Le Détail de la France (édition Daire)

Le Détail de la France

LA CAUSE DE LA DIMINUTION DE SES BIENS, ET LA FACILITÉ DU REMÈDE, EN FOURNISSANT EN UN MOIS TOUT L’ARGENT DONT LE ROI A BESOIN, ET ENRICHISSANT TOUT LE MONDE.

par Pierre de Boisguilbert

(1695)

(Édition Daire — Guillaumin [1843]
Les titres détaillés des chapitres ont été introduits par ces éditeurs.
Ils ont procédé également à des modifications qui altèrent le texte d’origine.)


Première partie : De la diminution de la richesse nationale.

CHAPITRE I. But et plan de l’ouvrage. — La richesse de tout pays est en proportion de la fertilité de son territoire. — L’abandon de la culture, en France, a diminué le revenu national de plus de 500 millions depuis trente ans.

De tous les pays du monde dont les peuples ne sont pas tout à fait barbares, il n’y en a presque aucun dont la richesse, ou l’indigence, ne soit l’effet de la situation naturelle, participant à ces deux états, selon que son climat et sa terre se rencontrent plus ou moins propres à produire les choses nécessaires à la vie, ou avec lesquelles on se les peut procurer. Il n’y a que l’Espagne et la Hollande qui dérogent absolument à une règle si générale d’une manière bien opposée : celle-ci ne produisant presque aucune commodités, les a en abondance et à meilleur marché que dans les lieux où elles croissent, ainsi que les peuples les plus riches de la terre ; et l’autre, avec un excellent terroir et un climat heureux, ne peut subsister sans des secours étrangers.

Bien que la France soit le plus riche royaume du monde, on peut dire, toutefois, qu’elle n’est pas tout à fait exempte des désordres de l’Espagne, et qu’elle ne répond pas autant qu’elle le pourrait aux avances que la nature semble avoir faites en sa faveur ; puisque, sans parler de ce qui pourrait être, mais seulement de ce qui a été, on maintient que le produit en est aujourd’hui à 5 ou 600 millions moins par an dans ses revenus, tant en fonds qu’en industrie, qu’il n’était il y a trente ans ; que le mal augmente tous les jours, c’est-à-dire la diminution, parce que les mêmes causes subsistent toujours, et reçoivent même de l’accroissement, sans qu’on en puisse accuser celui des revenus du roi, lesquels n’ont jamais si peu haussé qu’ils ont fait depuis 1660, qu’ils n’ont augmenté que d’environ un tiers, au lieu que depuis deux cents ans ils avaient toujours doublé tous les trente ans.

Ce fait va être établi dans la première partie de ces Mémoires, ainsi que la diminution présente des biens de la France. Dans la seconde, on découvrira les causes de ces désordres ; et dans la troisième, on établira la facilité du remède, en fournissant quantité d’argent comptant au roi, et lui augmentant ses revenus ordinaires ; parce qu’on en fera autant de ceux de ses sujets, qui en sont le principe, en leur faisant racheter la cause de la diminution de leurs biens : ce qui produira tous ces effets à l’égard de Sa Majesté et de ses peuples, et cela sans nul mouvement, qui puisse troubler la certitude du présent, pour un avenir incertain ; mais en remettant seulement les choses dans un état naturel, qui est celui où elles étaient autrefois, et où elles seraient encore, si un mécompte presque continuel, causé par des intérêts indirects, ne les en avaient tirées, en causant à tous moments des surprises à MM. les premiers ministres qui n’avaient que de bonnes intentions.

CHAPITRE II. Puissance de la France, et ses causes. — Éléments de la richesse en Europe.

Quelque surprenants que soient les efforts de la France dans cette présente guerre, l’étonnement sera encore plus grand de voir, par ces Mémoires, qu’elle produit tous ces prodiges avec la moitié de ses forces, l’autre étant suspendue par une puissance supérieure, qui arrête d’une manière indirecte des causes qui sembleraient devoir aller trop loin.

Sa puissance vient de ce que, produisant toutes sortes de choses nécessaires à la vie en assez grande abondance, non seulement pour nourrir une grande quantité d’habitants qu’elle renferme, mais encore pour en faire part à ceux qui en manquent, elle se trouve en même temps environnée de voisins qui, n’ayant pas le même avantage, épuisent leurs contrées pour trouver quelque chose de propre aux délices et au superflu, afin de changer avec elle contre le nécessaire ; et cela ne suffisant pas encore à leurs besoins, ils se voient contraints de se faire ses voituriers, et de lui aller chercher, dans les contrées les plus éloignées, de ce même superflu pour en tirer le même nécessaire.

Comme les quatre éléments sont les principes de tous les êtres, et que c’est d’eux dont ils se forment tous, de même, tout le fondement et la cause de toutes les richesses de l’Europe sont le blé, le vin, le sel et la toile, qui abondent en France ; et on ne se procure les autres choses qu’à proportion que l’on a plus qu’il ne faut de celles-là. Et ainsi tous les biens de la France étant divisés en deux espèces, en biens fonds et en biens de revenus d’industrie, cette dernière, qui renferme trois fois plus de monde que l’autre, hausse ou baisse à proportion de la première. En sorte que la croissance des fruits de la terre fait travailler les avocats, les médecins, les spectacles et les moindres artisans, de quelque art qu’ils puissent être ; de manière qu’on voit très peu de ces sortes de gens dans les pays stériles, au lieu qu’ils abondent dans les autres.

CHAPITRE III. Les revenus industriels ont diminué de moitié depuis 1660.

Par tout ce qu’on vient de dire de la France, on aurait peine à comprendre de quelle façon les revenus en peuvent être diminués d’une aussi grande somme que 500 millions par an, tant ceux en fonds que ceux d’industrie, la même terre, le même climat et les mêmes habitants (à fort peu près) y étant encore, et n’y ayant ni avocat, ni médecin, ni artisan qui ne soit disposé à gagner tout autant comme il faisait il y a trente ans. Cependant toutes ces choses ne sont pas à la moitié de notoriété publique, et leur diminution, qui a commencé en 1660, ou environ, continue tous les jours avec augmentation, parce que la cause en est la même, qui est la diminution du revenu des fonds, qui ne sont pas, l’un portant l’autre, à la moitié de ce qu’ils étaient en ce temps-là. Et si quelques-uns n’ont pas souffert un si puissant déchet, c’est parce qu’appartenant à des personnes élevées en dignité, des receveurs riches d’ailleurs les ont pris à ferme avec perte de leur part, pour acheter en quelque manière une protection qu’ils destinaient à d’autres usages. D’autres fonds d’ailleurs ont beaucoup plus baissé, y en ayant plusieurs qui ne sont pas au quart de ce qu’ils étaient autrefois. Ainsi ceux qui avaient 1 000 livres de rentes en fonds, n’en ayant plus que 500, n’emploient plus des ouvriers que pour la moitié de ce qu’ils faisaient autrefois, lesquels en usent de même à leur tour à l’égard de ceux desquels ils se procuraient leurs besoins, par une circulation naturelle qui fait que les fonds commençant le mouvement, il faut que l’argent qu’ils forment pour faire sortir les denrées qu’ils produisent, passe par une infinité de mains avant que, son circuit achevé, il revienne à eux ; de manière que ne faisant ces passages que pour autant qu’il en est sorti la première fois, on peut dire qu’une diminution de 500 livres par an en pure perte dans un fonds en produit une de plus de 3 000 livres par an au corps de la république, et par conséquent préjudicie extrêmement au roi, qui ne peut jamais tirer autant d’impôts de sujets pauvres comme de riches.

CHAPITRE IV. La diminution du revenu national n’a pas pour cause l’augmentation des revenus du roi.

Si la diminution du revenu des fonds, qui a causé celle des revenus de l’industrie, est une chose si certaine que personne n’en doute, la cause ne l’est pas moins, quoiqu’on n’y fasse point de réflexion, et que l’on mette sur le compte de l’augmentation des revenus du roi ce qui n’en est point du tout l’effet.

Les fonds sont diminués de moitié pour le moins, parce que le prix de toutes les denrées est à la moitié de ce qu’il était il y a trente ans ; et les denrées souffrent cette diminution, parce qu’il s’en consomme beaucoup moins. Par exemple, les boucheries donnent bien moins ; les foires des villes où il se débitait des boissons ne sont pas au quart, pour la quantité, de ce qu’elles étaient, et le prix même en est bien moindre. Ainsi, il faut que les fonds qui les produisaient souffrent une pareille diminution, provenant non seulement de celle du prix dans la vente des denrées, mais encore dans leur croissance ; parce que n’y ayant aucuns fruits de la terre qui ne demandent de la dépense pour la culture , qui produit plus ou moins que l’on fait des avances pour mettre les choses dans leur perfection, lesquelles sont toujours les mêmes indépendamment du débit que l’on en aura, ce débit venant à ne pas répondre à ce qu’on a mis, fait que l’on néglige ces mêmes avances dans la suite, et réduit le produit non seulement à la moitié de ce qu’il était, mais même à rien, y ayant des terres entièrement abandonnées, qui étaient autrefois en grande valeur, qui est une perte qui se répand sur tout le corps de l’État : en sorte qu’un pareil destin arrivé à un village d’auprès Cherbourg en fait ressentir des effets jusqu’à Bayonne, par une liaison imperceptible, mais très réelle, que toutes les parties d’un État ont les unes avec les autres.

CHAPITRE V. Du grand intérêt qu’a le roi au rétablissement du revenu national.

La perte de la moitié des biens en général de la France étant constante, par les raisons qu’on vient de traiter ; quoique la réduction de cette perte ou estimation à un prix certain soit une chose indifférente en elle-même, cependant on en a bien voulu faire la supputation, afin d’en tirer deux avantages : le premier, de la rendre plus sensible, et le second, de faire toucher au doigt et à l’œil quel intérêt le roi a, indépendamment de celui du public, à changer la situation des choses, puisque, s’il est vrai, comme on le va montrer, qu’il y ait 500 millions moins de revenu qu’il n’y avait il y a trente ans, il est certain qu’étant rétabli (ce qui est très aisé), Sa Majesté fera une des plus grandes conquêtes qu’elle puisse jamais faire, non seulement sans répandre de sang ni sans sortir de ses États, mais même en enrichissant tout le monde, ce dont il aura nécessairement sa part.

On maintient donc que la diminution est de 500 millions par an, parce qu’elle est de la moitié des biens du royaume, et que ces mêmes biens seulement en fonds, tant réels, comme les terres, que par accident, comme les charges, les greffes, les péages, et les moulins, allaient autrefois à 700 millions par an : ainsi ces mêmes biens, quand ils ne seraient que doublés par les biens d’industrie, feraient plus de 1 400 millions par an ; de sorte que, tout étant diminué de moitié, s’il y a de l’erreur dans cette supputation, c’est de ne pas porter le déchet assez loin.

CHAPITRE VI. Coup d’œil sur la progression de l’impôt depuis Charles VII.

Il reste à faire voir que cette perte n’est point l’effet de l’augmentation des revenus du roi depuis trente ans, puisqu’ils n’ont jamais reçu si peu de hausse en pareil espace de temps, et que depuis deux siècles environ, les revenus des peuples, au lieu de diminuer comme ils ont fait, doublaient au contraire dans la même période de temps, ce qui était cause de l’augmentation de ceux du roi ; et l’un et l’autre étaient causés par l’abondance des espèces d’or et d’argent, que la découverte du Nouveau-Monde avait rendues et rend tous les jours plus communes. Tout ceci n’est qu’une question de fait, que l’on va établir, en commençant à la mort de Charles VII, arrivée en 1461.

Philippe de Commines, qui passe pour l’auteur le plus assuré du siècle passé, et qui ne parle que des choses qu’il a vues, dit que tout le revenu du roi, à la mort de ce monarque, n’allait qu’à 1 800 000 livres par an , et que quand Louis XI mourut, en 1483, la France produisait au roi 4 700 000 livres.

La minorité de Charles VIII, qui lui succéda, adoucit un peu les choses ; et Louis XII, appelé père du peuple, qui le suivit, les continua à peu près sur le même pied. Mais François Ier étant arrivé à la couronne, en 1515, les guerres qu’il eut à soutenir lui ayant fait mettre les affaires sur le même pied que du temps de Louis XI, son revenu, en 1525, allait à près de 9 000 000, ce qui est le double de ce qu’il était trente-cinq ans auparavant. Cela continua à peu près jusqu’à la mort de Henri II, et sous la minorité de ses enfants il se trouva que les revenus de la couronne allaient à 16 000 000, c’est-à-dire qu’ils avaient pareillement doublé dans le même espace de temps.

Enfin sous Henri III, en 1582, ces mêmes revenus vont à 32 millions, comme on peut voir dans l’histoire de Mézeray. Les guerres civiles vinrent ensuite, qui suspendirent l’état des choses. Henri IV commençait à les rétablir quand sa mort imprévue donna lieu à une minorité peu propre à augmenter les affaires du royaume, de manière que les revenus de la couronne n’allaient qu’à 35 000 000 à l’arrivée du cardinal de Richelieu au ministère, qui les laissa à sa mort à 70 000 000, en sorte qu’ils doublèrent de tout point ; et il semble qu’ils auraient suivi cette gradation, puisqu’en 1660, qui est l’année où les biens des particuliers, tant en fonds qu’en industrie, étaient au plus haut point où ils furent jamais (et depuis lequel temps ils ont toujours diminué), ceux du roi avaient encore augmenté, quoique l’on fût en guerre au dehors et assez souvent au dedans. Depuis ce temps-là on ne trouvera pas que les revenus du roi aient augmenté que d’environ un tiers, même en y comprenant les conquêtes du roi, qui sont un dixième sur tout le royaume ; et ceux des peuples sont diminués au moins de la moitié.

CHAPITRE VII. Richesse du petit nombre, et misère du grand. — Henri III plus riche, en 1582, avec 32 millions de revenu, que Louis XIV avec 112 millions.

Bien que la France soit plus remplie d’argent qu’elle n’a jamais été, que la magnificence et l’abondance y soit extrêmes ; comme ce n’est qu’en quelques particuliers, et que la plus grande partie est dans la dernière indigence, cela ne peut pas compenser la perte que fait l’État dans le plus grand nombre. Ou plutôt, à parler proprement, comme la richesse d’un royaume consiste en son terroir et en son commerce, on peut dire que l’un et l’autre n’ont jamais été dans un si grand désordre, c’est-à-dire les terres si mal cultivées et les denrées si mal vendues, parce que la consommation en a été entièrement anéantie à l’égard des étrangers, et beaucoup diminuée au dedans par des intérêts personnels, qui ont fait que l’on a surpris MM. les ministres, en obtenant des édits également dommageables au roi et au peuple, comme on fera voir dans la seconde partie de ces Mémoires.

Mais, pour ne rien anticiper et finir ce premier point de la diminution présente des biens de la France, on dira que, bien que les revenus de Sa Majesté, quant à la somme, soient au plus haut point qu’ils ont jamais été, cependant il y a deux choses incontestables à remarquer : la première, qu’il s’en faut beaucoup, ainsi que l’on a dit, que cette augmentation soit proportionnée à celle des espèces d’or et d’argent, et à la hausse qu’elle apporte tous les jours au prix de toutes choses, dans l’Europe et dans les autres parties du monde ; et la seconde, que, lorsqu’en 1582 la France rapportait au roi 32 000 000, il était bien plus riche qu’il n’est aujourd’hui, parce que, comme il y a un dixième d’augmentation au domaine de la France, c’était sur le pied de 35 000 000, lesquels, eu égard au prix des choses de ce temps-là et  à celui de présent, répondent à 175 000 000 d’aujourd’hui ; attendu que, comme l’or et l’argent ne sont et n’ont jamais été une richesse en eux-mêmes, ne valent que par relation, et qu’autant qu’ils peuvent procurer les choses nécessaires à la vie, auxquelles ils servent seulement de gage et d’appréciation, il est indifférent d’en avoir plus ou moins, pourvu qu’ils puissent produire les mêmes effets.

Ainsi, comme en 1250, qu’on trouve, par des anciens registres, qu’un ouvrier dans Paris, qui gagne aujourd’hui 40 ou 50 sous par jour, ne gagnait en ce temps-là que 4 deniers, c’est-à-dire la centième partie de ce qu’il fait à présent ; toutefois il vivait avec autant de commodité, parce que toutes choses y étaient proportionnées : il avait ses besoins avec ses 4 deniers comme font ceux du même métier aujourd’hui avec leurs 50 sous. Et il s’ensuit qu’un homme qui avait mille livres de rente dans ce siècle était plus riche qu’un qui en a cent mille à présent. Or, bien que sous Henri III les choses ne fussent pas en cet état et que les denrées eussent beaucoup haussé de prix, cependant ce n’était pas en un point qui pût faire que le roi, avec ses revenus de ce temps-là, ne s’en procurât pas beaucoup davantage qu’il ne ferait aujourd’hui. En effet, les 35 millions de Henri III, étant environ le tiers des revenus de la couronne de ce temps, les denrées n’étaient qu’en un cinquième du prix d’à présent ; et la mesure du blé, qui donne le prix à tout, qui vaut maintenant 40 sous, n’en valait que 8 en ce temps-là, comme cela se justifie par les appréciations qui en restent. Ce qui montre incontestablement que les revenus de la couronne étaient sur le pied de 175 millions d’aujourd’hui ; cependant la France n’était pas ruinée comme elle est, toutes ses terres étant cultivées autant bien qu’elles le pouvaient être et ses denrées au plus haut prix qu’elles eussent été, sans qu’on les vît devenir inutiles comme à présent, tandis que ses voisins ne demanderaient pas mieux que de les acheter et de les consommer.

Les particuliers se pouvaient ruiner, ou par trop de dépenses, ou par d’autres causes ordinaires ; mais le corps de l’État n’en souffrait point, et les terres, qui sont le principe de tous les biens, tant réels que d’industrie, changeant de maître, c’était sans aucune diminution de leur juste et première valeur ; parce qu’il n’y en avait aucune, ni dans la quantité des denrées qu’elles produisent, ni dans le prix, ni dans la facilité du débit. De manière qu’on peut dire que, bien que le roi tirât de la France sur le pied de 175 millions, et que ces mêmes revenus ne soient guère qu’à 112 ou 115 millions à présent, cependant il levait beaucoup moins sur les peuples que l’on ne fait, parce que toute la France contribuait au payement des impôts autant qu’il était en son pouvoir, au lieu que présentement il n’y a que la moitié qui soit utile, l’autre étant entièrement ou abandonnée, ou beaucoup moins cultivée qu’elle ne le pourrait être, ou plutôt qu’elle ne l’a été, par des causes qui ne sont rien moins que l’effet du hasard, ainsi que l’on va faire voir.


Seconde partie. Des causes de la diminution de la richesse nationale. 

CHAPITRE I. Dissentiment sur les causes de la diminution du revenu national.

Bien que la cause de la diminution des biens de la France doive être une chose aussi constante que la diminution même, cependant, quoique tout le monde convienne de l’une, il s’en faut beaucoup que ce soit la même chose de l’autre. 

Les commissaires du premier ordre envoyés par tout le royaume pour trouver les moyens de rétablir ce qui était défectueux, étaient une marque certaine qu’on n’était pas persuadé que tout fût dans la perfection ; et comme cette tentative a été sans suite, on veut croire que c’est que l’on ne convint pas aisément de la cause du mal, et par conséquent du remède. 

Les uns ont prétendu dire que c’était qu’il n’y avait plus de commerce ; mais c’était apporter pour cause du désordre le désordre même. Les autres ont avancé qu’il n’y avait plus d’argent ; mais on vient de voir dans le changement des espèces combien ils se sont mécomptés ; et les autres, enfin, ont allégué l’augmentation des revenus du roi, pour ne pas dire des impôts, ce qui eût ôté toute espérance de changement, étant difficile de diminuer une chose dont les causes demandent de l’augmentation et jamais de diminution. 

On a assez fait voir, dans la première partie de ces Mémoires, le peu de fondement d’un pareil raisonnement ; c’est pourquoi on n’en parlera pas davantage, pour passer aux véritables causes de ces désordres.

CHAPITRE II. La véritable cause de la diminution du revenu public est le défaut de consommation. — L’arbitraire de la Taille, les Aides et les Douanes, principes du mal.

On a prouvé la diminution de tous les revenus de la France par celle du produit des fonds, tant dans le prix de la vente des denrées, que dans la quantité de leur croissance, et que l’un et l’autre étaient l’effet du défaut de la consommation, qui était pareillement diminuée de moitié, tous les biens du monde étant inutiles, à moins qu’ils ne soient consommés. Ainsi, pour trouver les causes de la ruine de la France, il ne faut que découvrir celles de la ruine de la consommation : il y en a deux essentielles, qui, bien loin d’être l’effet de quelque intérêt public, ne sont au contraire produites que par quelques intérêts particuliers, très aisés à faire cesser ou changer, sans presque aucune perte de leur part.

La consommation a cessé, parce qu’elle est devenue absolument défendue et absolument impossible. Elle est défendue, par l’incertitude de la Taille, qui étant entièrement arbitraire, n’a point de tarif plus certain que d’être payée plus haut plus on est pauvre, et plus on fait valoir des fonds appartenant à des personnes indéfendues  ; et plus bas plus on est riche, et plus on a des recettes considérables, qui portent avec elles le pouvoir de faire payer sa Taille aux malheureux, parce que l’on tient les terres à plus haut prix, pour acheter en quelque manière cette licence, par la protection de ceux à qui elles appartiennent : en sorte qu’il n’est point extraordinaire de voir, dans une même paroisse, une recette de 3 ou 4 000 livres de rente ne contribuer que pour dix ou douze écus à la Taille, pendant qu’un autre, qui ne tient que pour 3 à 400 livres de fermage, en payera cent pour sa part ; et comme l’un et l’autre n’ont point de titre pour souffrir ou faire ce désordre, ils n’y sont maintenus que par une infinité de circonstances, dont on parlera dans la suite, infiniment plus dommageables à tout le corps de l’État que la Taille même. Enfin, la consommation est devenue impossible par les Aides et par les Douanes sur les sorties et passages du royaume, qui ont mis toutes les denrées à un point, que non seulement elles ne se transportent plus au dehors au quart de ce qu’elles faisaient autrefois, mais qu’elles périssent même dans les lieux où elles croissent, pendant qu’en d’autres lieux tout proches elles valent un prix exorbitant ; ce qui ruine également les deux contrées, parce que tout pays qui ne vend point ses denrées ne tire point celles des autres : c’est ce que l’on traitera en particulier, après avoir parlé des Tailles.

CHAPITRE III. Des Tailles.

La Taille, qui n’a commencé en France à être ordinaire que depuis que l’Église (sous prétexte de dévotions et de fondations pieuses) a si fort surpris les rois et les princes qu’elle s’est fait donner généralement tous leurs Domaines, qui étaient si considérables, qu’ils se passaient aisément de rien lever sur leur peuple, hors les occasions extraordinaires, a toujours doublé tous les trente ans (ainsi qu’il a été dit) depuis son institution, qui est environ le règne de Charles VII, jusqu’en 1651. Et bien que depuis ce temps-là elle ait toujours diminué, cependant elle a cent fois plus ruiné de monde qu’elle n’avait fait auparavant. Car, bien qu’elle ne soit qu’à 36 millions par an, et qu’on l’ait vue à 48 millions en 1650 et 1651, on peut dire toutefois que la misère est trois fois plus grande dans les campagnes qu’elle n’a jamais été. Et, avec tout cela, on soutient, comme on le va faire voir présentement, qu’elle pourrait doubler, non seulement sans incommoder personne, mais même sans empêcher que chacun ne s’enrichît. En effet, on peut dire qu’il n’y a pas le tiers de la France qui y contribue, n’y ayant que les plus faibles et les plus misérables et ceux qui ont le moins de fonds. En sorte qu’étant trop forte à leur égard, elle les ruine absolument ; et après qu’ils sont devenus inutiles aux contributions publiques, elle en va ruiner d’autres à leur tour : outre qu’une personne ruinée ne consommant plus rien, les denrées de ceux qui se sont exemptés leur devenant inutiles par ce moyen, ils sont bien plus ruinés que s’ils avaient trois fois payés la Taille de ceux qui ne sont accablés que par leur crédit, ou par celui de leurs maîtres ; et c’est ce qui se comprendra bien mieux par la description que l’on va faire de la manière dont les Tailles se départissent ; d’abord par Élection et par paroisses, par MM. les Commissaires départis dans les généralités ; ensuite la façon dont les collecteurs qui sont élus par les paroisses les asseyent sur chaque particulier, les moyens dont ils se servent pour se les faire payer, et les autres pour s’en défendre ; et enfin, les divers intérêts des receveurs, des juges et des sergents, et comment le tout se fait d’une manière ruineuse : en sorte que l’on va demeurer d’accord qu’une guerre continuelle serait bien moins à charge au peuple qu’un impôt exigé d’une pareille façon.

CHAPITRE IV. Suite du précédent. — Abus dans l’assiette de la Taille par paroisses.

La Taille, qui était d’abord départie par les Élus, puis par les Trésoriers de France, et enfin par les Commissaires envoyés du Conseil, ne produisait d’abord aucuns des pernicieux effets que l’on voit à présent. Au contraire, la tradition porte que, comme la plus haute Taille était une marque d’opulence et de distinction, les particuliers se piquaient d’en payer davantage que leurs voisins, pour être préférés aux honneurs, comme on voit arriver aux rétributions de l’église, où les riches veulent se signaler par-dessus les pauvres. Mais aujourd’hui c’est justement le contraire, et lorsque la somme à laquelle une généralité est arrêtée, est venue du Conseil, tout le monde fait sa cour à MM. les intendants, afin que leurs paroisses soient favorablement traitées, indépendamment du pouvoir où elles peuvent être de payer plus ou moins de Taille. En sorte qu’il n’est pas extraordinaire de voir une paroisse de cent feux, et du contenu de 1 500 arpents de terre, payer beaucoup moins que la paroisse qui n’en contiendra que la moitié. Mais celui qui cause ce soulagement, qu’on peut appeler une ruine, a pour sa récompense l’exemption de ses fermiers ou receveurs, qui sont taxés à rien ou très peu de chose, mais qui, par une espèce de contre-échange, lui payent la Taille : et si les autres fermiers ou détenteurs de fonds à louage tiennent les terres à huit livres l’arpent, ceux des seigneurs les prennent à dix et onze livres. Quoique quelques intendants bien intentionnés aient voulu arrêter ce désordre, cependant, comme il était impossible que ce fût d’une manière générale, et qui ôtât toute jalousie, parce que de très grands seigneurs se trouvant dans cette espèce, on ne pouvait pas commencer par eux, comme il eût été de nécessité pour montrer l’exemple, ils ont tous abandonné ce projet dès les commencements ; et cette conduite a passé et passe imperceptiblement d’une condition à l’autre, jusqu’aux personnes qui sembleraient être les moins privilégiées, parce qu’il n’a jamais été constant à quel degré il fallait commencer d’arrêter un si grand mal. En sorte qu’aujourd’hui, une des plus agréables fonctions de MM. les intendants des provinces, est cette répartition ; parce que comme l’usage n’est pas que la justice seule en décide, on a recours à tous les moyens qui peuvent servir à se faire considérer, un homme étant respecté dans le pays à proportion que ses paroisses sont favorablement traitées par MM. les intendants. Ce mauvais exemple dans le département des paroisses autorise en quelque façon une pareille conduite dans l’assiette particulière des contribuables de chaque lieu, d’une manière surprenante, en quoi les autres collecteurs ou asséeurs, outre la pente naturelle qu’on a à suivre les mauvais exemples, se trouvent merveilleusement secondés, ou plutôt forcés, par des intérêts indirects des receveurs des Tailles, tant généraux que particuliers, comme on le justifiera par la suite.

CHAPITRE V. Abus dans la répartition individuelle de la Taille. — Manière de procéder des collecteurs.

Les départements étant envoyés dans chaque paroisse, elle élit aussitôt des personnes pour asseoir et cueillir l’impôt, que l’on appelle communément collecteurs ; sur quoi il sera dit en passant, ou plutôt par avance, que cette seule fonction, dont il ne revient pas un denier au roi, coûte plus au peuple, et par conséquent à l’État, que la Taille même. Les collecteurs élus en plus ou moins grande quantité, suivant que la Taille de la paroisse est forte, y en ayant jusqu’à sept dans les lieux considérables, se font faire la cour à leur tour, pour l’asseoir sur leurs concitoyens. Mais c’est de la manière que des gens qui croient que la misère autorise tout, peuvent faire ; c’est-à-dire qu’on commence par se venger de ceux de qui on croit être blessé en pareille occasion, ce qui se substitue jusqu’à la troisième génération ; après quoi on a soin de ses parents et amis, riches ou pauvres, ce qui n’est presque d’aucune considération. Ajoutez aussi que les moindres collecteurs (parce qu’on en fait de tous les degrés) ont un intérêt plus fort que tous ceux-là, qui est le soulagement de leur pauvreté, à laquelle cette commission donne quelque remise pour l’aggraver d’une manière plus violente. Car la Taille s’asseyant à la pluralité des voix, ils prennent de l’argent des riches pour leur vendre leurs suffrages ; et la moindre corruption est d’en recevoir des repas. En sorte que, ces collecteurs ayant peine quelquefois à convenir, ils sont des trois mois de temps à s’assembler tous les jours sans rien déterminer ; ce qui est autant de temps perdu pour des personnes en qui il compose le principal revenu, outre les autres dépenses, toutes les assemblées ne se faisant d’ordinaire qu’au cabaret. D’ailleurs, la collecte étant en retardement, et par conséquent l’apport des deniers en recette, les receveurs des Tailles, qui ont érigé en revenus ordinaires les courses d’huissiers, et les contraintes qu’ils exercent contre les paroissiens faute de payement dans les temps prescrits, ne manquent pas de jouer leur rôle. De façon qu’autrefois dans les grands lieux, par où les collecteurs commençaient, c’était de prendre de l’argent en rente en leur propre et privé nom, un seul pour le tout, pour payer le premier quartier de la Taille, sauf à acquitter à la fin de la recette. Mais comme la plus grande partie ne s’assied plus maintenant que sur les misérables, ainsi qu’il a été dit, et qu’on en va encore toucher un mot, il se trouve extrêmement de mauvais deniers, et le recours sur la paroisse étant une chose d’une trop longue discussion, et dont on ne peut jamais retirer le tiers de ce qu’on y met et de ce qu’il faut avancer pour y parvenir, ils aiment mieux perdre ce qui leur est dû, et l’on en a vu plusieurs avoir été décrétés pour ces sortes de dettes.

