L’État moderne et ses fonctions (Revue des Deux-Mondes). Partie 2

Paul Leroy-Beaulieu, L’État moderne et ses fonctions, Revue des Deux Mondes, t. 89 (septembre-octobre 1888).


L’ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS

II. [1]

CARACTÈRES PARTICULIERS DE L’ÉTAT MODERNE. — SES FAIBLESSES. — SON CHAMP NATUREL D’ACTION. — SA MISSION DE SÉCURITÉ ET DE JUSTICE, DE LÉGISLATION ET DE CONSERVATION GÉNÉRALES.

 

Un appareil de coercition, soumettant tous les citoyens à la double contrainte de la loi qui règle certains actes de leur vie et de l’impôt qui prélève une forte partie de leurs ressources ; une machine, nécessairement compliquée en proportion de l’extension et de la variété des tâches auxquelles on la destine, comprenant un nombre généralement croissant de rouages superposés ou enchevêtrés, ne pouvant agir, sous peine de se détraquer, qu’avec lenteur et uniformité, voilà ce qu’est essentiellement l’État, dès que la société a franchi les premières étapes de la barbarie. Nous avons reconnu que, par sa nature, cet organisme manque de l’un des plus beaux attributs qui soient échus à l’homme : l’esprit d’invention. Aussi l’État nous a-t-il apparu dans l’histoire comme ayant surtout pour objet la conservation de la société ; plus tard lui est incombée la généralisation graduelle et prudente de quelques règles ou de quelques procédés que découvre l’initiative des particuliers ou des associations libres, et qui, pour que la nation en retire tout le profit qu’elle en peut attendre, ont besoin du concours non seulement de la généralité des habitants, mais de l’universalité. Cette seconde tâche comporte une réserve importante : comme la société humaine ne se développe et ne progresse que par l’esprit d’invention, et que ce don manque absolument à l’État, qu’il appartient en monopole à l’individu seul et aux groupements variés et infinis que forme librement l’individu, l’État doit veiller avec un souci attentif, ininterrompu, à circonscrire son action propre, de sorte que, sauf les cas d’évidente nécessité, il ne porte aucune atteinte à l’énergie individuelle et à la liberté des associations privées.

J’ai dit que dans ces études je ne me propose pas de parler de l’État en soi, abstraction difficilement saisissable, mais de l’État moderne. Je n’ai pas à rechercher ce qui convenait au temps de Lycurgue ou de Constantin, non plus qu’à m’occuper de la mission qui actuellement peut échoir à l’État chinois ou tibétain. Sons doute, le fond de l’homme étant toujours le même, et les règles qui déterminent son activité ayant, sauf des différences d’intensité, partout la même nature, on peut dire que la généralité des observations que suggère, quant à la sphère de son action, l’État moderne et occidental, pourraient, quoique à des degrés divers, s’appliquer à l’État ancien et à l’État asiatique. Il est bon de se circonscrire, toutefois, dans l’espace et dans le temps. L’État moderne et occidental offre des caractéristiques particulières qui le rendent tantôt plus qualifié et plus apte, tantôt moins apte et moins qualifié pour certaines tâches.

Que doit-on entendre par l’État moderne et occidental ? C’est l’État reposant principalement sur la délégation temporaire de l’autorité par ceux qui la doivent subir. C’est l’État électif et à personnel variable. Sans doute, dans tous les temps et à peu près dans tous les pays, l’élection a joué un certain rôle dans la constitution de l’État. Mais, pour l’État moderne et occidental, il ne s’agit plus d’un rôle accessoire, subordonné, d’un simple contrôle ; le principe électif y a tout envahi et tout absorbé. Dans le vieux monde, la France et la Suisse, dans le Nouveau-Monde, tous les États, sauf le Brésil, sont ceux qui présentent, de la façon la plus accentuée, ces traits propres à l’État moderne et occidental. Les autres pays appartenant à notre groupe de civilisation, la Russie seule exceptée, se trouvent dans des conditions, sinon identiques, du moins assez analogues ; il existe chez certains d’entre eux quelques contrepoids an régime électif ; ce sont, toutefois, en Angleterre, en Belgique, en Hollande, dans les États scandinaves, au Portugal, en Espagne, en Italie, au Brésil, en Autriche même, des contrepoids assez faibles et qui n’empêchent pas le principe électif d’avoir la direction générale de la politique dans ces États. L’Allemagne, ou plutôt la Prusse, est placée aujourd’hui dans des conditions différentes. Le principe électif y a été sérieusement contenu, plus encore par les événements et par l’ascendant de certains hommes, exceptionnellement bien doués et exceptionnellement heureux, que par les constitutions. Celles-ci laissent la porte ouverte à des aspirations qui nécessairement se feront jour tôt ou tard et ne pourront manquer d’obtenir quelque satisfaction. Quels que soient les rouages gouvernementaux, l’opinion publique, chez tous les peuples chrétiens, obéit aujourd’hui aux mêmes impulsions générales : l’idée que la volonté du grand nombre fuit la loi, que les forces gouvernementales doivent être employées autant que possible à soulager les classes laborieuses, un certain dédain de la tradition, une confiance naïve dans les changements législatifs. Telle est l’atmosphère sociale où se meuvent les peuples modernes occidentaux. Le plus vieux poète latin dont des lambeaux d’ouvrages nous soient restés, Ennius, pouvait écrire :

Moribus antiquis res stat Romana virisque.

