Le moine et “la” philosophe. Par Alain Laurent

ricardLE MOINE ET LA PHILOSOPHE (1)

Á propos de l’ouvrage de Matthieu Ricard : Plaidoyer pour l’altruisme – NIL, 2013

           Dans sa charge obligée contre l’égoïsme, le très altruiste et bouddhiste moine Matthieu Ricard (fils de Jean-François Revel) devait logiquement entrer en collision frontale avec…Ayn Rand, la philosophe de l’ « égoïsme rationnel » (2). Le choc fatal intervient effectivement dans le chapitre 25 de l’ouvrage, « Les champions de l’égoïsme », où sur près d’une dizaine de pages, notre saint homme s’en prend à elle, convaincu d’avoir réussi à terrasser l’auteure d’une si abominable conception de l’existence individuelle et la relation avec les autres. Mais au vu des aberrations qui truffent son propos, il en ressort bien plutôt que c’est lui, le champion autoproclamé de la « bienveillance »,  qui va piteusement dans le fossé tant la malhonnêteté intellectuelle  (3) et la malveillance s’y donnent libre cours. Tel est pris qui croyait prendre !

            Après  s’être épouvanté de ce qu’Ayn Rand aille « jusqu’à soutenir que l’altruisme est immoral » (p. 337 ; c’est le « jusqu’à » qui est savoureux : quelle insoutenable outrage aux bonnes mœurs, tout de même !) et l’avoir traitée d’ « arrogante psychopathe » et de « sinistre anomalie » (p. 339 ; c’est ça, « la force de la bienveillance » annoncée par le sous-titre de l’ouvrage figurant en couverture ?), M. Ricard multiplie des assertions qui sont autant de falsifications flagrantes de la pensée randienne. Ainsi Rand serait-elle la promotrice d’une « économie libertarienne » dans laquelle « les pauvres sont considérés comme des tueurs de croissance, des êtres qui nuisent aux entrepreneurs » (p.340). Voici qui est totalement faux : non seulement nulle part dans ses textes elle ne dit ou ne laisse entendre une telle énormité, mais,  en particulier dans ses romans, elle met volontiers en valeur des travailleurs modestes qui veulent courageusement gagner leur vie par eux-mêmes ; pour elle, les pauvres sont avant tout créés par le social-étatisme – et c’est bien plutôt aux suppôts de celui-ci qu’elle réserve ses accusations les plus corrosives. Mais sur quoi le bon moine Ricard se fonde-t-il pour proférer une telle insanité ? Pas le moins du monde sur ce qu’a écrit Rand, qu’il n’a visiblement pas lue, mais (cf. la note 23 de la page en question) sur des informations de seconde main empruntées au chef-d’œuvre de désinformation et d’indigence idéologique qu’est l’ouvrage de la gauchiste canadienne Nicole Morgan, Haine froide (Seuil, 2012), qui tente sordidement de jouer sur l’assonance entre « Ayn » et… « haine » ! Toujours dans ce passage (bas de la page 340), M. Ricard avance que selon Rand « la société serait prédatrice » : mais où donc ce faussaire est-il allé chercher cette nouvelle ineptie, alors que la philosophe soutient tout le contraire, à savoir que la société civile est corrompue par l’État omnipotent, intrusif et prétendument omniscient ?

            La recension des pitoyables erreurs commises par le commissaire politique bouddhiste est loin d’être close. Un peu plus loin, on apprend par exemple (p.342) que « Ayn Rand méprisait le commun des mortels » : toujours aussi mensonger, puisqu’elle nourrissait et proclamait sa plus haute estime pour les citoyens américains de base et plus généralement pour tous ceux qui ne partent de rien et se font eux-mêmes en affrontant courageusement les aléas de la vie courante. Dans cette même page 342, Ricard croit pouvoir dauber sur « un égoïsme aussi extrême que celui qu’elle [Rand] préconisait ». Voici qui est grotesque. L’égoïsme défendu par Ayn Rand a la particularité fondatrice d’être « rationnel » – une nuance décisive à vocation universaliste qui a totalement échappé au fanatisme inquisiteur du moine. « Rationnel » : cela signifie qu’arrimé sur la rationalité, il exclut d’avance toute soumission à des pulsions prédatrices et surtout qu’il exige qu’un individu soit impérativement respectueux du droit des autres de vivre leur propre vie comme ils l’entendent sous condition de réciprocité, chacun devant être considéré comme une fin inviolable. Cela, elle le répète dans tous ses textes, et exclut radicalement tout extrémisme. Sans doute trop compliqué à comprendre pour un dévot effréné de l’altruisme obligatoire qui, au passage, oublie de rappeler son instructive et incohérente définition par le géniteur historique du mot, Auguste Comte : « vivre pour autrui » – donc en s’oubliant soi-même. Ce réquisitoire de type stalinien (les procès de Moscou…) passe bien d’autres caractéristiques de la pensée randienne sous silence, soit par ignorance, soit par volonté délibérée de calomnier.  Par exemple la place privilégiée que Rand donne dans son œuvre à la…bienveillance (« Benevolence » dans les textes américains) ou à la coopération. Mais, dans la perspective d’Ayn Rand, la vraie bienveillance  n’a rien d’universel et surtout d’inconditionnel ; elle ne peut s’exprimer que sur la double base préalable d’une individualité libre de vivre par soi et pour soi – reconnue comme telle et également libre de pouvoir choisir comment manifester sa bienveillance et envers qui. Ce qui exclut de son champ les « parasites », profiteurs et prédateurs de toute espèce qui traitent les autres comme leurs esclaves sacrificiels. De même la coopération doit-elle « volontaire », et certainement pas imposée et organisée par politiciens, bureaucrates et autres ingénieurs sociaux ou entrepreneurs de bonheur public… Au-delà du fort malaise provoqué par cette calomnie systématique de Rand et de ses idées, on retiendra que l’apologie « ricardienne » de l’ « amour altruiste » élude soigneusement  les problèmes pourtant fondamentaux que suscite cette notion : peut-on vraiment « aimer »  tout ce qui existe sans hiérarchiser ce qui en bénéficie ? L’amour ne serait-il pas électif et sélectif par définition, et n’aurait-il pas de sens qu’en adressant à des « objets » concrets, sensibles – et non pas à des abstractions comme « l’Autre » ou l’ « humanité » ? Et peut-il aller durablement et profondément sans réciprocité, notion radicalement ignorée par le bienveillant Ricard qui semble confondre l’amour et le dérisoire « like » modèle Facebook, ou encore amour authentique et masochisme (aimer ce qui vous fait souffrir et veut vous détruire!)?