Mais, pour continuer dans la manière de l’assiette, après avoir fait ce que l’on vient de dire, on épargne ou l’on considère (ce qui est le mot en usage) les fermiers du seigneur de la paroisse, à proportion que l’on croit qu’il s’est employé lui-même auprès de MM. les intendants pour faire considérer la paroisse ; on a le même égard pour les gentilshommes qui sont de quelque considération, pour ceux qui appartiennent à des personnes de justice, jusqu’à des procureurs et des sergents. En sorte que tout le fardeau tombe sur des artisans ou marchands qui n’ont d’autre fonds que leur industrie, à proportion que l’on croit que l’on en pourra être payé. De manière que c’est à ces sortes de gens, qui font toute la richesse d’un État, à se tenir le plus couverts qu’ils peuvent ; et même, comme ils aiment mieux tout abandonner que de se voir exposés en proie à leurs ennemis ou à leurs envieux, ou bien ils se retirent avec le bien qu’ils peuvent avoir amassé dans les lieux francs, où n’étant pas faits au commerce du pays, ils n’ont pas d’autres ressources que de vivre d’épargne, et de réduire toutes leurs consommations ; au lieu que s’ils avaient demeuré dans les endroits de leur naissance, ils auraient continué à s’enrichir et enrichir les autres, ce qui est inséparable l’un de l’autre ; ou bien, enfin, ils font leur retraite en des pays étrangers. Il n’y a pas cinquante ans qu’au bourg de Fécamp, sur la côte de Normandie, il y avait cinquante bâtiments terre-neuviens, c’est-à-dire qui allaient à la pèche des morues en Terre Neuve, et faisaient par conséquent, chacun sur le lieu, pour sept à huit mille livres de consommation : ils n’avaient d’autre occupation qu’une simple maison pour leurs femmes et leurs enfants, et peur eux lorsqu’ils n’étaient point en mer ; cependant, on les a si bien fatigués par des Tailles exorbitantes, qu’on leur faisait payer aussi fortes que s’ils avaient eu des recettes de dix mille livres, sans nulle protection, qu’il se sont tous retirés, et il n’en restait pas trois avant le commencement de la guerre : les uns ont tout à fait quitté le commerce ; quelques-uns se sont établis ailleurs ; et la plus grande partie étant de la nouvelle religion, a passé en Hollande, où ils ont acquis des richesses immenses.

Le rôle étant enfin achevé de la manière que l’on vient de dire, il en faut faire la collecte ; et c’est où les désordres ne sont pas moindres que dans l’assiette.

CHAPITRE VI. Du recouvrement des Tailles. — Malversations des receveurs. — Tribulations des collecteurs. — Misère des taillables, qui appauvrit même les privilégiés.

Comme ce recouvrement est une corvée des plus désagréables qu’on puisse imaginer, les collecteurs, en quelque nombre qu’ils soient, ne la veulent faire que tous unis ensemble, et marchant par les rues conjointement. De manière qu’aux endroits où il y en a sept, on voit sept personnes, au lieu de se relever, marcher continuellement par les rues ; et comme la Taille ne se tire pas dans une année à beaucoup près, on voit les collecteurs de l’année présente marcher, ou plutôt saccager d’un côté, pendant que ceux de la précédente en usent de même d’un autre ; et lorsqu’il y a quelque étape ou quelque ustensile à cueillir, comme il faut de nouveaux collecteurs, cela forme une nouvelle brigade sur le modèle des autres, lesquelles jointes ensemble, sans parler de la collecte du sel, qui se fait de la même manière en plusieurs endroits, composent une espèce d’armée qui, pendant une année entière, perd son temps à battre le pavé, sans presque rien recevoir que mille injures et mille imprécations. Et cela parce que, comme lors de l’assiette, l’intérêt des particuliers imposables, et qui ne comptent sur aucune protection, est de cacher toute sorte de montre d’aisance par une cessation entière de commerce et de consommation ; de même lors de la collecte ils en ont un autre, qui est de ne payer que sou à sou, après mille contraintes et mille exécutions, soit pour se venger des collecteurs de les avoir imposés à une somme trop forte, en retardant par là leur apport en recette, et leur faisant souffrir des courses d’huissiers, ou pour rebuter ceux de l’année suivante de les mettre en une pareille somme, par les difficultés des payements ; — de manière qu’après avoir marché une semaine tout entière, ils ne remportent souvent que des malédictions, pendant que d’un autre côté ils sont accablés de frais par les receveurs des Tailles, qui ont érigé ces sortes de contraintes en revenant bon de leurs charges. Et s’il arrive que des paroisses, à l’aide de quelques personnes qui leur peuvent prêter de l’argent, payent à jour nommé sans souffrir de courses, elles sont assurées d’avoir de la hausse l’année suivante ; parce qu’aux départements les receveurs sont assez les maîtres, sous prétexte qu’ils sont garants du recouvrement. Ainsi il faut que toute l’année tous les collecteurs soient chaque jour sur pied ; et tel les fait venir cent fois en sa maison pour avoir le payement de sa Taille, qui a de l’argent caché. Et, comme on s’est engagé de montrer que la collecte coûte plus au peuple que ce qui revient de la Taille au roi, attendu la manière dont les choses se font, on continuera le détail dont on vient de parler.

Lorsqu’après les injures et les imprécations par lesquelles les contribuables ont jeté une partie de leur bile et de leur colère, il faut enfin venir au payement, voici comme les choses se traitent : les collecteurs n’oseraient trop pousser les Taillables, de peur de souffrir un pareil traitement à leur tour. Ainsi, bien qu’ils puissent exécuter eux-mêmes les meubles et les emporter faute de payement, il faut néanmoins qu’ils aient souffert eux-mêmes force contraintes de la part des receveurs, avant que d’en venir à ces extrémités ; c’est-à-dire plusieurs courses d’huissiers et de sergents, lesquels il faut, d’abord qu’ils sont arrivés, régaler dans des cabarets, afin qu’ils ne fassent qu’une simple course et non une exécution, et leur donner de l’argent indépendamment de celui qu’il leur faut pour leur course, et auquel ils n’ont que la moindre part ; — tout cela pourtant dans les commencements, car dans les fins ce sont toutes exécutions.

On amène alors les bestiaux de la paroisse en général, sans s’informer si ceux à qui ils appartiennent en particulier ont payé tout à fait leur taille ou non, ce qui est fort indifférent. Il faut encore de l’argent à l’huissier afin qu’il n’amène point les bêtes saisies bien loin, et qu’il ne les fasse pas vendre sans délai ; et puis, quand l’année va expirer, il n’est plus question de courses ni d’exécutions, mais ce sont des emprisonnements ; et il faut encore de l’argent aux huissiers, afin qu’au lieu de mener les collecteurs dans les prisons, qui sont souvent éloignées, ils les mettent en arrêt dans une hôtellerie voisine, où ils vivent aux dépens de leurs confrères. Que si le geôlier les réclame, ou a mérité les bonnes grâces du receveur par son savoir-faire, il les faut mener en prison, où il coûte trois sous quatre deniers par tête chaque jour pour coucher sur la paille ; et il faut que leurs femmes ou leurs enfants, éloignés quelquefois de trois ou quatre lieues, leur portent à manger ; et comme c’est souvent dans les temps froids, et que les prisons de campagne sont mal conditionnées, ils reviennent presque toujours malades de fatigue et de misère. De plus, chaque fois que les collecteurs vont en recette, il ne faut pas oublier un présent à M. le receveur, des fruits du terroir, quoi qu’il puisse coûter ; autrement, quelque mal que l’on souffre, ce serait encore d’avantage. Enfin, considérant la manière dont la Taille se départit, s’impose et se paye, et comme la vengeance du trop à quoi l’on croit avoir été imposé se perpétue de père en fils, il faut demeurer d’accord qu’elle est également la ruine des biens, des corps et des âmes.

On oubliait encore un article, qui est les procès qu’elle cause : il s’est trouvé des paroisses où, dans le premier mois de la Taille, il s’était donné jusqu’à cent exploits ; c’est-à-dire que deux cents personnes avaient été occupées à aller plaider l’une contre l’autre en des lieux éloignés, en quittant leur travail et leur commerce par une pure animosité, leur intérêt au fond n’étant pas le plus souvent d’un écu, pour lequel ils en perdent plus de cinquante.

Ainsi, toutes ces choses jointes ensemble, on répète encore que la moindre incommodité que la Taille apporte au peuple consiste dans les sommes qui en reviennent au roi ; et la perfection est que, tant ceux qui en sont accablés par l’injustice de leurs sommes, que ceux qui exemptent leurs terres, sont également ruinés ; parce que, outre la raison générale, que ceux qui peuvent aider à porter la Taille sont ruinés à chaque moment faute de protection, et surtout par la collecte lorsqu’ils y passent à leur tour, le nombre des taillables diminue tous les jours ; en sorte qu’il faut aujourd’hui payer à trente ce que l’on était soixante à payer autrefois. D’ailleurs, la consommation ne se fait point, et parce que l’on ruine les consommants, et parce que aussi ceux qui auraient le pouvoir n’oseraient, à cause de la conséquence et l’envie que cela leur attirerait dans la répartition. De manière que tous les biens étant diminués de moitié par cette seule raison et non par la quotité de l’impôt, les personnes qui s’exemptent ont bien plus perdu que les autres, y ayant une infinité de grandes recettes, comme de 20 à 30 000 livres par an, qui sont diminuées de moitié sans qu’on en puisse accuser la Taille, dont elles n’ont jamais rien payé. Cependant ces personnes, qui n’eussent pas voulu contribuer d’un vingtième pour un impôt général, et dont l’institution est d’être porté également par tout le monde à proportion de ses facultés, ne font nulle réflexion qu’elles sont punies de leur injustice par la perte de plus de la moitié de ces mêmes biens qu’elles voulaient exempter tout à fait : loin de là, ceci ne les empêche pas de persévérer dans la même conduite par ce raisonnement, qu’à moins que le contraire ne soit général, il ne produirait aucun effet à leur égard ; si bien que ce sera leur rendre un très grand service que de les obliger à faire prendre par leurs receveurs leur véritable part de la Taille. Et il n’y a pas de doute que la seule cause de la diminution étant ôtée, leurs terres ne reprennent leur ancien prix ; elles y gagneraient donc au quadruple, et le roi et le peuple de même, comme l’on montrera dans la troisième partie de ces Mémoires.

CHAPITRE VII. Suite du précédent. — Les petits domaines vendus à vil prix aux seigneurs de paroisses. — Préjudice qui en résulte pour l’agriculture et pour l’État. — La crainte d’être surchargé d’impôt empêche l’amélioration des terres. — Réduction dans le nombre des bêtes à laine.

Quoique le chapitre précédent n’ait que trop fait voir les sinistres effets de la Taille arbitraire, et du pouvoir où chacun est par son moyen de ruiner son ennemi ou celui à qui il porte envie lorsqu’il se trouve sans défense, cependant il ne sera pas hors de propos d’en faire encore remarquer quelques-uns qui, venant comme en sous-ordre, ne sont pas moins déplorables.

Premièrement, tous habitants des campagnes, taillables, ne doivent plus posséder aucun fonds, depuis que tous ceux qui en avaient de cette espèce les vendirent en 1648 et les années suivantes, parce que les Tailles ayant alors doublé, les riches commencèrent à faire pratiquer l’injustice dans la répartition, en la renvoyant presque tout entière sur les pauvres ; ce qui mit donc ceux-ci dans l’obligation et dans la nécessité de vendre tout ce qu’ils avaient de bien. Quoique l’augmentation des Tailles eût une cause très juste, qui était celle des biens tant en fonds qu’en industrie, qui avaient doublé le prix où ils étaient trente ans auparavant, on vit alors beaucoup de personnes de campagne vouloir payer autant de Taille comme elles avaient de revenu, et se restreindre à leur simple industrie pour vivre elles et leur famille, sans pouvoir être écoutées, ce qui se pratique encore aujourd’hui quand l’occasion s’en présente : en sorte qu’il n’y a point d’autre ressource pour ces gens-là que de vendre leur bien à vil prix, le plus souvent au seigneur de la paroisse, qui, le réunissant à ses autres biens du même lieu, et le couvrant du commun manteau de sa protection, empêche que ses receveurs ne payent plus de Taille, pour cette nouvelle augmentation, qu’ils faisaient auparavant ; et cela retourne en pure perte sur toute la paroisse, et par contrecoup sur le seigneur, par les raisons qu’on a dites tant de fois. Ainsi les petits fonds ne pouvant être plus ni achetés ni possédés par des particuliers taillables, ils sont baillés dans l’occasion pour rien, faute de marchands, qui est une perte à la masse de l’État qui se communique insensiblement aux grandes terres, lesquelles autour de Paris comme ailleurs ne se vendent que la moitié de ce qu’elles faisaient autrefois : d’où suit encore la ruine d’une infinité de monde, parce que les hypothèques contractées sur l’ancien prix, comme les partages et autres semblables, qui se payaient aisément dans la première valeur des terres, ne pouvant plus être acquittées à cause du déchet, il en faut venir à des licitations où, la diminution et les frais de justice et de déchet, emportant tout, les créanciers et les débiteurs se trouvent également ruinés.

L’autre pernicieux effet est qu’un particulier qui possède un petit fonds y applique ses soins et y fait des améliorations, soit à planter ou à engraisser les terres, bien plus considérables que lorsque ce même fonds est confondu dans une grande recette, où à peine le fait-on valoir la moitié, et rien du tout à l’égard de la Taille. Et cela est si véritable, qu’un fonds de quatre ou six arpents sera baillé aisément à 50 livres et payera 20 livres de Taille, et lorsque, par le sort commun, il vient aux mains du seigneur ou de quelque puissant, on ne le compte que sur le pied de la moitié, et il ne fait point augmenter la Taille du receveur.

Et enfin le troisième et dernier effet de cette incertitude d’impôt est que, comme il faut éviter toute montre de richesse par les raisons ci-devant traitées ; et que l’âme de l’agriculture et du labourage est l’engrais des terres, qu’on n’obtient pas sans bestiaux, on n’oserait presque en avoir la quantité nécessaire quand même on le pourrait, de peur de le payer au double par l’envie des voisins. Aussi est-il ordinaire de voir des paroisses où il y avait autrefois des 1 000 ou 1 200 bêtes à laine, n’en avoir pas le quart présentement ; ce qui oblige d’abandonner une partie des terres dont les fonds ne sont pas très bons naturellement, parce qu’ayant besoin d’améliorations, on ne peut ou on n’oserait les y faire ; ce qui est une perte générale pour l’État, qui n’a pas d’autres biens que la culture de ces mêmes terres.

CHAPITRE VIII. L’intérêt personnel des receveurs généraux et particuliers des Tailles, cause du maintien des désordres précédents. — La difficulté, dans la perception de l’impôt, accroît les remises et les bénéfices sur les frais de contraintes et d’exécutions. — Les receveurs des Tailles, les Élus et les cours des Aides d’accord pour s’opposer à la mise en tarif de la Taille.

De si grands désordres auraient cessé il y a longtemps si personne n’avait intérêt à leur maintien. Mais, comme les receveurs des Tailles, tant généraux que particuliers, se trouvent dans cette situation, ils se sont toujours opposés indirectement au remède qu’on y a voulu apporter ; car si cette incertitude est le principe de tout mal, c’est elle précisément qui fait une partie de leurs revenus et qui les fait agir de la sorte, en quoi ils se trouvent secondés par les Élus et les Cours des aides. 

En effet, les receveurs particuliers, outre cet intérêt de frais et de courses d’huissiers et d’exécutions, dont on a parlé ci-dessus et dont ils ont une partie, et les présents que cela leur attire, en ont encore un, qui leur est commun avec les receveurs généraux, qui est la remise que le roi leur fait pour le recouvrement de la Taille, laquelle est présentement de 9 deniers pour livre, et qui était autrefois bien plus considérable, ayant été jusqu’à 6 sous pour livre. Le principe, la cause de cette remise, est la difficulté de faire le recouvrement de la Taille dans les temps qu’il est nécessaire de la fournir à S. M. On suppose donc que cette gratification leur est faite pour les dédommager des sommes qu’ils sont obligés d’avancer de leurs propres deniers, ce qu’ils ne font assurément point présentement ; mais, lorsque les particuliers taillables ne sont pas en état de s’acquitter, les collecteurs le font pour eux, ou il leur faudrait périr dans la prison. De manière qu’anciennement, lorsque les Tailles se payaient aisément et à l’envie par les peuples, les receveurs, tant généraux que particuliers, n’avaient que leurs gages, qui sont très considérables. Mais ensuite l’injustice s’étant introduite avec la hausse dans la répartition des Tailles, lorsqu’on accabla les pauvres pour soulager les riches, cela produisit la difficulté des payements et l’occasion aux receveurs de demander des remises pour les dédommager de leurs avances. Ainsi il est de leur intérêt que la taille ait toujours une montre de difficulté de payement, ce qui ne serait pas, étant justement répartie ; car bien loin de ruiner personne, dans ce cas, elle serait alors beaucoup au-dessous de ce qu’elle pourrait être, sans faire la moindre peine. 

Il n’en faut point d’autre marque que les lieux taillables, comme les petites villes, qui ont obtenu du roi le pouvoir de mettre leur Taille en tarif, c’est-à-dire au lieu d’une capitation très injuste et telle qu’on l’a décrite ci-devant, la faculté de la mettre sur les denrées qui se consomment sur le lieu, par où toute injustice est évitée. Car, bien que de cette manière elle double le prix précédent, parce que, outre qu’il faut que celui qui prend ce droit à ferme y gagne, et qu’il lui coûte des frais pour opérer ce recouvrement qui se fait aux portes , et qui nécessite des commis, c’est que cette permission, qui est très difficile à obtenir, ne s’accorde qu’à des conditions onéreuses, comme de faire quelque ouvrage considérable, outre le prix de la Taille, ainsi qu’à Honneur et au Pont-Audemer, qui n’ont obtenu le tarif qu’à condition de bâtir chacun un port. Cependant, avec tout cela, cette concession n’a pas sitôt été faite, que ces lieux très misérables, où on laissait tomber les maisons, ont recouvré tout d’un coup la richesse et l’abondance, et l’on y a plus rebâti et réparé en quatre ans qu’on n’avait fait les trente années précédentes.

Ce qui est aisé à croire, puisque quoiqu’il se lève le double régulièrement de ce qui se payait au roi, toutefois, comme cela fait cesser tous les désordres dont on a parlé, le peuple y gagne vingt pour un. Mais il s’en faut bien que ce soit la même chose des receveurs ni des juges des Tailles. En effet, bien que par une maxime générale la campagne ne vaille qu’autant que les villes tirent et consomment, et que ceux qui se retirent des champs pour les habiter le fassent pour faire plus de consommation, on ne laisse pas de mettre toujours dans la concession des tarifs, que nul de la campagne ne se pourra retirer dans lesdits lieux dont la taille est mise en tarif, pas même ceux qui, en étant originaires, n’en seraient sortis qu’un an auparavant ; et cela dans l’intérêt prétendu de la campagne, parce que, dit-on, les tarifs les ruinent. Mais ceux qui tiennent ce langage savent fort bien le contraire, et il ne faut, pour en demeurer d’accord, que comparer les lieux voisins de ceux qui sont en tarif, à ceux qui en sont éloignés. Cependant le manque de bonne foi sur cet article, dans les personnes intéressées, a été si loin, que l’on a vu des officiers de la cour des Aides rapporter à leurs confrères, qu’entre autres bonnes affaires qu’ils avaient faites pour le bien de la compagnie, ils avaient empêché plusieurs lieux qui demandaient cette concession, de l’obtenir, quoiqu’ils fissent des offres très avantageuses à Sa Majesté, offres qu’ils avaient fait rejeter par MM. les ministres, toujours en alléguant l’intérêt de la campagne. Ce qu’il y a d’épouvantable dans cette conduite, est que ces personnes, en agissant ainsi, causent au peuple mille fois plus de mal qu’elles ne se font de bien à elles-mêmes, et que ce mal finit encore par retomber sur elles si elles possèdent des fonds d’héritages, comme il est facile de s’en convaincre en réfléchissant sur le contenu de ces Mémoires. Ainsi, des lieux où il se ferait un très grand commerce, s’il ne leur était pas absolument défendu par la Taille arbitraire, sont contraints de demeurer dans la dernière misère, et ne peuvent obtenir une grâce qui semble être de droit naturel, qui est que tout débiteur se puisse libérer en la manière qui lui est plus commode, sans faire de tort à personne. C’est ce qu’on traitera plus amplement dans la suite en parlant de la facilité des remèdes du désordre.

On finit l’article de la Taille, dans lequel on croit avoir assez fait voir ce qu’on avait avancé d’abord, que la consommation était anéantie, parce qu’elle était absolument défendue par la manière dont la Taille est imposée et cueillie. Il reste à montrer que si la consommation est défendue, elle n’est pas moins impossible, par les raisons qu’on va dire. En sorte qu’on croirait que les désordres dont on vient de parler seraient sans exemple et plus que suffisants pour réduire les choses au point où elles sont aujourd’hui, c’est-à-dire à une perte de la moitié de tous les biens, sans que personne en ait profité ; si ceux qui vont suivre, dans ces Mémoires, n’étaient encore plus surprenants et plus ruineux, étant en quelque manière la cause des premiers, et le principe qui a contraint les peuples d’user d’injustice dans la répartition des tailles.

CHAPITRE IX. Des Aides et des Douanes. — Leurs conséquences désastreuses. —Consommation et revenu sont une seule et même chose.

Le meilleur terroir du monde ne diffère en rien du plus mauvais lorsqu’il n’est pas cultivé, comme il arrive à l’Espagne ; mais on peut dire en même temps que, quelque gras et quelque cultivé qu’il soit, lorsque la consommation des denrées qu’il produit ne se fait point, non seulement il n’est pas plus utile au propriétaire que s’il n’y croissait rien, mais même qu’il le met dans une plus mauvaise situation, parce que n’y ayant point de culture qui ne demande des frais, ces frais tournent en pure perte avec les fruits lorsque la consommation n’en a pas lieu. C’est là l’état où les Aides, et les Douanes sur les sorties et passages du royaume, ont réduit les meilleures contrées de la France, à tel point qu’on ne craint pas de dire qu’elles ont fait et font tous les jours vingt fois plus de tort aux biens en général qu’il n’en revient au roi ; ce qui se justifiera parfaitement par la description du détail de la perception de ces deux droits, et ne laissera qu’un étonnement que le mal ne soit plus grand encore, ayant des causes si pernicieuses. Mais, avant que de passer plus avant, on établit pour principe, que consommation et revenu sont une seule et même chose ; et que la ruine de la consommation est la ruine du revenu ; de manière, donc, que lorsque dans la suite on dira que tel impôt, ne rapportant au roi que 100 000 livres, diminue la consommation sur le prix ou sur la quantité de deux millions, cela signifiera réellement, et de fait, deux millions de diminution dans le revenu. On parlera d’abord des Aides, et ensuite des Douanes sur les sorties.

CHAPITRE X. Des Aides. — Définition de cet impôt. — Ses effets.

Ce qu’on appelle Aides est un droit qui se perçoit tant sur le vin qui se vend en détail que sur celui qui entre en des lieux clos. Il est fort ancien, et a succédé au vingtième, qui se prenait sur toutes sortes de denrées vendues par le propriétaire après sa provision prise ; et ce droit de vingtième avait succédé à la dîme royale de tous les fruits de la terre, qui faisait autrefois tout le revenu des princes, ayant été de tout temps la redevance la plus certaine de la royauté, car l’Écriture sainte et l’Histoire romaine font mention également que les rois la percevaient.

Ce droit d’Aide n’a pas toujours été égal, mais il s’est perçu tantôt dans un pays sur le pied du 16e, du 12e et du 8e, et tantôt dans un autre sur le pied du 4e denier de la vente en détail des liqueurs, comme en Normandie, où il est partout à ce taux. À quoi, si l’on ajoute quelques nouveaux droits, tels que le quart en sus, le droit de jauge, cela va presque au tiers ; et comme le principal débit se fait dans les villes et lieux clos, les droits d’entrées pour le roi, pour les hôpitaux et pour les villes mêmes à cause des charges publiques, composent des sommes qui, jointes avec tous ces droits de débit, font un capital excédant de beaucoup le prix de la marchandise, surtout dans les petits crûs. Il s’est trouvé, en effet, des années où les droits ont été vingt fois plus forts dans le détail que le prix en gros de la denrée, ce qui anéantit si fort la consommation, qu’il faut que les pauvres ouvriers boivent de l’eau, les liqueurs dans le débit étant en un prix exorbitant ; ou qu’ils vendent leurs manufactures beaucoup plus chères, ce qui anéantit le commerce étranger, parce que les horsains, trouvant les marchandises trop chères, ont établi des manufactures dans d’autres royaumes où les ouvriers ont passé et passent tous les jours, ce qui se justifierait par une infinité d’exemples. 

Ainsi, par une conséquence nécessaire, les fruits de la terre reviennent à rien, et l’on en abandonne absolument la culture. Il y a une infinité d’arpents de vignes vendus autrefois des mille livres, qui sont aujourd’hui laissés en friche, ce qui, après avoir ruiné les propriétaires et leurs créanciers, ruine ensuite, par le raisonnement traité dans la première partie, tous les revenus d’industrie, qui n’ont d’être et de mouvement qu’autant qu’ils en reçoivent des revenus en fonds, de sorte qu’une pareille diminution se multiplie dix fois sur tout le corps de l’État ; jusque-là que, bien qu’en Normandie le naturel du pays rende la plaidoirie la dernière chose susceptible des effets de la misère, cependant, aux lieux dont la principale richesse consistait en vins et en boissons, toutes les chargés de judicature et leurs dépendances ne sont pas à la sixième partie de ce qu’elles étaient autrefois ; ce qui, diminuant encore la part que le roi prend dans ces sortes de fonctions, comme le papier timbré, les amendes et les contrôles d’exploits, amène à dire qu’il rachète au triple l’augmentation qu’on a prétendu lui procurer dans celle des droits d’Aides, qui sont presque seuls cause de la ruine générale.

CHAPITRE XI. De la progression des Aides depuis 1604. — Pourquoi l’on a élevé cet impôt, et diminué la Taille.

Les Aides, se recevant autrefois comme les Tailles et par les receveurs généraux, n’étaient point en parti, et le premier bail général qui s’en trouve est fait en 1604, pour 510 000 livres. Quoiqu’il fût pour dix ans, au bout de deux ou trois seulement, le fermier se fit bailler une hausse sous main, avec une prolongation de trois à quatre ans, ce qui ayant continué de la même manière, parce que ceux qui les tenaient trouvaient par ce jeu le moyen de dissimuler la trace de leurs profits, en moins de quinze ans la ferme monta à 1 400 000 livres ; et a si bien haussé par cette même méthode, que les Aides sont à 19 millions, ou environ, aujourd’hui.

On a fait ce détail pour établir deux choses, savoir : que, depuis 1604 jusqu’en 1619, les fermiers de ces droits gagnèrent des sommes exorbitantes ; et que depuis ce temps-là jusqu’en 1670, il n’y en a eu presque aucun qui n’ait profité considérablement, ce qui est la cause de tout le mal, parce que les hausses de baux n’étant point sans l’addition du quelques nouveaux droits, quoique ceux qui étaient établis produisissent déjà une grande diminution à la consommation, et par conséquent au revenu de la France, la quantité de fortunes que cela produisait (avec l’aide indispensable des hautes protections) ôtait toute espérance que le mal pût jamais recevoir de remède. Et ce qu’il y a de plus merveilleux est que, tandis que d’un côté l’on diminuait les Tailles, dont la quotité n’était point du tout la cause de la misère des peuples, on haussait les Aides, qui faisaient tout le désordre, et cela parce que la Taille n’est point un principe de grande fortune pour ceux qui s’en mêlent, et que les Aides, au contraire, ont toujours produit les étonnantes élévations que l’on a vues jusqu’à présent. En effet, les douze millions de diminution sur les Tailles depuis l’année 1651, ne sont justement que ce que les Aides ont souffert d’augmentation depuis cette même époque ; et ce qu’il y a de fâcheux, c’est que lorsque le produit des fermes n’a pu enrichir les fermiers d’une façon directe par la consommation ordinaire et qui se pouvait faire, ils ont eu recours à des moyens indirects que l’on ne pourrait pas croire si on ne les voyait tous les jours de ses yeux.

CHAPITRE XII. L’Énormité des Aides place les débitants de boissons dans l’alternative de renoncer à leur industrie ou de frauder les droits. — Ordonnances qui mettent la fortune de tous les hôteliers à la discrétion des commis des Aides. — Système préventif des derniers contre la fraude.

