Le projet de monopole de la vente de l’alcool (16 janvier 1886)

Le projet de monopole de la vente de l’alcool. Des différences considérables entre le monopole de l’alcool et le monopole du tabac, L’Économiste Français, 16 janvier 1886


LE PROJET DE MONOPOLE DE LA VENTE DE L’ALCOOL.

DES DIFFÉRENCES CONSIDÉRABLES ENTRE LE MONOPOLE DE L’ALCOOL ET LE MONOPOLE DU TABAC.

 

Décidément les pouvoirs publics poussent avec acharnement les nations civilisées vers le collectivisme, « la servitude prochaine », comme dit Herbert Spencer. On n’entend parler que de projets dont la seule pensée eût effrayé nos pères, tellement ils semblent inspirés par un esprit de réglementation, de confiscation, d’intrusion et d’absorption qui semblait avoir été définitivement terrassé à la fin du dernier siècle. Il n’y a que deux ou trois ans que les citoyens du canton de Zurich étaient consultés pour se prononcer sur la constitution du monopole de la vente des grains au profit du gouvernement. Ils eurent le bon sens, par les deux tiers des voix, de rejeter cette proposition ; mais il n’est pas certain qu’on ne la reprenne pas un jour et que les deux tiers des voix persévèrent à se porter du côté de la liberté et du bon sens. Voici maintenant qu’en Angleterre un homme qui, sous le pseudonyme trompeur d’« Économiste », se trouve être, assure-t-on, un homme d’État, propose gravement au gouvernement britannique de racheter tout le sol de l’Irlande et de faire du gouvernement local irlandais le seul propriétaire de toute la terre de l’île. Enfin, ce qui est plus grave, voici le ministre qui, porté à l’échelon le plus élevé dans l’admiration des hommes par de prodigieux succès, peut être considéré comme donnant le ton à tous ses contemporains pasteurs de peuples, voici M. de Bismarck qui veut introduire en Allemagne le monopole de la vente de l’alcool. Réunissez les trois mesures, celle qui fut proposée à Zurich et qui y obtint un tiers des voix il y a quelques années, celle que soutient aujourd’hui, appuyé par certains journaux anglais, un homme d’État britannique, celle enfin que le grand chancelier de l’Empire d’Allemagne recommande : monopole du commerce des grains, monopole pour l’État de la propriété territoriale, monopole de la vente de l’alcool, et vous aurez le collectivisme presque en entier. La société moderne est renversée, elle se trouve garrottée ; la liberté, revendiquée pendant des siècles par toutes les séries de générations humaines, est expulsée.

Comme d’après la fable, un extravagant — nous substituons un synonyme poli à celui du fabuliste — trouve toujours un plus extravagant qui l’admire et qui l’imite. Voici un député français qui se trouve jaloux des lauriers socialistes de M. de Bismarck et qui va déposer, lui aussi, au Palais-Bourbon, en le traduisant de l’allemand, un petit projet de monopole de la vente des alcools.

On sait que M. de Bismarck s’est efforcé d’introduire en Allemagne le monopole du tabac. Ce dernier fonctionne en France où il est infiniment plus vieux qu’on ne le croit. Il a été adopté par bien d’autres pays, l’Italie par exemple, hier encore la Turquie, aujourd’hui même, si nous ne nous trompons, la Grèce. Sans recourir au monopole du tabac, l’Angleterre obtient des résultats analogues par une mesure presque aussi exclusive : la prohibition absolue de la culture de cette plante sur le territoire britannique ; de sorte qu’elle peut la taxer à cœur joie quand elle se présente à la douane.

Le monopole de la vente et de la fabrication du tabac n’est pas conforme aux doctrines économiques : on peut, toutefois, l’excuser parce qu’il gêne peu de transactions, qu’il ne comporte qu’une dose relativement restreinte d’arbitraire et qu’il rapporte au fisc des sommes énormes, en France 376 millions de francs bruts, et déduction de tous les frais, environ 300 millions. Il est certain qu’on ne pourrait pas recouvrer une somme semblable par le moyen d’impôts directs avec aussi peu de gêne et de souffrance pour la généralité des contribuables. Aussi comprend-on que là où il est établi depuis deux siècles environ, comme en France, où il est sanctionné par les mœurs, où les finances de l’État, d’ailleurs, ont de grands besoins, les économistes même les plus rigides passent condamnation et ne demandent pas la suppression du monopole. Il faut tenir compte en tout de ce facteur social qui se compose des habitudes de la population et des antécédents d’une institution. Tous les jours dans la vie on conserve des maisons que l’on ne construirait pas. Que la France maintienne son antique monopole, elle a raison de le faire ; que d’autres peuples endettés, à bout de ressources, introduisent chez eux le monopole du tabac, on l’excuse encore ; pour l’alcool on va voir que les circonstances sont tout autres.

