« Les fonctions du gouvernement sont purement négatives » – Benjamin Constant

Chapitre VII. De l’influence que Filangieri attribue à la législation.

Filangieri, comme je l’ai dit ailleurs, est tombé dans une méprise commune à plusieurs philosophes bien intentionnés. De ce que l’autorité peut faire beaucoup de mal, il en a conclu qu’elle pouvait également faire beaucoup de bien. Il a vu, dans tel pays, les lois prêtant leur force à la superstition, et comprimant l’essor des facultés individuelles : il les a vues dans telle autre contrée, encourageant des modes d’éducation vicieux et absurdes ; dans telle autre encore, imprimant au commerce, à l’industrie, aux spéculations de l’intérêt personnel, une direction fausse. Il a cru que des gouvernements qui marcheraient dans une route contraire seraient aussi favorables au bonheur et aux progrès de l’espèce humaine que les premiers lui étaient nuisibles. En conséquence, il considère sans cesse, dans son ouvrage, le législateur comme un être à part, au-dessus du reste des hommes, nécessairement meilleur et plus éclairé qu’eux : et s’enthousiasmant pour ce fantôme créé par son imagination, il lui accorde sur les êtres soumis à ses ordres une autorité qu’il ne songe que par intervalles à contenir ou à limiter. C’est ainsi qu’il nous parle du ton différent que doit prendre la législation chez les différents peuplés en différents temps ; de la manière dont, en détruisant des erreurs funestes, elle doit soutenir dune main ce qu’elle abat de l’autre ; des lois qui doivent s’adapter à l’enfance des nations, suivre les mouvements de leur puberté, attendre leur maturité et prévenir leur décrépitude ; du soin que doit apporter le législateur à fixer les richesses dans l’état et à les distribuer avec équité ; de la protection qu’il faut accorder à l’agriculture sans négliger les arts ; des moyens de prévenir par les lois l’excès de l’opulence qui entraîne à l’excès de la misère ; de la distribution légale de l’honneur et de l’infamie, pour agir puissamment sur l’opinion ; des obstacles qu’il est désirable d’opposer à l’éducation domestique, trop indépendante de la législation, et qui ne doit être tolérée que chez un petit nombre de citoyens ; de la direction à donner aux talents, du parti que le législateur peut tirer des passions et de la force productive dès vertus.

De la sorte, dans cette partie de son système, Filangieri confère au législateur un empire presque sans bornes sur l’existence humaine, tandis qu’ailleurs il s’élève avec beaucoup de force contre les empiétements de l’autorité.

Cette contradiction lui est commune avec un grand nombre d’écrivains que la liberté compte cependant parmi ses plus zélés défenseurs.

Pour expliquer cette inconséquence, quelques développements me sont nécessaires, et j’ai besoin d’obtenir de mes lecteurs un peu d’attention.

Tous ceux qui ont écrit sur les gouvernements les ont, sans le savoir, envisagés simultanément sous deux points de vue, et les ont jugés, souvent dans la même phrase, tantôt d’après ce qu’ils sont, tantôt d’après ce qu’ils voudraient qu’ils fussent.

En jugeant les gouvernements d’après ce qu’ils sont, ces écrivains les ont traités fort sévèrement. Ils ont exposé à la haine et à l’indignation publique les vices, les erreurs, les faux calculs, les intentions malveillantes, l’ignorance obstinée, les passions envieuses des hommes revêtus de la puissance. Mais quand ils ont jugé les gouvernements d’après ce qu’ils voudraient qu’ils fussent, ils se sont exprimés d’une manière toute différente. Leur imagination leur a présenté les gouvernants comme des abstractions, elle en a fait des êtres d’une autre espèce que les gouvernés, et jouissant d’une supériorité incontestable en vertus, en sagesse, en lumières.

Ce double mouvement s’explique sans peine, lorsqu’une fois on l’a remarqué. Comme chacun désire que son opinion triomphe, nul ne renonce complétèrent à lui procurer l’appui de l’autorité : et l’homme que cette autorité contrarie ne voudrait pas la voir anéantie, mais seulement déplacée.