Les droits des Aides ayant été mis sur un pied exorbitant, il a fallu de deux choses l’une : ou abandonner tout à fait le commerce des liqueurs en détail, ou tromper les fermiers sur la quantité du débit. On a fait l’un et l’autre en partie, c’est-à-dire que cette sorte de consommation a été réduite au quart de ce qu’elle était auparavant, ce qui est déjà une perte inestimable pour l’État ; et que, pour le peu que l’on n’a pu se dispenser de vendre, il a été nécessaire d’user de fraude, ce qui se fait par le moyen de caves inconnues dans lesquelles on dépose des liqueurs sous des noms empruntés, et d’où l’on tire la nuit pour remplir les futailles que l’on a déclarées en vente, ce qui en est sorti pendant le jour, à quelque chose près, sans quoi le cabaretier perdrait considérablement sur la marchandise, quand même il donnerait sa peine pour rien.

Et, comme il était impossible aux fermiers des Aides d’empêcher ce désordre par les voies ordinaires, en vérifiant la fraude par témoins, ils ont obtenu des édits et déclarations, qui portent que les procès-verbaux de leurs commis, quels qu’ils soient, feront foi dans tout leur énoncé ; et comme il ne s’en fait aucune enquête de vie et de mœurs lors de leur réception, et qu’ils ont d’ailleurs pour profit particulier le tiers des amendes et confiscations prononcées en conséquence de leurs procès-verbaux, ils sont absolument juges et parties, et ont en leur disposition les biens de tous les hôteliers de leurs districts ; et s’ils ne les font pas périr tous dès l’entrée de leur bail, c’est qu’il n’est de leur intérêt de le faire qu’à la fin. Mais ils usent d’une autre manière pour faire leur compte, également dommageable au corps de l’État, qui est que comme, par le moyen de leurs procès-verbaux, ils sont maîtres de tous les biens des hôteliers, ils ne souffrent vendre qu’à ceux qu’il leur plaît, c’est-à-dire à ceux qui achètent des liqueurs d’eux seuls, à tel prix qu’ils y mettent, tous les commis en faisant marchandise, ce qui était anciennement défendu par les ordonnances. En outre, comme ils mettent à ces liqueurs un prix exorbitant, qu’ils les vendent trois fois ce qu’elles leur coûtent, il faut bien, pour que les hôteliers les puissent débiter d’une façon proportionnée, ce qui ne serait pas si chacun était en pouvoir ou de vendre ou de faire sa provision, qu’ils aient grand soin d’empêcher l’un et l’autre par les moyens que l’on vient de dire, et auxquels on va encore en ajouter d’autres.

Attendu qu’ils ne pourraient pas aisément avoir des commis dans tous les lieux écartés, pour tenir l’œil qu’il ne se fasse point de fraudes dans le débit, en visitant trois ou quatre fois le jour les caves, afin de voir de combien les futailles sont diminuées, ce qui consommerait tout le produit de la ferme, ils ont coutume de faire périr dans les lieux éloignés autant d’hôtelleries ou de cabarets qu’il s’en élève, ce qui a si bien banni cette sorte de consommation dans les campagnes, que lorsque ce n’est pas dans une grande route, on fait des sept à huit lieues de chemin sans trouver où apaiser sa soif ; de manière que tous les cabarets étant dans les villes et gros lieux, les commis sont maîtres de toute la consommation en détail, dont ils ne peuvent tirer aucune utilité en leur particulier, qu’en la réduisant à la sixième partie de ce qu’elle était autrefois, comme on peut dire qu’elle est aujourd’hui, non seulement à l’égard des hôteliers, mais même en ce qui regarde les particuliers.

En effet, comme il faut le plus souvent aller querir le vin par charroi dans les lieux où on le récolte, il y a des édits qui portent qu’il faudra faire des déclarations avant que d’entrer dans les lieux clos du passage et payer de certains droits, et à d’autres montrer seulement les congés de passer que l’on a pris au premier bureau ; et comme ce sont presque toujours les mêmes fermiers qui font valoir les droits, l’intérêt des commis étant que personne qu’eux ne fasse le commerce des vins, et qu’il y ait le moins de monde possible qui en fasse sa provision, afin de réduire dans la nécessité d’aller au cabaret, ils font les choses d’une manière que quand on a une fois fait cette route, il ne prend point d’envie d’y retourner. Car, premièrement, avant de se mettre en chemin, il faut aller faire sa déclaration au bureau prochain, prendre une attestation de la quantité de vin qu’on voiture ; et si l’on est éloigné du bureau, perdre une journée à attendre la commodité de M. le commis, qui n’est jamais le temps de l’arrivée des voituriers : ainsi il faut que ceux-ci jeûnent ou qu’ils aillent manger au cabaret. Ensuite, s’étant mis en chemin, il faut au premier lieu clos s’arrêter à la porte, pour aller pareillement porter sa déclaration, et voir si elle est conforme, et si les futailles sont de la jauge déclarée. M. le commis n’est souvent pas au logis, ou n’y veut être, ni le jaugeur non plus, pendant lequel temps il faut que les chevaux soient au vent et à la pluie, n’y ayant hôtelier assez hardi pour leur donner le couvert que le tout ne soit fait. Que si les jaugeurs ne se rapportent pas, comme cela peut arriver, il n’y va pas moins que de la confiscation de la marchandise et des chevaux ; ou bien il faut se racheter par une honnêté à M. le commis, qui excède trois fois le profit que l’on peut faire sur sa voiture. Que si encore les chevaux se sont déferrés en chemin, et qu’on n’ait pu atteindre le lieu de déclaration qu’un peu tard, on dit que l’on n’en reçoit point après soleil couché ; de sorte qu’il est nécessaire d’employer une fois plus de journées pour faire ce chemin, qu’il ne faudrait sans ce désordre. Et comme les hôtelleries sont d’une cherté effroyable, à cause du prix exorbitant des boissons, les hôteliers déclarant qu’à quelque prix qu’ils mettent le vin, ils y perdent encore, attendu les grands droits, et qu’ainsi il faut qu’ils se sauvent sur les autres denrées, qu’ils vendent quatre fois le prix ordinaire ; il s’ensuit qu’une seule couchée dehors de plus emporte tout le profit, quand même tous les inconvénients qu’on vient de dire n’y seraient pas. De plus, comme il y a des droits à payer par avance, soit que le vin que l’on voiture se conserve ou se gâte, comme cela arrive fort souvent, cela retarde encore extrêmement cette sorte de commerce, et rompt celui qui se pouvait faire par échange de marchandise à marchandise, attendu qu’il faut de l’argent comptant. D’ailleurs, les droits se prenant sur tout le contenu en la futaille sans aucune déduction pour la lie, et ces droits étant ce qu’il y a de plus cher, puisqu’ils excèdent de beaucoup ce qui peut revenir au propriétaire ; pour les sauver en partie, on tire les liqueurs à clair, en sorte que n’étant plus nourries par leur lie, surtout les cidres en Normandie, elles s’aigrissent aisément et causent des maladies à ceux qui sont dans la nécessité d’en boire, comme font tous les pauvres ; outre que cela diminue encore extrêmement cette sorte de consommation.

CHAPITRE XIII. Nouvelles preuves, que les Aides ruinent la consommation. — Pourquoi l’on a arraché les vignes en Normandie et ailleurs. — Les obstacles opposés aux échanges, de province à province, ont pour conséquence la misère de toutes.

Quelque évident que soit tout ce qu’on a dit dans le chapitre précédent, pour peu que l’on ait l’usage du monde, il ne sera pas néanmoins mal à propos de le fortifier de quelques preuves nouvelles, afin de montrer jusqu’à quel point les Aides ont poussé cet intérêt de ruiner la consommation et par conséquent le pays, pour une utilité particulière qui ne va pas à la millième partie du mal qu’elles font au corps de l’État, qui est la source générale dont le roi tire tous ses revenus.

Bien que la Normandie, généralement parlant, ne soit pas un pays de vins, cependant le voisinage de la mer du Nord, où il est tout à fait inconnu, fait que le peu qui y croît, ou qui y croissait, les trois quarts des vignes ayant été arrachées depuis trente ans, se vendait parfaitement bien ; et c’est dans ce même canton qu’il y a eu des arpents de vignes vendus des mille livres (ainsi que l’on a dit), et depuis entièrement abandonnés, le terroir ordinairement caillouteux n’étant bon à rien, après que la vigne est arrachée : c’est tout le canton qui se trouve depuis Mantes jusqu’à Pont-de-L’arche, qui pouvait faire autrefois environ 20 000 arpents en vignes seulement. Bien que ce soit un fort petit crû, eu égard aux vins de Champagne, et même de ceux qui sont au-dessus de Mantes, cependant c’était un revenu très certain pour les propriétaires, qui prenaient très grand soin à faire ménager leurs vignes, y ayant différence de plus de moitié entre les bien accommoder ou les négliger. Mais depuis qu’on a mis le droit de sept francs par muid sur les vins de toute espèce qui passeraient les rivières d’Eure, Seine, Andelle et Iton, pour aller aux provinces de Normandie et Picardie où il n’en croit point, cet établissement, qui n’eut (à ce que porte la tradition) depuis trente ans qu’un principe d’intérêt particulier, comme de faire valoir quelques cantons de la Champagne, en mettant la Picardie dans l’obligation de ne se fournir de vins que dans cette province, coûte, depuis ce temps-là, plus de 15 millions par an aux provinces de Picardie, Normandie et Ile-de-France ; et à l’égard du roi, pour 80 000 livres que cela lui porte, qu’on est bien assuré qu’il ne voudrait pas avoir à ce prix, quand même son intérêt ne se rencontrerait pas contraire, on a été dans l’obligation de diminuer les Tailles de 150 000 livres sur la seule élection de Mantes ; et ce qui en reste est payé avec bien plus de difficulté que n’était le total autrefois, sans qu’on en puisse coter d’autres raisons que la naissance de ce droit. En effet, depuis ce temps, les vignes sont venues en non-valeur ; et ç’a a été un très bon ménage en quantité d’endroits de les arracher, puisqu’après avoir fait les frais de la culture et de la récolte, et que les vignerons s’étaient endettés pour ce sujet, on avait le malheur de voir gâter le vin dans les caves sans en pouvoir trouver le débit, par les raisons traitées ci-dessus. En sorte qu’on montrera des procès dans lesquels des marchands de futailles, les ayant vendues à crédit avant la récolte, n’ont pas voulu pour leur payement les reprendre avec le vin dont elles étaient remplies, dont néanmoins on ne leur demandait rien, quoique ce même vin à dix ou douze lieues de là valût un prix exorbitant. Mais, par les circonstances traitées ci-dessus, il y a moins à perdre le vin qu’à risquer des charrettes et des chevaux, en entreprenant d’en faire le transport ; et le grand préjudice qu’une pareille disposition fait au corps de l’État, est que ces mêmes pays où le vin est si cher, parce que l’on n’y en récolte point et qu’on n’ose y en mener, ne sauraient plus se défaire des denrées qu’ils donnaient en échange, comme les salines et les avoines également rares dans les pays vignobles, lesquelles étaient enlevées par les mêmes voitures qui amenaient les vins, ce qui faisait un commerce fort considérable, et enrichissait les uns et les autres. Au lieu qu’il faut présentement que la plupart des terres des pays vignobles demeurent à labourer ; qu’on y manque d’avoine parce qu’elle est très chère ; et que les contrées maritimes se perdent entièrement, parce que les grains pèsent trop eu égard au prix, qui ne peut plus couvrir les frais de voiturage par terre, les hôtelleries étant aussi chères qu’elles sont, et étant impossible de rapporter du vin comme on faisait autrefois. Ainsi chaque contrée périt, faute de pouvoir échanger les denrées qu’elle recueille contre celles qu’elle ne produit pas, ce qui prouve évidemment que la consommation est devenue impossible.

CHAPITRE XIV. Le mal causé par les Aides s’étend même aux provinces non assujetties à cet impôt. — Pourquoi. — De quelle manière les Hollandais préviennent l’avilissement du prix des denrées.

Bien que ce désordre des Aides ne soit pas en un si haut point dans toute la France, cependant, outre qu’il y a peu de contrées qui en soient tout à fait exemptes, on peut dire qu’il suffit qu’une diminution considérable se fasse ressentir sur quelque partie des denrées que ce soit, pour communiquer ce mal à toutes les espèces, par une participation nécessaire de cherté ou d’avilissement de prix que toutes les marchandises de même sorte ont les unes avec les autres à l’égard du prix du marchand, surtout dans un même État. C’est ainsi, par exemple, qu’il suffit qu’il se rencontre deux sacs de blé plus qu’il ne faut pour la consommation ordinaire, et que le marchand est obligé de vendre à quelque prix que ce soit, pour apporter une extrême diminution au prix des blés dans un marché ; et s’il en arrive de même dans les marchés suivants, ce mal va toujours en augmentant ; et après s’être communiqué à la contrée, il gagne les pays les plus éloignés. Le vin, qui se consommait autrefois par le transport qui s’en faisait aux pays où il manquait, et les autres marchandises qu’on en rapportait en contre-échange, pour faire au moins valoir la voiture du retour, ne pouvant plus passer, par les raisons traitées ci-dessus, non seulement deviennent en pure perte à leurs propriétaires respectifs, mais deviennent encore la cause de la ruine des autres propriétaires (qui les eussent pu faire consommer sur le lieu), parce que le prix en étant avili par cette grosse abondance, il ne peut pas même suffire pour les frais des façons, qui sont toujours les mêmes, comme les journées d’ouvriers, gages des valets, qui ne baissent jamais lorsqu’ils ont une fois gagné un prix certain, attendu qu’il y a une espèce de pacte tacite parmi ces sortes de gens, d’aimer mieux mendier ou jeûner, que de rien rabattre de leur prix ordinaire ; fière prétention que l’abondance est très propre à maintenir, parce que l’avilissement des denrées leur fait gagner en une journée ou deux leur nourriture de toute la semaine, et qu’ils tirent de là avantage pour contraindre leurs maîtres de ne leur rien diminuer, dans la nécessité où sont ceux-ci de tout abandonner ou de faire faire leur besogne à quelque prix que ce soit. De là, donc, la ruine des fermiers des terres, qui entraîne celle de leurs maîtres et de leurs créanciers, par une gradation qui va jusqu’à l’infini, et qui doit tout son principe à la cessation de la consommation ; en sorte que les terres, venant à être licitées, sont données presque pour rien, ce qui se communique aux autres provinces et fait qu’en Bretagne, où ce désordre d’Aides et de Tailles est inconnu, les terres ne laissent pas d’être diminuées de la moitié de leur ancien prix, par la contagion de la proximité de la Normandie. Et il en va de même à plus forte raison des autres provinces qui ne jouissent pas de si grands privilèges que la Bretagne. Cependant, c’est un si grand coup d’État de ne laisser pas baisser le prix une fois contracté par les marchandises, que les Hollandais, à qui la pratique a appris tout ce qui se pouvait sur le commerce, bien loin de les avilir pour tout un État, par un intérêt particulier, ont soin, au contraire, lorsqu’il s’en rencontre trop, comme du poivre, parce que l’année a été trop abondante, ou que la consommation n’a pas répondu, de jeter ces denrées à la mer : par ce premier principe, que, pour conserver l’harmonie d’un État, il faut que toutes ses parties contribuent à sa richesse ; ce qui ne se peut dès lors que les proportions sont dérangées, et ce qui arrive dans la situation dont on vient de parler.

CHAPITRE XV. Des Douanes. — Elles sont aussi funestes que les Aides. — Elles ont banni les étrangers de nos ports, et privé de débouchés les produits les plus importants de notre sol. — Guerre de tarifs de l’Espagne et de la France, après la paix de Vervins. — Concussions et vexations que le Système occasionne.

Il reste à traiter des Douanes qui se payent sur ce qui sort le royaume, qui causent à peu près les mêmes effets que les Aides, avec cette différence que les désordres en sont d’autant plus déplorables, qu’au lieu que le plus grand mal des Aides tombe sur le dedans du royaume, ce qui est aisé à rétablir quand on voudra ne pas sacrifier l’intérêt général à celui de quelques particuliers ; le désordre des Douanes, au contraire, en diminuant absolument le revenu du roi, a banni les étrangers de nos ports, et les a obligés d’aller chercher dans d’autres pays, à meilleur compte, des denrées qu’ils venaient autrefois querir chez nous ; et cela, pour enrichir les commis et directeurs de ces droits, les principaux fermiers y perdant aussi bien que le roi ; en sorte qu’un si petit intérêt a causé tous les désordres que souffre un État qui ne trouve plus le débit de ses marchandises.

On appelle communément Douane le droit qui se tire des denrées qui s’enlèvent hors le royaume, ou qui sont apportés du dehors, ou même de celles qui ne font que passer d’une province à l’autre, quoique souvent le chemin qu’elles font ne soit que très peu considérable. Tant qu’elles ont été modérées, elles n’ont fait aucun désordre ; mais aussitôt qu’elles ont été portées à un prix exorbitant, elles ont été également dommageables et au roi et à l’État, puisqu’elles ont banni tout commerce étranger ; les peuples du dehors ayant été contraints d’apprendre nos manufactures en attirant nos ouvriers, et d’aller chercher à meilleur compte nos denrées naturelles, comme nos blés et nos vins, en d’autres pays qui se sont enrichis à nos dépens et ont appris à devenir bons ménagers depuis que nous avons cessé de l’être. Et il semble pourtant qu’on aurait dû éviter ce désordre encore plus que tous les autres, après ce qui était arrivé du temps d’Henri IV au sujet des Douanes, dont le récit, qui se trouve dans un historien contemporain, prouve plus que tout ce qu’on pourrait rapporter sur ce sujet. 

À la paix de Vervins, bien qu’un des articles du traité portât que les droits d’entrée et de sortie des marchandises dans les États des rois de France et d’Espagne demeureraient dans la situation où ils avaient toujours été, sans pouvoir être haussés réciproquement ; cependant Philippe III, nouvellement arrivé à la couronne, étant peut-être mécontent de la paix, voulut y donner atteinte par quelque infraction : il haussa dans ses ports extrêmement tous les droits d’entrée et de sortie, et la France en ayant fait autant, comme par représailles, bien qu’on n’eût point augmenté le prix de la ferme, les fermiers firent banqueroute entièrement, et ne purent satisfaire à leur bail, à cause de la grande diminution que cela apporta à la consommation et au commerce. Et il n’y a pas longtemps que la même chose arriva en une ville de France, où l’impôt sur l’enlèvement des eaux-de-vie pour l’Angleterre étant excessif, celui qui avait sous-fermé les Aides de cette ville (comme cela arrive quelquefois) n’eut aucun produit de cet article la première année de son bail, à cause du prix exorbitant, parce que les étrangers prirent un autre style, qui était d’envoyer de très petites barques au bas des rochers de la côté, au haut desquels les pauvres gens transportaient de nuit des barriques d’eau-de-vie, et puis avec des cordes les descendaient dans ces barques, en sorte que le fermier n’en recevait rien du tout. Pour parer à cet inconvénient, il fit savoir l’année suivante qu’il se contenterait de la moitié du droit permis par son bail, ce qui lui fit un profit considérable et remit l’abondance dans le pays, le commerce n’étant jamais le même, lorsqu’il se conduit en cachette, comme quand il se fait ouvertement.

Mais pour venir davantage aux causes du désordre, il faut descendre au détail. Tous les édits faits au sujet des Douanes et passages portent, par un style général, obligation de déclarer, avant l’ouverture des ballots, la qualité, quantité, poids, mesure et diversité des marchandises que l’on veut transporter, ou qui arrivent, le tout à peine de confiscation et de grosses amendes. Si, après l’ouverture, la vérification qui s’en fait ne se trouve conforme à la déclaration qui a été mise par écrit, article par article, le tout est confisqué, sans qu’on soit reçu, pour éviter cet inconvénient, d’abandonner la marchandise à la visite, pour payer tels droits qu’on voudra demander ; et ces confiscations se partagent en trois parts, savoir : le tiers aux moindres commis qui agissent à la garde, le tiers au directeur ou receveur, et le troisième tiers au fermier, avec cette différence que ce dernier est à la discrétion du directeur, qui se met peu en peine de lui, pourvu qu’il fasse sa fortune, qui lui est immanquable du moment que les droits de Douane sont en un point si exorbitant que toute la consommation et le commerce en sont ruinés. Car, si ce qu’on paye sur les denrées est une chose aisée qui n’interrompe point le trafic, et par conséquent la richesse du pays, le roi en tire à la vérité bien davantage de cette sorte ; mais jamais le directeur ne fera de fortune, ni tous ceux qui sont employés à la levée de cet impôt. C’est ce qu’on va faire voir par des faits si certains et si constants, qu’il sera impossible de ne pas convenir de cette vérité ; mais auparavant on dira que ces places de receveurs ou directeurs sont les premières commissions, que les princes ne méprisent pas de demander pour leurs créatures, en sorte que ce sont gens d’une haute protection ; et lorsque la main dont ils tiennent leur emplois n’est pas publiquement visible, c’est marque qu’ils ne prêtent que leur ministère à d’autres personnes puissantes qui en tirent ce qu’il y a de plus utile. Il est encore à remarquer que ceux qui nomment à ces conditions, pour faire valoir l’obligation qu’ils veulent qu’on leur en ait, disent une chose assez extravagante, si tout le monde n’en était témoin, qui est que cet emploi rapportera 5 ou 6 000 liv. de rentes, quoique les gages ne soient bien souvent que de 1 200 liv. ; sur quoi il faut payer le bureau, les lettres et autres menus frais. C’est par où ceux de ces commis qui ont quelque conscience sauvent leur scrupule, en prétendant recevoir par là une permission tacite de tromper le roi, le public et leurs maîtres.

CHAPITRE XVI. Suite du précédent. — La fraude rendue indispensable par l’élévation des droits. — Comment elle se pratique, et comment s’élève la fortune des directeurs des Douanes, à mesure que baisse le commerce intérieur et extérieur du royaume.

Les droits de Douane, principalement sur les sorties du royaume, étant une fois mis sur un pied exorbitant, après que le commerce des denrées qui se transportent en est extrêmement diminué, la partie qui reste ne peut subsister que de la manière que l’on va dire : ou il faut frauder tout à fait la Douane, par des transports secrets pendant la nuit, ou s’accommoder avec les directeurs pour tromper les maîtres. Dans l’un et l’autre cas, les premiers font leur compte ; car si on hasarde en tâchant de frauder (comme il est impossible de n’être pas quelquefois pris), de plein droit appartient le tiers de la confiscation aux directeurs. Mais bien souvent ils ne font point éclater la chose, et traitent de la part de leurs maîtres, le marchand y gagnant encore assez, quand il la perdrait tout entière, de sauver les autres suites d’une confiscation. L’autre manière leur est pour le moins aussi avantageuse, qui est de s’adresser d’abord à eux, et de traiter de bonne foi de la remise qu’ils veulent faire, moyennant une honnêteté à leur profit des droits de leurs maîtres, et par conséquent du roi, en quoi ils se montrent honnêtes gens, et de bonne composition. 

Ainsi, d’une manière ou d’autre, il faut que les droits soient grands ; c’est à quoi leurs protecteurs ont soin de veiller, et de faire périr plutôt tout un pays, que de souffrir les Douanes à un point que les marchandises les puissent supporter, sans obliger de recourir à un de ces deux expédients. Et, dans la crainte que l’excès des droits ne suffît pas pour arriver à leurs fins, ils ont surpris des édits de MM. les ministres, qui mettent les biens du marchand à leur discrétion, puisque, bien que par toutes les lois du monde ce soit au demandeur à établir sa demande, dans la Douane c’est tout le contraire, ainsi qu’on a montré au chapitre précédent. Le marchand doit enseigner aux receveurs ce qu’il leur faut, article par article et tout ce que doit rédiger par écrit une partie qui a intérêt qu’on se méprenne. Que si cela arrive par mégarde, étant presque impossible que cela soit autrement, ils disent pour raison d’un procédé si injuste, que s’ils se méprenaient on ne les redresserait point. — Mais pour montrer que c’est un piège qu’ils veulent tendre, en faisant naître un procès où ils sont juges et parties, il ne faut que répondre que c’est à eux à savoir leurs édits et leurs attributions, et par conséquent ce qui leur appartient, et non pas au marchand, qui n’en peut rien apprendre que par eux. — En second lieu, s’ils appréhendaient si fort de se méprendre, ils n’ont qu’à faire comme tous les vendeurs, à demander beaucoup plus qu’il ne faut ; assurément, le marchand les redressera, ou ils n’y perdront pas. Mais, de vouloir faire établir une diminution par le défendeur qui la doit moins savoir, sous peine de tout perdre s’il se méprend, au lieu que l’erreur dans le demandeur ne serait que très peu de chose, supposé même qu’il s’y en rencontrât ; c’est la dernière des injustices, qui n’a d’exemple que dans l’inquisition d’Espagne, qui passe pour le tribunal le plus violent du monde.

On passe sous silence les autres manières qu’ils apportent pour fatiguer les marchands, étant quelquefois six ou sept jours sans trouver le temps de recevoir la livraison des marchandises, soit pour tirer une contribution de leur diligence, ou même, quoiqu’ils aient déjà été salariés, pour apporter du retardement au transport. De quelque manière que les choses se passent, on n’en peut avoir aucune justice, parce qu’ayant de fortes protections, ils ne reconnaissent aucuns des juges ordinaires, mais en ont de particuliers qu’ils nomment eux-mêmes : c’est de cette sorte que les directeurs des Douanes se sont enrichis, à mesure que le commerce, tant du dedans que du dehors du royaume, s’est diminué ; les mêmes désordres se pratiquent dans le transport des marchandises tant d’une province à l’autre, qu’au sortir du royaume.

CHAPITRE XVII. Désastres causés par l’exhaussement des droits d’importation et d’exportation. — La vente des céréales rendue impossible en Normandie, et dans toutes les provinces qui en produisent plus qu’elles n’en consomment. — La famine et la diminution des revenus du roi, conséquences des obstacles apportés à l’exportation des grains. — Destruction, dans la généralité de Rouen, du commerce extérieur des vins, et de la fabrication des chapeaux, des cartes à jouer, du papier, des pipes, et des baleines préparées pour l’habillement.

Il s’enlevait autrefois une quantité de blés en France, surtout en Normandie, pour les pays qui en manquaient ; et comme elle en produit plus (étant bien cultivée) qu’elle n’en peut consommer, elle est ruinée du moment que le transport ne s’en fait plus. C’est ce qui est arrivé par l’impôt de 66 livres sur chaque muid qui sortait du royaume : de sorte que les étrangers sont allés s’en pourvoir à Dantzick et à Hambourg ; et la trop grande quantité qui en est demeurée dans le pays a fait cesser de labourer les médiocres terres, et négliger en plusieurs endroits les meilleures ; et par ce moyen mettre une famine à l’argent, non moins préjudiciable au corps de l’État que celle qui arrive au blé. Car, comme quand cela advient, c’est que la proportion étant ôtée entre ce qu’on veut avoir, qui est le blé, et ce qu’on baille en contre-échange, qui est l’argent, tout le commerce s’arrête ; le même désordre se rencontre lorsque, les blés étant à vil prix, il en faut beaucoup plus pour avoir de l’argent : ce qui produit le même effet à l’égard de la république, qui, ne pouvant s’entretenir que par un commerce et une circulation continuelle, où les proportions sont absolument nécessaires, tout cesse en même temps qu’elles ne se rencontrent plus, quoi que ce soit qui en soit cause. De manière que, comme au Pérou on meurt de faim au milieu de l’argent, on est très misérable en France dans l’abondance de toutes les choses nécessaires à la vie. Et ce qui est plus déplorable, c’est que ces malheurs, qui arrivent souvent ailleurs par nécessité, ne se trouvent en France que par une forte méprise, ou plutôt par des intérêts indirects, dont il ne revient rien au roi ; outre que les années stériles ne pouvant être secourues par les abondantes, qui ne sont plus d’un rapport à l’accoutumé, on a vu, depuis trente ans, le blé hors de raison, ce qui faisait périr les pauvres ; ou à vil prix, ce qui ruinait également et les riches et les pauvres : ces premiers ne pouvant fournir de travail à ceux-ci, qui ne peuvent cependant subsister que de ce seul revenu.

On ne doit donc pas objecter que cette obligation de laisser les grains dans un pays soit un remède certain contre la famine, puisque, outre que l’expérience a fait voir le contraire, les blés ayant été à un prix excessif quatre fois depuis trente ans, au lieu que dans l’espace de cent ans auparavant la même chose n’était pas arrivée ; c’est qu’une année stérile n’est jamais guère secourue que par la précédente, ou au plus par celle d’auparavant, les blés en France n’étant pas, en général, gardés plus longtemps, et le surplus étant consommé à vil prix par des engrais, ou par l’impatience des maîtres qui veulent être payés de leurs fermiers, ou parce qu’on n’a pas de lieu propre pour les garder et les remuer souvent comme il serait nécessaire ; et bien loin qu’un impôt qui a causé une ruine si générale ait apporté quelque utilité au roi, c’est tout le contraire, puisque n’en ayant jamais reçu un sou, il a perdu les droits d’entrée sur les marchandises que les étrangers apportaient en venant querir nos blés.

Il y avait autrefois une fort bonne manufacture de chapeaux fins en Normandie, qui valait une très grande somme au roi, soit pour droits d’entrée des matières qui venaient du dehors, ou pour la sortie lorsqu’elles étaient ouvragées ; on doubla ces droits, et aussitôt les ouvriers passèrent aux pays étrangers, où ayant établi des manufactures de chapeaux fins, à eux jusqu’alors inconnues, les droits du roi furent réduits à la sixième partie de ce qu’ils étaient auparavant.

Les cartes à jouer se fabriquaient en France, surtout à Rouen, pour toute l’Europe et même pour tout le Nouveau-Monde des Espagnols : un impôt de rien, qui servait seulement d’occasion aux directeurs de fatiguer les marchands, a fait pareillement transporter cette manufacture en une infinité d’endroits.