Ce monopole du tabac donne lieu chez nous, cependant, à beaucoup d’abus dont un certain nombre, il est vrai, pourraient être corrigés : ainsi la débauche de faveurs et de récompenses qui, sous la forme d’entrepôts et de débits, sont accordés aux amis des ministres et des députés de la majorité, la servitude au point de vue électoral que l’on fait peser sur tous les débitants et receveurs buralistes. La liberté du vote est ainsi enlevée par le gouvernement à au moins 100 000 citoyens, si l’on tient compte des ascendants et enfants des débitants. On comptait, il y a quelques années, 359 entrepôts et 33 000 débits ; mais le nombre en augmente tous les jours. La mendicité administrative, en même temps que la servitude politique, est en outre entretenue par tout ce système : il y a, en ce moment, 6 000 demandes de bureaux de tabacs qui sont classées au ministère des finances, sans compter un nombre beaucoup plus considérable de demandes qui sont inscrites. Pour les recettes buralistes de moindre importance, les préfets ont des listes d’aspirants classés et d’aspirants numérotés qui sont au moins égales à celles du ministère des finances. Tout ce spectacle est lamentable ; toute cette organisation exerce l’influence la plus pernicieuse sur les mœurs publiques. Il y aurait un remède, ce serait la mise en adjudication des bureaux de tabac. Nous attirons sur ce point l’attention du Parlement. Mais sera-t-il assez désintéressé pour voter une mesure aussi nécessaire ?

Nous avons dit quel le monopole du tabac était une vieille institution en France. Elle remonte, en effet, très loin dans l’Ancien régime. Le tabac, on le sait, est venu d’Amérique : ce sont les sauvages du Nouveau-Monde qui ont appris aux colons les divers usages de cette herbe de leurs prairies. Cette découverte eut un prodigieux succès, avec l’aide du temps, toutefois. Le gouvernement, qui alors imposait tout, se garda bien de respecter une denrée exotique qui ne paraissait pas particulièrement recommandable. Dès 1621 le tabac figure, comme matière imposable, dans le budget de l’ancienne monarchie française. Il s’appelait alors pétun, et on le grevait de surtaxe modique de 40 sous les cent livres pesant ; puis, l’appétit du fisc allant en croissant et la denrée étant productive, on l’imposa de 7 livres tournois les cent livres pesant en 1632, de 10 livres en 1664, sauf pour les tabacs coloniaux qui ne pavaient que 4 livres. Enfin en 1674, il y a de cela près de 212 ans, retenez ce détail, on constitue le monopole du tabac. Toutefois, suivant la méthode de l’ancienne monarchie, on l’afferme moyennant la somme assez mince de 600 000 livres. Le tabac s’assujettit des couches de plus en plus étendues et de plus en plus profondes de la population, si bien que le monopole du tabac, toujours affermé, rapportait à l’État 30 millions de livres en 1789. La Révolution survient avec ses projets de réforme ; le monopole des tabacs lui paraît anti-économique ; en 1791 on le supprime ; on permet partout la culture du tabac en France, autrefois interdite, et on ne frappe que le tabac étranger. Mais le Trésor français avait trop présumé de sas forces en renonçant presque intégralement à une ressource aussi importante. Une loi de l’an VII frappe de nouveau le tabac d’un droit à la fabrication et d’un droit à la vente. La fraude se montre très active, et le premier Empire, par un décret du 29 décembre 1810, rétablit le monopole du tabac, qui a été successivement prorogé par les lois des 12 janvier 1835, 21 avril 1850, 22 juin 1862, 21 décembre 1872 et il y a deux ans encore. Ce monopole, vraisemblablement, étant entré dans les mœurs et donnant à l’État sans mécompte 300 millions de francs nets qui s’accroissent même chaque année, aura la vie dure et longue et enterrera le plus jeune des Français de l’heure présente. Une loi du 8 avril 1816, dont les principales dispositions sont encore en vigueur, a réglementé la culture, l’achat, la fabrication et la vente des tabacs.