            Ce déferlement de fiel falsificateur ne saurait surprendre : il a en effet toute sa place au sein de ce prêchi-prêcha boursoufflé par l’idolâtrie de l’Autre, truffé de truismes (il est vrai que dans « altruisme », il y a déjà…truisme !), destiné à faire valider l’écolo-socialisme par un improbable  bouddhisme mâtiné de scientisme. Quand Ricard accuse « les idées d’Ayn Rand » d’être « une recette pour la promotion sauvage de l’individualisme », il faut d’autre part bien comprendre que la séquence anti-randienne ne constitue que le moment paroxystique d’un livre fondamentalement destiné à vilipender l’individualisme en général. Revendiqué dans la page 4 de couverture où la prière d’insérer commence par « Saturés d’images violentes, confrontés à un monde en crise où semblent régner le plus souvent individualisme et cynisme… »,  l’anti-individualisme s’y expose dans la page 286 où l’individualisme est accusé d’être une source d’« aliénation » puis, avec insistance, à partir du ch. 23, où l’individualisme est décrit et condamné comme « aspiration égocentrique à s’affranchir de toute conscience collective et à donner la priorité au ”chacun pour soi“. Elle encourage l’individu à faire tout ce que lui dictent ses désirs et ses impulsions immédiates au mépris des autres et de sa responsabilité vis-à-vis de la société ». N’importe quoi – d’autant que ça se poursuit avec une référence périmée au Littré de la fin du XIX° siècle selon lequel l’individualisme était un « système d’isolement dans l’existence ». Pour le bon moine, il est évidemment exclu de le comprendre comme capacité et volonté d’autodétermination, et refus de voir sa vie dépendre des décisions des autres.  Le jeu de massacre se poursuit pp. 318-9 (« Les dérives de l’individualisme ») où l’on apprend entre autres fariboles que « L’individualiste confond la liberté de faire n’importe quoi et la véritable liberté qui consiste à être maître de soi-même […] L’individualiste croit se protéger, mais, en se réduisant à une entité autonome, il se diminue et devient vulnérable, car il se sent menacé par les autres au lieu de bénéficier de leur coopération » ! Ce pauvre ère croit même être un « ego » alors que ce n’est qu’une illusion occidentale. Vers la fin de l’ouvrage sont mis en cause « ces individualistes dans l’âme » qui osent « faire cavaliers seuls » (« free riders », p.710), tandis que l’individualiste est assimilé à un nationaliste de l’ego (« Le nationalisme est aux pays ce que l’individualisme est aux individus », p.758) et que l’individualisme est tenu pour responsable de nos impasses politiques (« Les structures de gouvernance sont coincées dans une forme de démocratie individualiste qui remonte au XVIIIe siècle » , p. 764)…

            Ce tableau calamiteux ne serait pas complet si l’on n’y intégrait pas tout ce qui inscrit le propos global de l’ouvrage dans une perspective d’anti-libéralisme économique, qui achève lui donner sens. Le libre marché ne peut qu’entraîner de funestes dérives (« Les dérives du libre marché », p.644 – le libéralisme en économie y est naturellement assimilé à l’ « ultra-libéralisme »). Et tout s’éclaire définitivement quand on constate que les auteurs de référence de Ricard en économie ne sont autres que… J. Attali, Stiglitz, Galbraith, Soros et feu Stéphane Hessel. Bouddhisme et altruisme scientifiques sont forcément keynésiens. Mais surtout, écologistes – au sens écomaniaque contemporain. Et dire que ce salmigondis de bons sentiments faciles, de portes ouvertes résolument enfoncées et d’hymnes à un collectivisme soft a été reçu avec enthousiasme dans tous les médias éperdus de révérence, où l’esprit de libre examen critique semble s’être définitivement dissout dans le Nirvana !

