Les principes de la Révolution et le socialisme. Deuxième partie

Loin d’être en conformité avec les principes de la Révolution de 1789 et de la Déclaration des droits de l’homme, les principes du socialisme sont en contradiction formelle avec eux. Le socialisme n’est pas, quoi qu’on en dise, l’héritier légitime, le continuateur des traditions et des doctrines de la Révolution, il en est l’opposé et la négation.

Ernest Martineau, « Les principes de la Révolution et le socialisme ». Deuxième partie. Journal des Économistes, Juin 1900.


LES PRINCIPES DE LA RÉVOLUTION DE 1789

ET LE SOCIALISME.

 

Le principe de la propriété collective du socialisme est-il en opposition avec le principe de la propriété individuelle, proclamé et garanti par la déclaration des droits de l’homme de 1789 ?

Poser une pareille question c’est, semble-t-il, la résoudre. Les fondateurs du collectivisme, Marx et Engels avaient, dès 1848, publié ce qu’ils appelaient à cette époque, leur manifeste communiste, et leurs disciples contemporains, continuant la tradition, revendiquent ce qu’ils appellent également le communisme, un communisme restreint, appliqué aux moyens de production : dès lors, n’est-ce pas l’évidence même que le socialisme collectiviste loin d’être, comme on l’affirme de la part de M. de Pressensé et des socialistes, le complément et l’achèvement de la Révolution de 1789, en est, au contraire, l’opposé et la négation ? Propre et commun sont deux termes qui expriment des idées opposées, contradictoires, et on ne voit pas comment il serait possible d’arriver à les concilier. Cependant on soutient, de la part des socialistes, que la propriété individuelle n’est nullement menacée par les revendications du socialisme collectiviste, que seule, la propriété capitaliste, la propriété des moyens de production est en cause, comme étant entachée de spoliation.

Écoutons, à ce sujet, un socialiste autorisé, M. G. Deville, traducteur de Marx et qui a publié un abrégé de la doctrine collectiviste ; dans un discours à la tribune de la Chambre des Députés, le 6 novembre 1897, il disait : « On nous reproche de réclamer la suppression de la propriété individuelle ; or, nous ne voulons pas plus la suppression de la propriété individuelle que nous ne voulons la réalisation de cette propriété au profit des uns et au détriment des autres. Nous voulons que tous, sans exception, soient appelés à bénéficier de la propriété individuelle : nous voulons conserver cette propriété à ceux qui l’ont encore, nous voulons la rendre à ceux qui l’ont perdue, nous voulons la donner ceux qui, jusqu’ici, en ont été privés ». Et l’orateur socialiste ajoute que : « ce sont les collectivistes qui sont les seuls défenseurs véritables de la propriété individuelle, qui mettront chacun à même de jouir véritablement de ces droits de liberté et de propriété qui, d’après la déclaration des droits de l’homme si souvent invoquée, appartiennent à chaque homme ».

Passant à la distinction de la propriété capitaliste et de la propriété individuelle, l’orateur socialiste dit : « Pour nous, il y a une distinction essentielle entre la propriété capitaliste et la propriété individuelle : la propriété capitaliste — que nous voulons transformer en propriété sociale — c’est la propriété des moyens de production qui repose essentiellement et qui ne peut pas ne pas reposer sur l’exploitation du travail d’une masse salariée.

« Tant qu’il y aura capital et production capitaliste il y aura, quoiqu’on fasse, exploitation, c’est là un fait fatal, indépendant de la volonté des détenteurs et des victimes : le capital, en effet, se tire de la plus-value, du sur-travail des salariés. C’est sur les ruines de la propriété individuelle que naît et grandit la propriété capitaliste, celle qui réclame le concours d’une collectivité de salariés et repose ainsi sur le travail des autres, c’est cette propriété capitaliste ainsi entendue, que nous voulons transformer en propriété sociale ».

Le Journal officiel du 7 novembre 1897, qui reproduit ce discours, signale en même temps les applaudissements que l’orateur a recueillis du groupe socialiste parlementaire où figuraient alors des leaders tels que J. Guesde et Jaurès ; c’est dire que la distinction formulée par M. Deville entre la propriété capitaliste et la propriété individuelle est acceptée et reconnue par le parti collectiviste tout entier.

Reste à savoir si cette distinction est fondée sur la nature des choses, si la propriété des moyens de production, la propriété capitaliste est, comme le soutiennent les théoriciens du collectivisme, une propriété privilégiée, disons le mot, une spoliation des travailleurs au profit des oisifs.

