Le régime civilisateur de l’Indo-Chine

Partisan de la colonisation dans sa jeunesse, Gustave de Molinari est resté toute sa vie intéressé par ce qui était présenté comme l’introduction de la civilisation chez les peuples arriérés. Sceptique d’emblée à l’idée d’une colonisation par l’État, il a vu, au long de sa longue carrière, les effets désastreux du colonialisme, comme ici en Indochine (Vietnam), où les impôts et les fonctionnaires foisonnent, livrant ce pays conquis à un véritable pillage.


Le régime civilisateur de l’Indo-Chine

Par Gustave de Molinari

Journal des économistes, avril 1901.

Les partisans de l’expansion coloniale se félicitent  de l’augmentation extraordinaire du produit des impôts  en Indo-Chine. D’après les renseignements fournis par  M. Doumer, les impôts qui ne rendaient en 1896 que 56 millions, produiront cette année 92 millions, soit  38 millions de plus. Si cette plus-value était due à un accroissement de la richesse et du bien-être de la population, nous partagerions volontiers la joie de nos colonialistes. Malheureusement, un témoin bien informé et terriblement indiscret, le capitaine Bernard, nous a donné, dans la Revue de Paris, une explication beaucoup moins flatteuse de l’expansion des recettes du budget indo-chinois.

« En Annam, dit-il, le système fiscal tout entier a été adapté, non point à l’état réel du pays, mais à l’ignorance de ceux qui l’administrent.

« Les taxes ont été fixées arbitrairement. Quelques denrées, le sel et l’alcool, par exemple, ont formidablement augmenté de valeur : l’alcool acheté 7 cents aux distillateurs, est revendu 14 et au détail 18 ; le sel, acheté aux saulniers 7 cents le picul à Phan-Rang, est revendu à l’entrepôt de l’État, à côté de la saline, 78 ; il valait, en 1897, 12 cents à Thuan-An près de Haï ; un an plus tard, il était vendu 1 piastre 80, soit 15 fois plus. Non seulement les impôts sont devenus écrasants, ils varient encore constamment. Il n’y a pas d’année où on ne modifie soit le tarif, soit les bases mêmes de l’impôt, c’est-à-dire la superficie présumée des terres et leur classification, le nombre des inscrits. En 1897, en quelques semaines, c’est une véritable grêle qui s’abat : droits sur les allumettes, la cannelle, le papier timbré, le sel, l’alcool, les barques de rivières, les permis de coupe de bois, augmentation de l’impôt personnel et de l’impôt foncier, taxes de non-inscrits, enregistrement des brevets de mandarinat, unification des mesures linéaires et superficielles, et, plus tard, malgré les engagements pris, les droits sur le tabac, l’arec, le bois à brûler, les paillotes, le chaume même dont l’indigène couvre les plus misérables cases. »

Cette grêle d’impôts, comme la nomme le trop naïf capitaine, a rempli les caisses du fisc, mais non sans produire les effets ordinaires de la grêle ; elle a ravagé l’Annam au point de faire mourir de faim, pendant l’hiver 1897-98, plus de dix mille personnes dans les provinces de Quang-Tsi et de Quang-Bing.

Nous trouvons encore, dans les révélations du capitaine Bernard, quelques renseignements suggestifs sur le système perfectionné de gouvernement et les procédés de civilisation qui ont été introduits en Indo-Chine.

« Avant l’annexion, la Cochinchine était gouvernée par un Kinh Luoc et divisée en six provinces. Le personnel administratif et judiciaire se réduisait à une cinquantaine de mandarins de tout rang. Elle forme aujourd’hui vingt provinces, sous la direction d’un lieutenant gouverneur. Le nombre total des fonctionnaires des services civils, y compris le secrétariat du gouvernement de la Cochinchine, est de 290 pour une population de 2 300 000 habitants, soit 1 pour 7900. Il est à Java de 365 pour 27 600 000 habitants, soit 1 pour 76 000. Le personnel judiciaire comprend 142 magistrats, soit environ 1 pour 16 000 habitants ; il en comprend à Java 185, soit 1 pour 150 000. Le service du cadastre occupe 75 agents ; à Java, pour une superficie cultivée huit fois plus grande, pour une population douze fois plus considérable, il n’en comporte que 62.

« À l’armée des fonctionnaires, il faut joindre une multitude d’interprètes et secrétaires, les magistrats ignorant la langue. Les charges sont formidables. En 1800, le budget de la Cochinchine était évalué à 3 millions de francs ; il était de 14 millions en 1874 et de 31 670 000 en 1896. Le port de Saigon n’a pas été amélioré ; en revanche, on a construit un superbe théâtre et une cathédrale romaine. Quelques centaines d’Européens disposent d’un budget payé par 2 millions d’indigènes.

« Certaines séances du Conseil colonial de Cochinchine ressemblent à la scène fameuse que Ruy-Blas interrompt ; elles sont consacrées au partage méthodique du budget ; à la fin de 1886, le président du Conseil colonial avait à lui seul près de 2 millions de francs de travaux en adjudication ; les fonctionnaires laissaient faire. N’était-ce pas cette assemblée qui décidait de l’augmentation des soldes, de l’allocation des indemnités ? Le directeur de l’Intérieur lui-même, qui représente le gouvernement au sein du Conseil, demanda et obtint, en 1885, que son traitement soit doublé.

« Ainsi, en Cochinchine, d’une part, un personnel administratif innombrable, des charges budgétaires énormes, d’autre part, un peuple abêti, une civilisation rudimentaire au point de vue intellectuel, industriel, agricole, voici les bienfaits de l’administration directe. C’est vers cet idéal pourtant que tendent les protectorats de l’Annam et du Tonkin. »

En moyenne, chaque Annamite paie 9 à 10 francs par tête. Les Indous paient 4 fr. 50, les indigènes des Indes néerlandaises, 5 fr. 65. Les Japonais, 7 fr. 40 en 1898. L’impôt est encore aggravé par les procédés de perception, sans oublier les confiscations.

« Lorsqu’une route en construction, dit notre capitaine, traversait des terrains particuliers, les propriétaires ne recevaient aucune indemnité. En janvier 1897, à Hué, une avenue large de 20 mètres a été tracée, qui coupait le village de Phu-Cam et la plaine des Tombeaux ; on a renversé des cases, détruit des plantations, éventré six mille tombes, sans distribuer la moindre indemnité. Il a été procédé de la même manière dans certaines villes, à Hanoï par exemple, où les embellissements ont été faits à peu de frais au détriment des Annamites. »

On dira peut-être que ce mode d’exploitation coloniale n’est pas sans analogie avec le pillage, mais il s’agit de quasi-Chinois, et ne leur faisons-nous pas en pillant beaucoup d’honneur ?

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publié.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.