                                                                       Alain Laurent

(1)   Cf.  Le moine et le philosophe, de Jean-François Revel et Matthieu Ricard, Nil, 1997.

(2)   Selon le titre de la biographie intellectuelle que j’ai consacrée à Rand : Ayn Rand ou la passion de l’égoïsme rationnel, Les Belles lettres, 2011 – que Ricard se garde bien de citer alors qu’il y a fait de visibles emprunts (voir p.338, « aux États-Unis presque tout le monde a connu “une période Ayn rand” »).

(3)   Laquelle atteint des sommets dans la note 13 (p.816) où Ricard annonce que pour les citations d’Atlas Shrugged, il a préféré se référer à une – au demeurant mauvaise – traduction-pirate parue en 2009 sur le net sans la moindre autorisation des détenteurs de droits et sans évidemment s’acquitter ce ceux-ci (il est vrai que dans son livre, il se plait à pourfendre le principe même de la propriété privée !). Comme si cela ne suffisait pas, il aggrave singulièrement son cas en ajoutant : « Une nouvelle traduction, publiée récemment,…La Grève, a été financée par l’homme d’affaires américain, Andrew Lessman, membre actif de la fondation Ayn Rand ». Encore un festival d’inexactitudes volontaires : 1) ce n’est pas « une nouvelle traduction » mais LA seule traduction qui fait autorité et soit rigoureuse, due à une traductrice professionnelle, Sophie Bastide-Foltz – voir site de la BNF ; 2) la publication de La Grève n’a été qu’en partie financée par A. Lessman (pour la traduction), tout le reste (fabrication et mise en place) ayant été pris en charge par les Belles lettres, ce qui représente plus de la moitié du coût global de l’opération – un risque éditorial qui était loin d’aller de soi mais a, excusez-nous de cette mauvaise nouvelle mon révérend, finalement remporté un franc succès : nettement plus de 10 000 ex vendus à ce jour ; 3) il n’existe pas de « Fondation Ayn Rand », mais d’une part, aux USA, le Ayn Rand Institute qui seul détient légalement les droits de traduction de l’œuvre d’Ayn Rand, et, de l’autre, une Fondation Andrew Lessman qui en a pour la circonstance pris le relai en France.

2 Réponses

  1. Loki

    Bel article. Encore un qui devrait se mettre à lire sérieusement des ouvrages d’économie politique. Car son “plaidoyer pour l’altruisme” appartient en fait à une lignée d’ouvrages souhaitant réinstaurer le tribalisme en réaction à la société moderne (démocratie libérale + économie de marché) qui serait productrice d’anomie ( dans le sens que lui a donné Durkheim ). La meilleure façon de clouer le bec aux disciples de l’altruisme, est de leur dire que l’action prime sur l’intention. Car si l’intention m’ouvre un champ de possibles infinis , l’action constitue la preuve de ce dont je suis réellement capable. C’est un étalon de valeur qui permet à mes semblables de mesurer la distance entre ce que je dis et ce que je fais; donc de détenir une information fiable sur ma sincérité. Ainsi, il existe un décalage entre le discours écologiste et les actes de leurs dirigeants://www.manicore.com/documentation/aeroport.html

    Le vrai débat est ailleurs. Le voici: peut-on encore conserver la liberté des “Modernes” ( au sens où l’entendait Benjamin Constant)avec le problème de soutenabilité écologique que connaissent nos sociétés industrielles? Un livre s’est attaqué à cette question://www.strategie.gouv.fr/system/files/e2ad969bd01.pdf
    N’éludez pas la question en pensant que je serais partisan d’un socialisme “vert” ( une nouvelle illustration de la pertinence de la théorie des dérivations de Pareto), les lectures des ouvrages de Popper, de Hayek et de Boudon m’ont ouvert les yeux sur la nature du socialisme. Néanmoins, il faut bien avouer que les tenants du libélisme classique n’ont jamais réussi à exposer de nouvelles théories visant à régler les nouveaux défis que posent les problèmes environnementaux. Plus grave, certains se sont mêmes évertués à les nier (exemples://www.cato.org/blog/best-government-action-climate-change-no-government-action-climate-change ;//blog.turgot.org/index.php?post/Belouve-GIEC;//blog.turgot.org/index.php?post/Changement-climatique).
    Tout ceci est consternant. Si vous souhaitez gagner la bataille des idées, prenez les problèmes environnementaux à bras le corps en vous souvenant de cette citation :

    “Les ouvriers descendirent dans la rue, ils abattirent le régime de Rakosi,incarnation du despotisme, à l’appel des écrivains ou des artistes, afin d’accomplir les valeurs dont les intellectuels doivent être les garants: le droit à la vérité, le plus simple et le plus profond des droits subjectifs que les libéraux, au sens du XIXème siècle européen , tiennent pour l’essence de la liberté”.

    Raymond Aron, “Essai sur les libertés”,
    page 56 de l’édition Calman-Lévy de 1976, Collection Pluriel.

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