Angleterre. Chaque jour apporte à la Grande-Bretagne une île nouvelle, un comptoir, une place forte, qui grossit ses possessions coloniales. » Quand sir Robert Peel dit que l’Angleterre possède aujourd’hui quarante-cinq colonies, il reste au-dessous du chiffre réel, et il ne compte pas plusieurs points importants dont l’envahissement ne remonte qu’à quelques années. On ne voit pas figurer sur le tableau officiel Aden, Fernando-Po, l’île du Prince, Port-Natal, Belise, et beaucoup d’autres stations dont la marine britannique a pris possession. C’est dans l’intérêt de la protection du commerce anglais que sir Robert Peel demande une augmentation des forces navales. Cette protection ne lui a jamais manqué, et les croiseurs anglais déploient partout un zèle et une activité qui sont loin d’indiquer une insuffisance dans les forces navales de l’Angleterre. Quoi qu’il en soit, le personnel de la marine sera augmenté cette année de 2 500 hommes, et l’année prochaine de 4 000 hommes. L’augmentation s’appliquera probablement en grande partie à la station de la Chine. Depuis la conclusion du traité, 2 800 hommes ont constamment été employés sur les côtes du Céleste-Empire, et depuis peu ces forces ont encore été augmentées à l’instigation de sir Henry Pottinger. Ces 4 000 hommes qu’on ajoutera au personnel naval occasionneront une dépense de 4 600 000 francs. Mais ce n’est là que la plus faible partie des sommes nouvelles affectées au budget de la marine. Près de 5 millions sont destinés à l’établissement de deux bassins de construction et de réparation à Portsmouth et à Deptford pour les bâtiments à vapeur. Ce même service à vapeur réclame encore d’autres allocations, en sorte que le budget de la marine se trouvera augmenté d’environ 25 millions de francs, et porté à 173 400 000 fr.

Ainsi, d’une part, on conserve la taxe sur le revenu devant rendre 130 millions de francs, on réduit, de l’autre, les impôts de 83 millions, et l’on ajoute 25 millions au budget de la marine. La taxe sur le revenu, quelque impopulaire qu’elle soit, subsistera pendant trois ans encore, et peut-être pour une période indéterminée. Car il est certain que le dégrèvement présente de tels avantages qu’ils font disparaître l’impopularité de cette taxe. Encore une fois, c’est la réunion de ces changements divers qui donne au projet de sir Robert Peel le caractère de hardiesse et d’élévation qu’on ne rencontre que très rarement dans les combinaisons de ce genre. La réforme touche, soit directement, soit indirectement, à toutes les parties du système économique de la Grande-Bretagne. C’est un acheminement marqué vers la liberté commerciale, et tandis que la plupart des autres puissances augmentent leurs tarifs, l’Angleterre réduit successivement les siens. Il est évident que cette mesure ne lui est dictée que par ses intérêts bien entendus, par l’impérieuse nécessité de favoriser l’industrie, et de faciliter les transactions mercantiles avec les autres pays. Quels que soient, au surplus, les motifs qui ont dicté la mesure, elle se rattache à cette série de résolutions qu’on trouve dans l’histoire administrative et politique de la Grande-Bretagne. Jamais des moyens violents n’y ont précipité les transformations ; mais jamais non plus ces transformations, lorsqu’elles se sont présentées avec un caractère décisif, n’ont été entravées ou comprimées. Loin de là, lorsqu’elles étaient arrivées à un certain degré de maturité, on les favorisait, et l’on évitait ainsi les secousses et les transitions brusques. Cette politique n’est pas nouvelle, et depuis un siècle elle a préservé l’Angleterre de beaucoup de périls intérieurs, et de ces accidents qui affaiblissent l’autorité des lois et détruisent l’harmonie des pouvoirs.

THÉODORE FIX.

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