Le choléra asiatique et la question des quarantaines, par Arthur Mangin

En décembre 1866 se clôt une seconde année marquée par le choléra, qui meurtrit l’Europe et auquel on lutte par des vexations, des restrictions aux transports et des quarantaines. « Comme pour se railler des vaines barrières quon prétendait lui opposer, écrit alors Arthur Mangin dans le Journal des économistes, cest précisément dans les pays où les mesures les plus rigoureuses avaient été prises quil a sévi le plus cruellement. » Lui plaide pour une enquête scientifique sérieuse sur les causes de l’épidémie et ses moyens de transmission, car les gouvernements ont trop voulu postuler qu’ils savent ce qu’en vérité ils ignorent.

 La peste bovine, le choléra asiatique et la question des quarantaines, par Arthur Mangin (Journal des économistes, décembre 1866.)

Peste bovine et choléra asiatique. — Question des quarantaines. De tous les fléaux qui ont fait de lannée 1865 une des années néfastes de ce siècle, ce sont là, sans contredit, les plus terribles : ceux dont les ravages ont eu le plus d’étendue et de durée, qui ont frappé le plus cruellement les nations de lEurope : le premier, dans leur richesse agricole et dans leurs subsistances ; le second, dans la vie humaine elle-même, la première de toutes les richesses assurément. Leur invasion remonte à lannée précédente ; nul ne peut affirmer quils soient près de disparaître, et en tout cas, rien ne nous autorise à espérer quaprès avoir disparu cette fois, ils ne doivent pas bientôt, et à plusieurs reprises encore, se réveiller parmi nous.

Le premier, la peste bovine, ou pour mieux dire, le typhus des bêtes à cornes (rinder-pest des Allemands, cattle-plague des Anglais), a son berceau dans les steppes de la Hongrie et de la Russie méridionale. Cest là, parmi les grands troupeaux de bœufs, seule richesse des habitants de ces contrées, quil se développe spontanément. Sa cause est inconnue et lon ne peut que la présumer. Elle réside probablement dans les mauvaises conditions hygiéniques où se trouvent les animaux, dépourvus des soins quexige la conservation des races domestiques, exposés en général à toutes les intempéries de lair et aux continuelles alternatives dune chaleur intense et dun froid rigoureux, dune sécheresse dévorante et dune extrême humidité ; respirant enfin, au printemps, les émanations insalubres des terrains que les pluies et la fonte des neiges ont transformés en vastes marécages, et que le soleil échauffe de ses premiers rayons.

Je ne marrêterai pas aux symptômes de cette maladie ; ils sont parfaitement décrits dans la circulaire adressée, le 11 septembre 1865, à tous les préfets de lempire par le ministre de lagriculture. Il suffit de signaler ses deux caractères essentiels, qui sont les suivants :

En premier lieu, le typhus des bêtes à cornes, ainsi que son nom lindique, attaque exclusivement les ruminants à cornes, et de préférence ceux du genre bœuf. Ces derniers paraissent même être seuls aptes à lengendrer ; mais il peut ensuite se communiquer aux moutons, ainsi qu’à dautres ruminants domestiques ou captifs, comme lont prouvé les pertes subies, il y a quelques mois, par le Jardin zoologique dacclimatation de Paris. En second lieu, il est presque toujours et promptement mortel ; en troisième lieu, il se propage par voie de contagion avec une facilité et une rapidité prodigieuses, mais par cette voie seule. Ce dernier caractère, qui le rend si redoutable, fournit cependant un sûr moyen de circonscrire ses ravages et de les arrêter par des mesures promptes et rigoureuses qui, lorsquelles ont été strictement observées, nont jamais manqué leur effet. Ces mesures, prescrites à temps par la circulaire ministérielle dont jai parlé ci-dessus, ont réussi jusqu’à présent à éloigner de notre pays le fléau qui, en Angleterre, en Hollande, en Belgique et dans une partie de lAllemagne, a fait périr les bestiaux par centaines de milliers, et lon peut espérer quelles nous assureront une immunité complète. Ici donc le remède est à côté du mal : remède héroïque, il est vrai, mais dont le succès, du moins, nest point douteux.

On nen peut malheureusement dire autant de lautre fléau, de celui qui frappe les hommes. La médecine humaine est aussi impuissante contre le choléra asiatique, que la médecine vétérinaire contre le typhus des bêtes à cornes ; et qui pis est, le mode de propagation de ce mal meurtrier est encore pour la science un mystère ; en sorte que tous les efforts tentés pour larrêter dans sa marche capricieuse sont demeurés sans résultat autre que dentraver les communications, dimposer aux voyageurs des sujétions vexatoires et de causer au commerce maritime un préjudice considérable.On pouvait croire, il y a une couple dannées, que le système des cordons sanitaires, des lazarets, des quarantaines, des exclusions, des séquestrations, des purifications et des fumigations avait fait son temps. Les tristes expériences de 1832, de 1849 et de 1854 en avaient assez démontré linanité, et les gouvernements semblaient ne pas demander mieux que dy renoncer. Mais voici quen 1865 la doctrine de la contagion sest relevée tout à coup du discrédit où elle était tombée, et elle a reconquis en peu de mois tout le terrain qu’à grand peine lobservation scientifique et le bon sens des gens éclairés et réfléchis lui avaient fait perdre. Quelques savants, ou soi-disant tels, ne pouvant se résoudre à confesser leur ignorance touchant la nature du choléra et les lois qui président à son expansion, nont rien trouvé de mieux que de reprendre à nouveau la vieille thèse de la contagion, et de soutenir que le fléau voyage non seulement avec ceux qui en sont atteints, mais encore avec les personnes et les objets provenant des pays infectés, voire avec les objets de toute sorte qui ont traversé ces pays.

