Le modèle Suisse, par Yvan Blot

Extrait de la revue Contrepoint n°50-51, 3e trimestre 1985.

La Suisse, c’est environ huit millions d’habitants, une démocratie participative exemplaire, grâce notamment aux référendums d’initiative populaire, et des résultats économiques époustouflants : le salaire médian est double du français (une caissière gagne 2 100 euros par mois…), la balance commerciale est excédentaire avec presque tous les pays, y compris la Chine, et 21 % d’immigrés contribuent à ce succès, sans que jamais les banlieues aient flambé.

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Yvan BLOT

Le modèle suisse

Quel est le pays d’Europe qui a le plus fort revenu par habitant, le plus faible taux de hausse des prix, un chômage presque inexistant, une monnaie forte, ne connaît pratiquement jamais la grève et encore moins la lutte des classes, et dont les ouvriers sont parmi les mieux payés du monde ?

Quel est ce même pays où la liberté d’expression est entière, où les écoles privées sont florissantes et les écoles publiques efficaces, où le peuple peut se prononcer pour annuler les lois votées par le Parlement, où les citoyens peuvent changer une loi de leur propre initiative, où la décentralisation la plus large existe, et où l’Etat fédéral obtient difficilement de faire augmenter les impôts ?

Quel est encore ce pays où la criminalité est faible, où le respect de la loi est absolu, où le civisme est tel que chaque citoyen garde chez lui les armes nécessaires à son service militaire annuel, où la propreté est exemplaire et la protection de l’environnement efficace, et où le consensus social est si fort que tous les grands partis sont perpétuellement associés au pouvoir ?

Quel est enfin ce pays où le droit de chaque citoyen à son identité culturelle est respecté, où l’attachement aux petites patries communales et cantonales n’est pas contradictoire avec un patriotisme national parmi les plus forts d’Europe et qui n’a pas perdu de guerres depuis plusieurs générations évitant ainsi les ruptures de traditions qui ont frappé tous ses voisins ?

Riche, libre, efficace, ordonnée, patriote et enracinée, telle est la Suisse, l’une des plus anciennes nations démocratiques du monde, née au cœur de l’Europe.

Et pourtant, ce pays reste ignoré, moqué, lorsqu’il n’est pas calomnié par les marxistes du monde entier qui y voient le symbole du capitalisme en pleine réussite avec une opinion publique particulièrement réactionnaire ? Lors d’un voyage aux Etats-Unis, j’ai eu l’occasion de visiter l’université de Stanford en Californie. J’y rencontrais notamment un professeur de fiscalité de l’Institution Hoover, le professeur Rabushka. Celui-ci m’expose les projets de réduction massive des impôts des « néo-conservateurs » proches du Président Reagan. Malheureusement, me dit-il, la constitution fédérale ne permet pas des référendums d’initiative populaire comme en Californie. Or, les pressions des intérêts les plus divers se coalisent à Washington pour empêcher d’aller plus loin dans la baisse des impôts. En Californie, par contre, la proposition 13 anti-fiscale émanait du peuple alors que tous les corps constitués, partis, syndicats, presse, média, experts, administrations, églises même étaient hostiles à cette proposition, estimant que, si elle était adoptée, ce serait l’effondrement des services publics et par voie de conséquence, la désorganisation de l’économie californienne. La proposition 13 est passée et il a bien fallu en tenir compte. Les prévisions catastrophiques des experts ne se sont pas réalisées. Des financements privés se sont substitués aux finances publiques pour toute une série de taches rentables. L’administration a du se rationaliser pour survivre, ce qu’elle n’aurait jamais fait autrement. Globalement, l’expérience a été un succès. Mais le professeur Rabushka, réfugié d’Ukraine, dit avec mélancolie.

« Malheureusement, nous n’avons pas au niveau fédéral de mécanisme de démocratie directe aussi efficace. Nous en payons les conséquences avec les excès de la bureaucratie à Washington. Notre démocratie fonctionne cahin-caha. C’est pourquoi nous étudions notamment un modèle étranger dont nous avons beaucoup à apprendre, nous autres américains ».

Comme nous sommes en Californie, je songe au Japon, mais mon interlocuteur me dit, le modèle de l’avenir est à deux pas de chez vous, vous avez une chance que nous n’avons pas sur la côte du Pacifique. Devant mon étonnement, il me répondit : « ce modèle, c’est la démocratie semi directe de la Suisse, bien entendu » !

La Suisse n’est pas née dans le cerveau d’un « génial législateur ». Elle est le produit d’une évolution historique organique, sans grandes ruptures où les traditions ont été peu à peu sélectionnées par la pratique. La Suisse est un modèle d’évolutionnisme social tel que l’entend le professeur Hayek. A l’origine, pas de déclarations prétentieuses et abstraites mais un pacte sur l’honneur conclu entre des paysans de bon sens.

En 1291, les citoyens des cantons de culture germanique d’Uri, de Schwitz et d’Unterwald passent le serment de se défendre mutuellement. Le nom officiel de la Suisse est quelque chose d’unique au monde.

Ce nom original, en allemand, « Eidgenossenschaft »,signifie mot à mot,« compagnons unis par le serment ».C’est ce mot que l’on traduit, officiellement mais maladroitement par le terme impropre, de « confédération ». La Suisse commence par un pacte fondateur, fondé sur le sentiment de l’honneur et sur la fidélité réciproque, dans le but de se défendre en commun contre des agressions venues de l’extérieur. Comme l’écrit le socialiste suisse Peter Bichsel dans son livre « Des Schweizers Schweiz »,

« Notre développement historique est une réaction permanente contre l’étranger. En luttant contre les Habsburg, les suisses ont acquis leur indépendance. La devise helvétique est claire et catégorique et relève plutôt de la défense nationale que du droit constitutionnel : « Un pour tous. Tous pour un ». Dans cet esprit, l’individu et la collectivité ne s’opposent pas. La Suisse est une communauté de citoyens libres et enracinés dans la tradition. Ce qu’on appelle l’Etat est, dès l’origine, limité à quelques taches bien précises. Qu’on en juge à ces quelques phrases du pacte originel d’Août 1291 :

« Que chacun sache donc que, considérant la malice des temps et pour être mieux à même de défendre et de maintenir dans leur intégrité leurs vies et leurs biens, les peuples de la vallée d’Uri, la Landsgemeinde (assemblée de tous les hommes libres) de la vallée de Schwitz et celle des gens de la vallée inférieure d’Unterwald se sont engagés, sous serment pris en toute bonne foi, à se prêter les uns les autres, n’importe quel secours, appuis et assistance, de tout leur pouvoir et de tous leurs efforts, sans ménager ni leur vie ni leurs biens, dans leurs vallées et au dehors, contre celui et contre tous ceux qui, par n’importe quel acte hostile attenteraient à leurs personnes et à leurs biens ou à un seul d’entre eux, les attaqueraient ou leur causeraient quelque dommage ».