Certes, la question mérite d’être discutée, et il ne suffirait pas, pour la trancher, de faire appel aux passions et de crier que les socialistes veulent le partage des biens et la spoliation des riches au profit des pauvres.

Rendons justice à Marx et à ses disciples contemporains. En se réclamant, comme ils font, de la science, en s’intitulant les représentants du socialisme scientifique, ils donnent à la discussion une base sérieuse. M. Paul Lafargue, disciple et gendre de Karl Marx, disait dans un article du Journal des Économistes de septembre 1884, où il répondait à M. Paul Leroy-Beaulieu : « Si vous voulez coucher à terre l’échafaudage des sophismes prétendus de Marx, il faut d’abord saper la base, la théorie de la valeur ». En effet, tout l’édifice du collectivisme repose sur la théorie de la valeur empruntée par Marx à Ricardo ; cette distinction de la propriété capitaliste et de la propriété individuelle, sur laquelle M. Deville insiste avec tant d’énergie, est la conséquence de la théorie de la plus-value qui, suivant la doctrine collectiviste, est le produit du sur-travail des ouvriers et repose essentiellement sur l’exploitation du travail des masses salariées ; cette théorie de la plus-value elle-même repose sur le théorie marxiste la valeur.

Marx place le fondement de la valeur dans le travail manuel appliqué à des objets matériels. Il nous montre la richesse des sociétés comme une immense accumulation de marchandises, et la marchandise, suivant lui, est l’élément premier de la richesse. La valeur de la marchandise est déterminée par la durée moyenne du travail social, nécessaire à sa production, qu’elle contient. De là, il conclut naturellement que la richesse du capitaliste est un vol fait à la masse des travailleurs manuels, les seuls créateurs de la valeur, de la richesse. En effet, quand l’homme à l’argent, suivant son expression, achète sur le marché les matières premières, les machines, et pour les mettre en œuvre la force de travail de l’ouvrier, supposons qu’il paie 100 ses divers achats, et qu’il revende ensuite le produit fabriqué 110, cette plus-value de 10 est le profit capitaliste, l’argent a fait des petits, le capital est né, et ce capital, cette métamorphose de l’argent en capital se produit grâce au travail des ouvriers : il est leur ouvrage unique, le produit de leur sur-travail.

M. de Laveleye, dans son ouvrage sur le Socialisme contemporain, observe que si l’on accepte la théorie de la valeur de Ricardo, on est conduit logiquement à adopter les conclusions de Marx, et on aboutit forcément au collectivisme.

Il est curieux de suivre en effet, dans le livre du Capital, la série des déductions du socialiste allemand. Il part de cette idée que la circulation des marchandises est le point de départ du capital.

Tout argent qui circule pour acheter des marchandises en vue de les revendre, se transforme, dit-il, en capital. La valeur avancée, 100 par exemple, se conserve dans la circulation et y ajoute une valeur nouvelle — elle devient 110, comme dans notre exemple ; cet excédent, c’est la plus-value. D’ou provient cet excédent, cette plus-value ? De la circulation des marchandises ? Cela est impossible ; d’une part, l’accroissement de valeur par lequel l’argent doit se transformer en capital ne peut pas provenir de cet argent lui-même : s’il sert à acheter, il ne fait que réaliser le prix des marchandises qu’il paie ; d’autre part, l’accroissement de valeur ne peut provenir non plus de la marchandise, car, dans la revente de la marchandise, celle-ci passe tout simplement de sa forme naturelle à sa forme argent et lors de l’achat, il ne s’opère qu’un échange d’équivalents.

Comment donc expliquer l’origine de la plus-value ? Une seule explication reste possible, c’est qu’elle provient du sur-travail, du travail extra des ouvriers.

Le mystère de la richesse du capitaliste est ainsi dévoilé : il se résout en ce fait, que le capitaliste dispose d’une certaine quantité de travail qu’il ne paie pas : c’est qu’en effet la force de travail de l’ouvrier possède cette vertu particulière, vraiment merveilleuse, d’être une source de valeur : la valeur de cette force de travail est déterminée, comme toutes les autres valeurs, par le temps de travail socialement nécessaire à la production de ses frais d’entretien, et six heures suffisent en moyenne à produire les frais d’entretien de l’ouvrier, le capitaliste profite donc de l’excédent du travail de l’ouvrier au-delà des six heures.