Le papier s’enlevait pareillement en une très grande quantité, et il a reçu le même sort, des mêmes causes.

Les pipes de tabac, qui se fabriquaient en quantité, ont pris la même route par de pareilles raisons.

Les baleines à accommoder les habillements ont été longtemps uniquement apprêtées à Rouen pour toute la terre où l’on en use ; et comme les Douanes pour l’entrée de la matière haussaient à tous moments, pour les éviter on faisait faire à cette sorte de marchandise 4 ou 500 lieues dans les terres plus qu’il n’eût été nécessaire, afin d’esquiver les entrées de Rouen. Mais enfin la subtilité de MM. les directeurs, en donnant leurs avis propres à ruiner tout pour s’enrichir, a triomphé de celle des commerçants, de sorte qu’ils ont surpris tant d’édits de MM. les ministres, qu’ils ont contraint ce trafic de prendre le chemin des autres ; et on ajoutera en faveur de ceux qui leur donnaient leur protection, qu’on est fort persuadé qu’il s’en fallait beaucoup qu’ils sussent au juste ce qu’elle devait coûter au roi et au peuple.

Les vins se levaient aussi en quantité aux foires de Rouen pour les pays étrangers, qui fournissaient au roi des sommes considérables pour la sortie même des moindres crûs : on a haussé l’impôt, et ces mêmes étrangers ont été s’en fournir ailleurs.

En effet, ce qui coûte pour la sortie des plus petits vins allant à 25 livres par muid, qui n’est pas souvent vendu 20 livres sur le lieu distant d’une journée ou deux, il n’est pas étonnant qu’un pareil droit en ait entièrement anéanti le commerce ; et ce qu’il y a de merveilleux est que, pendant qu’on haussait tous ces droits, qui ruinaient également et le roi et les particuliers, sans que la découverte de l’erreur en l’un pût faire changer de conduite à l’égard des autres, on diminuait les Tailles de trois fois plus que n’étaient ces impôts, bien que ce ne fût pas la quantité des Tailles qui incommodât les peuples, ainsi qu’on a dit, et que l’on fera encore remarquer davantage lorsqu’on parlera des remèdes.

CHAPITRE XVIII. Qu’il n’y a pas de paradoxe à soutenir que les revenus de la France sont diminués, bien qu’il se trouve dans le royaume une plus grande abondance d’or et d’argent qu’à l’époque où ces revenus étaient beaucoup plus considérables. — Digression sur la nature de la richesse et la fonction des métaux précieux.

On est persuadé que la simple narration de tous ces faits aura amplement satisfait à l’obligation contractée au commencement de ces Mémoires, de découvrir la cause de la grande diminution des revenus de la France, sans que l’augmentation de ceux du roi y ait aucune part, ni qu’on puisse en accuser le manque des espèces d’or et d’argent, qui sont en bien plus grande abondance dans le royaume que lorsque les revenus en étaient plus considérables. Et, quoique cette vérité soit très constante, comme elle pourrait passer pour paradoxe à l’égard de ceux qui ont accoutumé de dire, lorsqu’ils voient l’opulence diminuer dans un pays, qu’il n’y a plus d’argent ; il est à propos, pour l’éclaircissement de ces Mémoires, de dire un mot de la nature et des qualités de l’or et de l’argent, tant monnayés qu’en essence, et de faire connaître quel rang l’argent tient dans le monde.

Il est très certain qu’il n’est point un bien de lui-même, et que la quantité ne fait rien pour l’opulence d’un pays en général, pourvu qu’il y en ait assez pour soutenir les prix contractés par les denrées nécessaires à la vie ; de façon qu’il ne peut empêcher les lieux d’où on le tire d’être très misérables, et qu’un homme qui a deux écus, en ces contrées-là, à dépenser par jour, passe sa vie avec plus de peine qu’un autre qui, étant en Languedoc, n’a que six sous pour son entretien : et même on peut dire que plus un pays est riche, plus il est en état de se passer d’espèces, puisque alors il y a plus de monde à l’égard de qui elles peuvent être représentées par un morceau de papier sous le nom de billets de change.

L’argent est donc un gage incorruptible que tous les hommes sont convenus de se bailler, et de se prendre les uns des autres réciproquement sur le pied courant, afin de se procurer pour autant de denrées dont ils ont besoin ; parce que celui qui reçoit l’argent est certain qu’il produira le même effet, à son égard, pour les choses dont il a besoin ; personne au monde ne le recevant pour le consommer ou en faire magasin, à moins que ce ne soit pour en attendre une plus grande quantité, et en produire un plus grand effet tout à la fois. De manière que si toutes les denrées nécessaires à la vie avaient, comme l’argent, un prix certain, et que le temps ne les altérât pas, ou que les divers degrés plus ou moins considérables de perfection qu’elles ont chacune en particulier n’en dérobassent pas la véritable estimation, si bien qu’elles eussent un prix courant toutes les fois qu’on aurait besoin de s’en servir, on pourrait dire que l’or et l’argent ne seraient pas plus recherchés que tous les autres métaux les plus communs, et qu’ils leur céderaient même, étant moins propres aux autres usages de la vie ; parce que l’échange se ferait immédiatement comme il se faisait au commencement du monde, et qu’il se fait encore à l’égard de quelques marchandises en gros après qu’elles sont appréciées.

De ces principes il s’ensuit la conséquence, que dans la richesse, qui n’est autre chose que le pouvoir de se procurer l’entretien commode de la vie, tant pour le nécessaire que pour le superflu (étant indifférent au bout de l’année, à celui qui l’a passée dans l’abondance, de songer s’il s’est procuré ses commodités avec peu ou beaucoup d’argent), l’argent n’est que le moyen et l’acheminement, au lieu que les denrées utiles à la vie sont la fin et le but ; et qu’ainsi un pays peut être riche sans beaucoup d’argent, et celui qui n’a que de l’argent, très misérable, s’il ne le peut échanger que difficilement avec ces mêmes denrées. De manière que les flottes d’Espagne ne sont pas sitôt venues en Europe, qu’il faut porter presque tout l’argent aux pays d’où on a tiré les denrées pour les porter en celui où les mines sont situées ; et cet argent, y étant arrivé, produit par une révolution continuelle les mêmes effets qu’il a produits dans sa naissance, faisant plus ou moins de tours ou retours qu’il change plus ou moins souvent de maître, c’est-à-dire qu’il se fait plus ou moins de commerce ou de consommation. Mais les pays comme la France, qui produisent les denrées nécessaires à la vie, ont cet avantage sur ceux d’où on tire l’argent, que l’échange se fait d’une manière bien avantageuse, attendu que l’argent ne se consommant point par l’usage, produit des utilités sans bornes et sans fin au pays où on le porte ; tandis que les denrées que l’on donne en contre-échange ne sont utiles qu’une seule fois, périssant par l’usage. Et pendant que l’argent a une qualité d’être inaltérable par le temps et les accidents, il a en même temps celle de ne point augmenter par la garde, comme les autres marchandises ; et quand il produit de l’utilité, ce n’est point dans le coffre, mais en le gardant le moins qu’il est possible ; et comme c’est la consommation, dont il n’est que l’esclave, qui mène sa marche, du moment qu’elle cesse, il s’arrête aussitôt, et demeure comme immobile dans les mains où il se trouve lorsque le désordre commence à se faire sentir. De façon que, si la plus mauvaise situation d’un marchand, lorsque le commerce va, est d’avoir son argent inutile dans son coffre, parce qu’il ne lui produit rien, c’est son avantage, lorsqu’il ne va pas, qu’il ne soit pas dehors, attendu que s’il ne gagne rien, il ne perd rien ; ce qu’il courrait risque de faire par les banqueroutes, inséparables de la cessation du commerce. 

Et ce qui est dit du marchand l’est également de toutes les personnes qui vivent de leurs rentes, soit en fonds de terre ou rentes constituées, lesquelles recevant des remboursements ne les peuvent reconstituer faute de sûreté, parce que les affectations les plus ordinaires étant sur les terres, le produit en diminue tous les jours à vue d’œil par l’anéantissement de la consommation : aussi elles aiment mieux perdre l’intérêt que de hasarder le capital, se réduisant à faire moins de dépense, ce qui est un surcroît de mal pour le corps de la république. De façon que tous les revenus d’industrie cessent tout à fait, et l’argent, qui forme pour autant de revenu qu’il fait de pas, ne sortant point des fortes mains, arrête entièrement son cours ordinaire ; ce qui met le pays dans une paralysie de tous ses membres, et fait qu’un État est misérable au milieu de l’abondance de toutes sortes de biens. Ce sont là des effets que les pauvres ressentent les premiers, mais qui se communiquent ensuite imperceptiblement à tous les autres membres de l’État, même au plus relevés, ainsi que l’on a fait voir par ces Mémoires ; ce qui devrait bien les intéresser aux moyens d’arrêter un si grand désordre, où le roi participe assurément à proportion du rang qu’il tient dans l’État.

CHAPITRE XIX. Que l’accroissement du revenu national est proportionnel, non à l’accroissement de la somme du numéraire, mais au progrès de la consommation. — Effets de la circulation et de la non-circulation de l’argent. — Liaison intime de ce double phénomène avec l’état de l’agriculture. — Que la suppression des édits qui paralysent la consommation eût été beaucoup plus avantageuse à l’État que le monnayage de la vaisselle du roi.

Il est aisé de voir, par tout ce qu’on vient de dire, que pour faire beaucoup de revenu dans un pays riche en denrées, il n’est pas nécessaire qu’il y ait beaucoup d’argent, mais seulement beaucoup de consommation, un million faisant plus d’effet de cette sorte que dix millions lorsqu’il n’y a point de consommation ; parce que ce million se renouvelle mille fois, et fera pour autant de revenu à chaque pas, tandis que les dix millions restés dans un coffre ne sont pas plus utiles à un État que si c’étaient des pierres ; et ce qui fait plus de mal au corps de la France, est que c’est le menu peuple sur qui le désordre des Tailles et l’excès du prix des liqueurs en détail agissent davantage, parce que c’est lui qui a le moins de défense et qui fait le moins de provisions, et cependant c’est lui en même temps qui fait le plus de consommation, parce qu’il est en plus grand nombre. 

En effet, un journalier n’a pas plutôt reçu le prix de sa journée, qu’il va boire une pinte de vin, étant à un prix raisonnable ; le cabaretier en vendant son vin en rachète du fermier ou du vigneron ; le vigneron en paye son maître, qui fait travailler l’ouvrier, et satisfait sa passion ou à bâtir, ou à acheter des charges, ou à consommer de quelque manière que ce puisse être, à proportion qu’il est payé de ceux qui font valoir ses fonds. Que si ce même vin, qui valait 4 sous la mesure, vient tout d’un coup, par une augmentation d’impôt, à en valoir 10, ainsi que nous l’avons vu arriver de nos jours, le journalier, voyant que ce qui lui restait de sa journée ne pourrait pas suffire pour nourrir sa femme et ses enfants, se réduit à boire de l’eau, comme ils font presque tous dans les villes considérables, et fait cesser par là la circulation que lui fournissait sa journée, et est réduit à l’aumône, non sans blesser les intérêts du roi, qui avait sa part à tous les pas de cette circulation anéantie. Il en va de même des autres denrées, n’y en ayant aucune dont l’anéantissement de consommation causé par les désordres marqués ci-devant ne fasse d’abord cesser dix ou douze sortes de métiers, qui roulaient tous sur ce premier principe, et ne rejaillisse ensuite par contre-coup et sur le roi, et sur tout le reste des professions du corps de l’État ; et alors, bien que l’argent demeure, il cesse, faute de circulation, de fortifier aucun revenu, et est comme s’il était mort à l’égard du pays. En sorte que, s’il y a 500 millions de rente moins en France qu’il n’y avait il y a trente ans, ce n’est pas qu’il y ait moins d’argent, mais c’est qu’y ayant pour beaucoup moins de denrées excrues, vendues et consommées, cela a communiqué le même mal à toutes les autres sortes de biens qui tirent leur être des fruits de la terre. Il n’en faut donc point accuser le manque d’argent, mais s’en prendre seulement à ce qu’il ne fait pas son cours ordinaire ; et la vaisselle d’argent réduite en monnaie ces jours passés n’a pas apporté plus de remède à ce mal que ne fait une flotte du Pérou à la misère de l’Espagne, qui, depuis qu’elle en reçoit, n’en devient pas plus riche, parce que l’argent ne fait qu’y passer, et qu’elle ne le voit que dans sa naissance. Ainsi, celui de la vaisselle, après son premier cours, a gagné les forts dont on vient de parler et dont il est impossible de le tirer. Et il aurait été cent fois plus avantageux à la France d’ôter quelques-uns de ces édits qui ruinent la consommation pour des quantités de millions par an, quoique le produit à l’égard du roi soit fort médiocre, et de reporter le montant des droits sur les Tailles, afin que Sa Majesté ne perdit rien, ce qui n’aurait pas été à un sou pour livre, que de réduire de la vaisselle en monnaie, l’utilité qui en est venue à Sa Majesté pouvant aisément être compensée d’ailleurs.

Enfin, le corps de la France souffre lorsque l’argent n’est pas dans un mouvement continuel, ce qui ne peut être que tant qu’il est meuble, et entre les mains du peuple ; mais sitôt qu’il devient immeuble, ne pouvant cesser de l’être, parce qu’on ne trouve aucune sûreté à le reconstituer sur une terre, où à le prêter pour acheter une charge qui peut être supprimée ou anéantie par la création de pareilles qui la tireront hors du commerce, ou enfin à rejeter ce même argent dans le trafic, par les raisons qu’on vient de marquer, on peut dire que tout est perdu. Or, quand tout l’argent serait entre les mains du menu peuple, où il est toujours meuble, il faut qu’il retourne aussitôt entre les mains des puissants, qui le refont immeuble en la plus grande partie, parce que l’harmonie de la république, qu’une puissance supérieure régit invisiblement, subsistant du mélange de bons et de mauvais ménagers, toutes choses tant meubles qu’immeubles, sont dans une révolution continuelle, et le riche devient pauvre afin que le pauvre puisse devenir riche. En effet, un dissipateur de ses fonds et de son argent-immeuble, comme le rachat d’une rente constituée et le prix d’une terre, en fait un meuble en le consommant en sa dépense journalière, qui ne devrait être tirée que du produit de ces mêmes fonds ; tandis qu’un bon ménager, ne consommant pas ses revenus ordinaires, soit de fonds de terre ou d’industrie, en forme un argent-immeuble, c’est-à-dire dont il a dessein de se former un immeuble, comme une terre, une maison, ou une partie de rente ; ce que ne pouvant faire comme on vient de dire, cet argent ne retourne plus chez le peuple, en passant par les mains du dissipateur qui le refait meuble. Ainsi le corps de l’État fait une très grande perte, parce que c’est le menu peuple qui lui forme le plus de revenu ; un écu faisant plus de chemin et par conséquent de consommation en une journée chez les pauvres, qu’en trois mois chez les riches, qui, ne faisant que de grosses affaires, attendent longtemps que leur somme soit fournie, même dans les meilleurs temps, pour faire sortir leur argent, ce qui est toujours préjudiciable à un État. De manière que Philippe de Commines remarque que, si le roi Louis XI tripla son revenu en quinze années, personne ne fut ruiné, parce qu’il dépensait aussitôt tout ce qu’il recevait ; ce qui montre assez l’intérêt qu’un pays a que ses habitants ne soient pas dans l’obligation de dépenser moins d’argent qu’ils n’en reçoivent.

CHAPITRE XX. Suite du précédent. — Les emprunteurs à la petite semaine.

Il ne faut point de preuves plus certaines de tout ce qu’on vient de dire, que l’exemple des marchands de menues denrées de Paris, lesquelles s’enrichissent à emprunter de l’argent à cinq sous d’intérêt par semaine pour un écu, c’est-à-dire à plus de 400 pour cent par an, le produit excédant quatre fois le capital ; car, bien qu’une pareille conduite, quand l’intérêt serait infiniment au-dessous de celui-là, ruinerait le plus riche homme du monde, cependant elle enrichit et fait vivre ces pauvres gens ; et la manière dont cela se fait est aisée à concevoir. C’est parce que cette marchande, ayant vendu pour quatre ou cinq écus de marchandise en une journée, sur laquelle elle a quelquefois gagné la moitié, elle retourne le lendemain de grand matin à l’emplette, et, faisant cette manœuvre cinq à six fois la semaine, il lui est aisé de trouver et sa vie et de quoi satisfaire à ceux qui lui ont prêté ; et ce genre de commerce ne cesse que lorsque les pauvres journaliers, qui se fournissent uniquement chez elle, cessent de le faire, pour ne plus trouver leur journée, qui est anéantie à Paris comme ailleurs par des causes traitées une infinité de fois.

CHAPITRE XXI. Qu’il n’est pas dans l’intérêt du roi de ruiner la consommation. — Preuves nouvelles de cette vérité. — Que l’État ne consomme pas de l’argent, mais des denrées. — Qu’en France, le produit de l’impôt, comparativement au reste de l’Europe, est en raison inverse des sacrifices imposés aux sujets. — L’Angleterre, les princes d’Allemagne, et le duc de Savoie. — L’agriculture et le commerce sont les deux mamelles de la République. — Comparaison des provinces exemptes de la Taille arbitraire, des Aides et des Douanes, avec celles où ce régime fiscal est en vigueur ; les deux généralités de Rouen et de Montauban.

Quoiqu’on ait assez montré l’intérêt que le roi a à la ruine de la consommation, qui attire toutes les pernicieuses conséquences dont on vient de parler, on va mettre ce même intérêt dans un nouveau jour, pour le rendre encore plus sensible à ceux qui en voudraient douter. 

Il est certain que le roi entretient ses armées et sa dépense ordinaire, non avec de l’argent à proprement parler, mais avec du blé, de la viande, du linge, des habits, et enfin avec toutes les autres choses nécessaires à l’entretien de la vie, lesquelles, croissant en ses États, sont consommées pour la plus grande quantité par ses sujets, et une partie lui est baillée par redevance ; et si ce n’est pas immédiatement, c’est la même chose, parce que les dix écus qu’un chapelier baille au roi pour sa Taille, après les avoir tirés du profit qu’il a fait sur mille chapeaux qu’il a fabriqués et vendus, la nourriture et entretien de sa famille prélevés, est une obligation et un gage qu’il donne au roi de lui fournir dix chapeaux à lui ou à son ordre, en quoi faisant son gage lui sera restitué, comme il arrive infailliblement ; car Sa Majesté n’a pas sitôt reçu ce gage, qu’elle le rebaille à un capitaine de chevau-légers, qui le reporte avec la même diligence au chapelier pour en tirer les dix chapeaux, lequel refait faire aux dix écus la même circulation, à moins que le canal n’en soit interrompu, c’est-à-dire que la boutique du chapelier ne soit démontée parce que les chapeaux ne se peuvent plus vendre, comme nous avons vu arriver, par les raisons traitées ci-dessus ; et ainsi de toutes les autres marchandises dont on peut faire le même raisonnement : ce qui montre évidemment le grand préjudice que le roi reçoit de la ruine de la consommation, et que c’est le surprendre que de dire qu’on la ruine pour l’enrichir.

Et, pour conclusion entière de la seconde partie de ces Mémoires, on dira qu’il n’y a qu’à comparer ce qui se passe chez nos voisins avec ce qui se fait en France à l’égard des impôts. On a déjà montré dans la première partie que, bien qu’il n’y ait jamais eu de pareille diminution de biens, cependant le roi lève moins à présent sur ses sujets que plusieurs de ses ancêtres : on dira maintenant, et on le maintient, qu’il n’y a point de prince dans l’Europe qui ne tire à proportion beaucoup davantage, et où cependant il en coûte tant à ses peuples ; et bien que cela paraisse un paradoxe, c’est pourtant une vérité constante. En effet, une vigne arrachée pour ne pouvoir supporter l’impôt qu’on a mis dessus (comme cela arrive tous les jours), ne va point au profit du roi, et ne ruine pas moins le propriétaire ; et comme ce mécompte s’est rencontré dans une infinité de denrées, ainsi qu’on a fait voir, on en peut tirer les mêmes conclusions. Dans tous les autres États on proportionne les impôts aux choses sur lesquelles on les lève ; et de cette manière le prince et les peuples y trouvent également leur compte ; et c’est ainsi que, pour descendre davantage dans le détail, il est certain que l’Angleterre ne vaut point le quart de la France, soit par le nombre du peuple, qui est une partie essentielle à la bonté du pays, à cause que la consommation ne se saurait faire sans lui ; soit pour la fertilité du terroir (et si la conquête des Gaules coûta huit années à Jules-César, celle de toute l’Angleterre ne fut l’effet que d’une seule campagne) ; cependant l’Angleterre vient de rapporter depuis trois ou quatre ans près de 80 millions par an au prince d’Orange, et cela sans réduire les peuples à la mendicité ; ni les mettre dans l’obligation d’abandonner la culture des terres ; et si la guerre n’avait point interrompu son commerce, c’eût été encore tout autre chose. 

Que l’on considère encore tous les princes d’Allemagne, jusqu’au moindre ; que l’on considère leurs États, qui ne sont pas un atome en comparaison de la France, et toutefois ce qu’ils en tirent va à un trentième ou environ, et même encore à plus. La Savoie en tout son contenu, sans le Piémont, ne vaut point la moindre des Élections de Normandie, au nombre de trente-deux. Son terroir, très mauvais et très stérile, ne peut nourrir qu’une partie de ses habitants, et encore très misérablement ; il n’y a ni rivières, ni villes considérables où l’on fasse quelques manufactures ; cependant elle rapportait 500 000 écus à son prince par an avant la guerre ; et cela, parce que les choses se faisaient comme en Angleterre, en Allemagne, et dans tous les pays du monde, c’est-à-dire qu’on faisait rapporter à la terre tout ce que son climat et son terroir, aidés de secours humains, pouvaient produire ; on y consommait tout ce qu’on y pouvait consommer, et on y vendait tout ce qu’on y pouvait vendre, qui est une situation qui devrait être sacrée aux ministres de tous les princes du monde, leur étant permis de pousser les droits de leurs maîtres jusqu’à tel point qu’ils peuvent aller, tant qu’ils ne donneront point atteinte à ces deux mamelles de toute la République, l’agriculture et le commerce. Mais de croire mieux servir un monarque par une conduite contraire, comme on ne peut pas nier qu’il arrive présentement en France, cela se réfute si fort de soi-même par la simple narration des choses rapportées dans ces Mémoires, que l’on n’en dira rien davantage. Mais cette même doctrine peut être établie, sans aller chez les Étrangers, par ce qui se passe en France aux lieux où la Taille n’est point arbitraire et sujette aux pernicieux effets dont on a parlé, et où pareillement les Aides et Droits sur les passages n’ont point encore eu lieu : on verra la différence de ces contrées avec les autres. 

La généralité de Montauban ne vaut pas la sixième partie de la généralité de Rouen, soit pour la situation, qui n’a ni mer ni rivière pour voisines ; au lieu que la généralité de Rouen a Paris d’un côté et la mer de l’autre, qui est la plus avantageuse situation du monde ; son terroir n’a point son pareil en fécondité ; les villes et bourgs y sont sans nombre, et peuplés à proportion ; et cependant, avec tous ces avantages, elle ne rapporte au roi qu’un tiers de plus que celle de Montauban, qui, en Taille seule, qui est réelle, rapporte 3 400 000 livres ; tandis que tout ce que le roi a jamais tiré de la généralité de Rouen, en revenus ordinaires, n’a jamais été à plus de six à sept millions tout compris. Mais la différence à l’égard des peuples est encore bien plus grande : dans la généralité de Montauban, il est impossible de trouver un pied de terre auquel on ne fasse rapporter tout ce qu’il peut produire ; il n’y a point d’homme, quelque pauvre qu’il soit, qui ne soit couvert d’un habit de laine d’une manière honnête ; qui ne mange du pain et ne boive de la boisson autant qu’il lui en faut ; et presque tous usent de viande, tous ont des maisons couvertes en tuiles, et on les répare quand elles en ont besoin. Mais dans la généralité de Rouen, les terres qui ne sont pas du premier degré d’excellence sont abandonnées, ou si mal cultivées qu’elles causent plus de perte que de profit à leurs maîtres ; la viande est une denrée inconnue par les campagnes, ainsi qu’aucune sorte de liqueur pour le commun peuple ; la plupart des maisons sont presque en totale ruine, sans qu’on prenne la peine de les réparer, bien qu’on les bâtisse à peu de frais, puisqu’elles ne sont que de chaume et de terre ; et avec tout cela, les peuples s’estimeraient heureux s’ils pouvaient avoir du pain et de l’eau à peu près leur nécessaire, ce qu’on ne voit presque jamais ; et tous ces désordres arrivent pendant que le pays pourrait non seulement faire subsister parfaitement bien les habitants d’une manière fort heureuse, mais même aider ses voisins, comme il faisait autrefois, si les proportions absolument nécessaires pour une pareille harmonie n’étaient ruinées par des intérêts indirects, ce qui retombe également sur Sa Majesté, puisqu’il est aussi impossible que des terroirs incultes et des peuples qui meurent de faim lui soient utiles à quelque chose, qu’il est difficile qu’une situation contraire ne lui soit pas très avantageuse. Mais comme ceux qui fournissent les mémoires à MM. les ministres n’ont pas les mêmes intérêts, qu’ils en ont même de tout opposés, il ne faut pas s’étonner qu’ils sacrifient ceux et du roi et des peuples à leurs avantages personnels ; et bien qu’ils ne profitent pas en leur particulier pour la cinquantième partie du mal qu’ils font au corps de l’État, leur intérêt, quelque petit qu’il soit en comparaison de ce mal, prévaut à l’utilité publique, ce qui est aujourd’hui érigé en profession ordinaire, remplie de personnes de la plus haute protection. 

De manière que, quoique les désordres sautent aux yeux, et que le roi ait un intérêt très grand, sans parler de celui des peuples, de les faire cesser, personne jusqu’ici n’a été assez osé pour leur déclarer la guerre, ou plutôt à leur manœuvre. C’est pourtant sur ces principes qu’on va passer à la troisième partie de ces Mémoires, qui traiteront des remèdes de ces désordres, dont on établira la facilité et l’utilité d’une manière si constante, qu’il n’y a que ceux qui en attendent ou leur doivent leur fortune, qui y pourraient apporter de l’opposition par leurs actions ou par leurs paroles. Leur principale objection sera le délai qu’ils demanderont, ou le prétendu bouleversement des affaires qu’ils opposeront ; mais l’un et l’autre sont ridicules, attendu que ce sont les peuples mêmes qui parlent dans ces Mémoires, au nombre de quinze millions, contre trois cents personnes au plus, qui s’enrichissent de la ruine du roi et des peuples, lesquels ne demandent que la simple publication de deux édits pour être au bout de deux heures en état de labourer leurs terres en friche, et de vendre leurs denrées perdues, ce qui doublerait sur-le-champ et le revenu de leurs terres, et celui du roi. Or, on ne peut, sans renoncer à la raison, dire à des gens qui offrent de payer, qu’il leur est impossible de le faire, surtout quand on est aussi suspect que doivent être ces trois contredisants.


Troisième partie. Des moyens de rétablir la richesse nationale.

CHAPITRE I. Que le mal de la France tient bien moins aux choses qu’aux personnes. — Le remède n’entraîne ni bouleversement, ni atteinte à la foi publique.

Pour venir donc aux remèdes de si grands désordres, on dira d’abord qu’il n’y a rien de si aisé du côté de la chose, et rien de si difficile de la part de ceux à qui il s’en faut beaucoup qu’ils soient indifférents. En effet, il semblerait que les seules personnes qui devraient être intéressées dans les impôts qui se lèvent, ainsi que dans toutes autres dettes, ne seraient que le roi est ses peuples, Sa Majesté pour recevoir, et ses peuples pour payer ; et par conséquent, qu’on devrait être certain de l’acceptation d’une proposition qui ferait recevoir le double à Sa Majesté, pendant qu’il n’en coûterait pas le tiers à ses peuples. Cependant, bien que dans tout ceci il n’y ait rien que de très véritable et de très sensible par tout ce qui ce passe et chez l’étranger, et en France même, on ne laisse pas de n’avoir qu’une légère espérance du succès. Quoi qu’il en puisse arriver, on dira qu’on ne veut apporter aucun trouble à la disposition présente pour un si grand bien ; qu’il n’est nécessaire de congédier ni fermiers, ni receveurs ; qu’on aura un extrême respect pour le fait de Sa Majesté, bien qu’on ne puisse pas dire que l’on en ait toujours usé de même, parce qu’il est absolument nécessaire de ne pas ruiner le commerce entre le roi et ses peuples, en rescindant d’autorité absolue des actes qu’on a cru faire de bonne foi. Car une pareille conduite fait que, dans le trafic particulier, une charge de nouvelle création, ou des gages ou rentes sur le fait de Sa Majesté, ne se vendent et achètent que sur le pied de la moitié d’un autre effet de pareil revenu, qui aurait un particulier pour garant. Ainsi nulle objection de ce côté-là : si on fait payer davantage à Sa Majesté, et moins par ses peuples, c’est parce que toutes sortes de payements, et surtout les tributs, tirant leurs qualités, ou leurs degrés d’excès ou de justice, du pouvoir ou de l’incapacité de ceux qui les payent, il est constant qu’un particulier qui payait 100 francs de Taille sur une ferme de 1 000 livres, sera bien moins chargé en en payant 200, si la ferme peut revenir à 2 000 livres, puisque ce sera 800 francs qu’on lui donnera à pur profit, et qu’il sera entièrement déchargé de son impôt sur ces premières milles livres. Or, sa ferme reprendra ce premier prix qu’elle avait autrefois, lorsqu’il lui sera permis de la labourer, cultiver, et en vendre les denrées qui y croîtront ; parce que les causes des défenses et de l’impossibilité de faire ces choses seront levées, ainsi qu’il est très facile, comme on va le faire voir.