Voilà une constitution bâtie sur du concret et qui n’exige pas des hommes idéalement bons à la Jean-Jacques Rousseau, le Suisse le plus « dénaturé » de tous les temps, mais qui assure la protection des hommes et de leur bien : indépendance et donc liberté, sécurité, propriété sont les valeurs affirmées dans ce pacte. On voit également qu’il repose avant tout sur une certaine éthique de « bonne foi et de respect de la parole donnée »

La Suisse n’a pas été créée à l’origine pour des raisons de « rationalisation » du processus de création des richesses. Elle n’est pas d’abord un « marché commun ». Elle est avant tout un pacte de défense nationale et de maintien de la sécurité.

Comme l’écrit un peu brutalement André Siegfried dans son admirable et classique ouvrage« La Suisse, démocratique témoin», sous sa forme originelle, ce type de démocratie est au fond d’origine barbare. Il y a de la romanité au début, mais c’est avec le Germain que la Suisse se forme ; l’esprit n’est ni grec, ni latin, ni méditerranéen. La landsgemeinde, nous le verrons tout à l’heure, n’est pas une assemblée du peuple réunie sur l’Agora, mais plutôt un branle-bas de guerriers qui viennent en armes, estimant que le droit de porter les armes est le vrai signe de la liberté. Tout cela est concret, touchant au sol de très près, par conséquent conditionné par la géographie et, pour conclure, étroitement national ».

André Siegfried a remarquablement saisi le caractère national de la démocratie suisse. La devise du canton de Vaud « liberté et patrie » exprime bien cette réalité de ce pays pour lequel la liberté ne se conçoit pas sans enracinement. Gonzague de Reynold affirmera ce caractère avec une formule définitive : « Rien de vague, rien d’abstrait n’est jamais entré dans mon sentiment national. La Suisse est demeurée pour moi une vision, elle n’a jamais été une idée. Une histoire et une terre, c’est tout, mais c’est assez » !

Mais, André Siegfried ajoute en commentaire :

« On pourrait ajouter qu’il s’agit d’un tempérament, d’une tradition, plus encore que d’un système d’institutions : l’humanisme suisse n’est pas celui de l’homme en soi et le Suisse est essentiellement un être historique. Encore qu’elle en ait accéléré le développement, ce n’est pas la Révolution française qui a fait la démocratie suisse. Celle-ci résulte d’une tradition bien antérieure au siècle des lumières et même à la réforme ou à la renaissance. Il s’ensuit que ce n’est pas le protestantisme qui semble être la source initiale du civisme hélvétique ».

Le général de Gaulle disait que la France vient du fonds des âges. On peut en dire autant de la Nation suisse et de ses traditions de respect des libertés.

L’institution originelle de la démocratie suisse est l’assemblée des hommes libres qui vote directement les lois et qui élit les responsables du gouvernement local. Cette assemblée du peuple tout entier, qui exerce ainsi la démocratie directe la plus authentique, trouve ses origines dans les traditions germaniques les plus anciennes. Dans la civilisation qui est la nôtre, si les romains ont apporté l’idée de l’état, les idées de démocratie et de respect des libertés individuelles viennent plutôt du monde germanique.

En Suisse, cette forme originelle de démocratie reste pratiquée au niveau communal et même au niveau de quelques cantons, de population réduite, il est vrai. C’est le cas notamment des cantons de Glarus et d’Appenzell. Le président de l’assemblée, qu’on appelle le « landammann » porte une épée qui est le symbole de la souveraineté du peuple. Cette assimilation symbolique de l’épée et de la liberté explique sans doute l’attachement exceptionnel que le peuple suisse voue à son armée. Chaque citoyen est astreint à un service militaire qui comprend chaque année des périodes de plusieurs semaines. Comme l’écrit André Siegfried,

« on n’a pas compris la démocratie suisse si l’on ne réalise pas que c’est une démocratie armée, dans laquelle l’armée ne se distingue, ni de la nation ni de la démocratie elle-même. L’armée ne peut s’opposer à l’Etat parce que ce sont les mêmes hommes qui dirigent l’armée et administrent l’Etat. Tel colonel est en même temps conseiller d’Etat de son canton. Les militaires, les administrateurs élus se rencontrent dans les mêmes comités, les mêmes corporations, les mêmes manœuvres ; il n’y a pas de différence entre la vie de l’armée et la vie de la démocratie, toutes deux expriment concurremment la vie de la Nation. Il n’y a pas non plus de différence entre l’esprit militaire et l’esprit politique de cet extraordinaire pays, où la discipline, longtemps rude à l’allemande, mais singulièrement assouplie aujourd’hui, est acceptée comme une nécessité ne contredisant en rien 1’essence même de la démocratie ».

Cette conception, qui peut paraître étrange par les temps qui courent n’est pas très différente de celle qui anima les premiers républicains en France, lors de la révolution. Mais en Suisse, c’est un état d’esprit permanent. Comme l’écrit Peter Bichsel :

« le Suisse n’apprend pas à manier son arme pour servir lors d’un cas grave mais il la manie en soi et pour soi. Nous considérons notre armée secondairement pour quelque chose de nécessaire, encore moins pour un mal nécessaire, car au contraire, nous l’aimons. Elle est notre patrimoine populaire commun, notre folklore. Elle n’est pas timide mais ivre d’enthousiasme. Nous sommes persuadés qu’elle est une institution éducative de la plus haute importance et qu’elle joue un rôle en temps de paix, qui va bien au-delà de la préparation à se défendre en cas d’agression. Le Suisse devient un adulte en passant par l’école de recrutement. Elle fait beaucoup de bien, dit-on. On l’observe durant toute sa vie lorsque quelqu’un ne l’a pas fait. L’école de recrutement est ainsi un rituel de maturité virile de dix-sept semaines ».