Telle est, d’après Marx et les néo-socialistes contemporains, l’origine de la plus-value, de la propriété capitaliste.

Certains économistes ont comparé l’ouvrage de Karl Marx à un casse-tête chinois ; d’autres, comme M. de Laveleye, sont effrayés à l’idée d’être pris dans les engrenages de la logique d’acier de ce disciple d’Hegel : il importe toutefois de surmonter l’aridité de la lecture du Capital en songeant à l’importance du sujet, et d’autre part, pour juger la valeur des conclusions, il faut examiner les prémisses et en apprécier la solidité.

À la base de l’édifice collectiviste, nous trouvons la théorie de la valeur fondée sur la durée moyenne du travail manuel socialement nécessaire à la production de la marchandise : cette théorie est-elle vraie ? Les faits économiques étudiés avec soin, d’une manière complète, sans lacune ni omission d’aucune sorte, y trouvent-ils leur explication ? C’est ce qu’il s’agit d’examiner.

M. Lafargue ne tarit pas d’éloges sur le compte de Marx et de sa puissance d’analyse ; l’analyse de Marx, nous dit-il dans l’article précité du Journal des Économistes (n° de sept. 1884), démontre que la circulation des marchandises ne crée aucune valeur, par conséquent le capital commercial et le capital financier sont impuissants à accroître le capital par leur circulation.

Pour prouver l’exactitude de la doctrine socialiste, M. Lafargue prend l’exemple suivant : il suppose que l’on fait circuler un quintal de blé de Chicago à New York, à Londres et à Paris avec retour à New York et Chicago en le faisant passer par dix marchands et spéculateurs, et il fait remarquer que le quintal de blé, revenu À Chicago, son point de départ, n’aura pas augmenté de valeur. L’écrivain socialiste triomphant conclut de là à l’exactitude de l’analyse du maître et dénonce les commerçants comme des non-producteurs, des parasites ; les seuls travailleurs utiles, productifs, sont les travailleurs manuels, dont le travail produit des marchandises, des objets matériels.

M. Lafargue, je le crains, s’est trop pressé de monter au Capitole, et l’exemple qu’il nous donne, loin de prouver l’exactitude de la doctrine socialiste, est merveilleusement choisi pour en démontrer la fausseté.

Je prie qu’on remarque à cet égard le manque absolu de sens pratique des écrivains socialistes ; où donc M. Lafargue a-t-il vu, autrement que dans un rêve, un commerçant expédier des marchandises en leur faisant faire un voyage de circum-navigation, avec billet d’aller et retour ? Cette fantaisie d’un marchand de blé expédiant un quintal de blé de Chicago à Paris pour le faire retourner à Chicago son point de départ, après l’avoir fait passer par l’intermédiaire de dix marchands et spéculateurs, est véritablement stupéfiante et M. Lafargue eût voulu démontrer l’absurdité de la doctrine socialiste qu’il ne s’y serait pas pris autrement. Il est clair comme le jour, pour tout homme pratique au courant des affaires, que lorsqu’un marchand expédie du blé de Chicago à Paris, ce n’est pas pour le faire retourner à Chicago, mais bien parce que, d’après l’état des cours et les besoins du marché, la valeur du blé à Paris est plus grande qu’à Chicago, pays de surabondance où les cours sont faibles et où le blé est destiné à l’exportation.

L’exemple choisi, loin d’être favorable à la doctrine socialiste, se retourne donc contre elle ; il prouve que les socialistes sont réduits, pour essayer de justifier leur système, à inventer des faits imaginaires, contraires à la réalité des faits économiques.

S’il n’y avait de travail productif de valeur que le travail manuel appliqué à la création des marchandises, des produits matériels, comme le soutiennent les socialistes, comment expliquer la fortune des commerçants de toute sorte, marchands en gros et en détail, voituriers, banquiers, des avocats, des médecins, des artistes, etc. ? Toute cette classe de citoyens ne créent pas de produis, ni ne fabriquent des marchandises, ils se bornent à rendre des services ; or, la preuve que ces services sont pourvus de valeur, c’est que librement, volontairement, le public les paie et les rémunère effectivement et que ces services sont acceptés en échange des marchandises, des produits matériels.

Ceci est catégorique, véritablement décisif.