En présence de leurs affirmations appuyées sur des faits spécieux, plus ou moins inexactement observés et interprétés ; en présence de la panique générale et des plaintes du public qui, selon son habitude, implorait à grands cris contre le danger la protection des gouvernements, ceux-ci ont cru devoir aviser. Ils ont convoqué des commissions de médecins et leur ont demandé leur avis. Les médecins, qui nen savaient pas plus long en 1864 et en 1865 quen 1830, ont voulu néanmoins conseiller quelque chose ; et comme ils jugeaient la situation en médecins, et non en économistes, ils ont opiné quil fallait, autant quon lepourrait, écarter des pays sains les provenances des pays infectés, ou, faute de mieux, purifier par le chlore, le vinaigre et le soufre les voyageurs arrivant des contrées suspectes, et auxquels l’état de nos mœurs ne permettait pas de fermer la porte au nez. On est donc revenu aux anciens errements. Le choléra nen a pas moins fait sa tournée comme précédemment, et comme pour se railler des vaines barrières quon prétendait lui opposer, cest précisément dans les pays où les mesures les plus rigoureuses avaient été prises quil a sévi le plus cruellement : par exemple, en Italie, où les malheureux voyageurs arrivant du dehors étaient enfermés dans des chambres et à demi empoisonnés avec du chlore — sous prétexte que le chlore est un désinfectant; ce qui, soit dit entre parenthèses, ne fait pas grand honneur à la science des médecins et des chimistes officiels du royaume.

Maintenant une commission internationale, chargée daviser aux moyens de consigner le choléra aux frontières de lEurope, est réunie à Constantinople. Pourquoi à Constantinople plutôt qu’à Londres, à Paris ou à Saint-Pétersbourg ? Parce que la Mecque, rendez-vous annuel des pèlerins musulmans atteints et convaincus, au jugement des contagionnistes, de nous avoir apporté en 1864 le choléra dans les plis de leurs burnous, est une ville turque ; quen conséquence la responsabilité de cette importation et de celles qui pourraient suivre incombe au sultan, et quil appartient à ce souverain, toujours en vertu du même principe, admis a priori, de prendre, de concert avec les autres gouvernements intéressés, les mesures propres à empêcher à lavenir le retour du fléau.

On peut objecter que si le choléra est venu en 1865 par la Mecque, il a su trouver, avant et depuis, dautres voies pour pénétrer en Europe et ailleurs, et qu’à supposer quon réussisse à lui barrer le passage sur ce point, on aura encore fort à faire pour le retenir prisonnier dans le bassin du Gange… Mais ce nest là quune des moindres objections que soulève linstitution de cette sorte de congrès sanitaire. Je ne puis mempêcher de le comparer à la lanterne magique, que le singe dont parle La Fontaine avait oublié d’éclairer. Ce qui manque, en effet, à ce congrès, ce nest ni plus ni moins que la lumière. Sa mission est de combattre un ennemi quil ne connaît pas. Il na pour se guider dans ses opérations que des notions fausses ou contestables, et cest sur des données hypothétiques, contre lesquelles lexpérience et lobservation ont cent fois protesté, quil va fonder sa prophylaxie. Ce quil fera, on le devine aisément. Il établira des postes de surveillance, des lazarets ; il prescrira des visites à bord des navires ; il tracera entre lOrient et lOccident une ligne que les personnes et les marchandises de provenance suspecte ne pourront franchir ; il refera, en un mot, ce qui a été déjà fait, et qui na jamais empêché le choléra daller où il a voulu aller. Si encore ces mesures n’étaient quinutiles ; mais je le répète, elles sont vexatoires pour les personnes, préjudiciables, quelquefois ruineuses pour le commerce, et cest à ce titre quelles devraient être repoussées.

Est-ce à dire quil faille rester les bras croisés et attendre en courbant la tête les futures invasions du choléra ? Non pas, certes ; mais il faudrait ne pas se persuader que lon sait ce que lon ignore ; avant dagir, il faudrait sinstruire. Au lieu dorganiser au hasard un système de défense, il faudrait organiser une enquête permanente et sérieuse, et mettre en jeu toutes les ressources de la science pour découvrir, sinon le principe même du mal, au moins son véhicule, qui est probablement tout autre que ce quon a supposé jusqu’à présent.

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