CHAPITRE II. Premier moyen de rétablir la consommation : exécuter les ordonnances relatives à la Taille, en la rendant générale et inarbitraire. — Privilèges en matière d’impôt, principes de ruine, même pour ceux qu’ils favorisent. — Pourquoi il n’y a pas de pauvres en Hollande.

Pour commencer à lever les défenses de la consommation, marquées dans la première partie de ces Mémoires, qui sont l’incertitude de la Taille arbitraire, qui attire après elle les désordre de la collecte, l’un et l’autre faisant un déchet à la consommation de plus de 150 millions par an, sans qu’il en revienne un denier au roi ; il n’est pas nécessaire d’opérer le moindre bouleversement, tant à l’égard des personnes que des choses, mais seulement d’ôter l’injustice de la répartition, et de faire observer toutes les ordonnances, tant anciennes que modernes, qui ne portent rien moins que ce qui se pratique. Et comme cette injustice est aujourd’hui établie si généralement, et que plus un homme est puissant, et moins ses fermiers doivent payer de Taille, ce qui est sa ruine, ainsi qu’à tout le reste de l’État, il est à propos que Sa Majesté ait la bonté d’expliquer elle-même à toutes les personnes de sa cour, que, pour leur propre intérêt, elles en doivent user envers lui, afin que le commerce soit réciproque, comme il en use envers elles, et comme elles-mêmes en usent envers tout le monde, et surtout envers l’Église.

Il est certain que plus un homme est élevé en dignité et en naissance, plus Sa Majesté lui marque de distinction dans la répartition tant des bénéfices, que des charges de la cour. Il est pareillement certain que plus ces mêmes gens sont dans l’élévation, plus ils se veulent distinguer dans les rétributions qu’ils font à l’Église, dans les spectacles, et enfin dans toutes les autres occasions, à l’exception des droits du roi ; et bien qu’il y ait longtemps que les personnes de vertu, même de cette profession, conviennent que la véritable piété n’a ni part ni obligation au bien que l’on fait à l’Église, cependant, ses ministres ont eu l’adresse de mettre les choses sur le pied qu’on les voit aujourd’hui. En sorte qu’un grand seigneur, après avoir dépensé des sommes immenses pour l’enterrement ou de son père, ou de sa femme, soutiendra son receveur ou fermier dans trente procès qu’il fera pour s’exempter de payer une pistole, à laquelle il aura été mis plus que l’année précédente, bien que son imposition ne soit pas à la trentième partie de ce qu’elle devrait être si la répartition était juste ; parce qu’il y a un si grand abus, qu’on regarde comme une espèce d’infamie de payer cette juste proportion. Ainsi, ces désordres subsistent par un double intérêt, qui n’est pas, à proprement parler, un véritable intérêt, mais une ruine générale, réellement et de fait, par une contravention continuelle que l’on fait aux lois divines et humaines ; et il n’en faut point d’autres marques que les propres termes de l’ordonnance de Charles VII, de l’année 1445, lorsque les Tailles commencèrent d’être ordinaires ; elle porte ces mots : « Voulons égalité être gardée entre nos sujets ès charges et faix qu’ils ont à supporter, sans que l’un porte ou soit contraint à porter les faix et charges de l’autre, sous ombre de privilège et de cléricature, ni autrement : et voulons les instructions et ordonnances royaux être gardées selon leur forme et teneur. »

On peut dire que la richesse ou la diminution de la France a été à proportion que ces ordonnances ont été observées, de même que dans tous les pays du monde, comme on peut voir par l’exemple de la Hollande, qui, étant gouvernée par un peuple qui ne souffre point d’injustice dans la répartition des impôts, ne laisse pas d’être le plus riche État de l’Europe, eu égard à sa situation. Et quoique les impôts y soient excessifs, de manière qu’on ne craint point de dire qu’il contribue six fois plus pour les charges publiques que ne fait à proportion la France à Sa Majesté, cependant il ne se trouve point un seul pauvre dans tout cet État : et c’est cette importante maxime qui faisait dire à Mécenas, en parlant à Auguste, « qu’aucunes personnes, non pas même les pupilles, ne devaient être exemptes des Tailles et impositions publiques ; d’autant, disait-il, que l’utilité des choses à quoi elles sont destinées tourne également au profit et conservation de ceux qui les payent. » Et quand Dieu a commandé de payer les tributs aux princes, il a prétendu parler à tout le monde, et non pas aux misérables et aux indéfendus seulement, qui ne s’en pouvaient exempter ; ou bien ce précepte aurait été inutile, puisqu’il n’aurait eu lieu qu’à l’égard de ceux qui n’auraient pu faire autrement, ce qui ne se peut dire sans impiété.

CHAPITRE III. Méthode à suivre pour répartir la Taille équitablement, ou d’après le principe que les riches doivent payer comme riches, et les pauvres comme pauvres. — Obligation pour tous propriétaires et fermiers de déclarer, au greffe de leur Élection, la contenance et le revenu de leur faire-valoirs. — Officiers de paroisses préposés au dénombrement des prolétaires. — Répartition de la Taille réelle entre les paroisses et les contribuables, par les officiers d’élections. — Taille d’industrie, doit être mise en tarif dans les villes et gros bourgs. — Nécessités d’un classement préalable des professions, dans les lieux où l’on n’adopterait pas cette mesure, pour y subordonner l’importance des cotisations individuelles. — Minimum et maximum du tarif de la Taille pour les gens de journée des campagnes. — Attributions du commissaire préposé au répartement général des Tailles. — Envoi des rôles dans les paroisses. — Faculté de s’affranchir de l’obligation de la collecte, et de la responsabilité qu’elle impose, par l’engagement de verser dans le délai d’un mois, au receveur des Tailles, le montant de sa cotisation individuelle. — Privilèges à accorder au Trésor en matière de Tailles. — Partage des remises à allouer pour l’assiette et la perception de l’impôt. — Heureux effets de tous ces règlements.

Ceci donc supposé, que le roi veuille et entende que la Taille soit désormais répartie avec justice, c’est-à-dire que les riches payent comme riches, et les pauvres comme pauvres, tant pour l’intérêt de Sa Majesté que pour celui de ceux mêmes qui s’exemptaient, il n’y a rien de si aisé que l’exécution. 

Il ne faut qu’ordonner qu’environ trois ou quatre mois avant le département, tous les particuliers, tant exempts que non exempts, des lieux taillables, apporteront au greffe de leur Élection une déclaration au juste de tout ce qu’ils font valoir, soit comme propriétaires, soit comme fermiers ; le prix qu’ils en tiennent, avec copie de leurs baux qu’ils signeront véritables, à peine de confiscation ; ensemble le prix que pourraient valoir les terres ou biens qui ne sont point baillés à ferme, et qu’on fait valoir par ses mains, eu égard aux biens et aux terres voisines. On mettra que les trésoriers ou marguilliers de la paroisse apporteront pareillement un état de tous ceux qui, ne faisant rien valoir, vivent de leur travail manuel, et n’ont qu’une simple habitation ; ils marqueront leur métier, leur âge, leur nombre d’enfants demeurant avec eux, leur âge pareillement, et ce à quoi ils sont imposés de Taille. Le tout étant remis au greffe, sera enliassé par paroisse, et sera marqué au bas de tous les baux pareillement combien chaque fermier paye de taille ; et le tout sera émargé à côté de chaque cote du rôle de l’année, dont il y a toujours copie au greffe de chaque Élection. 

Ceci fait, les officiers de l’Élection, à commencer par le président jusqu’au procureur du roi, se partageront les paroisses de leur dite Élection, en en prenant chacun vingt ou trente, à proportion de leur nombre, dont le dernier reçu fera les partages, et les autres les choisiront suivant leur rang et degré. Il sera nécessaire que, dans le lot de chacun, il ne tombe aucune paroisse où celui à qui elle sera échue ait du bien, ou ses parents au premier degré ; et dans ce cas il la faudrait échanger contre une autre paroisse d’un autre lot. 

Chaque officier ayant ainsi son département, il fera une estimation, premièrement de tout ce que les occupants des fonds non privilégiés font valoir, soit comme fermiers ou comme propriétaires, sans nulle distinction ; et après en avoir fait un arrêté à combien cela revient sur les fonds au marc la livre, si c’est un sou et demi, deux sous ou davantage pour livre, sans rien encore arrêter, ils conféreront tous ensemble de la même Élection, pour voir si les choses sont sur le même pied dans chaque lot ; et au cas que cela ne fût pas, ils feront une seconde estimation, pour voir combien il faudrait qu’un lot contribuât à la décharge de l’autre afin de rendre les choses égales, dont ils feront pareillement un arrêté au bas de chaque rôle, sur lequel ils feront la répartition de chaque contribuable occupant des fonds, sur le pied de toute l’Élection, et le marqueront à chaque cote du même rôle. Ils en useront de même à l’égard des Taillables à cause de leur seule industrie, à la réserve de ceux qui se trouveront dans les villes taillables ou gros bourgs, parce que comme dans les simples villages il se voit peu de négociants considérables, la simple industrie n’est pas sujette à de grandes Tailles. Mais il n’en va pas de même dans les gros lieux, ce qui fait qu’il en faut user autrement.

Premièrement, on a pu voir, par ce qui a été dit des endroits taillables qui ont obtenu permission de mettre leur impôt en tarif, l’avantage qui leur en revient, ainsi qu’à Sa Majesté : c’est pourquoi elle gagnerait extrêmement de l’accorder à tous ceux qui le demanderaient ; et bien que cette concession paraisse du droit des gens, n’y ayant rien ce semble de si juste que de permettre à un débiteur de s’acquitter en la manière qui lui soit plus commode, ils ne laisseront pas de fournir une bonne somme d’argent pour cette concession. Mais jusqu’à ce que cela soit fait, comme il y a peu de ces gros lieux taillables qui n’aient de la campagne et du labourage, outre les habitants qui sont dans l’enceinte de leurs murailles, on observera la même conduite à l’égard des laboureurs et de ceux qui font valoir ces fonds, que dans les simples villages ; et pour les gens de métier qui gagnent leur vie de leur art, ou de leur travail manuel, on les divisera par classes, suivant leur degré et rang, qui est assez connu de tout le monde, ou même suivant les classes qui viennent d’être faites dans la répartition de la contribution des arts et métiers, et l’on mettra à côté de chaque cote du rôle ce qui reviendra à chacun de sa quote-part de la Taille, en la répartissant également entre ceux d’une même profession, dont ils seraient également prenables, dans les villes et bourgs seulement. On en usera de même à l’égard de ceux qui sont simples journaliers dans la campagne, les mettant à une simple somme, qui ne pourra être plus basse qu’un écu, ni plus haute que 6 livres, suivant et à proportion de la qualité de leur métier et de leur âge, lorsqu’il serait au-dessus de soixante-dix ans, outre encore les 2 sous pour livre de leur occupation, même pour simple habitation, tant aux champs qu’aux villes et bourgs, afin de laisser une entière liberté de prendre avec leur travail manuel telles fermes qu’ils aviseront bien être, sans que cela attirât de la confusion. 

Les choses ainsi réglées par chaque Élu dans son district, il en ferait son rapport au Commissaire départi lors du département des Tailles, qui n’aurait qu’à confirmer dans l’assiette de chaque paroisse ce qui aurait été fait par les Élus, en donnant au marc la livre, suivant la même répartition, ce qu’il y aurait de hausse ou de rabais dans l’Élection, ou plutôt dans la Généralité. Les rôles ainsi arrêtés seraient envoyés dans les paroisses, l’assiette étant faite, ce qui épargnerait dès ce moment bien du temps et du mal. Les collecteurs anciens auraient ordre de mettre chez les trésoriers ou marguilliers une liste par ordre de tous ceux à qui il écherait d’être collecteurs année par année, en commençant par la présente, qui y demeurerait un mois ; pendant lequel temps tous les Taillables pourraient aller voir la somme à laquelle ils seraient imposés, et s’il y avait erreur au fait, comme s’ils avaient plus que le marc la livre de leur occupation, à proportion du reste de la paroisse, ils feraient leur protestation à côté de leur taux, en mettant simplement le mot de protestation écrit de leur main ou de celle d’un autre, avec leur marque, pour en faire répondre l’Élu, ou ceux qui auraient baillé de fausses déclarations, sans que néanmoins cela les empêchât de payer l’année, parce qu’il leur serait pourvu de récompense dans la suite. Dans le même mois, tous ceux qui ne voudraient point être collecteurs à l’avenir, ni garants des mauvais deniers, déclareraient à côté de leur imposition, pareillement, qu’ils se soumettent de porter toute leur année dans le mois chez le receveur des Tailles, qui serait obligé d’avoir de plus grands registres, afin de laisser plus de blanc pour chaque paroisse, et que le nom de chaque particulier y trouvât place. Le mois passé, le premier de ceux qui n’aurait point fait sa soumission d’apporter son impôt dans le mois, serait obligé de faire la collecte à la garantie seulement de ses semblables qui n’auraient point fait de soumission, et aurait les 2 sous pour livre, parce qu’il ne pourrait demander aucune récompense des frais et mises. Mais on est assuré qu’il n’y en aurait point, et que tous les laboureurs et gens un peu accommodés satisferaient dans le mois, afin de s’exempter de la garantie de la collecte et des 2 sous pour livre. Et à l’égard des manouvriers, outre qu’il faudrait ordonner que l’année de la Taille se prendrait avant toutes dettes et charges, même les louages de maisons, il n’y en aurait aucuns qui ne trouvassent à emprunter une légère somme à quoi irait leur imposition, d’autant plus que la consommation étant rétablie, il n’y aurait aucuns de ces gens-là qui ne trouvassent amplement leur journée, le manque de laquelle est ce qui les ruinait, et non 30 sous, plus ou moins, de Taille, ce qui ne va qu’à un denier par jour, c’est-à-dire rien. Enfin, comme les plus grands désordres de la Taille n’ont jamais été, à beaucoup près, dans sa quotité, ainsi qu’on a fait voir, mais dans ses suites fâcheuses, comme son incertitude et sa collecte, il est indubitable que le bien qui reviendrait de ces règlements serait infiniment au-dessus de toutes les objections que l’on pourrait faire ; et la Taille étant justement répartie, il n’y a que les mendiants qui ne seraient pas en état de la payer facilement. Et, comme les espèces sont beaucoup plus fécondes que l’imagination, on ne doute pas qu’il ne puisse arriver tel incident, dans un cas particulier, où une Déclaration sur le modèle de ces Mémoires n’aurait pas pourvu ; mais dans ces occasions-là, ou les Élus, ou les commissaires départis, y remédieraient aisément, suivant ce même style. Tout le travail de l’assiette tombant sur les Élus, et de la recette particulière sur les receveurs des Tailles, il serait juste de leur partager moitié par moitié les 6 deniers pour livre que l’on impose ordinairement pour ce sujet, le papier et les frais de l’écriture étant fournis par les greffiers des rôles nouvellement créés.

On est persuadé que, de cette sorte, la consommation deviendra permise, que le roi et les particuliers y trouveront extrêmement leur compte, et qu’à en consulter les plus apparents et les plus raisonnables, on les fera convenir qu’une pareille disposition procurerait autant de bénédictions et de repos, que la situation contraire, qui est celle d’aujourd’hui, attire de misères et de troubles, outre la haine implacable qui cause la perte des âmes, ce qui se perpétue jusqu’à la troisième génération. 

Cette première cause de la diminution des biens de la France, savoir la défense de la consommation, étant levée par une Déclaration de deux ou trois pages, qui ne troublera en rien la situation présente des choses, il faut passer à la seconde cause de cette même diminution, qui est l’impossibilité de la consommation, que l’on va montrer, dans le chapitre suivant, être aussi facile à faire cesser, sans produire davantage de mouvement ; à la réserve que, pour tout le reste des baux des droits d’Aides, Passages et Sorties du royaume, on donnera pour commis aux fermiers généraux et particuliers les receveurs des Tailles, après que tous les lieux sujets auxdits droits auront été abonnés d’une manière fort juste suivant le prix du bail, qui est une méthode que les mêmes fermiers pratiquent dans toutes les occasions, lorsqu’ils le peuvent aisément, en gagnant par là les frais des bureaux, des commis et des quêtes, et les peuples se rédimant d’une vexation effroyable.

CHAPITRE IV. Que tous les désordres qu’on a exposés rendent la somme de l’impôt bien inférieure à celle que pourrait acquitter la France. — Moyen de couvrir le déficit qu’occasionnerait la suppression des Aides, des Douanes provinciales, et des Droits à l’entrée et à la sortie des grandes villes. — Calculs et considérations à ce sujet. — Un impôt sur les cheminées.

On peut dire, en général, que les impôts que le roi tire de la France sont infiniment au-dessous de son pouvoir, parce que les causes dont on a parlé diminuent plus de la moitié de ses forces. En effet, y a-t-il rien de plus étonnant que de voir des fonds de vignobles, autrefois d’une très grande valeur, entièrement abandonnés ? Ce sont ces désordres que l’on veut faire cesser ; et pour y parvenir, il faut évaluer ce qui revient au roi des causes qui y donnent lieu, et voir si on ne peut point donner un autre cours à ces sortes de revenus. 

Tous les droits d’aides, entrées et sorties des grosses villes, passages et travers, y compris une partie des Domaines, ne sont qu’à 31 millions par an présentement, sur quoi il en faut lever environ six à sept millions pour les Domaines, auxquels on ne touche point : ainsi reste à vingt-quatre, sur quoi on en tire encore le convoi de Bordeaux, qui va à près de cinq millions : ainsi reste à dix-neuf. On n’apporte aucun changement aux droits d’entrée dans le royaume, se réservant à mettre quelque règle qui rende les choses moins fâcheuses aux négociants, ce qui va encore à plus de deux millions : ainsi reste à dix-sept, qui font tous les désordres dont on a parlé, et à qui il faut donner un autre cours. Il est certain qu’en en remettant douze sur les Tailles, on ne fera que rétablir les choses comme elles étaient il y a quarante ans, pendant que tous les fonds étaient au double prix qu’ils sont aujourd’hui, et les revenus d’industrie dans la même situation, par une conséquence infaillible. De manière qu’on doit conclure avec certitude que ce changement d’impôt sera reçu avec mille actions de grâces de la part des peuples, comme une chose qui leur donne la vie en remettant leurs fonds en valeur. Jusqu’ici on ne peut pas dire qu’il faille aucun mouvement dans l’État pour un si grand bien, ni que les revenus ordinaires du roi courent aucun hasard, sur l’incertitude que l’on ne manquera jamais d’objecter dans les succès qu’on promet, ni qu’il faille attendre la fin de la guerre, qui n’a rien de commun avec ce qui se passe dans le milieu du royaume. Ainsi, il n’est plus question que de trouver ou replacer cinq millions qui restent des dix-sept, auxquels on fait changer de cours, comme étant par leur manière, et non par leur quotité, cause de l’impossibilité de la consommation, c’est-à-dire d’une diminution de plus de 250 millions par an, en pure perte, dans le corps de l’État. 

Pour replacer donc ces cinq millions, il reste toutes les villes franches qui ne payent point de tailles, comme Paris, Rouen et autres ; lesquelles étant sujettes à des droits d’aides effroyables, ainsi qu’on a marqué, et qui ont causé la ruine entière de plusieurs, en seront déchargées à l’avenir. Il reste encore les Ecclésiastiques, Nobles et privilégiés de la campagne, des pays d’Aides, qui ne contribuent point au rachat, ne payant point de Taille, où la plus grande partie serait rejetée, et n’y étant pas moins sujets, consentiront volontiers et avec justice d’acheter un si grand bien au prix de quelque chose du leur. Il n’y a pas d’apparence de rejeter tant les uns que les autres dans l’incertitude d’un impôt personnel, sujet au désordre dont on a parlé, et qui l’a si fort décrié. Il est donc plus juste de l’affecter sur les maisons tant des villes que de la campagne, en supposant deux conséquences infaillibles : la première, que qui dit un homme, dit un homme buvant et mangeant ; et la seconde, que plus un homme est riche, et plus il a de suite ; que plus il a de suite, et plus il habite une grande maison ; et enfin, que plus une maison est grande, et plus elle a de cheminées. De manière que ce tarif, qui a été celui de toutes les nations où les peuples ont choisi le genre d’impôt le plus commode, est assurément le plus juste, et celui où il est le moins possible de prévariquer sans qu’on s’en aperçoive aussitôt. Et quand à Paris on a fait une imposition pour les boues, les lumières de nuit et les pauvres, on l’a mise sur les maisons ; et cela n’a pas causé le moindre désordre ni aucun procès, quoiqu’on prétende qu’elle monte à 800 000 livres. Mais comme ce genre d’impôt fait passer l’argent immédiatement de la main de celui qui paye en celle de celui qui reçoit, sans qu’il soit possible que cent millions de pareil impôt fassent la fortune de personne, c’est là le plus grand obstacle qu’il pourra recevoir dans son exécution. Cependant on maintient qu’en mettant toutes les cheminées de la ville et faubourgs de Paris à une pistole chacune, et celles des villes franches à demi-pistole chacune ; celles de tous les Nobles et privilégiés de campagne possédant des fonds, à une demi-pistole pareillement, et celles des villes closes ou, quoique taillables, il y avait des droits d’entrée, à 40 sous chacune, et celle des bourgs où il se payait pareillement des droits, à 20 sous chacune ; les contribuables ne payeraient pas la moitié de ce qu’ils faisaient auparavant, outre tous les désordres dont ils seraient déchargés ; et le roi recevrait beaucoup davantage, puisqu’on croit que pour les cinq millions cela irait à plus de douze. 

Chaque Élu, dans son district, en userait comme on a marqué à l’égard de la Taille ; il ferait un état de ce qu’il y aurait de maisons et de cheminées : l’impôt se prendrait en privilège avant les louages, et il serait portable à la recette des Tailles par chaque contribuable, qui, le faisant dans le premier mois, serait déchargé des deux sous pour livre auxquels ils serait sujet dans le cas contraire, et qui iraient alors au profit de celui qui en ferait la collecte, et qui serait établi par les contribuables, ou par l’Élu à leur défaut ; mais on est bien assuré que tout le monde satisferait à cette obligation. Ainsi, Sa Majesté, outre l’augmentation en ses revenus et en ceux des peuples, le repos de leurs biens et de leurs consciences, recevrait en un mois, et par avance, ce qu’elle est toujours plus de quinze mois à percevoir. On a omis de marquer que les receveurs des Tailles et les Élus auraient la même rétribution, chacun par moitié, des six deniers pour livre, ce qui ne va à rien.

CHAPITRE V. Qu’il y a solidarité dans le malaise ou l’aisance de toutes les classes de citoyens. — Quatre sortes de personnes intéressées à l’innovation qu’on propose, les laboureurs, les artisans, les bourgeois et les nobles. — Preuves qu’elle profitera à tous, ainsi qu’à l’État.

Pour savoir la facilité de ce recouvrement tant des Tailles augmentées de ce supplément pour les Aides, que de cet excédant rejeté sur les maisons et sur les cheminées, ainsi que l’on a dit, il ne faut pas examiner les choses en général, ce qui est toujours sujet à confusion, mais descendre dans le particulier ; et ce qui se conclura d’une seule personne contribuable à cet impôt, de la manière qu’on l’établit, prouvera pour tout le reste. 

Tous les revenus du roi, à quelque somme qu’ils puissent aller, n’étant qu’un assemblage de plusieurs sommes payées par divers particuliers, qui n’ont tous qu’un même intérêt de faire valoir chacun leur profession le plus qu’il est possible, ce que l’on prouvera pour l’un sera une conviction certaine pour tous les autres. 

Il y a quatre sortes de personnes intéressées à la situation que l’on propose, savoir les laboureurs, les artisans ou ceux qui vivent de leur industrie, les bourgeois des villes franches, et enfin les nobles et privilégiés de la campagne dans les pays d’Aides. Il est indubitable que toutes les quatre y trouveront également leur compte, et que ceux qui contrediront les dispositions proposées par ces Mémoires n’ont assurément pas procuration d’elles pour stipuler leurs intérêts. Car, pour commencer par les laboureurs, comme le corps le plus étendu, on peut considérer toutes les fermes à 1 000 livres l’une portant l’autre, le plus ou moins n’y faisant rien dans cette occasion, puisque le tout sera proportionné à la valeur des choses. Il est constant qu’elles consistent toutes en labourage pour recueillir des grains, en culture de vigne ou de plant, pour avoir des boissons, et en nourriture et engrais, pour vendre des bestiaux. Or, on ne peut pas douter, et on l’a assez montré dans la première partie de ces Mémoires, que toutes ces choses sont à la moitié, et de prix et de quantité, de ce qu’elles étaient il y a trente ans ; en sorte qu’une ferme baillée aujourd’hui à 1 000 livres, et dont on est même souvent mal payé, et le fermier obligé de faire banqueroute, était autrefois à 2 000 livres. Or, c’est la cause d’un si grand mal, marquée dans la seconde partie de cet ouvrage, que l’on met en vente à ce fermier, et à son maître en même temps, et à quel prix ? À 30 ou 40 francs au plus, puisque sur le pied de deux sous pour livre de la Taille, l’addition environ d’un tiers pour le rachat ou la réunion des Aides, et Douanes sur les sorties et passages, aux Tailles, ne va qu’à ce prix ; et pour une si petite somme payée d’avance, il fera le double prix de la vente de ses marchandises ; et comme pour faire 1 000 livres de fermage au profit de son maître il faut que le laboureur en forme plus de 5 000 livres, tant pour fournir à son entretien et celui de sa famille qu’aux frais du labourage, ce sera plus de 2 000 livres d’augmentation sur cette même ferme, dont le roi ne manquera pas d’avoir sa part, lorsque ses revenus auront pour principe d’augmentation l’accroissement de la fortune de ses sujets, ainsi qu’ils avaient eu depuis le roi Charles VII jusqu’à l’année 1660. 

Il n’en faut pas davantage pour montrer, ainsi que l’on a dit, que ceux qui s’opposeront à la situation proposée par ces Mémoires ont assurément d’autres intérêts à ménager que ceux des propriétaires de fonds et des laboureurs.

À l’égard des manouvriers, comme ce sont les plus misérables qui doivent faire la règle des autres, tout le monde sait qu’outre que leurs intérêts sont les mêmes que ceux des maîtres des fonds et des laboureurs, qui leur donnent leur journée, ou plutôt leur vie à gagner, étant presque tous, l’un portant l’autre, à cent sous ou six livres de Taille, leur ruine provenait de ce que ne trouvant point de travail, par les causes qu’on a marquées, ils ne pouvaient d’ailleurs avoir de boissons qu’à un prix excessif, et souvent même n’en trouvaient pas, à cause du dépérissement des cabarets, ces sortes de gens ne faisant point de provision : or, ce désordre cessera pareillement, à leur égard, moyennant quarante ou cinquante sous par an, c’est-à-dire quelque chose plus qu’un denier par jour, et le tout leur sera aisément avancé par ceux qui ont accoutumé de les mettre en besogne. 

Pour les bourgeois des grandes villes, on ne pourra pas dire qu’on les met à la Taille : au contraire, ils se rédimeront pour le moins de la moitié de la somme qu’ils payaient par la plus effroyable servitude qui fût jamais, sans parler de l’intérêt que les habitants des villes ont à la valeur des fonds de la campagne, comme les possédant presque tous, et qu’ainsi ils ne devraient pas refuser de contribuer de quelque chose pour les rétablir. Cependant, on maintient qu’indépendamment de cette raison, ils y gagneront le double. En effet, qu’on regarde à Paris un marchand tenant une maison de 7 à 800 livres, il n’en habitera environ que quatre chambres, ayant quatre cheminées. Néanmoins, sa famille étant composée pour l’ordinaire, de huit ou neuf personnes, tant enfants que garçons de boutique ; à mettre le tout l’un portant l’autre à cinq sous par tête, à un demi-muid de vin par an, ce qui ne fait pas deux demi-setiers par jour, il payera 80 francs pour les Aides, avec mille sortes d’embarras, de périls et de pertes de journées aux bureaux et aux portes, s’il les fait venir de quelque bien qu’il ait à la campagne. Et par la réduction par cheminées, comme elle s’est faite et se fait encore dans tous les pays du monde, il ne lui en coûtera que 40 francs d’une façon commode, et le roi sera payé par avance. 

Il reste les gentilshommes et privilégiés de la campagne des pays d’Aides, dont on peut faire le même raisonnement que des Tailles, puisque la ruine de la consommation leur est également préjudiciable, étant tous possesseurs de fonds ; mais, indépendamment de cette raison générale, ils y gagneront encore le double, en considérant l’argent qui sortait de leur bourse, puisque n’y en ayant aucun qui n’achetât ou qui ne vendit des boissons, il est impossible que, dans l’un ou l’autre cas, il ne leur en coûtât 40 ou 50 francs par an ; tandis que, par la réduction par cheminées, mettant les choses sur le pied d’une consommation qui attirât une pareille somme pour les droits d’Aides, cela n’irait qu’à 25 ou 30 francs. 