Si les services proprement dits s’échangent contre des marchandises, c’est qu’ils ont entre eux quelque chose de commun, à savoir la valeur, et puisque cet échange se fait librement, après discussion et débat sans contrainte d’aucune sorte, c’est la preuve sans réplique de l’étroitesse et de la fausseté de la doctrine socialiste, qui nous représente la valeur comme inhérente aux marchandises, aux produits matériels, et qui considère la marchandise comme l’élément premier de la richesse.

Oui, cette doctrine est étroite, incomplète, partant fausse ; le socialisme soi-disant scientifique est une doctrine anti-scientifique.

La théorie de la valeur qui est à la base du collectivisme, sur laquelle repose tout l’échafaudage du système, comme dit M. Lafargue, est une théorie construite à priori, fantaisiste, elle est contraire aux faits, aux découvertes de la science moderne.

Depuis Lavoisier et grâce aux découvertes de la chimie basées sur l’observation la plus certaine, c’est un principe incontestable et incontesté que l’homme est impuissant à créer de la matière, que la quantité de matière existant dans l’univers est invariable, ce qu’exprime cette proposition : « Rien ne se crée. »

Rien ne se crée dans la nature, par suite les socialistes ont tort de soutenir, avec Karl Marx, que la production consiste à créer de la matière, et que les seuls producteurs sont les travailleurs manuels. Il n’y a pas de production matérielle en ce sens que les éléments des produits matériels, des marchandises existent dans la nature, que la nature les fournit gratuitement, et le rôle du travail se borne à des transformations, à des modifications de la matière en vue de donner satisfaction aux besoins des consommateurs ; il n’y a pas non plus, à proprement parler, de travail manuel, car la main n’est que l’instrument de l’intelligence.

Ainsi, nous sommes conduits à cette conclusion que la société est un échange de services mutuels et que tous ceux-là sont des travailleurs, des producteurs, qui rendent à autrui des services, sans distinguer si ces services se matérialisent ou non dans des marchandises, dans des produits matériels.

Que reste-t-il dès lors de la construction socialiste, de l’édifice du collectivisme ? Cette construction s’écroule faute de fondement pour la soutenir.

La théorie de la plus-value sur laquelle repose la distinction entre la propriété capitaliste et la propriété individuelle est basée elle-même sur la théorie marxiste de la valeur, laquelle détermine la valeur d’après la durée moyenne du travail social nécessaire à la production des marchandises ; or, il est démontré à cette heure que cette théorie est fausse, qu’elle n’embrasse pas la totalité des phénomènes économiques, il est prouvé, par l’observation exacte et complète des faits, que le principe de la valeur s’applique non seulement aux marchandises, aux produits matériels, mais aux services de toute nature incarnés ou non dans des objets matériels.

Et ce n’est pas tout : non seulement la théorie socialiste de la valeur est fausse à raison de son étroitesse, mais à un autre point de vue sa fausseté apparaît également. Dans la conception de Marx et de ses disciples, l’origine de la valeur est unilatérale. Marx la fait dériver du travail manuel, de la durée moyenne du travail social appliqué à la production, tandis qu’en réalité la valeur, qui est un rapport entre les services échangés, dépend de deux causes et non d’une seule ; elle dépend non seulement du travail, de la production, mais aussi de la demande, en sorte qu’il est impossible de se faire une idée exacte de la valeur d’un service sans tenir compte du milieu. C’est un point facile à vérifier et que l’on peut observer partout.

Si, comme le soutiennent les socialistes, la valeur dépendait uniquement de la durée moyenne du travail appliqué à la production, cette valeur serait indépendante du milieu, elle ne subirait pas l’influence de la demande, alors qu’au contraire, dans la réalité l’influence de la demande joue un très grand rôle.

Voici, par exemple, un immeuble construit à Paris et un autre immeuble, exactement semblable, construit par le même architecte, dans un village perdu de Bretagne ; la durée moyenne du travail social appliqué à la production de chacun des immeubles est identiquement égale ; croit-on qu’il en sera de même de la valeur des immeubles ? Ce que je dis des constructions élevées au-dessus du sol, peut s’appliquer aussi au sol sur lequel les constructions sont édifiées ; un mètre carré de terrain a plus de valeur à Paris qu’à Bordeaux, à Bordeaux qu’à Rochefort, à Rochefort que dans une petite ville et ainsi de suite, suivant une gradation descendante où l’influence du milieu est prépondérante. Ces faits, qui sont d’une observation facile à vérifier, faits dont l’évidence est indiscutable, achèvent de réduire à néant la doctrine fondamentale du collectivisme.