Prenez au hasard quelqu’un de nos philosophes les plus renommés, Mably, par exemple ; il consacre six volumes à retracer, l’histoire de France en main, les malheurs des peuples et les crimes du pouvoir. Les faits qu’il recueille et qu’il commente ne nous offrent certes pas les gouvernants comme meilleurs que les gouvernés : et tout esprit juste serait porté à conclure de ces faits, que l’autorité doit être limitée le plus qu’il est possible, et qu’il faut soustraire à son action malfaisante toute la portion de l’existence humaine dont la nécessité la plus impérieuse n’exige pas l’asservissement.

Mais suivez maintenant Mably dans ses théories. Cette autorité qu’il a trouvée si funeste et si nuisible dans la pratique, il se la figure tout à coup bienfaisante, équitable, éclairée : il lui livre l’homme tout entier comme à un protecteur, un tuteur et un guide. La loi, dit-il (et il oublie que la loi ne se fait pas toute seule et qu’elle est l’œuvre des gouvernements), la loi doit s’emparer de nous dès les premiers moments de notre vie, pour nous entourer d’exemples, de préceptes, de récompenses et de châtiments. Elle doit diriger, améliorer, éclairer cette classe nombreuse et ignorante qui, n’ayant pas le temps de l’examen, est condamnée à recevoir les vérités mêmes sur parole et comme des préjugés. Tout le temps où la loi nous abandonne est un temps qu’elle laisse aux passions pour nous tenter, nous séduire et nous subjuguer. La loi doit exciter l’amour du travail, graver dans l’âme de la jeunesse le respect pour la morale, frapper l’imagination par des institutions habilement combinées, pénétrer jusqu’au fond des cœurs pour en arracher les pensées coupables, au lieu de se borner à comprimer les actions nuisibles, prévenir les crimes au lieu de les punir. La loi doit régler nos moindres mouvements, présider à la diffusion des lumières, au développement de l’industrie, au perfectionnement des arts, conduire comme par la main la foule aveugle qu’il faut instruire et la foule corrompue qu’il faut corriger[1].

Qui ne croirait, en lisant tout ce que la loi doit faire, qu’elle descend du ciel pure et infaillible, sans avoir besoin de recourir à des intermédiaires, dont les erreurs la faussent, dont les calculs personnels la défigurent, dont les vices la souillent et la pervertissent. Mais s’il n’en est pas ainsi, si loi est l’ouvrage des hommes, si elle est empreinte de leurs imperfections, de leurs faiblesses et de leur perversité, qui ne sent que l’ouvrage ne mérite pas plus de confiance que ses auteurs, et qu’eux-mêmes n’ont pas droit à nous en inspirer davantage sons un titre que sous un autre. Nous les redoutons comme gouvernants, parce qu’ils sont despotes ; nous les redoutons comme peuples, parce qu’ils sont ignorants et aveugles. Un changement de nom ne change point leur nature. Il me semble que voilà d’assez fortes raisons pour nous défier d’eux, lors même qu’ils trouvent convenable de s’intituler législateurs.

Je l’ai dit, il y a longtemps[2], et je le répète : une terminologie abstraite et obscure a fait illusion aux publicistes. L’on dirait qu’ils ont été dupes des verbes impersonnels dont ils se servaient ; ils ont cru dire quelque chose en disant : Il faut diriger l’opinion des hommes ; on ne doit pas abandonner les hommes aux divagations de leur esprit. Il faut influer sur la pensée. Il y a des opinions dont on peut tirer utilement parti pour tromper les hommes. Mais ces mots : Il faut, on doit, on ne doit pas, ne se rapportent-ils pas à des hommes ? On croirait qu’il s’agit d’une espèce différente. Cependant toutes ces phrases qui nous en imposent se réduisent à dire : Les hommes doivent diriger les opinions des hommes ; les hommes ne doivent pas abandonner les hommes à leurs propres divagations. Il y a des opinions dont les hommes peuvent tirer parti pour tromper les hommes. Les verbes impersonnels semblent avoir persuadé à nos philosophes qu’il y avait autre chose que des hommes dans les gouvernants.

