Le danger des demi-mesures au Tonkin. Nécessité d’occuper Hué, capitale de l’Annam (2 juin 1883)

Le danger des demi-mesures au Tonkin. Nécessité d’occuper Hué, capitale de l’Annam, L’Économiste Français, 2 juin 1883


LE DANGER DES DEMI-MESURES AU TONKIN.

NÉCESSITÉ D’OCCUPER HUÉ, CAPITALE DE l’ANNAM.

 

Le grand défaut de la politique extérieure de la France dans les derniers temps, c’est l’indécision. Ne rien faire au moment opportun, gagner du temps, ce qui, d’après une fine remarque, est le meilleur moyen de tout compromettre, attendre, tergiverser, voilà ce que nous n’avons jamais cessé de faire depuis dix ans.

Jamais nous n’avons vu assez clairement le but à atteindre et les moyens de l’atteindre. Dès que la question de Tunisie fut posée, immédiatement dans ce journal nous écrivîmes qu’il fallait occuper, sans le moindre retard, et Tunis, et Rizerie, et Sousse, et Sfax, et Gabès, et mettre garnison à titre définitif dans toutes ces localités. On ne s’y résolut pas d’abord. On parla de Kroumirs ; on désavoua toute pensée d’occupation ; on ne voulut pas entrer à Tunis ; on finit cependant par le faire ; mais on ne se décida pas en temps opportun à aller à Sousse, à Sfax, à Gabès. Il fallut pourtant aussi s’y rendre. On rappela prématurément une partie des troupes. On dut recommencer l’expédition. Bref, toutes ces tergiversations doublèrent les difficultés militaires, les difficultés politiques et les difficultés diplomatiques. On se donna ainsi une sorte d’apparence de duplicité, tandis qu’on avait toujours été de la plus complète bonne foi.

Si nous rappelons que l’Économiste français, dès les premiers jours de l’affaire tunisienne, a entrevu clairement les événements et les solutions, ce n’est pas par un frivole sentiment de vanité, c’est parce que la question du Tonkin nous semble présenter beaucoup d’analogie avec celle de Tunis, et que dans celle-là comme dans celle-ci les demi-mesures nous semblent singulièrement décevantes et fâcheuses.

En Égypte, ce sont les mêmes tergiversations qui ont affaibli notre politique et qui, en définitive, nous ont fait évincer du pays. Cette irréparable et désastreuse affaire d’Égypte a porté à notre influence dans le monde le coup le plus terrible. Dès lors, chacun nous a pris pour une bergerie, pour une nation de moutons bêlant, supportant avec résignation tous les affronts. Pour n’avoir pas envoyé une douzaine de mille hommes en Égypte, où l’expérience a montré qu’ils n’auraient été exposés à aucun danger, nous nous sommes suscité des avanies sur tous les points du monde. Il n’est pas de roitelet, depuis la reine de Tananarive jusqu’à Tu-Duc, qui ne croie que nous sommes devenus un peuple qu’on peut bafouer, vexer, insulter. Nos amis d’Europe, les Anglais notamment, sont tellement entrés dans cette idée, que toute velléité de notre part de résister aux injures et aux injustices les irrite et les indigne.

Notre déplorable abstention en Égypte, à côté de ces conséquences si malheureuses, a cependant eu un bon effet. Elle a réveillé notre pays ; chacun a vu l’étendue de la faute commise ; chacun a compris qu’une grande nation comme la France ne peut abdiquer toute influence au dehors, qu’elle ne peut, quand on lui donne un soufflet, tendre chrétiennement l’autre joue. Aussi dans tous les rangs de la population sans exception, parmi les commerçants comme parmi les ouvriers, comme parmi les hommes adonnés aux professions libérales, il existe un sentiment très énergique aujourd’hui : c’est que la France doit faire respecter résolument son drapeau dans le monde entier ; c’est que si l’un de ses enfants est frappé ou vexé, il doit être solennellement vengé.

Quelques journaux étrangers, notamment les feuilles anglaises, ne se doutent pas de l’intensité et de la généralité de ce sentiment. Ils parlent de chauvinisme, d’entreprises financières, etc. ; ils traitent les expéditions nécessaires, devant lesquelles nous ne reculons pas, comme si c’étaient des escapades qu’ils n’hésitent pas à appeler ridicules, oubliant ainsi et l’expédition d’Abyssinie, et celle des Achantis, et celle du Zoulouland, et celle d’Afghanistan, et celle d’Égypte. Les journaux anglais qui parlent ainsi se trompent ; c’est un sentiment national très profond qui fait agir la France. Les spéculations financières ou autres sont absolument étrangères à toutes ces questions, car jamais on n’a entendu parler d’une Société de Madagascar ou d’une Société du Tonkin. La France comprend qu’il y a pour elle un intérêt vital à ne plus supporter les dédains et les injures que le premier venu peut vouloir lui infliger.