À la lumière de ces faits, de cette doctrine véritablement scientifique de la valeur considérée comme le rapport entre les services échangés, que devient la doctrine de la plus-value, de la propriété capitaliste entendue au sens socialiste comme provenant du sur-travail des ouvriers, de l’exploitation des masses ouvrières ?

M. Deville, armé du principe socialiste de la valeur fondée sur le travail manuel appliqué à la production des marchandises et proportionnelle à la durée moyenne du travail social nécessaire à la production, nous montrait, dans la société capitaliste, l’antagonisme des classes ; à l’entendre, la propriété des capitaux repose essentiellement sur l’exploitation des masses salariées, c’est là un fait fatal, nécessaire, résultant de ce que la circulation des marchandises n’est pas créatrice de valeur, en sorte que la plus-value, le profit du capitaliste au cas de travail salarié, ne peut s’expliquer par cette circulation du capital commercial et du capital financier ; dès lors, pour expliquer la formation de la plus-value, dans l’embarras où la théorie marxiste de la valeur place les socialistes, ils s’ingénient à chercher cette source de la plus-value aussi mystérieuse pour le moins que celle du Nil. Cette source fameuse, ils croient l’avoir enfin découverte dans la force de travail de l’ouvrier, à raison de la vertu merveilleuse qu’elle posséderait d’être elle-même source de valeur, parce que sa valeur d’échange est déterminée, disent-ils, comme toutes les autres, par la durée moyenne du travail social nécessaire à sa production et que six heures suffisent par jour pour produire les frais d’entretien des travailleurs, en sorte que l’excédant des six heures de travail est employé par l’ouvrier à produire de la plus-value pour le capitaliste.

Cette explication bizarre, embrouillée, et où la fantaisie joue un si grand rôle, surtout dans cette fixation de six heures de travail pour la production des frais d’entretien du travailleur — comme si les frais d’entretien étaient une quantité fixe, invariable ! — cette étrange explication, dis-je, est acceptée sans difficulté par les disciples de Karl Marx, dont la foi robuste les amène à s’incliner devant la parole du maître comme devant un dogme sacré.

Quoi qu’il en soit, cette doctrine est sans portée, sans autorité scientifique, et, pour en faire justice, il suffit de démontrer que la valeur, comme nous l’avons établi, est proportionnelle non à la durée moyenne du travail social, mais au service rendu.

Sortons de ces subtilités, de ces explications embarrassées et voyons les faits.

Si cet antagonisme de classes dénoncé par les socialistes, sous le régime de la libre concurrence, était fondé ; si, comme le soutient Marx, le développement du machinisme, en accroissant la richesse des riches, augmentait de plus en plus la misère des masses, en sorte que parallèlement à la richesse des capitalistes, à l’autre pôle de la société, il y aurait accroissement de la misère des classes pauvres, exploitées systématiquement par la classe capitaliste, ce phénomène de la pauvreté progressive des masses se manifesterait surtout dans les pays où le développement des machines est le plus considérable, où la libre concurrence exerce principalement son action anarchique et ruineuse, suivant la formule socialiste, par exemple en Angleterre, aux États-Unis, en France. Or, il suffit d’ouvrir les yeux et de comparer la situation des masses ouvrières dans les pays où la libre concurrence est le plus développée avec celle des ouvriers des autres pays pour voir que c’est le contraire qui est vrai.

Partout où le capital se développe, où les machines interviennent de plus en plus dans la production des richesses, on voit en même temps les salaires hausser et la condition des classes ouvrières s’améliorer d’une manière progressive.

Ceci est décisif contre la thèse socialiste ; c’est la preuve manifeste, évidente, sans réplique, de la fausseté de cette théorie. Les socialistes se vantent d’être des hommes de science, de s’appuyer, non sur des spéculations à priori, mais sur les faits, sur l’évolution des phénomènes économiques dans la société actuelle. Or, non seulement ils ne peuvent invoquer à leur appui les phénomènes économiques, mais ces faits, aux yeux de tout observateur de bonne foi, sont en opposition formelle avec leur système. Les statistiques des salaires, dans les pays libres, accusent une hausse constante des salaires des ouvriers, en même temps qu’un abaissement progressif de l’intérêt des capitaux.