Aujourd’hui, bien peu de gens se soucient des mœurs antiques ; le préjugé général est contre elles. Un réformateur social, M. Le Play, pouvait prêcher aux peuples contemporains de restituer à la vieillesse l’influence prédominante dans la vie publique. Je ne sais si cela serait désirable, mais il n’y a guère d’apparence que cette doctrine convertisse les peuples. Il se rencontre, sans doute, dans la politique, quelques vieillards qui y tiennent une place éminente, naguère en France, à l’heure présente en Allemagne, en Angleterre et en Italie : mais ce sont, d’ordinaire, des hommes au tempérament ardent et audacieux, qui, par une de ces fantaisies que se permet parfois le grand âge, se font les serviteurs des idées de la génération la plus récente et sont souvent à leur déclin plus amoureux des nouveautés qu’ils ne l’étaient dans leur jeunesse ou leur maturité. M. Gladstone en fournit la preuve, peut-être aussi M. Thiers. Les générations récentes ont, sur la direction générale de l’État moderne, une action décisive ; elles pèsent d’abord du poids de leurs suffrages : de vingt-et-un ans à vingt-cinq ans, il y a en France 1 400 000 électeurs, et, en défalquant ceux qui sont retenus dans les rangs de l’armée, il reste encore 1 million de jeunes hommes, presque des adolescents, citoyens tous actifs, dont bien peu s’abstiennent, qui forment le dixième du corps électoral inscrit, et le huitième environ du corps électoral pratiquant. Ces générations nouvelles pèsent encore plus par leur influence : on sait que dans la famille moderne, ce n’est pas en général le père qui dirige l’enfant adulte, mais ce dernier qui dirige le père[2] ; si l’on tient compte, en outre, de ce que, dans tous les pays, les partis politiques en lutte ne sont séparés que par un nombre assez restreint de suffrages, on en peut conclure que la partie la plus jeune et la moins expérimentée de la nation se trouve, chez les peuples modernes, en possession réelle de la conduite des affaires.

Je n’examine pas ici si cet état de choses doit être considéré comme définitif. Il offre quelques avantages et beaucoup d’inconvénients. Il est difficile de penser que cette organisation sera le régime où l’humanité fera son lit pour ne le plus changer. Outre que les peuples orientaux, dont certains, notamment les Chinois, semblent appelés à faire prochainement leur entrée sur la scène de la politique universelle, obéissent à une conception toute différente de la vie sociale, l’étude de l’histoire ne fait pas augurer très favorablement de l’organisation que nos pères ou nos grands-pères ont accueillie avec tant d’enthousiasme. Le passé paraît démontrer que les rois ou les aristocraties font les États et que, abandonnés à eux-mêmes, les peuples les défont. Je me garderai bien de faire des prévisions précises sur l’avenir. Mais il ne me semble pas invraisemblable que, après un temps fort long peut-être, des tâtonnements pénibles et des secousses diverses, les nations aux territoires très peuplés, entourées de voisins dangereux, reviennent aux grandes monarchies administratives, comme celle de l’ancienne France, avec plus de contrôle et de contrepoids, ou plutôt comme la monarchie prussienne actuelle, ou encore comme l’empire romain dans ses beaux jours, qui durèrent bien deux siècles. Mais ce sont là des conjectures : voyons ce que l’État moderne, l’État, plus ou moins électif et à personnel instable, peut et doit faire pour la conservation des sociétés et pour la civilisation. Comparons les vastes ambitions qu’on lui souffle aux moyens dont il dispose et aux résultats qu’il peut atteindre.