Il est bon que l’étranger se détrompe : le vote de la Chambre dans la question d’Égypte l’avait induit dans une grosse erreur. Ce vote a été une surprise, une sorte de coalition pour faire tomber un ministère ; mais le résultat pour notre politique nationale a été tellement fâcheux et tellement clair qu’aujourd’hui personne n’oserait plus reparaître à la tribune pour conseiller à la France l’abstention. On l’a bien vu dans cette question du Tonkin : quand la discussion sur les crédits est venue au Sénat, avant les nouvelles si graves des jours derniers, aucun sénateur n’a fait une opposition de principe. La droite, c’est-à-dire, le parti qui combat le gouvernement, s’était réunie ayant la séance, et elle n’a pas voulu prendre la résolution de rejeter les crédits. Les orateurs qui ont présenté des critiques, comme M. Fournier, notre ancien ambassadeur à Constantinople, et M. Buffet, ont fait des objections sur des points particuliers, sur certains articles, mais aucun n’a recommandé de renoncer à l’entreprise ; et quand il a fallu aller au vote, les crédits ont été volés à l’unanimité moins quatre voix. Nous en félicitons cordialement le Sénat, toutes les fractions du corps sénatorial.

À la Chambre, l’unanimité a été plus complète encore ; il est vrai que la mort du commandant Rivière et l’échec de nos soldats étaient connus. Aucun orateur, ni de l’extrême gauche, ni de l’extrême droite, n’est monté à la tribune pour repousser les crédits. Si quelqu’un avait intérieurement l’envie de blâmer l’expédition, il sentait que ç’eût été une mortelle injure au sentiment national. Bien plus, un orateur de l’extrême gauche et un orateur de la droite sont venus déclarer qu’en présence de nos morts et de l’affront à venger ils renonçaient à toute opposition. C’est à l’unanimité de 500 votants que les crédits ont été accordés au ministère : comme on le voit, il n’y a même pas eu d’abstentions, puisque plus des neuf dixièmes de la Chambre ont pris part au scrutin, où ne s’est rencontré aucun vote négatif.

Cette unanimité au Sénat et à la Chambre est pour l’étranger un enseignement. Qu’on cesse donc de nous railler de l’autre côté de la Manche. La nation française est très déterminée à soutenir au dehors sa dignité et ses intérêts : dans les affaires de ce genre, elle se serrera compacte autour de son gouvernement, sans aucune dissidence d’opinion. 

Cette unanimité ne suffit pas ; il faut aussi de la résolution, une conception nette du but à atteindre, et de l’activité pour y parvenir. Si nous avions su agir à temps, nous ne nous trouverions pas au Tonkin en présence des difficultés qui s’offrent à nous ; si nous n’agissons pas avec une suprême vigueur, ces difficultés s’étendront, s’accroîtront et dureront. Le moyen d’épargner et les hommes et l’argent, c’est de consentir immédiatement les sacrifices nécessaires et d’argent et d’hommes. Voilà quatre ou cinq ans, quant à nous, que nous pressons la France de prendre possession du Tonkin ; si on l’eut fait alors, on n’eût pas éprouvé les échecs que nos tergiversations nous ont valus, et l’on ne se fut point trouvé en présence des prétentions de la Chine.

Aujourd’hui une expédition au Tonkin ne suffit pas ; il faut l’occupation définitive du pays. L’occupation du Tonkin n’est même pas suffisante ; il faut occuper, et non pas à titre temporaire, mais à titre définitif, la capitale de l’empire d’Annam, la ville de Hué. Il convient qu’une garnison française monte la garde à la porte de l’empereur Tu-Duc, et que ce souverain devienne par rapport à nous ce qu’est le bey de Tunis. Si l’on n’entre pas à Hué, si on ne l’occupe pas, les difficultés renaîtront sans cesse. Est-ce que tous les obstacles que nous rencontrons ne viennent pas de la cour de Hué ? Est-ce que les intrigues à Pékin ne partent pas de Hué ? Est-ce que les mandarins annamites qui soulèvent et dirigent contre nous les bandes du Tonkin ne sont pas les fonctionnaires de l’empereur Tu-Duc ? Ne reçoivent-ils pas de lui les ordres qui en font nos ennemis ? Est-ce que Tu-Duc n’a pas violé toutes ses promesses ? Est-ce qu’il ne fera pas de même tant que nous aurons l’air de le redouter et de le ménager ? C’est à la tête qu’il faut frapper ; c’est-à-dire que c’est la capitale de l’Annam, foyer d’insurrections et d’intrigues, qu’il faut occuper. Si pour mettre garnison à titre permanent dans Hué, il faut des crédits doubles et un nombre d’hommes double, ce sera une économie d’envoyer dès maintenant ces hommes et de voter ces crédits.