 Voilà le fait, plus éloquent que tous les arguments, que toutes autres démonstrations. Rien de plus facile, d’ailleurs, à expliquer à la lumière de la vraie théorie, de la théorie scientifique de la valeur.

Si les ouvriers se font concurrence entre eux, il en est de même des capitaux, dans leurs rapports réciproques, et comme la valeur est proportionnelle au service, il est clair que l’abondance des capitaux doit, en amoindrissant leur service, en faire baisser la valeur.

La loi économique est donc celle-ci : à mesure que les capitaux abondent, l’intérêt baisse et le salaire hausse.

Hausse des salaires, cela veut dire que les services des ouvriers augmentent de valeur ; dans le débat entre capitalistes et ouvriers l’avantage demeure finalement à celui des contractants qui a le moins besoin de l’autre et là où les capitaux abondent on conçoit que les capitalistes se disputent les travailleurs, car le capital ne peut rien sans le travail et si le chômage des travailleurs ne leur rapporte pas de salaire, le chômage des capitaux les laisse improductifs d’intérêts.

Non seulement le salaire nominal hausse dans les pays où il y a abondance de capitaux, mais le salaire réel augmente, en ce sens qu’avec l’argent du salaire nominal, les ouvriers achètent les objets de consommation à des prix de plus en plus réduits.

Ceci ne peut être dénié, même par les socialistes, tant l’évidence est manifeste. M. Jaurès le constatait, à la tribune de la Chambre des députés, dans la séance du 26 juin 1897. Il disait : « Sur les céréales, le bétail, les vins, les bois, sur tous les produits de la terre de France, il s’est fait dans l’ensemble, depuis une vingtaine d’années, une baisse de prix d’environ un tiers et elle s’est produite avec une telle étendue et une telle régularité qu’elle apparaît comme une sorte de loi naturelle et de phénomène irrésistible. » Les statistiques de Sauerbeck ne laissent aucun doute à ce sujet et le même phénomène de baisse s’est manifesté sur les produits industriels.

Ainsi, ce fait de l’abaissement progressif de valeur des produits agricoles et industriels, dans la société économique actuelle, est un phénomène incontestable et incontesté : Or, à qui profite cette baisse de produits ? À tout le monde, à tous les consommateurs, mais principalement aux masses ouvrières.

M. Jaurès qui, comme tous les socialistes, n’a jamais fait de synthèse économique et qui voit des antagonismes partout — parce qu’il n’examine les faits que dans les rapports des producteurs entre eux, au lieu de compléter son examen en allant jusqu’au bout de l’évolution et en regardant du côté des consommateurs, qui représentent l’intérêt général —, M. Jaurès, dis-je, n’observe cette évolution que pour la maudire et la signaler à la malédiction des agriculteurs et des ouvriers agricoles, et il se demande si elle est le résultat d’une loi naturelle et fatale.

C’est, en effet, une loi naturelle de l’évolution économique sous le régime, tant abhorré par les socialistes, de la libre concurrence, mais une loi bienfaisante et harmonique, qui, bien comprise, réduit à néant la thèse socialiste de l’antagonisme des classes, en même temps qu’elle nous montre le vrai caractère de la propriété capitaliste, de cette spoliation prétendue des masses ouvrières, qui, en réalité, est une propriété essentiellement démocratique.

Les capitaux sont des instruments de travail qui font concourir la nature, qui la forcent à collaborer à la production des richesses : l’eau, le vent, la vapeur, l’électricité viennent peu à peu remplacer l’effort humain, faire le travail que primitivement il fallait faire à force de bras : or, si la valeur est fille du service humain, les forces et les matériaux fournis par la nature sont gratuits ; le producteur qui les utilise cherche à faire tourner à son profit cette gratuité, mais la concurrence lui arrache le profit de cette conquête sur la nature, elle réduit la valeur en réduisant le service, l’effort humain, et finalement la conquête se réalise au profit de l’humanité représentée par le consommateur sous forme de baisse de valeur, de réduction de prix.

Telle est la loi naturelle de l’évolution économique sous la pression de la liberté, de la libre concurrence.

Et voyez combien lamentable est l’erreur des socialistes, et quels effets funestes elle produit en excitant la haine des ouvriers contre les capitalistes, en dénonçant la plus-value, le profit capitaliste comme une spoliation des travailleurs au profit du parasitisme des employeurs !

Cette propriété capitaliste, telle qu’elle existe actuellement, c’est, pour les masses ouvrières, l’instrument du progrès, de l’émancipation véritable.