I

Des caractères généraux de l’État moderne découlent des conséquences graves. Il est absurde que la plupart des gens qui traitent du rôle de l’État les passent sous silence. La première, c’est que l’État moderne, sortant, par des délégations à courte échéance, de la masse des citoyens, non seulement n’est pas en principe plus intelligent qu’eux, surtout que les plus éclairés d’entre eux, mais qu’il est assujetti à tous les préjugés successifs qui dominent le genre humain et qui l’entraînent : il est la proie tour à tour de tous les engouements. Bien plus, il est à chaque moment particulier en quelque sorte le résumé, l’accentuation, l’intensification du genre spécial d’engouement auquel était enclin le pays lors du plus récent renouvellement des pouvoirs publics, c’est-à-dire lors de la dernière élection des chambres. On n’a pas assez signalé ce caractère de l’État moderne : l’État moderne exprime pour quatre ans ou pour cinq ans la volonté, non pas de l’universalité de la nation, mais de la simple majorité, souvent d’une majorité purement apparente ; bien plus, il exprime cette volonté telle qu’elle s’est manifestée dans une période d’excitation et de fièvre. Les élections ne sont pas précédées de jeûnes, de prières, de retraites ; elles ne se font pas dans le silence et dans la méditation ; même alors elles seraient défectueuses, parce qu’il est conforme à la nature humaine que les élections soient toujours influencées par l’intrigue et par ce prestige dont jouissent les gens turbulents, les agités, les ambitieux, les politiciens professionnels auprès des âmes timides et molles qui forment, en définitive, la grande masse du corps électoral. Les élections se font dans le bruit, dans le vacarme, dans l’ahurissement. L’électeur moderne ressemble assez au pauvre diable que le sergent racoleur happait autrefois dans un carrefour, qu’il grisait de promesses et de vin, et auquel il faisait signer un engagement pour l’armée. Ce sont les mêmes procédés que l’on emploie. Ainsi l’État moderne représente en général, élevé à sa plus haute puissance, l’engouement momentané de la majorité de la nation.

Or, il n’est aucun temps qui n’ait ses engouements : l’engouement de la force et de la répression, l’engouement pour la liberté individuelle illimitée ; l’engouement pour les travaux publics ou pour une nature particulière de travaux publics, les chemins de fer, les canaux, les monuments ; l’engouement pour la religion ; l’engouement contre la religion ; l’engouement pour l’instruction publique sous toutes les formes ; l’engouement pour la tutelle et la réglementation ; l’engouement pour la liberté des échanges ; l’engouement pour la restriction des échanges et la protection, etc. Il est mille formes d’engouements divers auxquels successivement cède une nation. Chacun de ces engouements, c’est-à-dire chacune de ces conceptions incomplètes ou excessives, offre des périls pour la société, périls de toute nature. L’État devrait prendre à tâche de résister à ces entraînements, à ces caprices, de les dominer, de les contenir. Loin de là ; par la nature même de son origine, l’État moderne multiplie en quelque sorte et prolonge pendant quatre ans ou cinq ans un engouement momentané. L’État moderne représente la nation à peu près comme la photographie instantanée représente un cheval qu’elle saisit au galop et qui reste pour elle éternellement galopant. Aussi la législation chez les États modernes va-t-elle presque toujours plus loin que ne le désirerait l’opinion publique, devenue rassise après l’excitation des élections. De là vient que souvent une chambre est suivie d’une autre qu’anime un esprit contraire ; ainsi s’expliquent également la contradiction fréquente, le démenti presque immédiat qu’en tout pays les élections partielles infligent aux élections générales. La législation dans les États modernes est, de toute nécessité, presque toujours outrée, soit dans le sens de l’action, soit dans le sens de la réaction. Les trois quarts du temps d’une législature sont employés à de faire ce qu’a fait la législature précédente ou l’avant-dernière. À cette intempérance et à cet excès de législation, il y a deux remèdes : le premier, c’est l’obstruction dans le sein du parlement ; le second, c’est le referendum, ou la ratification par le corps électoral entier des lois importantes que les chambres viennent de voter. On n’appréciera jamais assez les énormes services que l’obstruction parlementaire rend aux nations ; elle assure leur repos et la continuité de leurs conditions d’existence ; pour une bonne mesure peut-être dont elle retarde l’adoption, il en est neuf mauvaises ou inutiles qu’elle rejette dans les limbes. Le célèbre massacre des innocents auquel se livre, dans les derniers jours de la session, le parlement anglais, est le plus souvent la meilleure œuvre de la session. De même l’on aurait tort de se départir en France, comme on l’a proposé, de la pratique qui rend caduques toutes les propositions qui, à l’expiration des pouvoirs d’un parlement, n’ont été votées que par une seule chambre. On a beaucoup parlé du « surmenage » scolaire, mais pas assez du « surmenage » parlementaire, qui est bien plus réel et plus dangereux. Contre le « surmenage » scolaire, on a pour garantie ou pour refuge l’heureuse faculté d’inattention dont jouissent les enfants ; leur corps est présent à la classe, leur esprit en est souvent absent ; contre le « surmenage » parlementaire, on a pour refuge et pour garantie l’heureuse obstruction, si calomniée, avec tous ses procédés, soit ingénieux, soit naïfs. Il faudrait, cependant, à une société démocratique qui veut être sérieuse, un autre frein, le referendum, ou la sanction populaire aux lois principales : le referendum est l’arme défensive que les sociétés doivent toujours garder en réserve contre les entraînements de leurs mandataires irrévocables. 