Ainsi, il est aisé de voir de tous points que ceux qui contrediront ces propositions n’ont nullement procuration des personnes intéressées, savoir celles qui payent, pour tenir un pareil langage, non plus que pour dire qu’il faut attendre que la paix ait lieu, qui est assurément une défaite pour faire manquer une chose qui, causant la félicité générale des peuples et la richesse du roi, ne produirait pas, à beaucoup près, le même effet à l’égard de quelques autres personnes, dont le nombre n’étant pas à la millième partie de ceux que cela enrichirait ne doit pas, toutefois, entrer en considération pour arrêter un si grand bien ; outre l’intérêt du roi, qui est du double plus fort dans l’un que dans l’autre. Car il est fort indifférent à un fermier ruiné par l’incertitude de la Taille et par le désordre des Aides et des Douanes, qu’il y ait paix ou guerre, pour se racheter à forfait, par un prix fort médiocre, des causes de sa ruine ; et quand quelques hôteliers ont demandé aux fermiers des Aides de s’abonner, ou de traiter pour une somme certaine par an, moyennant laquelle ils fussent exempts d’avoir tous les jours des commis qui les tourmentassent dans leurs caves, jamais ces fermiers n’ont considéré pour le leur accorder, s’il y avait paix ou guerre ; ils ne l’auraient même pu faire sans se rendre ridicules ; et ce qui conclut sous ce rapport, conclut également sous l’autre. 

Il y a encore une objection que l’on peut faire, qui est l’erreur qui a pu se rencontrer dans la réduction des sommes qui sont la cause de la ruine, en sorte que le rejet est peut-être plus fort que l’on n’a marqué. Mais on répond que, comme les causes de la misère publique ne consistent pas dans l’importance des sommes qui se payent au roi, mais bien dans la manière de lever ces sommes, quand même il y aurait cinq à six millions d’erreur dans ce calcul, le roi y gagnerait encore dès la première année ; puisqu’on prétend que n’y ayant point d’erreur, il en aurait six ou sept de surcroît. Et il est aisé de soutenir les choses sur ce même pied, par l’exemple d’une seule ferme ou d’un seul particulier, puisque, dans le premier cas, le propriétaire d’un fonds autrefois de 2 000 livres de rente, et présentement de la moitié mal payée, au lieu de payer 140 livres, pour le remettre dans la première opulence en payera 145 ou 150 au plus ; et ainsi de tous les autres, et même des particuliers qui ne font rien valoir. Pour sa Majesté, il est inconcevable l’utilité qu’elle en retirera, puisque la plus grande partie de ses revenus étant attachée, au pied de la lettre, à ceux de ses sujets, les uns haussant, nécessairement il en sera de même des autres ; et le roi aura 200 millions de rente, parce que les terres qui étaient baillées à 1 000 livres seront affermées 2 000 ; et elles souffriront cette augmentation, parce qu’on leur fera porter, en n’y épargnant rien pour la culture, tout ce qu’elles seront capables de produire, attendu que la consommation de ce qui y croissait, revenant permise et possible, rien ne deviendra inutile, mais tournera à l’avantage du roi et du public ; ce qui ne se faisait pas ci-devant à beaucoup près, et ce qui est la seule cause de la ruine des peuples, et non les impôts, n’y ayant prince sur la terre qui lève moins sur ses États, que celui qui produit les plus grands effets.

CHAPITRE VI. Première conclusion à tirer de ces Mémoires : la sagesse ou l’inhabileté des hommes qui gouvernent n’a pas moins d’influence sur la richesse d’un pays, que la fertilité du sol et la nature du climat. — Les lois de l’ordre économique ne se violent jamais impunément. — Désastreuses conséquences de la perturbation artificielle qu’on y apporte. — La Provence, la Normandie, et le reste de l’État, victimes de cette perturbation.

On peut dire que tout ce qu’on doit résumer de ces Mémoires est que, quelque essentielles que soient à la bonne ou mauvaise disposition d’un pays les qualités du climat et du terroir, cependant l’exemple de l’Espagne et de la Hollande montre évidemment que l’habileté ou la méprise de ceux qui gouvernent y contribue pour le moins autant que la nature. En effet, comme tout consiste dans la croissance des denrées aux pays fertiles, leur production dépend d’une infinité de circonstances, entre lesquelles il est absolument nécessaire de conserver l’harmonie ; en sorte que, manquant à une seule, leur liaison réciproque fait que tout l’édifice est détruit. C’est ainsi qu’on a vu en Allemagne les mines d’argent, qui en fournissaient tout le monde avant la découverte des Indes, s’anéantir elles-mêmes du moment que ce métal étant devenu plus commun, il ne put plus supporter les frais qu’il fallait faire en Europe pour le tirer des entrailles de la terre. Mais ce que la nécessité a fait en Allemagne, la méprise l’a produit en France à l’égard des marchandises dont elle fournissait les Étrangers, et même de celles qui se consomment au dedans, comme on n’a que trop fait voir dans ces Mémoires. Cette diminution de 5 à 600 millions par an dans ses revenus, tant en fonds qu’en industrie, n’est que l’effet d’une pareille conduite ; en sorte que si on voit une terre, autrefois bien cultivée, entièrement en friche, c’est que les fruits ne pouvant supporter quelque impôt nouveau, il a fallu en abandonner la culture, et anéantir par là tous ceux que le produit en faisait vivre, n’y ayant aucune profession dans la république qui n’attende son maintien et sa subsistance des fruits de la terre. De manière que, lorsqu’il arrive quelqu’un de ces nouveaux impôts, qui ne vont souvent qu’à très peu de chose à l’égard du roi, si toutes les professions du monde entendaient leur intérêt, elles se cotiseraient par tête pour racheter cette nouveauté, et y gagneraient cent pour un, et le roi la même chose. 

Mais pour suivre les conséquences de cette ruine de proportion dans l’économie du commerce, on maintient que la Provence a des denrées que l’on ne prend pas presque la peine de ramasser de terre sur le lieu, lesquelles sont vendues un très grand prix à Paris, en Normandie, et autres contrées éloignées ; cependant on n’en fait venir que pour l’extrême nécessité, et la raison est évidente : c’est que dans ce trajet qui est de 200 lieues, il faut passer par une infinité de villes et lieux fermés, où les voituriers étant obligés de faire les stations marquées ci-devant aux articles des Douanes et des Aides, cela emporte tant de temps et met les choses sur un pied tel, qu’il faut trois mois et demi pour faire ce voyage, qui ne demanderait pas plus d’un mois ou cinq semaines sans ces obstacles ; ce qui ne pouvant être porté par la marchandise, à cause des frais qui accompagnent une si longue voiture, en fait abandonner le commerce, et par conséquent celui du retour. La Normandie a semblablement des denrées, comme des toiles, très rares et très chères en Provence, que la certitude d’un pareil sort empêche de se mettre en chemin. Cependant on n’oserait presque envisager les suites d’une pareille disposition, puisque cette cessation intéresse, outre les deux contrées d’où les marchandises sortent et arrivent réciproquement, toutes celles où elles passent, à cause de la consommation inséparable des voitures ; et que, rejaillissant ensuite sur toutes les professions du monde, ainsi que l’on vient de dire, il se trouve que toute la république souffre un dommage inestimable d’une cause dont (quand même tous ses autres revenus ordinaires n’en seraient pas altérés) le roi ne tire que très peu de chose, qui, étant réparti par un autre canal sur tous les peuples intéressés, n’irait pas à un sou par tête, au lieu que bien souvent cela leur coûte leur ruine entière. 

Ainsi, c’est en vain que le terroir et le climat, secondés de l’industrie des peuples, sont propres aux productions les plus nécessaires et les plus recherchées de la nature, puisque le manque de proportion dans un édit, surpris par un intérêt indirect secondé d’une recommandation qu’on veut croire innocemment trompée, détruit plus de biens en une heure que toutes ces causes n’en pouvaient produire en plusieurs années. De sorte que ce manque de proportion fait que les terres sont entièrement abandonnées faute de gens qui les cultivent, et que les hommes périssent de faim, manque des biens qui croîtraient sur ces terres s’il leur était permis de les cultiver, bien que ces hommes et ces terres aient réciproquement de quoi se payer l’utilité qu’ils tireraient les uns des autres. En effet, ces hommes payeraient de leur travail manuel les blés qu’ils recevraient de ces terres pour se nourrir, et ces terres donneraient ces blés pour la peine que ces hommes emploieraient à leur culture ; et ainsi de toutes les autres professions de la république, qui par un enchaînement mutuel sont nécessaires les unes aux autres. On peut dire la même chose des années stériles et des abondantes, qui doivent être dans un commerce perpétuel, se fournissant les unes aux autres ce qu’elles ont de trop, pour avoir ce qu’elles ont de moins et qui leur est nécessaire. Mais, comme ce commerce a été interrompu, les proportions dans le prix des denrées ont été entièrement ruinées, et l’on a vu toujours depuis trente ans ou une cherté extraordinaire au blé, et autres denrées nécessaires à la vie, qui n’étaient estimées à rien quelques années auparavant, ou une cherté pareille à l’argent, en sorte qu’on ne se le pouvait procurer qu’avec beaucoup plus de denrées que de coutume ; ce qui mettant l’État dans une maladie continuelle, on ne doit pas s’étonner qu’il ait perdu la moitié de ses forces, comme on maintient qu’il a fait depuis ce temps. Et tout ce manque de correspondance n’arrive, tant entre ces années stériles et abondantes, qu’entre ces terres incultes et ces hommes oiseux et autres semblables, que parce que les deux mouvements pour le change ne se faisant pas immédiatement, mais bien avec la rencontre d’une infinité de circonstances intermédiaires, le désordre qui arrive à une seule, par les causes marquées ci-dessus, en empêche absolument le trajet, comme celui de Provence en Normandie. En effet, les fruits de la terre ne se vendant plus un prix qui puisse supporter les servitudes contractées pour leur culture, ainsi que l’on a dit, le maître n’emploie plus les ouvriers nécessaires à cultiver son fonds, et la terre étant moins cultivée dans les années abondantes, est moins en état de secourir les années stériles. 

Outre ce manque de proportion, il y en a encore un autre qui n’est pas moins essentiel, savoir la juste répartition des impôts, à laquelle dérogeant presque continuellement, comme on fait en France, ils deviennent ruineux à l’État, non par leur quotité, mais par leur inégalité, ainsi que l’on a montré dans l’article des Tailles ; et on n’en parlerait pas davantage sans cette grande quantité de créations de nouvelles Charges, dans lesquelles, après que le roi et le peuple, qui ne sont qu’une seule et même chose, quelque fondé jusqu’ici qu’ait été l’usage sur une maxime toute contraire, ont été constitués à un très gros intérêt (y en ayant eu quelques-unes dont le revenu a presque égalé le prix de l’achat dès la première année), on compte pour rien un article général qu’on a toujours mis à chaque création, exemption de tutelle, curatelle, collecte, logement de gens de guerre, et autres charges publiques, et souvent même exemption de Taille, en renvoyant toutes ces choses sur le reste du peuple, comme si c’était sur un pays ennemi. Et comme ce sont tous les plus riches qui achètent ces Charges, il s’ensuit que tout le fardeau tombe sur les misérables. Ainsi, cette ruine de proportion, entre des personnes qui doivent contribuer également aux charges publiques, fait le même effet dans un État qu’une voiture de 100 000 pesant, qu’on pourrait faire porter à quarante chevaux de Paris à Lyon, mais qu’on chargerait tout entière sur trois seulement : si, après que ceux-ci auraient succombé à la première journée, on les remplaçait successivement par trois autres, il est certain que tous périraient à moitié chemin, sans qu’on en pût accuser l’excès du fardeau à l’égard des quarante chevaux, mais seulement la disproportion à le partager à ces bêtes de somme suivant leur nombre. 

CHAPITRE VII. Seconde conclusion à tirer de ces Mémoires : le principe des financiers est que, pour le prince, la France est un pays ennemi, dont la ruine ne doit pas causer le moindre scrupule. — Hypothèse qui démontre l’absurdité de cette doctrine. — Folie des moyens ordinaires et extraordinaires de se procurer de l’argent.

L’autre maxime générale qu’il faut tirer de ces Mémoires, est que la première et principale cause de la diminution des biens de la France vient de ce que dans les moyens, tant ordinaires qu’extraordinaires, que l’on emploie pour faire trouver de l’argent au roi, on considère la France à l’égard du prince comme un pays ennemi, ou qu’on ne reverra jamais, dans lequel on ne trouve point extraordinaire que l’on abatte et ruine une maison de dix mille écus, pour vendre pour vingt ou trente pistoles de plomb ou de bois. Comme cet anéantissement de cent fois davantage que le profit qu’on y fait ne regarde qu’un pays où l’on ne prend nul intérêt, cette conduite, qui, sans cette circonstance, passerait pour une extravagance entière, est un coup d’habileté. Mais, dans un royaume tranquille et entièrement dévoué au service de son prince, il s’en faut beaucoup qu’il faille rien faire d’approchant. Comme les peuples ne le peuvent aider que de ce qui croît dans leurs domaines, et à proportion qu’il y croît, il ne doit point considérer ses États autrement que si tout le terrain lui appartenait en propre, comme en Turquie, et que ses sujets n’en fussent que de simples fermiers. Cependant, outre la raison qu’on vient de dire, qu’on ne le peut payer que de ce qui croît dans le pays, il est constant qu’il y a bien des provinces dont il tire en plusieurs lieux bien plus que le propriétaire ; et pour faire voir combien on déroge à une maxime qui lui serait si avantageuse, il ne faut que considérer comme les choses se passent, et si les terres étant à lui réellement et de fait, on en userait de même à l’égard des fermiers, comme on fait envers les propriétaires. Commençons par les impôts ordinaires, comme les Tailles, les Aides et les Douanes, et puis nous parlerons des extraordinaires.

Si toute la généralité de Rouen était au roi en propre, comme il y en avait autrefois une très grande partie, dont se sont formées ces grandes abbayes fondées par les anciens ducs, et que la baillant par contrat à ferme à plusieurs particuliers, il ne leur demandât aucun prix certain, mais qu’il leur dit : « Quand vous voudrez un muid de vin, il faudra payer dix-sept droits à sept ou huit bureaux séparés qui n’ouvrent qu’à certaines heures et à certains jours ; et si vous manquez de payer au moindre de ces bureaux, quoique vous l’ayez trouvé fermé à votre arrivée, et que vous ne puissiez retarder sans de grands frais, votre marchandise, charrette et chevaux, seront entièrement confisqués au profit des maîtres du bureau, dont la déposition fera foi contre vous quand vous ne conviendrez pas de la contravention. En allant par pays porter votre marchandise, il faudra pareillement faire des déclarations à tous les lieux fermés où vous passerez, et y tarder tant qu’il plaira aux commis de vous faire attendre pour les recevoir, quand vous devriez y employer quatre fois plus de temps qu’il ne serait nécessaire pour faire un tel voyage. De plus, quand vous voudrez vendre votre marchandise aux étrangers, qui ne demanderaient pas mieux que de l’acheter à un prix raisonnable, il me sera permis d’y mettre un impôt si exorbitant, qu’il seront obligés d’aller s’en pourvoir ailleurs. Ainsi, bien qu’il ne m’en revienne rien du tout, vos denrées vous demeureront en pure perte, avec tous les frais que vous aurez pu faire pour les ap-profiter ; vous pourrez même souvent les voir périr, surtout vos liqueurs, n’en pouvant trouver un denier, quoiqu’à une journée au plus de votre demeure elles valent un prix exorbitant ; mais c’est que si vous hasardiez d’en porter là, vous pourriez perdre votre peine et votre marchandise, parce que j’ai baillé à ferme de certains droits à prendre sur le passage, pour lesquels il faut beaucoup de formalités fort difficiles à observer, et dans lesquelles les intéressés sont juges et parties ; et pour peu qu’on y manque tout est perdu ; et bien qu’il ne me revienne pas la dixième partie du tort que cela vous fait et à votre marchandise, cependant on me fait entendre qu’il est de mon intérêt que les choses aillent comme cela. De plus, il me faut payer par an une certaine somme ou quantité d’argent, qui ne sera point à proportion des terres que vous tiendrez de moi, de manière que vous payerez souvent le double, en tenant seulement cinq arpents, de ce qu’un autre, dans la même paroisse, paye en en faisant valoir trente. Mais il vous faut acheter la protection de ceux qui font la répartition, tant en général qu’en particulier, lesquels sont dans une entière possession de ne garder aucune justice en ce rencontre. Outre cela, il faut que vous vous gardiez bien de me payer régulièrement à l’échéance du terme, car ce serait le moyen de vous ruiner, attendu que ceux à qui je baille ces sortes de soins ont intérêt qu’il se fasse des frais pour recouvrer les payements ; de façon que bien que ce soit un mal que ces sortes de frais, c’en est toutefois un moindre que d’être sujet toutes les années à une augmentation de prix de la ferme, qui est inséparable de la facilité du payement. Il est encore nécessaire de vous tenir clos et couvert, et, si vous avez de l’argent, de le cacher ou l’enterrer, au lieu de trafiquer, de peur de tomber dans ces inconvénients d’augmentation de ferme ; et même il est nécessaire de ne pas mettre sur votre terre les bestiaux qui la pourraient engraisser. Il en faut user de même à l’égard de la consommation ; c’est-à-dire que dans la dépense, tant pour la bouche que pour les habits de vous et de votre famille, il est besoin d’affecter une grande montre de pauvreté. Enfin, comme ce fermage est très mal réparti et plus mal payé, et par nécessité et par affectation, il vous faut tous les quatre à cinq ans en faire la collecte, dans laquelle, si vous n’êtes pas tout à fait ruiné (comme il arrive en une infinité de cas semblables), vous en serez très incommodés ; car ni vous, ni vos confrères, n’êtes point quittes en abandonnant la ferme et tout ce que vous pouvez avoir vaillant, et souvent il faut périr dans une prison pour ne pouvoir payer un fermage quatre fois trop fort, pendant que vous avez des voisins qui ne payent pas la vingtième partie de ce qu’ils devraient porter. »

Quelques obligations qu’une infinité de personnes assez connues dans le monde aient à la situation présente, il est pourtant nécessaire que pour la défendre ils fassent de deux choses l’une, ou qu’ils nient que ce soit là l’état d’aujourd’hui, ou bien qu’ils disent que c’est la meilleure manière de faire valoir les biens d’un souverain, et que c’est entendre parfaitement bien ses intérêts que d’en user de la sorte. Mais comme, pour parler sérieusement, il est impossible de tenir aucun de ces deux langages, à moins d’entreprendre de renverser le sens commun, ou d’imposer à la foi publique, on continuera encore un peu cette peinture de l’état présent, et l’on ajoutera qu’un prince qui ferait valoir ses États de cette manière serait assurément très mal servi, et que ses sujets lui pourraient dire avec raison : « Sire, quoique vous ne vouliez qu’être payé, et recevoir le plus d’argent qu’il est possible, la manière dont vous en usez semble être inventée pour nous ruiner et vous aussi ; car, comme toute notre richesse et la vôtre ne peuvent provenir que de la vente des biens qui croîtront sur votre terre, ce que vous proposez ferait tout périr. Mais que Votre Majesté compte ce qui lui en viendrait de la façon qu’elle l’entend, et nous le lui doublerons, pourvu qu’elle nous laisse la liberté de vendre et de consommer ce que bon nous semblera ; ce qui nous sera bien facile, puisque nous ferons trois fois plus de débit de cette sorte que de l’autre. » — Quelque ridicule que soit cette description, il est pourtant vrai que c’est justement l’état présent des choses ; et que, quoique extrêmement dommageable au roi et au peuple, on préfère tous les jours ce parti à l’autre, par des raisons qui ne sont que trop connues : et ce qu’il y a d’effroyable, c’est qu’il n’y a pas jusqu’à la moindre denrée à qui on ne fasse souffrir le même sort d’en ruiner absolument la consommation ; de manière qu’on n’a pas poussé cette peinture aussi loin qu’est l’original, à beaucoup près. Et pour comble de désordre, on fait entendre au roi et à MM. les premiers ministres, qui sont les premiers surpris, que c’est par une pareille manœuvre qu’on augmente les revenus de Sa Majesté, en supposant un impossible, que pour enrichir un prince il faut ruiner les peuples, en leur causant vingt fois autant de perte qu’on fait passer de profit dans les coffres du prince, qui est l’état des choses d’aujourd’hui, comme on a pu voir par tout ce qui a été dit précédemment. Le déchet que la manière de lever les revenus du roi cause au peuple, n’allant au profit de personne (sans quoi on ne lui déclarerait pas une si forte guerre, puisque, si le prince ou ceux qui se mêlent dans la levée de ses revenus, faisaient passer entièrement sur sa tête ou sur la leur la diminution qu’ils causent, l’État ne ferait aucune perte, lui étant indifférent, de même qu’au roi, par qui et comment les biens soient possédés, pourvu qu’ils existent, attendu que dans ce cas il pourrait toujours s’en aider dans les occasions pressantes comme est celle d’aujourd’hui), il n’est donc pas question de faire miracle pour former au roi cent millions de rente plus qu’il n’a, en rétablissant à ses sujets le double de leurs biens, tels qu’ils les avaient autrefois ; il est seulement nécessaire de laisser agir la nature en cessant de lui faire une perpétuelle violence par des intérêts indirects, qui, se couvrant d’une confusion continuelle, dérobent le point de vue de la cause des misères et bouchent par de hautes protections toutes les avenues aux remèdes : si bien que, quoique les maux soient constants, et qu’il soit même permis de les déplorer, il n’est pas moins criminel de vouloir remonter jusqu’à leur source, et d’en parler, qu’il n’est en Turquie de disputer de la religion du pays.

Voilà pour les revenus ordinaires. Et pour les extraordinaires, on peut dire que l’on garde encore une conduite opposée à celle que l’on observerait si toute la France était au roi. En effet, il est arrivé que pour une somme très modique qu’il a reçue, on a permis à l’acquéreur d’une nouvelle Charge de prendre sur le peuple, qui est le propre bien du roi, son intérêt au denier quatre ou cinq. Or, il est certain que ce même peuple étant le fonds du roi, c’est la même erreur que si le propriétaire d’un héritage assignait sur son fermier une rente au denier quatre, et crût par là ne rien devoir : il est constant qu’il gagnerait bien davantage à prendre la constitution sur lui au denier dix-huit. De plus, une nouvelle Charge ne pouvant être créée sans diminuer les anciennes, le corps de l’État, qui n’est composé que de particuliers qui les possèdent, en souffre encore extrêmement. De façon qu’il se trouve que, pour 10 000 écus que le roi reçoit d’une nouvelle création, qui amène trois articles, savoir : les droits à prendre sur le peuple, la décharge des impôts publics sur le reste du peuple, à cause des privilèges attachés à tous les nouveaux offices, et le tort enfin que cela fait aux anciennes charges ; il se trouve, dis-je, que pour les 10 000 écus que le roi reçoit ainsi, le royaume souffre une diminution de plus de cent mille écus en sa totalité. Par exemple, la collecte de la Taille étant un fardeau de la conséquence qu’on a représenté, un nouvel office du plus vil prix, acquis par un homme riche, renvoie, par son privilège, cette servitude sur un pauvre qu’elle ruine tout à fait. Or, il en va de la pauvreté comme des diamants ; il y a de certains degrés où tout nouveau surcroît double et triple son effet, tant pour celui qui les souffre, que pour l’État. En effet, un laboureur qui n’a que cent écus pour acheter des bestiaux, pour charger sa terre d’un fermage de mille livres, ne peut en être privé sans se ruiner, ainsi que son maître, ses créanciers et leurs créanciers jusqu’à l’infini, parce que tout le produit d’une terre dépendant de l’engrais, du moment qu’il cesse, on n’en tire pas les frais : en sorte que l’enlèvement de ces cent écus à ce pauvre laboureur, pour les frais d’une collecte, cause une perte de cinq ou six mille livres au corps de l’État ; et cela non seulement pour une année, mais pour plusieurs de suite, puisqu’une terre délaissée est longtemps à se remettre, quand même ces désordres cesseraient, loin de recevoir de l’augmentation, comme ils font tous les jours ; au lieu que cent écus payés par un homme riche ne font pas le moindre mouvement dans l’État. Cependant, la maxime d’aujourd’hui, par la création de nouvelles Charges, fait si bien régner la disproportion dans les impôts, que l’on peut conclure qu’il est certain que dans tout l’argent que le roi reçoit, tant à l’ordinaire qu’à l’extraordinaire, le peuple ou l’État, qui est le propre bien du roi, est constitué en autant de revenu, et souvent davantage, que le roi reçoit de capital, le déchet ou le surplus n’allant au profit de personne, mais étant entièrement anéanti, ainsi qu’on a fait voir.

CHAPITRE VIII. Conclusion générale de ces Mémoires. — Le projet exposé, moyen certain de trouver tous les fonds que la guerre exige. — L’édit qui le mettrait à exécution enrichirait tout le monde, et rétablirait le crédit public et privé en vingt-quatre heures. — Pourquoi l’on a de tout temps, en France, crié contre l’impôt. — Préjudice que cause à la couronne et aux sujets la création incessante de nouveaux offices. — Mesures indispensables pour emprunter à bon marché. — Le progrès de la richesse publique accroît naturellement le produit de toutes les branches de l’impôt. — La science financière n’est que la connaissance approfondie des intérêts de l’agriculture et du commerce : elle manque aux ministres, qui ne savent qu’immoler le prince et le peuple aux traitants. — Le projet qu’on propose est inattaquable, et la guerre une raison sans valeur pour conclure à son ajournement.

Enfin l’on conclut tous ces Mémoires par l’article le plus important, qui est de fournir au roi, présentement et sans délai, tout l’argent nécessaire pour mettre fin à une guerre que l’envie de sa gloire lui a seule attirée, et qui n’est soutenue avec tant d’obstination par ses ennemis, que parce que les mémoires qu’ils ont de ce qui se passe dans le détail des affaires du royaume, leur apprennent que les fonds dont on tire les moyens extraordinaires pour la soutenir, ne peuvent pas durer longtemps. En effet, que l’on compte l’intérêt que le roi fait, celui dont a chargé les peuples la diminution que la création des nouvelles charges a apportée aux anciennes, le désordre de leurs exemptions, qui a renvoyé tous les impôts sur les misérables, et, par conséquent, ruinant les proportions, a anéanti pour beaucoup plus de bien que le roi n’en pouvait recevoir, ainsi que l’on a fait voir aux chapitres précédents, il se trouvera que Sa Majesté, ne faisant qu’un seul et même corps avec son État, n’a pas reçu un denier qui n’ait autant d’intérêt constitué sur elle ou sur le peuple, ou même anéanti entièrement, qu’elle a reçu de capital. Et quand un pareil mécompte ne serait qu’au quart de ce qu’il est effectivement, il est impossible qu’il puisse être de durée.

Pour revenir donc aux manières de fournir de l’argent comptant au roi, on maintient que l’exécution du projet traité dans ces Mémoires en est un moyen très certain. En effet, quel plus court chemin pour être payé de son débiteur, que de lui faire venir du bien, ou de lui aider à liquider une succession embarrassée ? Et il ne faut pas dire que cela demande quelque délai, et que quelque utilité qu’il vienne au peuple de la certitude morale des Tailles et de la liberté entière des chemins, ce qui serait par la réunion d’une partie des Aides et Douanes comme elles étaient il n’y a que trente-cinq ans, et le surplus comme dans tous les autres royaumes du monde, ce ne peut être que dans un an au plus tôt que l’on en verrait les effets. Car on soutient formellement qu’il ne faut que vingt-quatre heures, et que l’édit qui porterait que chaque Élu prendrait un certain nombre de paroisses à asseoir la Taille suivant l’occupation de chacun, soit fermier ou propriétaire, eu égard à la somme répartie sur toute l’Élection, sans nulle considération de qualité, et que quiconque porterait la somme dès le premier mois à la Recette, serait exempt de la collecte, ferait le même effet que si on venait annoncer à divers particuliers très misérables qu’il leur vient d’échoir une succession d’immeubles très opulente : car bien qu’il ne fût dû aucun fermage qu’un an après, cependant ils ne laisseraient pas de s’en sentir dès le même moment, parce que tout le monde leur prêterait très volontiers, voyant la certitude d’être remboursé, et du capital et des intérêts, tout au plus après l’année échue. Tout de même, la crainte étant levée, par cet édit, d’être exposé en proie à ses ennemis ou envieux par toute montre d’opulence, qui est néanmoins inséparable et du commerce et du labourage, on verrait un fermier de terres emprunter de tous côtés pour charger sa ferme de bestiaux, qu’on lui prêterait très volontiers, voyant qu’il ne pourrait plus être saisi pour la Taille de ses voisins, ni la sienne être augmentée d’une façon exorbitante parce qu’il mettrait ses terres en valeur. Cependant, comme cela produirait un engrais qui est toujours suivi d’une bonne levée, il serait en état d’en partager le profit avec ceux qui lui auraient aidé. L’artisan qui n’ose se découvrir, mettrait aussitôt un cheval sur pied pour faire son commerce, moitié à crédit, comme ils font tous, et moitié autrement, sans craindre que cela le fit accabler de Taille, comme c’est l’ordinaire, ni qu’il fût obligé tous les quatre ans de se voir ruiné par la collecte, qui lui emporterait, par la perte de son temps et les autres misères attachées à cet emploi, tout ce qu’il aurait pu gagner les années précédentes ; et les uns et les autres, ayant fait quelque profit, ne craindraient plus de se nourrir et vêtir suivant leurs facultés, parce que c’est une chose fort naturelle ; ce qui, faisant gagner le marchand et l’artisan des villes, les mettrait en état de consommer les denrées provenant du labourage, et rétablirait par là cette circulation qui fait le maintien des États dont le terroir est fécond, mais d’une fécondité tout à fait inutile lorsqu’il est impossible ou défendu de le faire valoir, comme on soutient que c’est aujourd’hui le cas de plus de la moitié de la France ; ce qui fait sa misère, et non les impôts, qui sont moindres à proportion (ainsi que l’on a dit) qu’en nul État de l’Europe. 