Loin d’être une spoliation au préjudice des ouvriers, elle provoque par son développement la hausse des salaires et la baisse progressive de la valeur des produits, des objets de consommation.

Il est surprenant que Marx, qui a entrevu cette vérité économique que la valeur est la fille du travail, de l’effort humain, qui s’est rendu compte également de la gratuité des éléments naturels, des matériaux et des forces fournis par la nature, n’ait pas compris plus exactement le mécanisme de la production, de la combinaison des forces naturelles et du travail humain dans la production.

Si le socialiste allemand avait analysé avec soin les phénomènes économiques de cet ordre, il aurait vu que le producteur, dans quelque ordre de choses qu’il exerce son activité, se conduit d’après le principe du moindre effort ; en ce sens que, le travail étant une peine, il cherche à économiser le plus possible d’efforts pour un résultat donné : de là l’invention des outils, des machines qui, emprisonnant et conquérant les forces naturelles, les contraignent à concourir à la production, à remplacer et a économiser le travail, l’effort humain.

Donc le producteur invente un outil, une machine ; il fait intervenir une force naturelle, force gratuite : qui profite de cette force gratuite ? L’inventeur d’abord. Tant que son secret n’est pas découvert, il utilise à son profit la force gratuite : c’est la récompense de son invention, le prix de ses efforts, de son génie ; plus tard la concurrence intervient, la valeur diminue et la force gratuite, grâce à la libre concurrence, tourne au profit de l’humanité représentée par le consommateur.

Telle est l’œuvre du capitaliste sous le régime de la libre concurrence : vous dites qu’il dépouille les masses ouvrières, que la plus-value capitaliste est le produit du sur-travail des ouvriers, que l’intérêt et le profit sont une spoliation des travailleurs par les oisifs.

Vous ne prenez pas garde que le point de départ de l’humanité est l’égalité dans la misère ; au commencement des sociétés, il n’existait aucun capital, tout se faisait à force de bras, par le travail humain, aussi les produits étaient rares et chers, il fallait, pour les payer, une quantité énorme de travail humain. C’est grâce au capital, à la propriété capitaliste, que les forces naturelles et gratuites sont intervenues dans la production, et si tout intérêt, tout profit était refusé au producteur de l’instrument de travail, le développement des capitaux serait frappé d’inertie, le progrès économique serait à tout jamais paralysé.

M. Deville nous dit, au nom de l’école socialiste, que sans propriété il n’existe pas de liberté véritable, et qu’il faut universaliser la propriété parce que si le travailleur n’est pas propriétaire des moyens de production, des outils, il est dans la dépendance du capitaliste qui possède les moyens, les instruments de production. M. Deville ne voit pas que les moyens de production ne poussent pas spontanément, comme les champignons dans les champs, qu’ils ont coûté du travail à leurs possesseurs et que ce travail a droit à une rémunération au même titre que celui du travailleur actuel : il ne se rend pas compte que l’intérêt, le profit du capitaliste n’est pas autre chose que le salaire d’un travail, salaire réparti ingénieusement sur un nombre indéfini de consommateurs.

Dans un pays libre où le travail et l’échange des services ne sont entravés par aucune loi oppressive, un homme n’est et ne peut être propriétaire que de la valeur de ses services : tout ce que la nature met dans la production, matériaux et forces, est et demeure gratuit, et ce qui fait le caractère démocratique, essentiellement démocratique de la propriété ainsi entendue, c’est que par suite de la solidarité des intérêts, loin qu’il y ait antagonisme entre les classes, l’harmonie résulte de ce que tout progrès économique accompli par un producteur quelconque va profiter finalement, grâce à la libre concurrence, à l’humanité toute entière représentée par le consommateur, sous forme de réduction de valeur, de prix.

M. Jaurès et, avec lui, l’école socialiste, nous en voudraient d’insister sur cette baisse progressive des valeurs dans la société actuelle ; économistes et socialistes, tous sont d’accord pour reconnaître l’existence et l’action de cette loi économique, ainsi que cela résulte de l’extrait du discours de M. Jaurès que nous avons cité plus haut.