Il est assurément loin de ma pensée de vouloir affaiblir le respect dû à la loi, quand elle s’applique aux objets qui sont de sa compétence. Je les indiquerai dans quelques instants. Mais prétendre, comme Mably, Filangieri et tant d’autres, étendre sur tous les objets la compétence de la loi, c’est organiser la tyrannie, et revenir, après beaucoup de déclamations oiseuses, à l’état d’esclavage dont on espérait se délivrer ; c’est soumettre de nouveau les hommes à une force illimitée, également dangereuse, soit qu’on l’appelle de son vrai nom, qui est despotisme, soit qu’on la pare d’une appellation plus douce, celle de législation.

Je rejette donc toute cette partie du système de Filangieri, dont, au reste, il s’écarte lui-même dès qu’il aborde les détails. La législation comme le gouvernement n’a que deux objets : le premier, de prévenir les désordres intérieurs ; le second, de repousser les invasions étrangères. Tout est usurpation par-delà cette borne. La législation n’a donc point à prendre un ton différent chez les différents peuples ou chez les mêmes peuples en différents temps : car dans tous les temps, les délits réels, c’est-à-dire les actes qui nuisent à autrui, doivent être réprimés, et ceux qui ne nuisent à personne ne doivent pas l’être. La législation ne doit point s’occuper à détruire les erreurs, ni, quand elle détruit les erreurs, à soutenir dune main ce qu’elle abat de l’autre. Car les erreurs ne doivent se détruire que d’elles-mêmes, et c’est ainsi seulement qu’elles se détruisent par l’examen et par l’expérience ; la législation n’a rien à y voir. Il ne saurait être question de lois qui s’adaptent à l’enfance des nations, à leur puberté, à leur maturité, à leur décrépitude, parce qu’encore une fois, dans l’enfance comme dans la puberté, la maturité on la décrépitude des peuples, les attentats à la vie, à la propriété, à la sûreté, sont des crimes et doivent être punis. Tout le reste doit demeurer libre. D’ailleurs quand une nation est dans l’enfance, ses législateurs sont dans l’enfance.

Le titre de législateur ne confère point de privilège intellectuel[3]. La législation ne doit point chercher à fixer les richesses dans l’état et à les distribuer avec équité.

Les richesses se fixent dans un état quand y a liberté et sécurité ;

et pour qu’il y ait ces deux choses, il suffit de la répression des crimes. Les richesses se distribuent et se répartissent d’elles-mêmes dans un parfait équilibre, quand la division des propriétés n’est pas gênée et que l’exercice de l’industrie ne rencontre point d’entraves. Or ce qui peut arriver de plus favorable à l’une et à l’autre, c’est la neutralité, le silence de la loi. La législation (je l’ai dit ailleurs chap. III) n’a point à protéger l’agriculture. L’agriculture est efficacement protégée, quand toutes les classes ont leurs garanties et sont à des vexations. La loi n’a point à prévenir l’excès de l’opulence, parce que cet excès ne s’introduit chez les peuples que lorsque la loi le sollicite et en quelque sorte l’appelle. C’est d’ordinaire à l’aide des lois, des institutions, des privilèges héréditaires, que les fortunes colossales se forment et se maintiennent. Ensuite on fait des lois pour s’opposer à leur accroissement immodéré, et c’est encore un mal. Abrogez les lois qui les favorisent ; vous n’aurez pas besoin de lois qui les répriment. Ce sera un double avantage. Car les premières vexent et avilissent le pauvre, les secondes gênent et corrompent le riche. Les premières arment les diverses classes de citoyens les uns contre les autres : les secondes arment contre les institutions la classe de citoyens qui sert d’exemple au reste. La distribution de l’honneur et de l’infamie est exclusivement du ressort de l’opinion. Quand la loi veut y intervenir, l’opinion se cabre et annule les arrêts législatifs. L’éducation appartient aux parents, auxquels par la nature les enfants sont confiés. Si ces parents préfèrent l’éducation domestique, la loi ne peut s’y opposer sans être usurpatrice. Enfin les talents n’ont pas besoin que la loi leur donne une direction. Les passions doivent être réprimées quand elles entraînent des actions contraires à l’ordre public : mais la loi ne doit se mêler ni de les faire naître ni d’en tirer parti : et

la force productrice des vertus, ce n’est point la loi, mais la liberté.