En dehors de l’occupation de la capitale même de l’Annam, tout est demi-mesure, c’est-à-dire péril prolongé et latent. Nous ne voulons, certes, pas dire qu’on doit châtier Tu-Duc en lui enlevant soit la vie soit le trône. Non, il faut simplement mettre garnison à ses côtés ; comme tous les souverains asiatiques, quand il se trouvera en présence d’une situation nette, quand il saura que nos soldats sont à Hué pour ne jamais en partir, qu’il est et doit rester dans la situation d’un rajah indien, qu’il continuera de rogner à la condition de se conformer à notre politique et de ménager nos intérêts, il deviendra souple et docile.

Quand on étudie cette question du Tonkin en consultant soit l’histoire, soit la carte, on voit que l’établissement de notre protectorat effectif sur tout l’Annam et l’occupation définitive de la ville de Hué sont la seule solution qui offre des garanties.

Voilà un siècle que nous avons des droits sur l’ensemble des pays qui forment l’empire d’Annam. L’empereur de Cochinchine, à la fin du siècle dernier, offrit de se mettre sous la protection de la France, et un traité fut même conclu en 1787. À cette époque, un certain nombre d’officiers français vint dans le pays, disciplina l’armée et prit au gouvernement une part active. Depuis lors, l’empereur d’Annam oublia toutes ses obligations ; ses vexations à l’endroit de nos sujets ou de nos protégés nous obligèrent plusieurs fois à des démonstrations maritimes sous le règne de Louis-Philippe. En 1856, un de nos vaisseaux, le Catinat, mal reçu dans la baie de Tourane, dut recourir à la force. En 1858 et en 1859 eut lieu l’expédition qui nous valut la Cochinchine. On crut après avoir été vainqueur, devoir ménager le vaincu : on lui restitua une partie des provinces que l’on occupait. Le résultat de cette mansuétude fut que l’Annam nous crut faibles et timides. Il reprit contre nous ses intrigues ; un nouveau traité, où nous faisions à Tu-Duc toutes sortes d’avantages, fut signé en 1871, et depuis lors l’empereur d’Annam a violé toutes ses promesses. Jamais il ne voulut nous laisser établir en paix notre protectorat au Tonkin ; il aida de tout son pouvoir ces pirates que l’on appelle les Pavillons noirs, qui arrêtent le commerce et oppriment la population paisible. À vrai dire, c’est moins ces Pavillons noirs que les mandarins annamites qui sont nos adversaires. Au mois de juillet 1881, un crédit de 2 millions fut voté par nos Chambres pour assurer la navigation du fleuve Rouge ; si, au lieu d’être de 2 millions, il avait été de 7 à 8, et si, en place de quelques centaines d’hommes, on en eût envoyé quatre ou cinq mille, la question du Tonkin serait résolue depuis lors.

Au mois d’avril 1881, le commandant Rivière, digne héritier de Francis Garnier, dut occuper Hanoi pour assurer la libre navigation du fleuve. Au mois de mars dernier, il occupa une position plus avancée, Nam-Dinh. Si l’hostilité tantôt sourde, tantôt ouverte, des représentants officiels de l’empereur Tu-Duc n’eût pas fait obstacle à l’œuvre de nos braves soldats, le pays serait depuis longtemps pacifié. Le véritable ennemi, c’est Tu-Duc. Or, comme Tu-Duc ne réside pas à Hanoi, comme le siège de sa puissance est à Hué, c’est à Hué qu’il faut aller et s’établir.

Un coup d’œil sur la carte démontre la nécessité d’occuper cette capitale. Ce que nous appelons la Cochinchine, c’est-à-dire notre colonie actuelle, est tout au sud de la péninsule ; le Tonkin est tout au nord et le reste de l’empire d’Annam, y compris Hué, la capitale, est au centre, séparant ainsi notre colonie et la contrée placée sous notre protectorat. Serait-il naturel que la France occupât la province d’Oran et celle de Constantine, en laissant celle d’Alger aux mains d’un ennemi acharné ? Non certes ; c’est oui tant là exactement la situation de nos possessions dans les mers de Chine. L’Annam hostile forme un coin entre la Cochinchine qui nous est soumise et le Tonkin que nous protégeons. Pour avoir la paix, pour n’être pas entraîné à des expéditions perpétuelles, il faut occuper Hué : cela est aisé d’ailleurs, car la ville de Hué est presque sur la mer. Il n’y aurait donc pas de longue marche à faire à l’intérieur.

Faire de Tu-Duc un rajah indien, le tenir sous garnison française dans sa capitale, voilà donc l’unique solution. On pourrait d’ailleurs, comme compensation, diminuer un peu le nombre d’hommes que nous entretenons dans certaines de nos possessions. Il est constant qu’en Tunisie, on pourrait retirer sans danger 7 000 ou 8 000 hommes de la région du nord. De grâce, ne nous laissons pas attarder aux demi-mesures. Instruits par les huit dernières années, prenons immédiatement possession de Hué.

Paul Leroy-Beaulieu.

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