L’erreur des socialistes, c’est de s’imaginer que l’action de cette loi est malfaisante, funeste aux masses ouvrières, en un mot antidémocratique : ce qui les trompe, c’est qu’ils n’observent que la moitié des phénomènes économiques, ils ne s’occupent que des intérêts des producteurs en tant que tels, de ces intérêts que vient heurter et froisser la libre concurrence ; ils ne voient pas que l’intérêt général est du côté des consommateurs et que cette baisse progressive des valeurs, qui mécontente le producteur en tant que tel, est un bienfait pour le consommateur qui représente les intérêts généraux de l’humanité.

Les socialistes confondent la richesse avec la valeur : de là leurs malédictions contre la concurrence qui, en réduisant les valeurs, leur apparaît comme une cause d’appauvrissement et de ruine ; de là leurs déclamations contre les machines qui viennent remplacer les forces humaines dans la production ; à ce point de vue, et n’observant que superficiellement les phénomènes économiques, les luttes des producteurs entre eux, ils ne voient partout que conflits, antagonismes d’intérêts, sous le régime de la liberté. D’autre part, trompés par la théorie incomplète de la valeur de Ricardo, ils ont, comme dit Engels, tiré les conclusions socialistes qui en découlent, en réclamant pour le travail manuel seul créateur de la richesse, d’après cette théorie, le produit intégral de la production.

La fausseté de la théorie de la valeur de Ricardo une fois démontrée, il s’ensuit que les conclusions socialistes doivent être rejetées comme entachées du même vice originel.

Il est temps de nous résumer et de conclure.

L’école des néo-socialistes, des théoriciens du collectivisme, reconnaît et proclame, comme l’école économiste, le principe de la propriété individuelle fondée sur le travail ; elle répudie et condamne, à ce titre, ce qu’on appelle dans ce système la propriété capitaliste, la propriété des moyens de production, comme entachée de spoliation et provenant du sur-travail des salariés : à l’appui de cette théorie, elle invoque la théorie de la valeur qui fait du travail manuel appliqué à des marchandises, à des produits matériels, la source unique des richesses.

Nous avons prouvé, jusqu’à l’évidence, l’étroitesse et la fausseté de cette théorie qui matérialise la valeur, qui méconnaît les découvertes de la science moderne et s’imagine que le producteur crée des produits matériels, alors que son action se borne à transformer les éléments fournis par la nature ; cette rectification faite, nous avons élargi le domaine économique en montrant que la valeur s’attache non aux produits matériels, mais aux services, aux efforts humains échangés ; nous avons établi que la valeur n’a pas une cause unique, mais qu’elle est un rapport entre les services échangés, que loin de dépendre uniquement de la durée moyenne du travail, comme le croient les socialistes, elle dépend également du milieu où les services sont offerts, de la demande aussi bien que de l’offre.

Cette démonstration faite, la théorie socialiste de la plus-value s’écroule faute de fondement, de point d’appui ; il ne reste plus rien pour justifier la distinction de la propriété soi-disant capitaliste et de la propriété individuelle : la plus-value, le profit capitaliste est, comme le salaire de l’ouvrier, le prix légitime d’un travail ancien, d’un service rendu qui n’a pas encore reçu sa récompense, c’est un salaire réparti sur un groupe indéfini de consommateurs.

En revendiquant, pour la collectivité, cette propriété de la plus-value, des moyens de production, en réclamant la transformation de la propriété capitaliste en propriété sociale, les socialistes réclament une injustice, ils demandent que l’on dépouille les possesseurs de capitaux au profit de la collectivité.

Non seulement nous avons justifié le principe de la propriété des capitaux, des moyens de production au profit des capitalistes, mais nous nous sommes appliqué à mettre en relief le caractère démocratique de cette propriété ; c’est grâce à la propriété, au profit qu’en tire le propriétaire, que le producteur est stimulé dans son œuvre d’accumulation des capitaux, et comme les capitaux sont destinés à faire intervenir de plus en plus les forces gratuites de la nature et à faire baisser ainsi la valeur des produits, il s’ensuit que le mobile propriétaire provoque le développement dans la société économique, d’une communauté, d’une collectivité de biens indéfinie.

La conclusion finale qui se dégage de ces prémisses, c’est qu’il n’y a aucune distinction à faire entre la propriété soi-disant capitaliste et la propriété individuelle ; que toutes les deux, dans un pays libre, sont légitimes au même titre étant les filles du travail, d’un travail ancien ou actuel ; par suite, nous avons raison de soutenir que le principe de la propriété collective du socialisme est en opposition avec le principe de la propriété individuelle proclamé par la déclaration des Droits de l’homme de 1789.

ERNEST MARTINEAU.

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