Et l’autre édit qui joindrait les Douanes sur les sorties, et les Aides aux Tailles, c’est-à-dire qui ordonnerait que celui qui payait six livres de Taille en payerait huit ou neuf, et que le laboureur qui en payait100 liv. serait à 140, ce qui l’exempterait de toutes les circonstances et de tous les effets de ces deux impôts, dont on a assez parlé, lesquels coûtaient à l’un et à l’autre vingt fois, voire trente fois davantage, ferait aussitôt sortir tous les vignerons et tous les autres artisans de la dépendance des vins du fond de leurs tanières, pour rétablir les vignes ; en quoi ils seraient aidés par tout le monde, tant maîtres qu’autres, qui seraient assurés d’être remboursés par la récolte, les chemins étant devenus libres pour pouvoir porter les vins où il n’en croît point et où il ne s’en consommait point, que la vingtième partie de ce qui y eût été possible si les abords n’en eussent pas été absolument défendus ; et les propriétaires recommenceraient à compter dans leur bien chaque arpent de vigne pour 1 000 livres, comme ils faisaient autrefois, et non pour rien, comme ils font présentement, et contracteraient sur ce pied, tant en vendant qu’en achetant ; plus de cent mille cabarets paraîtraient en moins de huit jours, y en ayant eu deux ou trois fois davantage d’anéantis depuis trente ans ; et comme il n’y a point de cabaret qui ne mène dix ou douze professions après lui, comme le boucher, le boulanger et autres, ce serait plus d’un million de familles que ce seul article remettrait en mouvement, et par conséquent tirerait de misère ; et ainsi de tous les autres héritages à proportion, et des professions qui en attendent leur subsistance. Voilà donc tout le monde riche en vingt-quatre heures, et tout l’argent en mouvement. Il n’est plus question que de faire voir comme le roi y peut participer avec autant de diligence, qui est la chose du monde la plus aisée, parce qu’elle est très naturelle, et comme une conséquence nécessaire de ce premier mouvement.

On crie de tout temps en France contre les impôts, et les riches bien plus que les pauvres, à cause de cette malheureuse coutume qui s’est introduite, de n’avoir aucune justice dans la répartition des charges publiques ; ce qui, mettant les choses sur un pied, que s’en défend qui peut, plus un homme est puissant, moins il en paye, parce qu’il est plus en état de s’en exempter. Et comme entre les moyens dont on se sert pour se procurer ce privilège, le bruit et les plaintes sont un des plus considérables, elles se font bien mieux entendre dans la bouche des riches que dans celle des pauvres, ce qui fait que ces derniers sont toujours accablés ; ce qui, retombant par contrecoup sur les riches (ainsi que l’on a fait voir), ruine enfin les uns et les autres. Un premier ministre ne doit donc pas se mettre beaucoup en peine si on crie, mais seulement si on a sujet de crier. Or, il est constant que lorsqu’on prend tout le bien d’un homme, comme on peut dire qu’on a fait ces années dernières, quand, ou par des suppressions, ou par des taxes, on a enlevé tout le vaillant d’un officier en le privant d’une charge qu’il avait achetée de bonne foi, et sans qu’il y eût aucun cas particulier qui le distinguât de toutes les autres personnes revêtues de dignités bien plus considérables, à qui on n’a rien demandé ou peu de chose ; il est constant, dis-je, que cet homme a très grand sujet de déplorer son malheur, les besoins de l’État demandant que les peuples aident de leurs biens et de leurs personnes, mais jamais que les uns contribuent de tout leur vaillant, pendant qu’il en coûte beaucoup moins aux autres ; ce qui, étant un monstre dans la justice distributive, ruine absolument un État par les raisons tracées ci-dessus. À quoi on peut encore ajouter que cette conduite, établissant pour principe qu’il n’y a aucune règle certaine pour la contribution des Charges, cela les rend toutes susceptibles à tous moments d’un entier anéantissement ; ce qui, les jetant dans une juste crainte de cette destinée, les diminue extrêmement de prix, sans que le roi, ni personne, en profite. Lorsque le cardinal de Richelieu eut doublé en dix ans tous les revenus de la couronne, on cria très fort contre lui ; mais c’était avec la dernière injustice que l’on faisait ces plaintes, car cette augmentation était l’effet de celle de tous les biens du royaume, qui avaient plus que doublé pareillement : il fut vendu sous son ministère des Charges dix fois ce qu’elles avaient coûté aux personnes mêmes qui en étaient revêtues. L’on se plaint extrêmement présentement, et il n’y a rien de si commun dans la bouche du peuple, tant riches que pauvres, que de parler du malheur du temps ; mais c’est avec fondement, puisque depuis trente ans, c’est justement le contre-pied de ce qui arriva sous le cardinal de Richelieu, y ayant des charges, sans parler des terres, qui ne sont pas à la dixième partie de ce qu’elles étaient en 1660. Ceci donc posé, c’est une grande avance pour Sa Majesté que ses peuples soient riches, pour en tirer du secours, comme on maintient qu’ils peuvent être en vingt-quatre heures, par la simple publication de deux ou trois édits qui, ne congédiant ni fermiers ni receveurs, rendront seulement les chemins libres et les impôts justement répartis ; ce qui, étant de droit divin et naturel, est observé chez toutes les nations, même les plus barbares, hormis en France, le plus poli royaume du monde, et y a causé seul tous les malheurs dont on se plaint.

À l’égard des moyens de tirer tous ces secours, quand il n’y en aurait point d’autres que ceux dont on s’est servi jusqu’ici, comme de créer des charges et autres semblables, que l’on soutient et que l’on a montré être très contraires aux intérêts de l’État, on peut assurer que ce serait beaucoup de chemin fait de mettre les peuples en pouvoir de les acheter, puisque, rétablissant ces mêmes peuples en possession de leurs biens que l’on peut dire être anéantis, les conséquences en sont naturelles, savoir l’achat des choses qui font plaisir, entre lesquelles les dignités tiennent le premier lieu. Or, comme la vanité y a plus de part qu’autre chose, on ne la satisfait qu’à proportion qu’on est en état de le faire, c’est-à-dire que le revenu et la valeur des fonds, qui donnent l’être à tous les autres biens, mettent en pouvoir de le faire : c’est ce qui fait que les Charges ont haussé et baissé, depuis que la création de la paulette les a rendues immeubles, conformément à tous les fonds.

Mais ce n’est pas de ces moyens dont on prétend se servir ; on n’en veut point employer aucun qui ne soit utile de lui-même à l’État, en sorte que le peuple, après avoir payé ce qu’on lui demandera, se trouvera dans une situation plus avantageuse qu’il n’était auparavant ; et cela jusqu’à ce que les revenus ordinaires aient gagné un pied qui suffise à toutes les dépenses extraordinaires d’aujourd’hui, ce que l’on soutient devoir arriver avant deux ou trois ans, parce que ces revenus ordinaires, étant mis sur le pied de ceux des peuples, ils hausseront avec eux comme ils avaient fait depuis deux cents ans jusqu’en 1660.

Mais pour revenir à ces moyens extraordinaires d’aujourd’hui, c’est qu’entre les causes qui ont produit cette grande diminution de biens de toute la France, outre celles que l’on a marquées par l’incertitude des Tailles et la vexation des Aides et des Douanes, qui seront levées de la manière que l’on a dit, il y en a de particulières, qui, ne faisant pas moins de mal, seraient rachetées sans presque nul mouvement par les peuples, argent comptant, le plus volontiers du monde ; en sorte qu’ils n’auraient pas sitôt donné une pistole, que cela leur en fournirait deux ou trois de revenu, sans qu’il fût besoin de venir à des emprisonnements et à des violences pour de pareils recouvrements, comme on a vu pour tous les autres. Par exemple, dans les villes taillables, étant nécessaire que l’industrie porte une partie des charges, comme elle n’a point d’autre arbitration que la fantaisie ou la vengeance de ceux qui asseyent la Taille, il s’y fait des désordres effroyables : cette conduite, ruinant tout l’un après l’autre, il n’y a rien qu’elles ne donnassent pour se rédimer de cette vexation, en obtenant permission de labourer par une somme certaine qui se prendrait en autre assiette, et celles qui l’ont pu obtenir par des soumissions, excédant de beaucoup leur Taille, pour des travaux publics, se sont relevées entièrement de leurs misères. Il ne faudrait qu’écouter celles qui se voudraient mettre en Tarif, et les offres qu’elles feraient pour cette obtention : on est assuré qu’il s’en présenterait une grande quantité, pourvu que les cours des Aides et les receveurs des Tailles ne fussent pas écoutés, à cause de la fin que cela met à toutes les vexations ci-devant marquées, dont il leur revenait environ un pour cent du tort que cela faisait au peuple. 

Cet article produirait plus d’un million, qui n’est rien, comme on en convient, pour les besoins présents, mais qui mettrait ces lieux-là, par l’abondance que cela y porterait, en état de fournir d’autres secours sur-le-champ ; de façon qu’on ne cite pas ceci pour la somme, mais seulement pour l’exemple, et pour montrer qu’il est possible de mettre le peuple, après avoir donné de l’argent, en une meilleure situation qu’il n’était auparavant, en tirant cette amélioration des trésors de la terre, où ils étaient anéantis par les méprises dont on a tant parlé, qui ont été si loin, que l’on a souvent mis en vente ces anéantissements à un pour cent, ainsi qu’on est obligé d’en convenir. 

Or, comme il y a pour 500 millions et davantage de diminution en France dans ses revenus depuis quarante ans, par de pareilles causes, il s’en faut beaucoup que cet article des Tailles en soit l’unique principe ; de façon qu’il y a bien des sommes à recevoir au roi pour former le capital d’un rachat si considérable et si utile au peuple. De plus, il y a une infinité d’impôts dont le roi ne tire presque rien, qui causent un mal extraordinaire au commerce, dont les commerçants rachèteraient l’exemption à un denier très haut, et y gagneraient encore ; l’on en indiquera pour plus de quarante millions payables en moins de six mois, pourvu que l’on voulût cesser les nouvelles créations, qui mettent toutes les familles dans la dernière extrémité : car comme les charges forment un effet considérable dans l’État, étant tirées hors du commerce, par la création des nouvelles, cela ruine tous ceux qui en sont revêtus, lorsqu’ils sont dans l’obligation de les vendre, ainsi que leurs créanciers, jusqu’à l’infini.

Et enfin, outre toutes ces ressources, pourquoi le roi n’en use-rait-il pas dans ses besoins comme tous les hommes du monde ? Qu’il prenne de l’argent en rente au plus bas denier que faire se pourra. Les deux édits dont on a tant parlé, une fois publiés, feraient que tout le monde s’empresserait de lui en donner ; parce que, outre que c’est une suite nécessaire de la richesse du peuple qui augmenterait considérablement, c’est que l’augmentation certaine des biens du roi assurerait dans l’esprit de ces mêmes peuples, et le capital et les arrérages. Et supposé qu’il lui fallût 50 millions par an d’extraordinaire jusqu’à la fin de la guerre, et qu’il fût dans l’obligation de tout prendre en rente, de quoi on ne convient pas, quand elle durerait encore quatre ans, ce ne serait que de 10 millions de rente qu’il se serait endetté, et les peuples ou l’État de rien du tout, sans parler du rétablissement de leurs richesses. Or, on demande si, depuis quatre ans que la guerre est commencée, c’est là la situation des choses. On est bien assuré qu’il en coûte plus de cent millions de rente au roi ou à l’État. 

Le lendemain de la publication de ces édits, les denrées, reprenant leur ancien prix, reformeront les revenus dont se tirent les capitaux des parties de rente ; et la création des nouvelles Charges qui sera cessée, ôtant d’un côté le commerce de l’argent au denier dix, les traitants le faisant valoir sur ce pied (dont tout le déchet du prix ordinaire retombait sur le roi), et de l’autre remettant toutes les charges dans le trafic ordinaire, cela rétablira les choses dans l’ancien cours, qui est de faire empresser les peuples à constituer sur le roi. Mais il est nécessaire, pour maintenir ce commerce, d’y conserver la bonne foi, pour l’intérêt même de Sa Majesté, sans que l’autorité souveraine y puisse introduire aucune jurisprudence singulière lors du rachat, ainsi qu’on a vu autrefois, qui ne fût reçue entre deux particuliers, de même que dans les armées il faut absolument payer les vivres sur le pied courant, si on veut qu’elles puissent subsister ; car bien qu’il n’y eût rien de si aisé que de les avoir pour rien une première fois, comme de cette manière les pourvoyeurs n’y reviendraient plus, cela ferait tout périr. Il serait encore nécessaire qu’il y eût un bureau particulier pour le rachat de ces sortes de rente par le roi même, en perdant, par les propriétaires, trois mois de leur intérêt : ce serait le moyen d’y faire apporter tous les dépôts de France, ainsi que de l’argent des mineurs, voyant qu’on serait assuré d’avoir son intérêt et de retirer son capital sans nul risque quand on voudrait. Il serait encore à propos que ces sortes de rentes ne pussent jamais être saisies pour la dette des transportants, ne conservant ni suite ni hypothèque, non plus que l’argent même ; en sorte que tout payement fait et endossé sur le premier instrument serait bon et valable, soit pour le capital ou les intérêts, hormis en cas de stellionat ou de larcin, lorsqu’il y aurait une dénonciation précédente. On est certain qu’on en apporterait plus qu’on ne voudrait ; et le roi, dès la première année, par le moyen des édits dont on a parlé, aurait plus qu’il ne faudrait d’augmentations pour payer l’intérêt de 50 millions ; dans la seconde, pour payer celui de plus de 100 millions ; et dans la troisième, ses revenus ordinaires iraient à plus de 150 millions ; cette augmentation continuant jusqu’à ce qu’ils eussent doublé, même en temps de guerre. Et tout cela, parce que la consommation redûment permise et possible par la liberté des chemins et la certitude et juste répartition des Tailles, une ferme de 1 000 livres, qui ne payera cette année à Sa Majesté que 100 livres de Taille, et 40 livres pour sa quote-part du rachat des Aides, et Douanes sur les sorties et passages, reprendra son prix d’autrefois de 2 000 livres : ainsi ce sera sur le même pied d’impôt 280 livres, sans que le propriétaire se puisse plaindre de cette augmentation, qui ne sera que l’effet de celle de sa richesse. Cet article seul va à plus de 50 millions d’augmentation par an, et les Gabelles et Domaines, qui marchent comme les richesses du pays, recevront un même accroissement, puisque la dépense de bouche étant un des premiers effets de l’opulence principalement chez les pauvres, qui font la plus considérable consommation de la Gabelle, il est nécessaire qu’elle ressente les effets de ce changement de scène. 

Pour les Domaines, le papier de formule et le contrôle y tenant une place essentielle, ils augmenteront à proportion des fonds qui seront contestés en justice, dans les occasions, suivant qu’ils seront en valeur ; au lieu que la plupart, bien loin de faire naître des procès pour la propriété, étaient presque à l’abandon. Et quand le roi aura 100 millions de rentes plus qu’il n’avait, ce sera parce que ses sujets auront 500 millions plus qu’ils n’ont présentement, et qu’ils avaient autrefois, dont ils n’ont été privés, sans que personne en ait profité, qu’à cause qu’on a quitté les manières usitées de lever les droits du prince dans tous les États du monde, tant anciens que modernes, pour en prendre de toutes particulières et inconnues à toute la terre, dont le récit fait horreur ainsi que les effets, qui ne sont rien autre chose que de faire périr de faim et de misère un peuple très laborieux, dans le plus fertile pays du monde, et sous le meilleur prince qui fût jamais ; et ce qu’il y a de plus surprenant, ces malheureux effets étant produits par de très habiles et de très intègres ministres. Mais, c’est que le gouvernement d’un État, à l’égard des finances, n’étant autre chose que la régie du commerce, tant du dedans que du dehors du royaume, ainsi que de l’agriculture, pour en tirer les droits du prince, cela ne se peut faire que par une parfaite connaissance du détail, et une infinité de circonstances qu’il leur est impossible de connaître par eux-mêmes. Ainsi toutes les mesures qu’ils peuvent prendre dépendant absolument des faits particuliers, s’ils n’arrivent chez eux que très corrompus, c’est une situation dont on peut tirer toutes les conséquences. Et comme il y a longtemps que ce mal a commencé, s’étant facilement introduit, parce que les effets n’en étaient pas à beaucoup près si pernicieux dans son principe, ce qui l’a fait recevoir plus aisément ; il s’est tellement enraciné, et s’est formé tant de créatures, que tout le monde concourt tous les jours auprès d’un premier ministre pour les augmenter, et pour s’opposer à leur cessation. En effet, on maintient qu’on a établi des impôts, et on l’a assez fait voir, qui ont fait quatre fois plus de tort au roi qu’ils ne lui ont profité, et cent fois plus de perte au peuple en général qu’il n’en revenait d’utilité aux entrepreneurs. Cependant, il est presque impossible qu’une ruine si générale ne soit pas la conséquence d’intérêts si peu considérables ; et cela parce que l’intérêt particulier étant toujours beaucoup plus sensible et bien mieux ménagé que le général, on emploie toutes sortes de moyens pour le soutenir, et que le peuple n’a personne pour se faire entendre, l’habileté consistant à cacher le point de vue qui peut faire connaître d’une manière évidente que ce profit que l’on fait est cela même qui ruine le roi et le peuple. Ainsi donc, voilà la malheureuse situation d’un premier ministre, c’est de voir toute la terre en mouvement et toute la faveur en action, non seulement pour le tromper, mais pour l’obliger à immoler et son prince et le peuple à des intérêts particuliers, n’étant applaudi, par tous ceux qui prétendent former seuls le monde, qu’à proportion qu’il donne dans cette surprise ; et il ne pourrait même entreprendre de faire le moindre pas en arrière sans s’attirer tous ceux qu’on vient de dire sur les bras ! Car, en suivant les routes tracées, de quelques dérèglements qu’elles soient accompagnées, il n’est garant de rien, et les agréments qui accompagnent la place qu’il remplit, auxquels il est très naturel d’être sensible, ne courent aucun risque ni pour lui ni pour les siens, quelques désordres qui arrivent ; au lieu que dans la moindre nouveauté, ayant tous ceux dont on vient de parler déchaînés contre lui, il prendrait tous les accidents sur son compte, et il est bien difficile qu’il les pût ou prévoir ou conjurer, parce que ne pouvant faire un pas dans cette occasion sans une parfaite connaissance du détail de tout le royaume, il ne la saurait avoir sans la pratique de tous les états et de toutes les conditions, ce que l’on n’a jamais vu dans aucun ministre ; de façon que, ne l’ayant point par lui-même, il est pareillement dans l’obligation de ne s’en rapporter à personne, par les raisons qu’on vient de dire.

Ce qui fait espérer le succès de ces Mémoires est qu’ils découvrent sincèrement ce détail, dont la parfaite connaissance est si avantageuse au roi et au public, et qu’on prenait tant de peine à cacher à ceux qui pouvaient arrêter le désordre, dont le premier pas du remède est de faire connaître, comme l’on fait, qu’il n’est point besoin de mouvement extraordinaire, ni de rien mettre au hasard, mais seulement de permettre au peuple d’être riche, de labourer et de commercer, en en faisant part au roi, sans qu’il soit nécessaire d’autre chose que d’arrêter ceux qui avaient intérêt à ruiner tout, et que d’obliger les fermiers de Sa Majesté à recevoir en un seul payement, sans nuls frais, des receveurs des tailles, le prix de leurs fermes, avec tel profit qu’il plairait au roi de leur donner, et pour lequel, après avoir accablé les peuples, ils étaient souvent obligés de faire banqueroute eux-mêmes. Ou plutôt, comme toutes les fermes ne se tiennent plus à forfait, à cause des diminutions prétendues par les fermiers, il n’est point nécessaire de mouvement pour changer la nature des impôts qui les composent, ce qui sert encore de réponse à l’objection de ceux qui prétendent qu’il faut attendre la paix pour faire ces changements.

Ainsi, pour faire avoir au roi tout l’argent nécessaire pour la dépense, tant ordinaire qu’extraordinaire, il est seulement besoin de tirer du néant, en faveur de ses peuples, tous les biens anéantis depuis trente ans. Et comme depuis ce temps on maintient que pour une pistole d’augmentation que le roi reçoit il en coûte dix-neuf en pure perte au peuple, ce sont ces dix-neuf que l’on veut faire revivre en vingt-quatre heures ; et si, lorsque Sa Majesté crée ou des rentes sur la maison de ville de Paris, ou des Charges qui donnent du revenu, elle ne doute pas qu’elle ne reçoive de l’argent de ceux qui les veulent posséder, avec combien plus de raison doit-elle espérer, en donnant plus de 500 millions de rente à ses peuples, d’en recevoir bien davantage, avec encore cette différence que c’est, dans le premier cas, toujours sur ce même peuple que se forme le fonds en l’état qu’il est, avec même souvent la méprise traitée ci-dessus, c’est-à-dire que la demande même de l’argent porte avec elle la diminution des fonds, au lieu que dans l’espèce que l’on propose, c’est justement tout le contraire ; et que, comme par ci-devant plus le peuple payait d’argent à l’extraordinaire, plus il augmentait sa ruine, en achetant en quelque manière sa destruction ; dans cette occasion, à chaque somme que le roi recevra à l’avenir de la façon proposée par ces Mémoires, ce sera autant de diminution que la misère souffrira ; parce que comme la cause en était augmentée dans l’un, elle sera anéantie dans l’autre. Et à l’égard des recouvrements pour les avances que l’on pourra faire au roi sur de pareils fonds, au lieu de venir mettre la désolation partout, comme ci-devant, parce que les sommes demandées portaient avec elles l’impossibilité de payer, en ruinant les principes d’où se forme l’argent chez le peuple ; tout au contraire, l’argent que l’on demandera en ouvrira la source, qui était tarie chez ce même peuple. Et pour l’avance des revenus ordinaires, elle est d’autant plus aisée qu’elle n’était ci-devant, qu’il est d’autant plus facile à un fermier ou propriétaire d’une terre de 1 000 livres, dont les meubles, fruits ou levées étant sur la terre, valent pour l’ordinaire 3 ou 4 000 livres, d’avancer environ 100 livres huit mois devant qu’il les dût, qu’à un Traitant d’avancer plusieurs fois plus qu’il n’a vaillant.

Pour finir et réduire ces Mémoires, on demeure d’accord qu’il est ridicule d’avancer que le roi puisse tirer le double de ce qu’il lève à présent, les choses demeurant en l’état qu’elles sont ; mais il est également opposé à la vérité de nier que le propriétaire d’un arpent de vigne, autrefois de valeur de 100 livres de rente, et présentement abandonné, ne veuille ou ne puisse pas donner une pistole, voire deux, à Sa Majesté, du moment que la cause de cet anéantissement sera levée, en quoi il recevra bien plus d’utilité que Sa Majesté même. Ainsi, pour nier ce qui est contenu dans ces réflexions, savoir, que la France est diminuée de plus de moitié dans ses revenus depuis trente ans, sans que personne en ait profité ; que, bien loin que l’augmentation des revenus du roi en soit cause, ils ont bien moins haussé depuis 1660 qu’ils n’avaient fait depuis deux cents ans en pareil espace de temps ; que même cette augmentation coûte au peuple dix pour un de ce qu’il en revient au roi, ce qui n’a jamais eu d’exemple ; qu’il n’y a point de prince sur la terre qui ne tire beaucoup davantage à proportion de ses sujets, et qu’il n’y a point pareillement de peuple à qui il en coûte le quart à proportion, pour les subsides du prince, de ce qu’il en coûte à celui de France ; et qu’enfin le roi peut, en quinze jours, se mettre lui et ses peuples sur le pied de tous ses voisins, c’est-à-dire doubler ses revenus en doublant ceux de ses sujets ; pour nier, dis-je, toutes ces choses ou plutôt tous ces faits, il faut soutenir que la France est autant cultivée et en valeur, à l’égard du commerce et du labourage, qu’elle peut être ou qu’elle a jamais été ; ou que, quand elle le serait davantage, les peuples n’en seraient pas plus riches, et par conséquent Sa Majesté. Or, l’un ne peut être soutenu sans imposer aux yeux de toute la Terre, et l’autre sans renoncer à la raison. À l’égard du délai, qui est où se retranchent les défenseurs, ou plutôt les favoris de la situation présente, si préjudiciable au roi et au peuple, en prétendant que le temps n’est pas propre, il faut renoncer pareillement au sens commun, pour dire qu’un homme qui voit périr plein ses caves de vin, faute de trouver à qui les vendre, a besoin que la paix soit faite pour les porter à douze ou quinze lieues de chez lui, où ce vin vaut un prix excessif, et en rapporter en contre-échange les marchandises du lieu, dont le manque de débit faisait souffrir le même sort aux gens de cette autre contrée. Et à l’égard de la Taille, il ne s’agit d’autre chose que de faire observer les ordonnances, c’est-à-dire d’empêcher la prévarication. Or, on n’a jamais dit qu’il fallait que la paix fût faite pour être en pouvoir de rendre justice : ainsi ces sortes de raisons ne peuvent être alléguées que par des parties intéressées au maintien de ce désordre.

CHAPITRE IX. Résumé de ces Mémoires en vingt-cinq articles.

I. La Suède et le Danemark, unis ensemble comme ils étaient il y a cent cinquante ans, sont beaucoup plus étendus que n’est la France ; cependant le produit, tant à l’égard du prince que des peuples, ne va pas à la dixième partie de celui de la France.

II. La raison de cette différence est que le terroir de la France est excellent pour produire les denrées nécessaires à la vie, et que celui du Danemark et de la Suède ne vaut rien du tout.

III. Quelque bonne que soit une terre, quand elle n’est pas cultivée, elle est la même à l’égard du propriétaire et du prince, comme si elle ne valait rien du tout.

IV. C’est un fait qui ne peut être contesté, que plus de la moitié de la France est ou en friche ou mal cultivée, c’est-à-dire beaucoup moins qu’elle ne le pourrait être, et même qu’elle n’était autrefois, ce qui est encore plus ruineux que si le terroir était entièrement abandonné, parce que le produit ne peut répondre aux frais de la culture.

V. Il est certain que cette diminution a une estimation et un prix fixe, comme celui de tous les revenus du monde, n’y avant rien qu’on ne puisse estimer.

VI. Après une exacte recherche, on trouve que cette diminution va à plus de 500 millions par an, dont il ne faut point d’autre marque, que tous les immeubles ne sont pas, l’un portant l’autre, à la moitié du prix qu’ils étaient autrefois.

VII. Il est encore certain qu’un si grand désordre, qui n’a jamais eu d’exemple depuis la création du monde, qu’un royaume opulent ait perdu la moitié de ses richesses en trente ou quarante années, et cela sans peste, tremblement de terre, guerre civile et étrangère, ou autres de ces grands accidents qui ruinent les monarchies ; il est certain, dis-je, que cela a une cause, et que ce n’est point l’effet du hasard.

VIII. Il est indubitable que qui pourrait trouver cette cause, et l’exposer en vente au peuple, il n’y a point de marché au monde où le roi et ses sujets gagnassent davantage.

IX. Quoi que ce soit qu’ils donnassent, pourvu qu’il fût au-dessous de la somme qu’ils gagneraient, il est certain que ce serait un édit qui serait profitable au peuple, puisqu’ils entreraient en possession d’une chose qu’ils n’avaient pas, et qui leur serait très avantageuse, le roi payé.

X. Il est encore hors de doute qu’un homme qui laisse son bien en friche souffre une plus grande violence que celui dont les héritages sont saisis, et comme il ne faut qu’un quart d’heure pour remettre ce dernier en possession, par la mainlevée qu’on lui signifierait, il n’en faut pas davantage pour remettre le premier en état de cultiver sa terre.

XI. Tout consiste donc à trouver la cause de cet abandonnement, pour pouvoir, en vingt-quatre heures, rendre le roi et ses peuples très riches.

XII. Il ne peut y avoir que deux causes qui empêchent un homme de cultiver sa terre, ou parce qu’il faut une certaine opulence, qu’il n’est point en état de se procurer, ni par lui, ni par emprunt, ou à cause qu’après l’avoir cultivée, il ne pourrait pas avoir le débit de sa production, comme il faisait autrefois, ce qui lui ferait perdre toutes ses avances, et le jetterait dans le malheureux intérêt de laisser son bien en friche.

XIII. C’est justement ce qui se passe par la Taille arbitraire pour le premier empêchement ; car il est très ordinaire qu’une grande recette ne paye rien (ou peu de chose) de Taille, pendant qu’un misérable, qui n’a que ses bras pour la subsistance de lui et de sa famille, est accablé : la raison même pour laquelle il ne l’est pas davantage, est que si on l’imposait encore à une plus haute somme, on n’en pourrait recouvrer le payement. Ainsi, s’il entreprenait de labourer la terre qui est en friche, la récolte ne serait pas pour lui, et il perdrait encore les frais, qui sont considérables.

XIV. Et pour le second obstacle, de ne point cultiver la terre à cause qu’après la récolte on ne pourrait avoir le débit des denrées, les droits d’Aides et de Douanes sur les sorties et passages du royaume, quatre fois plus forts que la marchandise ne peut porter, ont mis les choses sur un pied qu’il ne se consomme pas la quatrième partie qu’il se faisait il y a trente ou quarante ans ; et il n’est point surprenant de voir toute une contrée ne boire que de l’eau, pendant qu’on arrache les vignes et les arbres dans une contrée voisine ; et bien loin que les droits du roi en soient augmentés, cela a empêché qu’ils n’aient doublé depuis 1660, comme ils avaient fait tous les trente ans, depuis 1447 jusqu’en ladite année 1660.