L’armée suisse est un instrument essentiel de la politique de neutralité. Il n’y a pas de peuple moins « impérialiste » que les Suisses.

Lorsqu’après l’effondrement des Empires Centraux en 1918, le Vorarlberg autrichien demanda son admission dans la Confédération, le Conseil Fédéral refusa purement et simplement. Il craignait, d’une part des complications ultérieures avec l’Autriche et d’autre part, d’introduire des déséquilibres dans la confédération au profit des catholiques contre les protestants, et au profit des alémaniques contre les minorités de langue latine. La neutralité suisse est exactement le contraire du neutralisme. D’abord, elle considère l’armée comme l’instrument du maintien de la paix et de la première des libertés qu’est l’indépendance. C’est l’inverse même du pacifisme ouest-allemand. Par ailleurs, la neutralité est avant tout une manifestation d’indépendance nationale. D’où la méfiance congénitale de la Suisse à l’égard de l’ONU, alors qu’elle participe très activement aux organisations internationales humanitaires. La Suisse se méfie de toutes les organisations d’esprit constructivistes qui négligent le travail des siècles qui a forgé la Nation.

Edgar Fasel, ancien directeur du service d’information et de presse de Nestlé, a écrit sur son pays un livre au titre provocateur « Faut-il brûler la Suisse », constatant que son pays, par sa réussite insolente et ses principes de démocratie nationale traditionaliste, provoque le déchaînement hostile des marxistes de tous pays. Il écrit notamment :

« Notre premier devoir est de maintenir l’héritage et d’empêcher qu’il se défasse. Parmi les enseignements majeurs de la tradition suisse, il y a le refus de la grande illusion moderne selon laquelle chaque génération sans doute se croie vouée à refaire le monde comme s’il allait de soi que le monde doit être refait et qu’une génération d’humains pourrait en être capable. Notre mentalité de montagnards aux horizons un peu étroits ne voit pas seulement là une présomption à la fois d’un orgueil diabolique et d’une naïveté puérile, considérant combien nous comprenons peu le monde et quelles conséquences imprévisibles ont si souvent nos meilleures intentions. Qu’il faille inlassablement adapter, modifier, développer, améliorer l’œuvre des générations précédentes, personne ne le sait mieux que nous, avec notre constitution et nos lois toujours en travaux d’un côté ou d’un autre. Mais renverser brutalement l’édifice complexe, vivant en somme, qu’est un système politique et social élaboré siècle après siècle, au nom d’hypothèses invérifiées ou causes de malheurs abondamment vérifiables dans tant de pays, c’est une sottise que le peuple se garde de commettre quand il est vraiment souverain ».

M. Guy Sorman dans son excellent ouvrage sur « la solution libérale», a été aussi fasciné par le fonctionnement de la démocratie directe à Appenzell. Il constate comme M. Fasel « ces Suisses là n’aiment pas les changements brutaux, mais à dire vrai, aucun peuple ne les aime : on vit rarement dans l’histoire, des révolutions adoptées au suffrage universel. Dans le cas de la Suisse, la relation est évidente entre la stabilité du pays, la diversité de ses cultures nationales, le peu de place qu’y tient la classe politique et l’importance qu’y revêt la démocratie directe »

La Suisse n’est pas le pays du constructivisme. On fait plutôt confiance au lent murissement des traditions. Le progrès repose sur la liberté, elle-même confortée par l’enracinement dans les traditions nationales. On retrouve ici les thèses de Benjamin Constant lorsqu’il écrit :

« J’ai pour le passé, je l’avoue, beaucoup de vénération. Cette doctrine, je le conçois, n’est pas de nature à prendre faveur. On aime à faire des lois, on les croit excellentes. On s’enorgueillit de leur mérite. Tandis que le passé se fait tout seul personne n’en peut réclamer la gloire. Indépendamment de ces considérations, et en séparant le bonheur d’avec la morale, remarquez que l’homme se plie aux institutions, à ses intérêts, ses spéculations, tout son plan de vie. Ces défauts s’adoucissent parce que toutes les fois qu’une institution dure longtemps, il y a une transaction entre elle et les intérêts de l’homme (…) rien de plus absurde que de violenter les habitudes sous prétexte de servir les intérêts ».

On peut en effet conclure avec Benjamin Constant que les institutions se bonifient souvent avec le temps et évoluent dans le sens du progrès, par petites touches évolutives. C’est dans cet esprit que fonctionne l’actuelle constitution suisse, révisable perpétuellement par le mécanisme de l’initiative populaire. Il suffit de 100.000 signatures recueillies dans un délai de dix-huit mois pour déclencher une procédure de révision de la constitution. Le système suisse, s’il repose sur la révérence due au passé, est un système suisse, s’il repose sur la révérence due au passé, est un système beaucoup plus évolutif que celui de la plupart des autres pays. Ce qui explique une remarquable adaptation au temps présent et aux exigences de l’avenir. Cela a pu enthousiasmer un aussi ardent partisan du progrès que Victor Hugo disant

« Dans l’histoire, c’est la Suisse qui aura le dernier mot » ! L’initiative populaire en matière constitutionnelle peut en effet proposer une révision totale, une révision partielle, l’adoption, la modification, l’abrogation de n’importe quelle règle constitutionnelle. Comme l’écrit le parlementaire suisse et éminent juriste M. Jean-François Aubert, dans son « exposé des institutions politiques suisses à partir de quelques affaires controversées », tout ce qu’on exige de l’initiative populaire, c’est lorsqu’elle tend à une révision partielle, qu’elle respecte le principe de l’unité de la matière ».

