Pour une lecture libérale d’Adolphe de B. Constant, par B. Malbranque (4/4)

Pour une lecture libérale d’Adolphe

(étude insérée en tête de la réédition d’Adolphe, Institut Coppet, 2016, p.5-69)

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Introduction. — I. Un roman biographique

II. Individualisme et subjectivisme

III. La société face à l’individu

IV. Un héros en quête de liberté. — Conclusion


IV. Un héros en quête de liberté.

 

La jeunesse imprime au caractère une trace qui ne cesse jamais de se percevoir. Ainsi Adolphe, élevé dans l’indépendance, s’est développé dans la solitude : il nous arrive à l’âge mûr pénétré d’un vif amour de la liberté. Quand il rencontre Ellénore, Adolphe est encore épris de la liberté ; peu à peu, il en contracte l’inquiétude. Il s’aperçoit que sa liberté chérie est rognée par l’intrusion tyrannique de sa nouvelle amante. Ce sentiment si doux qu’est l’amour, il ne peut plus le goûter qu’accompagné de la contrainte et d’une certaine forme de soumission involontaire.  Ellénore s’est mise à dicter ses choix.

« Lorsque je sortais, elle me demandait quand je reviendrais. Deux heures de séparation lui étaient insupportables. Elle fixait avec une précision inquiète l’instant de mon retour. J’y souscrivais avec joie, j’étais reconnaissant, j’étais heureux du sentiment qu’elle me témoignait. Mais cependant les intérêts de la vie commune ne se laissent pas plier arbitrairement à tous nos désirs. Il m’était quelquefois incommode d’avoir tous mes pas marqués d’avance, et tous mes moments ainsi comptés. J’étais forcé de précipiter toutes mes démarches, de rompre avec la plupart de mes relations. Je ne savais que répondre à mes connaissances lorsqu’on me proposait quelque partie que, dans une situation naturelle, je n’aurais point eu de motif pour refuser. Je ne regrettais point auprès d’Ellénore ces plaisirs de la vie sociale, pour lesquels je n’avais jamais eu beaucoup d’intérêt, mais j’aurais voulu qu’elle me permît d’y renoncer plus librement. J’aurais éprouvé plus de douceur à retourner auprès d’elle de ma propre volonté, sans me dire que l’heure était arrivée, qu’elle m’attendait avec anxiété, et sans que l’idée de sa peine vînt se mêler à celle du bonheur que j’allais goûter en la retrouvant. Ellénore était sans doute un vif plaisir dans mon existence, mais elle n’était plus un but : elle était devenue un lien. »  [1]

On le voit, Ellénore prend la place de la société dans son rôle de direction de l’individu malgré lui. Par cela, comme nous l’avons suggéré dans la partie précédente, elle tisse elle-même son malheur, en provoquant une révolte d’Adolphe. Goutte à goutte, en effet, l’exaspération d’Adolphe ira croissant. Lorsque notre héros doit demander à son père l’autorisation de rester auprès d’Ellénore, l’ambivalence de son sentiment trahit déjà une forte répugnance à cette autorité exercée contre son gré par son amante.

« La réponse de mon père ne se fit pas attendre. Je tremblais, en ouvrant sa lettre, de la douleur qu’un refus causerait à Ellénore. Il me semblait même que j’aurais partagé cette douleur avec une égale amertume ; mais en lisant le consentement qu’il m’accordait, tous les inconvénients d’une prolongation du séjour se présentèrent tout à coup à mon esprit. Encore six mois de gêne et de contrainte ! m’écriai-je… » [2]

Au fil des pages, ce sentiment se durcit — la haine s’installe. On s’est demandé, en lisant Adolphe, pourquoi cet amour se transformait en haine : c’est l’action de coercition d’Ellénore qu’on doit rendre responsable. En se conduisant comme la société qu’il déteste, Ellénore sème les graines de la révolte future de son amant. « Quoi ! je ne puis passer un jour libre ! Je ne puis respirer une heure en paix ! Elle me poursuit partout, comme un esclave qu’on doit ramener à ses pieds. » [3] Dès lors qu’il prononce ces mots, Adolphe a signé l’arrêt de mort de son couple — ce sera aussi, nous le savons, l’arrêt de mort d’Ellénore.