Toutes les expressions de Filangieri dans cette analyse de son livre et dans plusieurs parties de ce livre même, sont essentiellement vagues et impropres : c’est là le grand défaut de l’ouvrage. On s’aperçoit clairement que les idées de l’auteur n’étaient pas assez fixées. Il avait entrevu que presque tous les obstacles au bonheur des hommes et au développement de leurs facultés venaient des mesures mêmes que les gouvernements prennent sous prétexte de seconder ce développement et d’assurer ce bonheur ; mais il ne s’était point suffisamment convaincu que ces obstacles ne seraient pas levés par d’autres mesures des gouvernements, mais par l’absence de toutes mesures positives ; et en relevant avec justesse les inconvénients de ce qui existait, il a sans cesse employé des expressions qui impliquent une action directe. Ce vice de rédaction empêche l’ouvrage d’avoir un résultat décidé, et le lecteur d’arriver à ce résultat que tous les faits confirment. Ce résultat, c’est que

les fonctions du gouvernement sont purement négatives.

Il doit réprimer les désordres, écarter les obstacles, empêcher en un mot que le mal n’ait lieu. On peut ensuite s’en fier aux individus pour trouver le bien.


[1] Je dois prévenir le lecteur que m’étant proposé il y a quelque temps de publier, en une série d’articles, dans un ouvrage périodique, un essai sur les limites que la loi ne doit point franchir, j’avais commencé par établir quelques unes des idées que je développe ici. Il m’eût été impossible de me passer de ces idées qui sont la base de toute ma doctrine ; et j’ai cru pouvoir d’autant mieux les reproduire, que j’ai renoncé de très bonne heure au mode de publication que j’avais adopté avant d’entreprendre ce commentaire, de sorte que les morceaux déjà, imprimés sont en très petit nombre, et que leur rédaction a été considérablement modifiée.

[2] Des Constitutions et des Garanties. t 8 t 4.

[3] Je prie le lecteur de remarquer que je ne blâme point le fond de l’idée de Filangieri, dans ce qui a rapport à la proportion qui doit exister entre les lois d’un peuple et l’état de l’opinion, des lumières et de la civilisation chez ce peuple. Cette proportion est certainement indispensable : mais Filangieri dans ses métaphores paraît toujours attribuer au législateur le don de juger et de déterminer cette proportion. C’est là que l’erreur réside : c’est contre l’hypothèse d’une classe douée miraculeusement d’une sagacité surnaturelle, hors de proportion elle-même avec les nations contemporaines, que je m’élève de toutes mes forces. Cette hypothèse sert d’apologie à toutes les oppressions ; elle justifie tantôt le refus des améliorations les plus opportunes, tantôt la tentative d’améliorations ou d’innovations prématurées qui ne sont que des fléaux. C’est sous ce prétexte qu’aujourd’hui les chefs des nations s’opposent à la restitution des droits qu’elles réclament et à la destruction des abus dont elles s’indignent : et il y a cent ans que dans un sens contraire, sous ce même prétexte, Pierre 1er tourmentait les Russes ; il y en a cinquante que le marquis de Pombal courbait les Portugais sous joug de fer ; il y en a quarante que Joseph il mécontentait la Bohême, la Belgique, l’Autriche et la Hongrie. Nul doute que la proportion entre les lois et les idées populaires ne soit nécessaire ; mais pour établir cette proportion, c’est à la liberté qu’il faut recourir, et la plupart du temps ce ne sont pas des lois qu’il faut faire, ce ne sont que des lois qu’il faut abroger.

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