Par ailleurs, la constitution fédérale prévoit aussi la procédure du référendum. En matière de révision de la constitution, il est obligatoire. Mais il est aussi possible sur les lois ordinaires, les arrêtés de portée générale et certains traités internationaux. Il est alors en général facultatif, c’est-à-dire qu’il n’a lieu que sur demande. Dans les cantons, l’usage du référendum est facultatif, il doit être demandé par 50 000 citoyens dans un délai de 90 jours. Passé ce délai, la loi ou le règlement contesté est acquis définitivement. Le Gouvernement ne peut, pas plus que l’Assemblée fédérale provoquer de référendum, sauf sur des arrêtés constitutionnels. Le référendum a généralement un effet suspensif sur le texte visé.

Ces mécanismes de démocratie directe n’existent pas qu’en Suisse. On en trouve aussi chez la plupart des Etats membres des Etats-Unis, au Danemark, en Irlande, en France et en Italie, mais c’est en Suisse que le système a son extension la plus grande.

Comme l’écrit le Professeur Jean-François Aubert, « si l’on trouve bon qu’un peuple puisse décider de son destin, on doit se féliciter du développement de la démocratie directe. Naturellement, le citoyen ne se prononce que sur certaines questions, dont la somme ne constitue pas un système complet. La méthode est plutôt pointilliste : on vote sur l’assurance chômage, sur l’aménagement du territoire, sur les principes de la radio-télévision, sur un impôt, sur la protection des locataires, sur l’interruption de grossesse, sur le service civil, etc. » C’est une procédure évolutive et non constructiviste. Elle permet de conserver le socle des traditions et de le faire évoluer de façon exceptionnellement souple en fonction des défis de l’époque. Le processus évolutif est par ailleurs profondément enraciné dans le peuple puisque celui-ci peut intervenir directement.

Le référendum a plutôt, en Suisse un effet abrogatoire. Il permet au peuple de s’opposer à une loi qu’il ne veut pas voir appliquer. Récemment, le gouvernement (Conseil Fédéral) avait obtenu des parlementaires un vote quasi-unanime pour faciliter l’acquisition de la nationalité suisse aux immigrés de la deuxième génération, nés en Suisse (contrairement au droit français actuel, le droit suisse ne leur donne pas automatiquement la nationalité suisse). Ce projet avait l’accord de la classe politique, des syndicats, des églises, des média. Et pourtant il a été très largement repoussé par le peuple. Quoique l’on puisse penser du fond de cette affaire, le système suisse permet d’éviter une incompréhension croissante entre les organismes représentatifs et le peuple, incompréhension fréquente aujourd’hui dans les pays occidentaux et qui est très grave pour l’avenir de la démocratie. Ainsi, les modes intellectuelles des « élites » peuvent être contrées directement par le peuple. A l’inverse, si le peuple estime que le gouvernement ou le parlement manque d’imagination et d’envergure dans sa politique, l’initiative populaire permet de créer un débat refusé par le monde officiel. C’est ainsi que les problèmes de l’immigration ont étés largement débattus dans ce pays (pas moins de 6 consultations populaires ont eu lieu) alors que dans d’autres pays, le débat était occulté de façon dangereuse, laissant les passions s’enflammer de façon souterraine. On considère que les débats les plus importants de ces dernières années ont généralement dérivé de l’initiative populaire, notamment sur des sujets tels que l’avortement, l’immigration, les centrales nucléaires, certains impôts nouveaux, etc. En général, le peuple, sur tous ces sujets, a fait preuve d’une grande sagesse et tous les textes extrémistes ont été largement rejetés.

Le système suisse de démocratie directe comporte donc un frein (le référendum) et un moteur (l’initiative populaire). C’est un système équilibré entre les nécessités novatrices et le maintien du socle traditionnel qui fait l’identité de la Nation. La Suisse est, pour cette raison, l’un des pays les plus modernes du monde tout en étant particulièrement enracinée dans ses traditions. C’est sans doute ce qui lui donne ce côté profondément humain, où il fait bon vivre de l’avis même des étrangers. A titre d’exemple, un sondage de la SOFRES, publié dans le Nouvel Observateur, donnait les résultats suivants : « A votre avis, dans lequel de ces pays les gens sont-ils le plus heureux ? »

– Etats-Unis : 11 %

-URSS: 1 %

– Chine : 1 %

– Suède : 10 %

– Iles du Pacifique : 11 %

– Suisse : 56 %

– Sans opinion : 10 %

La Suisse concilie les bienfaits matériels de la technologie et de l’économie la plus moderne avec le maintien de toutes sortes de traditions qui font que le citoyen se sent véritablement chez lui. C’est la profession de foi d’un Suisse socialiste et aussi peu conformiste (par rapport à son pays) que M. Peter Bichsel (déjà cité). Voilà ce qu’il ressent dans ce pays de libertés et d’enracinements :

« Je vis dans ce pays. Il y fait bon vivre. Je suis né ici. J’y ai grandi. Je comprends la langue du terroir. Je sais ce qu’est un chœur d’hommes, ce qu’est une musique populaire villageoise, ce qu’est une« soirée familiale » organisée par un parti. Je m’imagine que je peux reconnaître ici un collectionneur passionné de timbres à sa seule démarche dans la rue. Ce n’est qu’ici que je peux distinguer avec certitudes un timide d’un aventurier. Je me sens ici chez moi. Il m’est même difficile de m’imaginer que quelqu’un puisse se sentir tellement chez soi, qu’un Suisse en Suisse. Je suis sujet au mal du pays. Mais ce n’est pas une nostalgie à l’égard de la Suisse vue de façon abstraite. J’ai la nostalgie de ce qui m’est familier ».

La Suisse m’est familière. C’est ce qu’il me la rend agréable. Ici, je connais l’organisation des choses. Ici, je peux connaître intuitivement. Je sais l’ordre de grandeur des prix des objets et je n’ai pas besoin de recompter sans cesse l’argent avec lequel je paie. Je me sens en sécurité parce que je peux classer de façon ordonnée tout ce qui se passe. Ici, je peux immédiatement distinguer entre ce qui est la règle et ce qui est exceptionnel. Très probablement, c’est là que l’on appelle son pays, sa petite patrie (« Heimat », dans le texte allemand). Que je l’aime ne me surprend pas ! J’aime ce pays et cela est important pour moi, d’être citoyen de ce pays, parce que mon droit de citoyenneté garantit que j’ai le droit de rester ici quelques soient les circonstances. Mais je voudrais pouvoir vivre ici sans être perpétuellement enthousiasmé. Je ne suis pas un touriste ici. Je me permets de ne pas m’étonner des beautés du pays. Je m’autorise d’ignorer un jour de« foehn »sur le panorama des Alpes. Nous avons dans cette région beaucoup de brouillard, et je souffre lorsqu’il y a du foehn. Le Jura et les Alpes me donnent mauvaise conscience parce que j’ai le sentiment que je devrais les escalader. Je ne me mets jamais autant en colère qu’avec la Suisse et les Suisses. Ce qui me plaît et ce qui m’irrite, ce qui me fatigue et ce qui m’amuse, ce qui m’occupe, a presque exclusivement un rapport avec la Suisse et les Suisses. Voilà tout ce que je pense lorsque je dis : « je suis Suisse ».