Cette liberté tant aimée, Adolphe la regrette en elle-même ; il s’exaspère aussi de ne pas pouvoir en tirer les fruits. Attaché, on devrait dire rivé à Ellénore, il ne peut s’engager dans l’une des mille carrières que son intelligence lui ouvre et que les convenances sociales lui indiquent. Une fois n’est pas coutume, ce regret qu’il a de devoir choisir une carrière et d’être jugé socialement sur ce fondement, il le reporte sur Ellénore, étant trop faible pour s’engager dans un bras de fer avec le monde des hommes. Cette barrière qu’Ellénore oppose à son accomplissement personnel lui paraît donc insupportable :

« Comme les avares se représentent dans les trésors qu’ils entassent tous les biens que ces trésors pourraient acheter, j’apercevais dans Ellénore la privation de tous les succès auxquels j’aurais pu prétendre. Ce n’était pas une carrière seule que je regrettais : comme je n’avais essayé d’aucune, je les regrettais toutes. N’ayant jamais employé mes forces, je les imaginais sans bornes, et je les maudissais ; j’aurais voulu que la nature m’eût créé faible et médiocre, pour me préserver au moins du remords de me dégrader volontairement. » [4]

L’inquiétude et les plaintes d’Adolphe, qui considère qu’Ellénore lui a pris sa liberté et a détruit ses possibilités de carrière, sont, rappelons-le, tirées du destin même de Benjamin Contant. Les Journaux nous rappellent qu’en de multiples occasions, l’auteur d’Adolphe a maudit les femmes, et Mme de Staël en particulier, de l’asservir et de brider son potentiel. « Il n’est pas moins certain que la moitié de mon temps, de ce temps si précieux, si rapide à mon âge, me sera enlevé par elle, écrivait-il ainsi en mai 1804, en parlant de Germaine de Staël. Si j’avais employé à un ouvrage quelconque les heures que j’ai consacrées à penser, écrire ou agir depuis 10 ans de son misérable séjour en France, j’aurais fait plus pour ma réputation que je ne ferai désormais, quoi qu’il arrive. » [5]

Mais revenons à notre roman. Dans les chapitres consacrés au délitement du lien amoureux, Adolphe évolue. Sa peine de voir ses choix dictés se transforme en une aspiration positive à la liberté. Ainsi, lorsqu’Ellénore fait semblant de séduire d’autres hommes, pour rendre jaloux son amant et se conserver par là son attachement, Adolphe savoure en lui-même la fin probable de son assujettissement. « J’entrevis l’aurore de ma liberté future, dit-il ; je m’en félicitai. » [6]

Quelques expériences de liberté, au surplus, vont entretenir ce désir d’être libre et le transformer en nécessité impérieuse. Ces expériences, ce sont les courtes trêves provoquées par l’éloignement forcé, quelques jours ou quelques semaines, de son amante. Ces trêves, il les savoure ; il comprend la valeur de la liberté perdue. Enthousiaste, il tâche de profiter au maximum de ces moments de liberté.