Nous attirons l’attention des partisans du monopole de l’alcool sur les circonstances où est né et s’est développé le monopole du tabac ; ils verront qu’entre l’un et l’autre il ne se trouve aucune assimilation possible. Le monopole du tabac a été institué en France il y a plus de deux siècles, en 1671, et depuis lors il a toujours duré, sauf sous la grande Révolution et pendant les premières années du premier Empire. Cette antiquité déjà constitue pour le monopole du tabac une raison d’existence, car les hommes supportent facilement toutes les institutions auxquelles ils sont de longue date habitués, qu’ils ont toujours vues exister et que leurs pères voyaient exister déjà. Le monopole s’est établi en France au moment où le tabac était d’un usage très restreint, tout à fait aristocratique. La plante était exotique et inconnue en France. Il n’a donc pas fallu constituer un appareil dispendieux, faire violence aux mœurs, détruire des industries ou des commerces établis, distribuer des indemnités considérables, lutter contre une contrebande nombreuse et organisée, puisque cette contrebande ne pouvait pas se recruter, comme elle le ferait pour l’alcool, parmi les milliers ou les centaines de milliers de commerçants, traitants et employés du commerce libre et soudainement exproprié. Voilà bien des circonstances favorables et qui n’existeraient pas pour l’alcool. Ici, la contrebande serait toute organisée et infinie.

L’abolition du monopole du tabac de 1791 à 1810 n’avait pu faire perdre absolument à la population ses habitudes ni constituer un commerce libre actif et une production indigène considérable. Les temps étaient trop troublés, l’esprit d’entreprise trop restreint, on pouvait toujours craindre la reconstitution du monopole ; la denrée n’était pas encore d’un débit assez considérable dans la nation. Enfin, quand on rétablit, en France, le monopole, c’est-à-dire une institution plus que séculaire, on avait pour le faire observer rigoureusement la main de fer, l’administration si rigide, et en même temps si compétente, du premier Empire.

Que le tabac fût alors d’un usage très peu général, c’est ce que montrent les statistiques des produits de la Régie quelques années après la reconstitution du monopole. En 1815, en effet, on ne consommait que 9 800 000 kilogrammes de tabac en France et en 1816, 12 600 000 kg, tandis qu’on est arrivé aujourd’hui à une cinquantaine de millions de kilogrammes. Le produit de la vente en 1815 s’élevait à moins de 54 millions de francs, dont 22 millions environ de matière première et de frais de fabrication. On voit combien était alors faible l’industrie que l’État confisquait ; elle n’avait dans l’ensemble des industries nationales qu’une importance insignifiante. La culture est autorisée en France dans 14 départements : Alpes-Maritimes, Bouches-du-Rhône, Dordogne, Gironde, Ille-et-Vilaine, Lot, Lot-et-Garonne, Meurthe-et-Moselle, Nord, Pas-de-Calais, Haute-Saône, Savoie, Haute-Savoie, Var. On la permet en outre, à titre d’essais, dans certaines régions de six autres départements. Le nombre des planteurs de tabac et des étendues plantées a toujours été très peu considérable : en 1869, on comptait 50 751 planteurs qui avaient consacré à la culture du tabac une superficie totale de 16 724 hectares, bien peu de chose, comme on le voit, et qui avaient produit 21 364 000 kilogrammes. Au lieu d’augmenter, cette production, en France, a été en diminuant. Dans l’année 1883, les quantités de tabacs livrées par les planteurs indigènes se sont élevées à 18 500 000 kilogrammes que la Régie a payés 15 533 000 francs : la Régie achetait, d’autre part, à l’étranger 26 350 000 kilogrammes, qu’elle payait 35 millions de francs.

Tous ces détails sont importants parce qu’ils montrent qu’en France du moins le monopole du tabac n’absorbe qu’une industrie qui a, en elle-même, indépendamment des bénéfices qu’en retire le fisc, très peu d’importance. Le trouble porté par ce monopole dans la vie économique du pays est donc très faible.