Le lecteur excusera je l’espère, cette citation un peu longue, mais j’ai pensé qu’à travers ce message d’un Suisse bien enraciné et souvent non conformiste on sent particulièrement bien ce que ce pays a de profondément humain. Il est en accord avec la nature de l’homme qui a besoin, en raison de son« ouverture au monde »d’établir un lien permanent entre le passé et le futur, et qui a besoin de se sentir dans un environnement familier. Or cet environnement si précieux sur le plan affectif est toujours menacé de ruines par les interventions arbitraires des états constructivistes. La Suisse évolue sans rupture comme un être vivant. Elle sait réussir sans perdre son âme. C’est pourquoi, on ne peut tirer un enseignement de ce pays qu’en examinant à la fois l’extérieur (les institutions) et l’intérieur (l’âme du peuple, ses valeurs). Revenons à la démocratie directe ! C’est aussi un puissant moyen d’éducation civique. Le citoyen est amené à lire les textes qui lui sont soumis. Et comme l’écrit le professeur Aubert, « quand il n’y aurait qu’un électeur sur vingt qui prendrait la peine de se renseigner, cela ferait toujours deux cent mille personnes qui seraient instruits des affaires de l’Etat ».

Le référendum ne permet pas seulement d’empêcher la monopolisation du pouvoir par une classe politique ou d’autres féodalités professionnelles, il exerce un contrôle permanent sur celles-ci et notamment sur la bureaucratie fédérale. Hayek dit que partout, sauf en Suisse l’Etat central a grignoté les pouvoirs locaux. La démocratie directe s’est révélée un bon contre-poids pour empêcher le pouvoir central de se gonfler en volume et en compétence de façon permanente. Il n’est pas douteux qu’en refusant à l’Etat fédéral de percevoir de nouveaux impôts à grand rendement du type de la taxe sur la valeur ajoutée, le corps électoral a limité l’expansion des administrations fédérales. Le système référendaire sert aussi à protéger les cantons, contre les empiétements possibles du pouvoir central. L’une des idées essentielles de la démocratie suisse est que le pouvoir doit s’exercer le plus prêt possible des citoyens. D’où les compétences considérables accordées aux cantons qui sont de véritables petits états avec leurs constitutions propres, et aux communes qui sont la base de la démocratie suisse. A titre d’exemple, les communes du canton des Grisons, qui, il est vrai, sont par tradition, particulièrement, « autonomes », ont même le pouvoir de choisir leur langue officielle parmi les trois que compte le cahton, l’allemand, le romanche et l’italien. Il a été envisagé de supprimer ce droit pour éviter notamment le recul de la frontière linguistique du romanche au profit de l’allemand, mais en définitive, la liberté pour chaque commune de décider de sa langue officielle est apparue plus précieuse que le fait de prendre des mesures « constructivistes » pour défendre une langue en recul. Les Suisses témoignent d’une sympathie considérable pour la petite langue romanche (qui en réalité est divisée en 5 dialectes très différents) mais, ils estiment que c’est aux romanches eux-mêmes et à personne d’autre qu’il appartient de décider de la place respective de l’allemand et du romanche dans cette zone en réalité bilingue qui va de l’Oberland grison à l’Engadine et au Val Mostair. Autrement dit, la position est de dire « oui » aux mesures d’enracinement qui ont pour but de sauvegarder une langue régionale, mais dans la mesure seulement où cela ne contredit pas la sacro-sainte démocratie locale.

Les Suisses font observer avec justesse que cette attitude a permis d’éviter tout extrémisme autonomiste et toute violence, car le recours systématique à la consultation populaire a montré le caractère marginal des extrémistes. Dans le seul cas virulent d’autonomisme que la Suisse a connu et qui concerne les habitants francophones du Jura bernois désireux de se séparer du canton de Berne essentiellement germanophone, une cascade de référendums a permis la création d’un nouveau canton francophone, le canton du Jura. La création du canton du Jura est un modèle exemplaire du fonctionnement des institutions suisses pour préserver l’identité de chaque groupe composant la Nation. Le problème n’est d’ailleurs pas tout à fait réglé notamment pour le district de Moutier qui est déchiré entre les pro-Bernois et les pro-Jurassiens…

En réalité, parce qu’elle est fondée sur des traditions, et notamment la tradition démocratique la plus pure, la Suisse n’est pas une « société bloquée », comme d’autres, qui ne peuvent qu’osciller entre l’immobilisme voulu par les féodalités (y compris la classe politique) et les ruptures de type « constructivistes » qui coûtent cher à l’économie et qui mettent beaucoup de temps à se cicatriser dans le tissu social. Les Suisses ont très bien compris que les bornes de la liberté de chacun sont les libertés des autres. Par conséquent, il y a un équilibre à respecter et que l’on ne peut que modifier par petites touches, avec tous ceux qui sont concernés pour ne pas léser gravement une des parties prenantes. C’est pourquoi les Suisses sont passés maitres en matière de compromis comme par exemple le principe de la paix sociale qui veut que les partenaires sociaux renoncent par contrat à utiliser les méthodes« non pacifiques »de la grève et du lock-out pour résoudre leurs différents. Ce principe fonctionne depuis près d’un demi-siècle et le patronat et les syndicats se sont promis réciproquement de suivre les conclusions de tribunaux d’arbitrage, lorsque des conflits ne peuvent être résolus par la simple négociation. Le résultat de cette méthode très « évolutionniste » est que la Suisse est le pays où il y a le moins de grèves au monde et où dans le même temps, les salaires sont les plus élevés d’Europe.