« Je comptais avec inquiétude les jours, les heures qui s’écoulaient ; je ralentissais de mes vœux la marche du temps ; je tremblais en voyant se rapprocher l’époque d’exécuter ma promesse. Je n’imaginais aucun moyen de partir. Je n’en découvrais aucun pour qu’Ellénore pût s’établir dans la même ville que moi. Peut-être, car il faut être sincère, peut-être je ne le désirais pas. Je comparais ma vie indépendante et tranquille à la vie de précipitation, de trouble et de tourment à laquelle sa passion me condamnait. Je me trouvais si bien d’être libre, d’aller, de venir, de sortir, de rentrer, sans que personne s’en occupât ! Je me reposais, pour ainsi dire, dans l’indifférence des autres, de la fatigue de son amour. »  [7]

L’expérience solidifie donc son sentiment. « Je voulais être libre », avoue-t-il finalement clairement. [8] Dès lors, son désir de liberté va dicter tous ses choix ; on le retrouvera même dans ses expressions. Ellénore, qui a fini par bien le connaître, voit en lui cette demande d’ailleurs plusieurs fois murmurée, et quand Adolphe dément devant elle son désir profond de rompre, elle prononce ces quelques mots porteurs de beaucoup de sens : « Non, il faut que vous soyez libre et content ». [9]

Cette liberté, nous le savons, Adolphe va l’acheter au prix le plus fort. Le sacrifice ultime d’Ellénore lui apporte une liberté au goût décidément très amer. Obnubilé par son combat contre l’arbitraire social, qu’Ellénore a représenté devant lui, Adolphe détruit ce « but » devenu un « lien », qui le rattachait malgré tout au monde des vivants. Une fois que son amour est perdu, il maudit cette liberté si chèrement acquise :

« Je sentis le dernier lien se rompre, et l’affreuse réalité se placer à jamais entre elle et moi. Combien elle me pesait, cette liberté que j’avais tant regrettée ! Combien elle manquait à mon cœur, cette dépendance qui m’avait révolté souvent ! Naguère, toutes mes actions avaient un but ; j’étais sûr, par chacune d’elles, d’épargner une peine ou de causer un plaisir : je m’en plaignais alors : j’étais impatienté qu’un œil ami observât mes démarches, que le bonheur d’un autre y fût attaché. Personne maintenant ne les observait ; elles n’intéressaient personne ; nul ne me disputait mon temps ni mes heures ; aucune voix ne me rappelait quand je sortais ; j’étais libre en effet ; je n’étais plus aimé : j’étais étranger pour tout le monde. » [10]

Le roman s’achève sur cette leçon curieuse d’un aspirant à la liberté qui, une fois son émancipation acquise, ne peut que maudire cette même liberté. Dans la lettre à l’éditeur, Constant explicite cette morale, si c’en est une, de son court récit.

« L’exemple d’Adolphe ne sera pas moins instructif, si vous ajoutez qu’après avoir repoussé l’être qui l’aimait, il n’a pas été moins inquiet, moins agité, moins mécontent ; qu’il n’a fait aucun usage de sa liberté reconquise au prix de tant de douleurs et de tant de larmes ; et qu’en se rendant bien digne de blâme, il s’est rendu aussi digne de pitié. » [11]

L’après-Ellénore, en effet, est une période de la vie d’Adolphe qui nous est peint dans les termes les plus sombres. Le peu que l’auteur consent à nous en apprendre ne laisse aucun doute sur ce point. Adolphe n’a pas fait carrière, il ne s’est réconcilié ni avec la société qui l’accablait, ni avec lui-même. Il a continué sa fuite en avant et nous le retrouvons errant, voyageur solitaire et silencieux, au fond de l’Italie.

Ce destin, Ellénore l’avait prédit ; elle écrivait dans sa lettre finale :

« Elle mourra, cette importune Ellénore que vous ne pouvez supporter autour de vous, que vous regardez comme un obstacle, pour qui vous ne trouvez pas sur la terre une place qui ne vous fatigue ; elle mourra : vous marcherez seul au milieu de cette foule à laquelle vous êtes impatient de vous mêler ! Vous les connaîtrez, ces hommes que vous remerciez aujourd’hui d’être indifférents ; et peut-être un jour, froissé par ces cœurs arides, vous regretterez ce cœur dont vous disposiez, qui vivait de votre affection, qui eût bravé mille périls pour votre défense, et que vous ne daignez plus récompenser d’un regard. » [12]

L’erreur d’Adolphe, toutefois, ne se résume pas à avoir laissé passer son motif de vivre et d’être heureux. Elle provient, plus fondamentalement, de son rejet non assumé, non confronté, de la société dans laquelle il évoluait comme malgré lui, et qui exerçait sur son caractère une oppression ô combien plus intense et plus irrésistible, que cette dépendance presque savoureuse qui était celle du couple amoureux, et qu’il regrette dès qu’Ellénore n’est plus.