XV. Le remède à tout cela est aisé, pourvu qu’on ne veuille avoir égard qu’aux intérêts du roi et des peuples, dans le genre des subsides : il faut voir s’il n’y en a aucun qui, faisant passer l’argent immédiatement de la main du peuple en celle du roi, ait d’ailleurs une règle et un niveau si certain de proportion avec chaque état, que le pauvre paye comme pauvre, et le riche comme riche, et cela sans ministère de juge ni d’autorité, auquel on ne peut avoir recours sans qu’il en coûte en frais et en perte de temps une fois davantage qu’il ne faut pour satisfaire à l’impôt.

XVI. Dans l’édit de la Capitation, on a eu l’intention de remédier à tous ces désordres, mais on peut dire que l’on n’a satisfait qu’à un point est de faire passer l’argent immédiatement dans les mains du roi sans ministère de Traitants. Mais premièrement la cause de l’abandonnement des terres n’en est point levée ; en second lieu, bien loin qu’on y ait gardé partout cette règle de proportion qui fait payer chaque particulier suivant son pouvoir, il se trouve des classes où un homme qui a une charge de 100 000 écus, et du bien à proportion, paye la même chose qu’un autre dont l’emploi ne coûte que 500 liv. Ainsi, comme pour les mettre à une même somme il a fallu faire descendre le puissant, étant impossible de faire monter l’autre, il se trouve que le roi ne tire pas, à beaucoup près, d’un de ses sujets le secours proportionné à ses forces, pendant que l’autre en est peut-être accablé ; ce qui est cause que la suite de cette nouvelle découverte ne répond pas à ce qu’on s’en est promis.

XVII. Pour revenir donc au premier article de ces Mémoires, et satisfaire à tous les besoins de l’État, et remettre tous les peuples dans leur ancienne opulence, il n’est point nécessaire de faire de miracles, mais seulement de cesser de faire une continuelle violence à la nature, en imitant et nos voisins et nos ancêtres, qui n’ont jamais connu que deux manières d’Impôts, savoir, les feux, c’est-à-dire les cheminées, et la Dîme des terres, qui a été la première redevance des rois de France, jusqu’à ce que, par les donations qu’ils ont eu la faiblesse d’en faire à l’Église, ils s’en soient laissé dépouiller.

XVIII. De cette manière, on satisfait à tout ce qui manque à la Capitation : il y a autant de classes que de degrés de richesse, sans que cela puisse former la moindre contestation ; le commerce et la consommation n’en reçoivent pas la moindre atteinte ; et partout où les peuples ont pu choisir le genre d’impôt le plus commode, ils s’en sont tenus à ceux-là. 

XIX. Au lieu de la Dîme, afin de faire moins de mouvement, il ne faut qu’ordonner que la Taille sera assise suivant l’occupation, et qu’un homme qui n’a que son industrie ne pourra payer que depuis 3 livres jusqu’à 6 : de cette sorte, à 2 sous pour livre, elle remplira plus que la somme où elle est aujourd’hui, parce que les villes Taillables, ou l’industrie paye la plus grande partie de la Taille, seront mises au Tarif, ce qu’elles demandent toutes avec empressement. Et à l’égard des Aides, des Douanes, et autres impôts des passages, qui ruinent la consommation, en remettant sur Taille, jusqu’à la concurrence du tiers de la Taille, comme ils étaient autrefois, et le surplus sur les cheminées, il se trouvera que les peuples ne payeront pas la sixième partie de ce qu’ils payent aujourd’hui, et que roi recevra le double de ses revenus d’à présent, parce que la Taille, jointe à une partie des Aides, ayant pour Tarif la valeur des héritages, ils reprendront leur prix d’autrefois, qui était le double de celui d’aujourd’hui, et par conséquent la Taille doublera pareillement, sans que le propriétaire s’en puisse plaindre, puisque l’augmentation des revenus du roi ne sera qu’une suite de celle de son opulence.

XX. Il ne faut point dire qu’il faut du temps pour cela, puisque entre la permission de vendre sa marchandise, quand il se trouve des personnes en état de l’acheter, et la vendre, il n’y a que vingt-quatre heures d’intervalle ; et entre l’avoir vendue, et être plus riche que l’on n’était, il n’y a aucun intervalle ; et entre être plus riche que l’on n’était, et faire plus de dépenses, ou à acheter des fonds, ou à les cultiver mieux, il n’y a pareillement encore aucun intervalle ; et entre faire ces mouvements et jeter de l’argent parmi le peuple, il n’y a point non plus d’intervalle. Et du moment que le peuple a de l’argent, il consomme les fruits qu’il fait venir par son travail, et est en état de payer le roi à proportion. Ainsi donc, tout dépend de la culture de la terre, qui ne peut marcher tant que l’on ôte le pouvoir aux laboureurs de faire les avances que cette culture réclame, et de débiter les denrées qui croissent sur son fonds.

XXI. Et pour dire un mot de la forte méprise qui est arrivée dans la création des nouvelles charges, on soutient qu’il n’y a point encore eu de manière qui ait si fort ruiné la culture de la terre ; parce qu’ayant presque toutes porté avec elles une exemption des impôts publics, comme c’étaient des personnes puissantes qui les acquéraient, elle se déchargeaient du poids de leurs impôts sur une infinité de malheureux, que cela mettait tout à fait hors d’état de labourer la terre. En outre, ces nouvelles créations anéantissaient une infinité d’anciennes charges achetées à la bonne foi, et qui faisaient presque tout le bien des familles, cela a établi pour principe qu’il n’en fallait plus compter aucune à l’avenir pour un bien certain, parce qu’étant susceptibles à tous moments d’anéantissement, il y avait danger perpétuel de perdre leur argent pour tous ceux qui les achetaient, ou prêtaient des fonds dans ce but. En sorte que le roi a anéanti pour dix fois davantage de biens qu’il n’a reçu de secours de ces nouvelles créations, et fait que l’argent ne peut plus passer d’une main à l’autre, comme il faisait autrefois, parce qu’on ne peut point dire qu’il y ait aucune acquisition assurée, n’y ayant rien de si pernicieux que de prendre le capital du bien d’un particulier pour les besoins du prince. Et comme dans les taxes qu’on a imposées sur les officiers il y en avait plusieurs beaucoup au-dessus de leurs forces, les Traitants en étant venus à des exécutions, ils en ont été entièrement ruinés, bien que le roi n’en ait rien reçu.

XXII. Il ne faut pas espérer que les Traitants proposent jamais d’autres affaires, parce que leur intention étant d’avoir de fortes remises, ils ne les peuvent espérer que de recouvrements difficiles, et par conséquent ruineux, leur étant avantageux à mesure qu’ils sont dommageables au peuple ; parce que les frais des exécutions où il en faut venir sont partagés entre eux, les huissiers et les recors, qui leur font de fortes remises de ce qui leur est taxé.

XXIII. Toutes ces vérités, qui seront niées par les Traitants et par ceux qui les protègent, qui sont en bien plus grand nombre qu’on ne croit, seront attestées par toutes les personnes des provinces, qui sont de quelque considération, soit dans les charges ou dans le commerce : qu’importe, toutefois, si ceux qui ont intérêt de tout ruiner, étant seuls écoutés, on ne donne aucune audience aux personnes qui voudraient tout sauver, mais qui ne pourraient pas même la demander trop fortement, sans courir risque à leur particulier ?

XXIV. On a réduit ces Mémoires par articles, afin de rendre la mauvaise foi de ceux qui en voudraient nier la conséquence plus sensible, parce que n’en pouvant contester aucun en particulier sans découvrir leur manque de lumières ou de bonne foi, il faut qu’ils conviennent, malgré qu’ils en aient, que le roi peut s’enrichir, lui et ses peuples, en quinze jours, lorsqu’il ne voudra plus souffrir que quelques particuliers fassent leur fortune à le ruiner, lui et ses sujets ; et recouvrer par conséquent tout l’argent nécessaire pour cette présente guerre, sans mettre ses peuples au désespoir, comme on peut dire qu’est un homme qui se voit exécuté et vendu en ses biens pour des sommes dix fois plus fortes qu’il n’a vaillant, ce qui le met à l’aumône, lui et sa famille, sans donner un denier au roi, ainsi qu’il arrive tous les jours. 

Tout cela sans nul plus grand mouvement, que de faire exécuter les mandements de la Taille, qui portent qu’elle sera assise suivant les facultés de chacun, et d’y joindre une partie des Aides, comme on fait les Étapes, et comme cela était il y a trente ans, ce qui demande quatre fois moins de mouvement que la Capitation.

XXV. De cette manière, on maintient que les peuples auraient deux cents millions de rente en quinze jours, plus qu’ils n’avaient, par cette mainlevée de leurs biens auparavant saisis. Et comme il faut au roi soixante millions par an d’extraordinaire, il y a mille façons de les avoir de ceux à qui on viendrait d’en rétablir quatre fois davantage, outre l’avenir qui doublerait encore avant deux ou trois ans, qui seraient nécessaires pour remettre les fonds.

CHAPITRE X. Autre résumé, encore plus sommaire que le précédent.

L’état où la France est réduite présentement, de ne pouvoir fournir au roi, que par des emprisonnements, et vente entière de biens, les sommes nécessaires, ne vient point de leur excès, mais de ce que tous les biens des peuples sont saisis depuis trente ans, et qu’ils n’en ont aucune disposition.

En effet, la Taille arbitraire contraint un marchand de cacher son argent, et un laboureur de laisser la terre en friche ; parce que si l’un voulait faire commerce, et l’autre labourer, ils seraient tous deux accablés de Taille par les personnes puissantes, qui sont en possession de ne rien payer, ou peu de chose.

Et les Aides, les Douanes, et les impôts sur les passages et sorties du royaume, quatre fois plus forts que la marchandise ne peut porter, font qu’un homme voit périr plein ses caves de boissons, pendant qu’elles sont très chères dans son voisinage, ce qui fait plus de 500 millions de rente de diminution dans le revenu du royaume.

Si le roi veut bien exposer en vente la cause qui produit cette perte, qui va toujours en augmentant, puisqu’on maintient qu’il ne reçoit point une pistole qu’il n’en coûte dix en pure perte à son Royaume, il aura cent mille marchands en vingt-quatre heures, qui ne l’auront pas sitôt payé, qu’ils seront plus riches qu’ils n’étaient ; parce que des causes contraires les effets sont contraires ; c’est-à-dire que le roi veuille bien revendre à ses peuples la jouissance de leurs biens, sans qu’il soit besoin de congédier ni fermiers ni Traitants.

SUPPLÉMENT AU DÉTAIL DE LA FRANCE

Il est surprenant que dans les grands besoins qu’a présentement l’État de secours extraordinaires, les peuples faisant offre de les fournir dans le moment, au moyen de quelques accommodements, lesquels, sans rien déranger, n’exigent qu’un simple acte de volonté des personnes en place, et mettront ces mêmes peuples au même instant en état d’y satisfaire avec profit de leur part ; il est étonnant, dis-je, qu’on ne veuille accepter ces offres qu’après la conclusion de la paix , bien que ce soit l’unique moyen d’en procurer une très avantageuse. En sorte que, par une destinée jusqu’ici inouïe, ceux à qui il tombe en charge de payer, se soumettent de le faire sans demander de délai, et les personnes qui ne doivent avoir d’autres fonctions que de recevoir, exigent un terme et un délai, fort incertains, pour l’accepter. 

Outre cette situation monstrueuse, on peut assurer que la guerre étrangère coûte dix et vingt fois moins au royaume que les désordres intestins causés par les manières que l’on pratique pour recouvrer les fonds afin d’y subvenir ; si bien que, mettant pour ainsi dire l’incendie dans toutes les contrées de la France, il est plus opportun de l’arrêter que la guerre du dehors, dont, encore une fois, la conclusion avantageuse dépendra absolument de cette paix du dedans, qui se peut terminer à moins d’un mois ; et l’allégation de la guerre étrangère comme un obstacle au rétablissement de la félicité générale est la même erreur que si, le feu étant aux quatre coins d’une maison, on soutenait qu’il ne faut pas l’éteindre qu’un procès que l’on aurait pour la propriété en un tribunal éloigné ne fût jugé ; et c’est ce qui se verra mieux par un petit détail de cette guerre intestine, ou de cet embrasement du royaume, article par article.

Faut-il attendre la paix pour faire labourer les terres dans toutes les provinces, où la plupart demeurent en friche par le bas prix du blé, qui n’en peut supporter les frais, et où l’on néglige pareillement l’engrais de toutes les autres, ce qui fait un tort de plus de 500 000 muids de blé par an à la France, et 500 millions de perte dans le revenu des peuples, par la cessation de la circulation de ce premier produit, qui mène à sa suite toutes les professions d’industrie, lesquelles vivent et meurent avec lui ?

Faut-il attendre la paix pour un autre article, qui est une suite du précédent, savoir : pour faire payer les propriétaires de fonds par ceux qui les font valoir, desquels nul maître ne recevant rien, ou il ne fait nul achat dans les boutiques, ou ne satisfaisant pas aux crédits précédents, les marchands sont obligés de faire banqueroute ?

Faut-il attendre la paix pour faire cesser d’arracher les vignes, comme on fait tous les jours, pendant que les trois quarts des peuples ne boivent que de l’eau, à cause des impôts effroyables sur les liqueurs, qui excèdent de quatre ou cinq fois le prix de la marchandise ; et quand le produit qui donne lieu à une pareille destruction est offert d’être payé au double à l’égard du roi d’une autre manière par les peuples, ce qui serait un quadruple profit de leur part, ne peuvent-ils être écoutés, et doit-on les renvoyer à un autre temps, en soutenant qu’il faut attendre que toutes les vignes soient arrachées pour donner permission aux peuples de les cultiver ; ce qui serait entièrement inutile, et ne vaudrait guère mieux que d’appeler un médecin pour guérir un mort ?

Faut-il attendre la paix pour ordonner que les Tailles seront justement réparties dans tout le royaume, et que l’on ne mettra pas de grandes recettes à rien ou peu de chose, pendant qu’un misérable qui n’a que ses bras pour vivre lui et toute une famille, voit, après la vente de ses chétifs meubles ou instruments dont il gagne sa vie, comme on fait pour l’ustensile qui se règle sur le niveau de la Taille, enlever les portes et les sommiers de sa maison pour satisfaire au surplus d’un impôt excédant quatre fois ses forces ? M. de Sully, qui rétablit la France, l’ayant trouvée au point où elle peut être aujourd’hui, n’était pas persuadé que la guerre eût rien de commun avec ces règlements, puisqu’il fit une ordonnance en 1597 pour régler la juste répartition de la Taille, ainsi que tous les autres désordres, qu’il arrêta au milieu de deux guerres, l’une civile et l’autre étrangère, qui désolaient le dedans et le dehors du royaume d’une bien plus cruelle manière que ne peut être la conjoncture d’aujourd’hui ; et le tout fut si ponctuellement exécuté, que le roi et les peuples devinrent très riches, de très mal dans leurs affaires qu’ils étaient auparavant.

Faut-il attendre la paix pour sauver la vie à deux ou trois cent mille créatures qui périssent au moins toutes les années de misère, surtout dans l’enfance, n’y en ayant pas la moitié qui puisse parvenir à l’âge de gagner leur vie, parce que les mères manquent de lait, faute de nourriture ou par excès de travail ; tandis que dans un âge plus avancé, n’ayant que du pain et de l’eau, sans lits, vêtements, ni aucuns remèdes dans leurs maladies, et dépourvues de forces suffisantes pour le travail, qui est leur unique revenu, elles périssent avant même d’avoir atteint le milieu de leur carrière ?

Faut-il attendre la paix pour la donner aux immeubles, ce qui se peut en un instant, le roi déclarant qu’il se contentera désormais de subsides réglés proportionnés aux forces de chacun des contribuables, ainsi qu’il se fait présentement en Angleterre, en Hollande, et dans tous les pays du monde, et qu’il s’est fait même en France durant onze cents ans ; et que l’on ne bombardera plus rien, surtout les charges, comme il est arrivé à une infinité de personnes ; ce qui faisant tout le vaillant d’un homme, le réduit à l’aumône, et mettant tous les autres possesseurs de semblables biens dans l’attente d’un pareil sort, les ruine presque également sans que le roi reçoive rien ? N’est-ce pas, en effet, leur ôter tout crédit, puisque le crédit ne roulant que sur la solvabilité du sujet qui s’en sert, cette solvabilité s’anéantit par la destruction du prix des fonds qu’il possède ; tout comme dans une ville menacée de bombardement, quoique les maisons ne ressentent actuellement aucun mal, elles perdent neuf parts sur dix de leur valeur ordinaire, qu’elles reprennent aussitôt que cette crainte est passée. Ainsi on peut en un instant, par l’établissement d’une paix intestine, doubler et tripler le prix de tous les immeubles, et par conséquent le crédit, qui est la moitié, encore une fois, du revenu des peuples.

Faut-il attendre la paix pour mettre le roi en état de payer les officiers à point nommé, afin que ceux-ci soient en pouvoir de faire leurs recrues dans les temps commodes, et de bonne heure ?

Faut-il attendre la paix pour donner assez de secours au roi afin que par un engagement considérable on fasse des soldats volontairement, et que l’on ne mène pas des forçats liés et garottés à l’armée, comme on fait aux galères et même au gibet ; ce qui, au rapport de M. de Sully, dans ses Mémoires, ne sert qu’à décourager les autres, décrier le métier et la nation, parce qu’ils désertent tous à la première occasion, ou meurent de chagrin ?

Faut-il attendre la paix pour cesser de constituer l’État sous le nom du roi, en sorte qu’après la fin de la guerre le payement des intérêts de l’argent pris en rente coûtera plus aux peuples que l’entretien de la guerre, de façon que c’en sera une perpétuelle qu’ils auront à soutenir ?

Faut-il attendre la paix pour purger l’État des billets de monnaie qui par le déconcertement qu’ils apportent dans le commerce, coûtent quatre fois plus par an que la valeur de toutes les sommes pour lesquelles on en a créé, c’est-à-dire quatre fois plus que la guerre étrangère ? Que le royaume s’en recharge par un juste partage sur la tête des particuliers et Communautés. L’endos qu’ils y mettront, payable en quatre ans par quatre payements différents, avec intérêts, les fera circuler dans le trafic sans aucune perte du transportant ; et le rétablissement de la consommation, possible en trois heures par la simple cessation d’une très grosse violence faite à la nature, dédommagera au quadruple tous ces endosseurs, de cette prétendue nouvelle charge, ainsi que la crue ou la hausse de la fourniture des besoins du roi.

Faut-il enfin attendre la paix pour cesser de vendre tous les jours des immeubles, surtout des Charges, avec promesse qu’on en jouira tranquillement, et que ceux qui auront prêté leur argent pour cet achat auront un privilège spécial, et puis, quelque temps après, revendre ce nouvel effet à un autre, sans nul dédommagement au premier acquéreur non plus qu’au prêteur ; ce qui ôtant la confiance, qui est l’âme du trafic, rompt tout commerce entre le prince et ses sujets, fait que l’argent seul, pouvant être à l’abri de pareils orages, est estimé l’unique bien, et comme tel resserré dans les cachettes les plus obscures qu’on peut trouver, avec une cessation entière de toutes sortes de consommations, dont cet argent est uniquement le très humble valet ? C’est une très grande absurdité de chercher d’autre cause de la rareté que l’on en voit régner, que cette même destruction de consommation, comme de nier qu’en la rétablissant, comme cela se peut en un moment, on le verra aussi commun que jamais ; bien que depuis un très long temps on ne l’ait cherchée que dans la destruction de la seule cause qui le fait marcher, savoir, encore une fois, la ruine de la consommation.

L’esprit le plus borné et le plus rempli de ténèbres qui fût jamais ne peut être assez aveuglé pour produire de pareils soutiens : il n’y a que le cœur ; car, au témoignage de l’Écriture sainte, lorsqu’il est une fois corrompu, un saint revenant exprès de l’autre monde, ne le changerait pas. Aussi, quoiqu’on va montrer qu’il est aussi certain que les peuples peuvent par trois heures de travail de MM. les ministres, et un mois d’exécution de leur part, sans rien déconcerter, ni mettre aucun établissement précédent au hasard, qu’ils peuvent, dis-je, fournir cent millions de hausse au roi pour ses besoins présents, avec quadruple profit de leur part, et que l’on fasse cette preuve avec autant de certitude que si un ange la venait apporter du ciel ; on ne prétend pas néanmoins convertir un seul de ces cœurs corrompus, c’est-à-dire ceux en qui la destruction publique est le principe de la haute fortune : on ne s’adresse qu’aux esprits qui pourraient se laisser gâter par la contagion de sujets dépravés, et par conséquent suspects sur une pareille matière.

Voici comment on fait cette preuve : ce qui est constamment vrai, ne serait pas plus certain quand tous les saints du paradis le viendraient attester, et il est à coup sûr aussi indubitable que la Seine passe à Paris, que si les anges en venaient rendre témoignage.

Il y a une seconde chose incontestable, savoir, que tous les faits sur lesquels plusieurs s’accordent sans aucune convenance précédente entre eux, sont aussi certains que si nos propres yeux nous en portaient témoignage.

Tous les hommes raisonnables qui n’ont jamais été à Rome parieraient tout leur bien, contre une pièce de trente sous, qu’il existe au monde une ville de ce nom, parce que trop de gens l’ont dit et écrit sans avoir concerté de mentir, pour que cela ne soit pas véritable ; et même si quelqu’un voulait contredire ce fait, on le traiterait de fou et d’extravagant.

Or, on maintient que l’établissement de cent millions de hausse de la part des peuples, avec quadruple profit de leur part, possible en trois heures de travail et un mois d’exécution, a le même degré de certitude que cet exemple de Rome, attendu que tous les peuples non suspects sont prêts à en signer la proposition aux conditions marquées ; et l’on soutient en même temps que si le roi ordonnait à quelqu’un de mettre par écrit des raisons qui fissent voir l’impossibilité d’un pareil recouvrement, outre qu’il ne saurait par où commencer ni par où finir, il serait en horreur et à Dieu et aux hommes. Et la demande du délai jusqu’après la paix est un aveu pur et simple que la chose est très aisée, ou la contradiction impossible, puisque la paix ou la guerre étrangère n’ont nulle relation avec ce qui se passe au dedans du royaume à l’égard des tributs : c’est donc montrer grossièrement que, ne pouvant nier que les manières pratiquées mettent le feu aux quatre coins de la France, on souhaite seulement que l’on remette à l’éteindre jusqu’à la paix ; non, encore une fois, qu’elle ait aucun rapport à ces désordres, mais parce que l’on espère par là obtenir un délai, et que l’embrasement soit continué, attendu qu’on y trouve son compte, et que l’on est au nombre des incendiaires qui se font bien payer pour de pareils services.

De si cruelles dispositions et de semblables énoncés ne doivent pas surprendre de la part des Traitants, puisque c’est à l’aide d’une pareille politique qu’ils se procurent ces fortunes immenses qui font la ruine de l’État, et qu’ils se sont fait donner, depuis 1689, 200 millions pour leur part, sans celle du néant, qui croissant sous leurs pieds, excède de dix à vingt fois ce que tant le roi qu’eux reçoivent par un si funeste canal ; et même de pareilles objections n’auraient pas également surpris dans la bouche des ministres avant 1661, parce que ou ils étaient Traitants eux-mêmes, ou ils prenaient part dans tous les partis, comme il fut vérifié contradictoirement à la chambre de justice ; ce qui était la même chose à l’arrivée de M. de Sully au ministère, lequel dit au roi Henri IV que les Traitants, qui sont la ruine d’un État, n’avaient été inventés par les ministres que pour prévariquer, leur étant impossible de rien prendre dans les tributs réglés passant droit des mains des peuples en celle du prince, comme il se pratique dans tous les pays du monde ; au lieu que par les Partisans, ils sont les maîtres absolus des biens de tout le monde, mettant un homme riche sur le carreau, et le dernier des misérables dans l’opulence quand il leur plaît, et ne sont privés pour leur particulier de recevoir quelques sommes que ce puisse être, qu’autant qu’ils les veulent refuser, n’y ayant d’autres bornes que celles que l’on peut attendre de leur modération ; comme, dis-je, c’était là la situation des ministres avant 1661, la demande de délai pour changer des manières si déplorables n’eût pas surpris, parce qu’on l’eût regardée comme des lettres d’État de leur part pour se maintenir dans une si agréable situation à leur égard, quoique si funeste au roi et aux peuples ; mais aujourd’hui et depuis 1661, que l’intégrité tout entière a succédé tout à coup dans le ministère, et sans aucun milieu, à une extrême prévarication, on ne peut qu’être surpris d’avoir vu trois fois un quadruplement de Partisans et de manières désolantes, ainsi que la demande actuelle d’un délai pour éteindre le feu qui est aux quatre coins du royaume, avec un refus de recevoir de la part des peuples tous les besoins du roi, dans un temps qu’ils sont absolument nécessaires à la monarchie, parce qu’on ose appeler un renversement d’État la cessation du plus grand bouleversement qui fût jamais, qui fait une très grande violence à la nature, et qui peut être arrêté en un moment avec beaucoup moins de dérangement qu’il n’y en eut lors de la Capitation établie en 1695, au milieu de la guerre.

Et si, quant à cette Capitation, qui avait promis la cessation des Affaires extraordinaires, elle n’a eu d’autre résultat, grâce à ceux qui trompèrent MM. les ministres dans la répartition, que de rendre l’impôt ridicule, et par suite insuffisant à atteindre aux besoins du roi, il n’est pas à craindre qu’il en arrive de même dans celle qu’on propose, puisqu’elle ira à plus de cent millions avec quadruple profit de ceux qui payeront six fois leur cote précédente, et cela par la simple attention à ces quatre articles, savoir : les blés et liqueurs, la juste répartition des Tailles, et la cessation des affaires extraordinaires ; ce qui n’exige qu’un simple acte de volonté du roi et de MM. les ministres, pour finir une très grande violence qu’on fait à la nature, bien que la négligence de cette attention coûte, de compte fait, plus de quinze cents millions de perte par an au royaume depuis 1661, que l’intégrité est dans le ministère, les prévarications précédentes n’ayant rien produit de si funeste ; mais bien le contraire, et tous les biens se trouvant doublés en 1661, ainsi que ceux du roi, du prix qu’ils étaient trente ans auparavant.

Que si ce nombre de 1 500 millions étonne, on le prend d’une autre manière, et on maintient que sur quarante mille villes, bourgs et villages qu’il peut y avoir dans le royaume, il n’y en a aucun, l’un portant l’autre, qui n’ait perdu cinquante mille livres de revenu tant en fonds qu’en industrie, ou plutôt dix et vingt fois davantage que ce que le roi en tire par toutes sortes d’impôts, à le vérifier sur tel lieu que le parti contraire voudra choisir, sans qu’on en puisse accuser le manque d’espèces, qui sont aujourd’hui au double dans la France, comptant exactement ce qui est entré et sorti, de ce qu’il y en avait en 1661, que les quinze cents millions de rente existaient. Mais c’est que l’argent est devenu paralytique, et qu’il avait au contraire des jambes de cerf en ce temps-là, ce qui est le seul principe de la richesse des peuples, et par conséquent de la fourniture des besoins du roi. Car les tributs, comme toutes sortes de redevances, tirent leur qualité d’excès ou de modicité, non de la quotité absolue des sommes que l’on demande, mais de la valeur des fonds dont on les exige, et la vigueur de ceux-ci n’est qu’à proportion de la vente des denrées qu’ils produisent ; d’où il suit que cette production pouvant être doublée en un moment, il n’en faudrait pas davantage pour rendre au cours des espèces la même rapidité qu’imprime à l’eau d’un torrent la levée de la digue qui la retenait sur le bord d’une pente ; et la même absurdité qui se rencontrerait dans l’objection que cette eau ne pourrait couler dans la vallée, après l’enlèvement de la digue, qu’une guerre étrangère ne fût terminée, se trouve encore dans l’allégation des personnes qui prétendent qu’il faut attendre la fin de cette même guerre pour voir marcher la consommation, bien que les causes violentes qui l’arrêtent puissent être ôtées en un moment, en quelque temps que ce soit.

Quand on dit cent millions d’augmentation dans les revenus du roi en un instant, ce n’est pas cent millions d’espèces de nouvelle fabrique, comme au Pérou, c’est cent millions de pain, de vin, de viande, ou autres denrées, qui étant le seul soutien de la vie, le sont pareillement des armées, lesquelles seront fournies au moyen de dix millions seulement, et même moins, qui faisant dix voyages et dix retours des mains des peuples en celles du prince, enfanteront cette livraison de denrées dont il se perd tous les jours dix fois davantage, tant produites qu’à produire ; pendant que d’un autre côté ces dix millions, qui ne marchent jamais que par l’ordre de la consommation, résident des années entières dans des retraites dont toutes les machines du monde ne les peuvent tirer : loin de là, toutes les mesures que l’on prend ne servent qu’à les y enfoncer davantage, au lieu qu’en un instant on les peut mettre, ainsi que tout le reste, en mouvement ; ce qu’on offre à la garantie des peuples, qui vaut beaucoup mieux que celle des Traitants, n’y ayant qui que ce soit, non intéressé à la cause des désordres, qui ne donne avec plaisir et profit les deux sous pour livre de son revenu pour être payé du surplus avec exactitude, ce qui n’est pas à beaucoup près présentement, et ce qui est immanquable par le système proposé, beaucoup plus propre au soutien de la guerre que toutes les pratiques employées jusqu’à ce jour.

 

A propos de l'auteur

Personnage haut en couleur, mais à l'esprit brillant, Pierre de Boisguilbert mérite le titre de fondateur de l'école française d'économie politique. Par sa critique des travers de l'interventionnisme et sa défense du laissez faire, il a fourni à ses successeurs un précieux héritage.

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