Les Suisses se caractérisent par un goût prononcé pour la stabilité. C’est le cas de leur politique extérieure qui leur a permis d’échapper aux deux guerres mondiales. C’est le cas de la« paix sociale »mentionnée ci-dessus. C’est encore le cas dans la vie politique quotidienne. Au niveau fédéral, il n’existe pas à proprement parler de majorité et d’opposition car tous les grands partis sont associés au gouvernement depuis des années. La Suisse est gouvernée par une coalition permanente de tous les grands partis depuis des dizaines d’années, mais sous le contrôle vigilant de la démocratie semi-directe. Il n’y a pas de« bipolarisation »du pays en deux grands courants hostiles. Il existe deux assemblées parlementaires qui ont exactement les mêmes pouvoirs, le Conseil National, qui représente le peuple, et le Conseil des cantons qui représente les cantons. Les deux assemblées regroupées constituent

« l’Assemblée fédérale » qui élit les 7 membres du gouvernement collégial. La composition de cette équipe est ainsi faite que chaque grand parti, chaque groupe linguistique, chaque grand canton est représenté.

Le gouvernement suisse n’a pas de programme. Au début de chaque législature, les conseillers fédéraux se concertent entre eux pour présenter un « rapport sur les grandes lignes de la politique gouvernementale ».Les députés pourront exprimer leurs satisfactions, leurs critiques et leurs souhaits. Mais le débat n’est pas suivi d’un vote et le gouvernement n’est pas lié par sa déclaration d’intention. Il s’agit d’un dessein et non d’une promesse. Le gouvernement n’est pas responsable devant le parlement et ne démissionne jamais. Lorsque le gouvernement est battu, soit au parlement, ce qui est assez rare, soit lors d’un référendum, il ne démissionne pas, il modifie sa politique pour tenir compte des votes négatifs.

Le gouvernement ne peut pas non plus provoquer un scrutin populaire pour se faire approuver par un parlement hostile. Le Gouvernement reste quatre ans quoiqu’il arrive. Tout cela a pour résultat d’assurer une remarquable continuité dans les affaires de l’Etat, sans crises politiques de type parlementaire tout en gardant le contrôle de l’ensemble par le peuple lui-même, grâce aux référendums et aux initiatives. C’est donc un système d’exécutif fort tout en étant contrôlé par le peuple et en réduisant de manière raisonnable l’influence des féodalités diverses qui approchent le pouvoir. Ce n’est certainement pas le régime des partis en raison de la stabilité du pouvoir et de la démocratie semi directe. C’est moins qu’ailleurs une technocratie, car les administrations fédérales craignent énormément pour le prestige de voir leurs projets défaits par une consultation populaire. L’existence même de ces possibilités d’intervention du peuple rend l’administration très prudente et la conduit à auto-censurer toute velléité excessive de pouvoir et de dirigisme. L’Etat fédéral suisse reste pour cette raison, relativement léger par rapport aux administrations locales décentralisées. On pourrait dire que le système suisse favorise, d’une part, les libertés individuelles et d’autre part, l’autorité de l’Etat, tout en limitant les effets calamiteux des diverses féodalités qui jouent leur rôle mais n’en débordent pas. Au contraire, en « pseudo-démocratie », les états-majors politiques, syndicaux, corporatifs, médiatiques peuvent arriver à déterminer assez largement la politique du pouvoir dans des voies différentes de celles voulues réellement par le peuple.

Un des aspects sans doute les plus modernes et en même temps les plus traditionnels de la Suisse, tient dans l’application du principe de subsidiarité qui a permis de renforcer les administrations locales proches du peuple et de limiter la prolifération des organes centraux.

A cet égard, je saluerai le remarquable travail effectué par le « Cercle de la cité » et son président, mon ami M. Jean-Paul Bolufer, pour mieux faire connaître en France la théorie des communautés de niveau différent qui est liée à la notion de subsidiarité » (voir le livre de ce club : « projet pour la France »). Subsidiarité.vient de subsidiarius : ce mot latin signifie « qui s’ajoute, qui vient en aide », il veut dire qu’une institution ne se justifie que si elle ajoute quelque chose de spécifique et d’utile à ce qui existe déjà. Dans cette perspective, une autorité« supérieure »n’a pas à assurer une fonction qu’une autorité subordonnée peut effectuer plus économiquement et dans de meilleures conditions sur le plan des rapports humains. La confédération ne doit pas se substituer au canton, ni celui-ci à la commune, ni celle-ci à la famille ou à l’individu. Le principe de subsidiarité, comme le principe trifonctionnel dont nous avons parlé dans le chapitre sur l’Etat, visent tous deux à éviter la confusion des fonctions qui est caractéristique des états totalitaires.

Les travaux de philosophes comme Nicolai Hartmann (« les niveaux de l’être réel ») d’épistémologue comme Ludwig von Bertalanfy (« théorie générale des systèmes ») ou de biologistes comme Henri Laborit (« Du soleil à l’homme ; l’organisation énergétique des structures vivantes »), ou d’éthologues comme Konrad Lorenz (« l’envers du miroir ») s’accordent à montrer l’importance de la distinction à faire entre les niveaux d’organisation. Chaque niveau supérieur intègre les lois des niveaux inférieurs mais, en outre, a ses lois propres. Par exemple, un être vivant obéit aux lois de la micro-physique au niveau des atomes qui le composent, il obéit aux lois de la macrophysique avec son corps (par exemple, loi de la pesanteur) mais il obéit aux lois- de différenciations croissantes qui règlent le développement des vivants. Comme l’écrit en quelque sorte Laborit, pour comprendre la matière vivante, il faut la voir comme une architecture de niveaux à complexité croissante : particules, molécules, cellules, tissus, organes, individus espèces, biosphère. Chaque niveau est contrôlé par ses régulations propres et affecté par les régulations des autres niveaux. Il faut donc se garder de l’erreur consistant à confondre les niveaux. Mais l’avis des auteurs ci-dessus mentionnés est que ce n’est pas extrapoler indûment que d’inclure dans cette structure générale de la vie (et même du réel pour Hartmann) les réalités sociales.