 


Conclusion.

Nous sommes arrivés au terme de cette étude et il est venu pour nous le temps de résumer les différentes propositions que nous avons tâché de prouver successivement.

En premier lieu, il est démontré qu’Adolphe est en très large partie issu de la vie de Benjamin
Constant. L’auteur a souhaité se mettre en scène lui-même et exprimer ses sentiments sur son expérience malheureuse avec les femmes qu’il a aimées, et tout particulièrement avec Mme de Staël. Cette connotation biographique donne un intérêt libéral au roman. Adolphe nous permet de mieux comprendre Benjamin. Ellénore nous permet de mieux comprendre Germaine. Étant donné leur rôle conjoint dans l’histoire des idées libérales, cette connaissance, on en conviendra, n’est pas sans utilité.

L’examen du mode d’écriture du roman nous a présenté deux caractéristiques éminemment libérales : d’un côté l’individualisme, c’est-à-dire la focalisation extrême sur Adolphe, ses sentiments et son caractère, au point que rien, ni les paysages ni les autres hommes, n’obtient une attention quelconque ; d’un autre le subjectivisme, c’est-à-dire la manière avec laquelle tout le récit des évènements, chaque fait, chaque parole, passent par le prisme de la conscience d’Adolphe.

Nous retrouvons aussi dans Adolphe les principes que Benjamin Constant a fixé dans ses Réflexions sur la tragédie. Au lieu de la fatalité, ressource classique des anciens, il mise sur l’opposition invincible entre l’individu et la société, pour construire un drame convaincant et émouvant. Nous avons vu que la pression sociale intervient à deux niveaux : d’abord par une critique virulente de la société, ensuite par une mise en accusation, par les faits, de son influence délétère. Au final, il faut reconnaître à la société une place centrale dans Adolphe et surtout dans son dénouement : les derniers chapitres marquent la victoire de la société sur l’individu et transmettent cette conclusion qu’on n’enfreint pas impunément les convenances sociales.

À ces considérations, nous aurions pu en ajouter d’autres. Qu’on pense notamment à cette extrême pudeur qui caractérise le roman — absence de scène d’intimité, grande réserve dans le choix des mots, et jusqu’à la façon avec laquelle Ellénore fait patienter son amant avant de se donner — qu’on attribue généralement à l’esprit de la bourgeoisie libérale du XIXe siècle.

L’intérêt d’une lecture libérale d’Adolphe nous semble cependant déjà démontré. Nous espérons qu’en prouvant l’écriture individualiste et subjective et l’opposition centrale entre l’individu et la société qu’on retrouve dans le roman de Benjamin Constant, cette étude pourra contribuer à faire lire et relire ce classique indémodable. À notre époque où la société tyrannise l’individu sous prétexte de faire son bonheur, il devrait même apparaître plus actuel que jamais.

Benoît Malbranque
Institut Coppet

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[1] Infra, p.111-112

[2] Infra, p.115

[3] Infra, p.162

[4] Infra, p.143

[5] Journaux intimes, 1er mai 1804.

[6] Infra, p.154

[7] Infra, p.126

[8] Infra, p.155

[9] Infra, p.169

[10] Infra, p.174

[11] Infra, p.178

[12] Infra, p.175-176

 

A propos de l'auteur

Benoît Malbranque est le directeur des éditions de l'Institut Coppet. Il est l'auteur de plusieurs livres, dont le dernier est intitulé : Les origines chinoises du libéralisme (2021).

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