Combien autre est la situation de l’alcool, dont la production est si abondante, si variée, étendue à toutes les régions du territoire, ayant comme origines et le vin, et le cidre, et le marc, et les grains, et les pommes de terre, et la mélasse, et le bois même, enfin une quantité infinie d’autres denrées ! Combien aussi les usages de l’alcool sont plus nombreux, plus divers que ceux du tabac : la boisson, les médicaments, le vernissage, des centaines d’industries ! En 1881, en France, le fisc atteignit par l’impôt 1 million 444 000 hectolitres d’alcool. On peut estimer la production totale après de 2 millions d’hectolitres en y comprenant les alcools employés dans l’industrie ; elle est bien plus forte en Allemagne ; en Russie elle dépasse 4 millions d’hectolitres. En outre, cette production se fait ou peut se faire dans plusieurs millions d’exploitations, les unes grandes, les autres petites.

Il suffit de lire l’exposé suivant des principales dispositions du projet de loi allemand relatif au monopole de l’eau-de-vie pour être convaincu de ses inconvénients :

« La fabrication de l’eau-de-vie brute continue à être abandonnée à l’industrie privée. L’empire prend à son compte toute l’eau-de-vie brute indigène et étrangère, en opère l’épuration et la transformation en boissons alcooliques et vend ensuite celles-ci au public et aux débitants. Un bureau spécial est créé pour l’administration du monopole ; des agents seront chargés de la vente en demi-gros et en détail.

Les distilleries pourront continuer à produire les mêmes qualités d’alcool ; de nouvelles distilleries ne pourront s’établir sans l’autorisation de l’administration. Trois distillateurs feront partie de la commission chargée de fixer la quantité d’eau-de-vie qui pourra être produite. Les gouvernements des États confédérés pourront accorder certaines faveurs aux bouilleurs de cru.

Le Conseil fédéral fixera le prix d’achat de l’eau-de-vie brute, qui sera, jusqu’à nouvel ordre, de 30 à 40 marks pour l’eau-de-vie de pommes de terre ; le prix sera plus élevé pour les eaux-de-vie de qualité supérieure ; un supplément de prix allant jusqu’à 2 marks pourra être accordé aux petits distillateurs. L’administration du monopole revendra l’eau-de-vie ordinaire à 2 marks au minimum et 3 marks au maximum pour un litre d’alcool pur.

L’eau-de-vie destinée à la fabrication du vinaigre, au chauffage et à l’éclairage sera cédée au prix de revient. Les aubergistes, lest restaurateurs, les limonadiers, les confiseurs, les propriétaires de casinos ne seront pas tenus de vendre aux prix fixés par l’administration du monopole. La loi entrera en vigueur le 1er août 1888. Des indemnités seront accordées aux distilleries qui seront supprimées ou dont l’exploitation sera limitée. »

On peut affirmer que le monopole de la vente de l’alcool rencontrerait vingt fois plus de résistance et produirait des effets économiques beaucoup plus perturbateurs que le monopole de la fabrication et de la vente du tabac. Sans doute l’alcool est « un pelé », « un galeux », que l’on rend responsable de tous nos maux. Tous les gouvernements s’acharnent sur lui. L’Angleterre en tire environ 450 millions de francs de revenu fiscal, la France 270, non compris la moitié autant à peu près que les communes demandent à cette denrée par les droits d’octroi. Elle fournit à la Russie la plus grande partie des 250 millions de roubles (600 millions de francs au cours du jour) de l’impôt sur les boissons. On veut encore augmenter ces droits, soit ; mais autre chose sont des surtaxes, autre chose des monopoles. Monopoliser une denrée que peut produire chaque vigneron, chaque propriétaire de pommiers à cidre, une denrée en outre que des centaines de milliers de commerçants et de débitants ont l’habitude traditionnelle de vendre et d’acheter, une denrée qui sert à mille usages de consommation et d’industrie, les uns nuisibles, les autres utiles, cela ne ressemble pas à monopoliser le tabac. Des circonstances historiques particulières, le peu d’importance de la culture du tabac dans la production générale, l’absence de tout commerce étendu, multiplié, l’unité en quelque sorte de l’usage du tabac ont permis de monopoliser cette denrée. Les circonstances contraires rendraient très difficile et très fâcheux le monopole de l’alcool.

Paul Leroy-Beaulieu.

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