Edgar Fasel, pense pour sa part, que le principe de subsidiarité appliqué en Suisse avec une structure étatique fédérale décentralisée, correspond à la structure générale de la vie, avec ses niveaux d’organisations spécifiques et coordonnés. Et Fasel conclut :

« Peut-être y a-t-il dans cette conformité des institutions aux bases biologiques de la société un autre secret de la réussite helvétique ».

Car la Suisse a résisté de façon étonnante à une évolution très forte depuis un demi-siècle et qui ne reflue que depuis quelques années ; je veux parler de cette évolution politique due à l’influence du socialisme constructiviste qui a amené l’Etat à détruire, absorber ou remplacer les organismes sociaux qui demeurent non pas indépendants, mais distincts de lui-même. Cette dégénérescence de l’Etat, par une sorte de processus d’obésité, nous conduit, tantôt insidieusement, tantôt avec des ruptures, vers un horizon terminal qui est celui qu’Artur Koestlera développé dans son livre « le zéro et l’infini ». C’est l’individu indifférencié, immatriculé, impuissant, insignifiant, seul en face du monstre froid étatique, qui décide tout, qui veut être tout. Or, comme l’écrit Edgar Fasel dans « Faut-il brûler la Suisse » :

« L’individu, dans le système helvétique, n’est pas et ne peut pas être cette matière première standardisée, normalisée, manipulable à volonté dont on fait les « masses », mot atroce qui dénie au peuple non seulement l’autonomie, mais la nature du vivant. Pour jouer son rôle, il doit être fortement individualisé, différencié par ses appartenances communales, cantonales, religieuses, politiques, associatives ».

Gambetta a dit : « en politique, il faut être quelqu’un, en administration, il faut être quelque chose ». Mais en Suisse, il faut être de quelque part. D’où la réputation de la Suisse d’être un pays très strict en matière d’immigration. C’est vrai qu’elle a un fort pourcentage d’étrangers résidants, de l’ordre de 900 000 personnes sur environ 6 300 000 habitants. La composition de cette immigration est très différente de celle de la France car elle est essentiellement européenne. Sur 900 000 étrangers, plus de la moitié sont originaires d’un seul pays, l’Italie. Il existe environ 150 000 allemands et autrichiens et près de 80 000 français. Les pays mitoyens, ayant la même culture que la partie de la Suisse à leur frontière, jouent donc un rôle essentiel.

Et pourtant, le peuple suisse qui a déjà pu huit fois se prononcer directement sur les questions de la présence des étrangers, se révèle très prudent, notamment en matière de naturalisation. Cela s’explique compte tenu de l’importance donnée par les Suisses à la notion d’enracinement. Ainsi, le Suisse possède une triple « nationalité » : une citoyenneté communale, cantonale et nationale. Ces trois citoyennetés sont inséparables. Elles doivent être acquises en même temps. Un étranger voulant devenir suisse doit donc être accepté par une commune. Cela nécessite douze ans de résidence dans celle-ci, ainsi que le paiement d’un droit d’entrée qui peut être élevé. Pour un Suisse, la démocratie est d’abord locale. Tout citoyen est d’abord citoyen de sa commune et celle-ci a le droit d’accepter ou de refuser l’intégration d’un étranger. Cela fait partie des libertés communales fondamentales comme le droit en France d’accepter ou non quelqu’un à son domicile. L’Etat central ne peut donc pas imposer à une commune des citoyens contre son gré. Par contre, il dispose d’un droit de véto par exemple pour des raisons de sécurité, à l’égard de toute naturalisation acceptée au niveau local. Réservés à l’égard de l’immigration de masse ainsi qu’à l’égard de tout phénomène de« masse »considéré à juste titre, comme dangereux pour la démocratie, les Suisses sont dans le même temps, et ce n’est pas contradictoire, bien au contraire, extrêmement respectueux des éthnies territoralisées, c’est-à-dire des communautés culturelles et linguistiques qui composent la Nation depuis une longue période historique. Car, pour l’Etat suisse, la liberté n’est bien défendue que par des citoyens enracinés, sûrs de leur identité, et donc à l’aise dans leur propre pays qui peut ainsi leur rester« familier ». J’ai consacré dans cette revue, un article sur la protection de la minorité rhéto-romane en Suisse, qui touche 50 000 personnes. Je notais que le système de démocratie semi-directe avait permis au mouvement culturel rhétoroman, tout en étant très dynamique et même très exigeant (y compris financièrement) à l’égard des autorités cantonales et fédérales, de se purger de tout extrémisme. Les rhéto-romans ne sont « ni allemands, ni italiens » selon leur proverbe célèbre : « Ni talians, ni tiudesch, rumontsch vulogn restar ». Mais ils ont aussi besoin de maîtriser une seconde langue, l’allemand en l’occurrence, pour leur vie économique et pour pouvoir s’ouvrir sur l’Europe. La démocratie semi-directe a permis à la minorité rhéto-romane de faire entendre sa voix face aux forces massifiantes de la technocratie, tout en restant dans le cadre légal et en isolant toute forme d’extrémisme.

Le respect de l’individu comporte pour les Suisses cette idée essentielle que l’on a le droit de choisir son voisinage. Imposer un voisinage à un citoyen qui n’en veut pas est ressenti comme anti-démocratique et comme une atteinte à une des libertés les plus fondamentales du citoyen. Le « busing » à l’américaine est impensable en Suisse. Au fond, les principes libéraux qui garantissent l’inviolabilité du domicile, la liberté de choisir les membres d’un club, ou la liberté de s’associer dans une entreprise avec qui bon vous semble est étendu à la commune, au canton et à la nation. Dans ce sens, toute politique constructiviste d’intégration dirigiste des étrangers ne peut être admise. Encore une fois, en Suisse, les hommes ne sont pas des atomes interchangeables et c’est là le fondement de leur dignité face à tout abus des pouvoirs publics.

Une institution typiquement suisse à cet égard, est celle de la « bourgeoisie » communale. On ne peut devenir suisse que si une commune vous accepte comme l’un de ses « bourgeois ». Ce terme n’a bien entendu rien à voir avec le bourgeois de Flaubert ou le « sale bourgeois » des communistes. C’est le bourgeois au sens de l’habitant d’un « bourg » comme au Moyen-Age. Le terme est très proche de l’idée de « citoyen », au sens de membre de la cité. A l’intérieur de la commune suisse, la « commune bourgeoise » se compose d’un certain nombre de bourgeois d’origine descendants de la communauté municipale initiale. Ce groupe bénéficie du revenu de certains biens qu’il possède et administre, en quelque sorte, corporativement. S’il s’agit par exemple d’une forêt, le bourgeois touchera une certaine quantité de bois.

S’il est indigent, dans sa vieillesse, il sera secouru par sa communauté bourgeoise même s’il a quitté sa commune car son titre d’origine ne se perd jamais. C’est là le point important. C’est une notion d’enracinement inaliénable, qui comporte des prérogatives d’ancienneté, honorifiques ou pratiques. Dès lors, la bourgeoisie est un patrimoine. Il faut la payer pour l’acquérir ; Comme le dit justement André Siegfried, c’est comme l’admission dans un club dont les membres défendent jalousement l’accès, pour préserver ce qui leur apparaît comme une certaine qualité de voisinage. La commune, comme le canton, comme la confédération sont des communautés, propriétaires de certaines richesses acquises par des années d’effort portant sur plusieurs générations (la Suisse sans richesses naturelles a longtemps été très pauvre). Parmi ces richesses, il faut aussi compter les institutions et traditions qui leur appartiennent en propre, et qu’elles n’accepteront de partager avec des nouveaux venus que selon leur bon vouloir. La société suisse est imprégnée de l’esprit de solidarité mais à condition que celle-ci s’exerce librement. La solidarité forcée est une atteinte à la liberté et à la dignité du citoyen qui est un adulte, et qui ne souhaite pas qu’un pouvoir tutélaire se substitue à sa responsabilité personnelle. Ainsi, l’entrée dans une bourgeoisie supposera de la part du candidat de montrer ce qu’il peut apporter et supposera d’examiner si cette nouvelle arrivée ne risque pas de troubler l’harmonie et la qualité de vie communautaire préexistante.

Pour les Suisses, les garanties de la liberté sont dans un pouvoir le plus enraciné possible, d’où l’importance accordée aux collectivités de base. On peut ainsi lire, dans un message du canton des Grisons du 27 mars 1943 : « la commune est le prototype de l’organisation démocratique. L’espace réduit de la commune est le champs tout indiqué pour l’exercice de la démocratie directe, celui où chaque citoyen participe personnellement à toutes les décisions intéressant la collectivité et où tous les organes sont désignés par le peuple lui même directement ; là, le particulier embrasse encore les éléments de base et la portée de ses décisions, et là il peut constater par expérience personnelle les conséquences de l’attitude qu’il adopte ». C’est un éloge de l’esprit de responsabilité qui est nécessaire au pouvoir pour ne pas verser dans l’arbitraire. Tout se tient. Les libertés des citoyens dépendent des bornes fixées aux libertés du pouvoir et vice versa. Un pouvoir, c’est-à-dire une liberté d’agir, doit être responsable et pour cela doit être doublement enraciné. Il doit être enraciné au niveau adéquat (principe de subsidiarité) et il doit être enraciné dans un ensemble de traditions institutionnelles et éthiques pour ne pas verser dans l’arbitraire. On ne saurait mieux montrer qu’en Suisse à quel point les valeurs d’enracinement sont la sauvegarde des libertés devant le danger de l’arbitraire, « naturel » à l’homme insuffisamment « civilisé ». Et la politique en Suisse est une manifestation exemplaire de cette nécessité d’être« civilisé » :comme l’écrit M. Fasel, « la politique est l’alternative à la violence qu’elle tente de remplacer, de contenir, de « ritualiser » comme disent les éthologues ».Le système suisse, c’est aussi« l’ordre suisse », c’est-à-dire un Etat qui parvient à canaliser toutes formes de violence chaotique. Or assurer la sécurité est la première tache de l’Etat car la sécurité est la première des libertés, que portent les hommes libres qui votent à la Landsgemeinde, est l’épée.

La Suisse est déjà un modèle, qu’on le veuille ou non. Le sondage SOFRES cité plus haut en était déjà un révélateur. Ce n’est pas tellement nouveau puisque déjà, l’un des « pères fondateurs » de la constitution américaine, Madison, avait étudié de près les institutions suisses. Plus récemment, Michel Jobert avait déclaré en 1981 à une revue, paraissant à Lausanne « Non, l’image de votre pays n’est pas altérée par la propagande hostile je dirai même que la présence de la Suisse à nos frontières est finalement bénéfique. La Suisse, c’est notre miroir. C’est le reflet de nos actes, la sanction de notre mauvaise gestion ». J’ai pour ma part surtout insisté sur les institutions et sur les valeurs qui règnent en Suisse car elles rejoignent étonnamment les valeurs montantes d’aujourd’hui, dans l’ensemble des pays occidentaux, qui sont les valeurs de liberté et d’enracinement. Il aurait aussi été possible d’insister sur les réussi.tes économiques et sociales du pays mais ne sont elles pas les conséquences des valeurs qui motivent les hommes ? Comme a pu le dire le professeur Alfred Sauvy « la Suisse est un pays pauvre, riche de ses habitants ».

Mais si l’exemple suisse nous donne des indications sur ce que pourrait être un meilleur ordre social, fondé sur les libertés et sur l’enracinement dans des traditions nationales, il ne peut être question de plaquer ce modèle de façon « constructiviste » sur la France, voire sur l’Europe (encore que la Suisse avec ses langues diverses et ses cantons souverains fournit à mon avis un modèle plus pertinent pour une Europe organisée que les Etats-Unis).

Pour voir ce qu’il convient à la France, il faut d’abord retrouver nos propres racines nationales, et voir ensuite ce qui peut être amélioré, l’exemple suisse étant alors un élément utile.

Y. B.

A lire aussi : François Garçon, Le modèle Suisse : pourquoi ils s’en sortent beaucoup mieux que les autres.

5 Réponses

  1. Marie

    Un pays très moderne en effet. J’adore à tel point que je quitterais presque ma côte d’azur adorée pour aller y habiter.

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