Le premier grand vice de l’État moderne, qui consiste en ce qu’il intensifie et prolonge pendant plusieurs années consécutives l’engouement ou l’entraînement que subissait le pays durant quelques jours, nous conduit à une seconde faiblesse qui dérive de la première. L’État moderne n’a pas une suite complète dans les idées, et il en a peu dans le personnel. Nous pouvons nous contenter, croyons-nous, d’énoncer cette proposition sans qu’il soit bien nécessaire de la démontrer. Tous les pouvoirs sortant d’élections qui se déjugent souvent, le personnel qui représente l’État est très variable. Plus le principe électif tient de place dans l’État, plus cette instabilité se fait jour. Autrefois elle n’atteignait que les ministres et certaines hautes fonctions bien rémunérées ; elle tend maintenant à pénétrer le corps administratif tout entier. La lutte politique, dans la plupart des pays, se livrant entre deux corps de doctrines sans doute, mais surtout entre deux armées de politiciens avides, la plupart sans ressources et affamés, il en résulte que le triomphe de chaque camp doit amener une épuration générale. Plus la société approche du régime démocratique pur, plus cette instabilité s’accentue : elle finit par devenir une règle et trouver une formule. Quand l’un des présidants les plus fougueux des États-Unis, le général Jackson, prononça le fameux mot : Victoribus spolia, aux vainqueurs les dépouilles, il parlait une langue qui est comprise des politiciens des deux mondes, et qui tend à devenir universelle. La France, sur ce point, se fait américaine. Pour ne citer qu’un petit fait, qui est singulièrement significatif, l’an dernier, à l’enterrement d’un haut fonctionnaire du ministère des finances, l’un de ses collègues, bien connu d’ailleurs, prenait la parole en qualité de doyen, disait-il, des directeurs-généraux du ministère : ce doyen avait quarante-cinq ou quarante-six ans, sinon moins. Que de révocations ou de mises prématurées à la retraite n’avait-il pas fallu pour amener ce décanat précoce !

Les anciennes monarchies, ou même une monarchie contemporaine autoritaire, comme celle de Prusse, sont dans de tout autres conditions. Là on tombe plutôt dans la gérontocratie. L’État, en effet, échappant, pour le recrutement de ses fonctionnaires, à ce choix éclairé, réfléchi, indépendant, auquel se livrent en général les particuliers pour les personnes qu’ils emploient, il lui est difficile d’éviter l’un de ces défauts : ou le caprice qui substitue chaque jour de nouveaux venus, sans apprentissage, aux hommes expérimentés ; ou une fixité qui fait de l’avancement à l’ancienneté la règle habituelle, qui décourage la plupart des natures d’élite, et qui maintient souvent au-delà de leurs forces, dans de hauts postes, des personnages vieillis. Ce dernier inconvénient, toutefois, est moindre que le premier. Mieux vaut encore, pour la bonne composition des services publics, que le fonctionnaire soit considéré comme le propriétaire de sa fonction ; c’est le cas en Prusse, ou plutôt dans toute l’Allemagne. L’emploi une fois obtenu y est possédé, sinon à vie, du moins pour une longue période fixée d’avance, sauf le cas très rare de fautes professionnelles évidentes[3]. Le fonctionnaire prussien est à peu près aussi propriétaire de son rang et de son traitement, nous ne disons pas précisément de son poste, que l’officier français l’est de son grade. Même alors, il reste toujours le reproche de gérontocratie et de l’insuffisance des concours pour juger du mérite à l’entrée et aux divers échelons d’une carrière.

De l’instabilité du personnel de l’État moderne, en dehors des monarchies fermement autoritaires, il résulte une certaine incohérence dans l’action de l’État, ou du moins une difficulté à faire mouvoir la machine avec régularité, avec précision, avec souplesse, avec ménagement, de manière à lui faire produire tout son effet, sans lésion ni trouble pour personne. Pour la netteté de la volonté et la continuité intelligente de l’effort, l’État moderne reste ainsi fort au-dessous des individus bien doués et des corporations bien conduites.

Nous arrivons à un troisième défaut, qui est, à certains égards, le plus grave de tous, et qui, se mêlant aux autres, contribue à les développer et à les rendre plus nuisibles encore. En théorie, l’État représente l’universalité des citoyens ; l’État est donc théoriquement l’être impartial par excellence. Or, dans l’État moderne, cette impartialité est une pure illusion ; elle n’existe pas, elle ne peut pas exister. Les monarchies absolues et incontestées peuvent prétendre à cet idéal de la souveraine impartialité ; il n’est guère possible qu’elles l’atteignent complètement ; mais il n’y a rien dans leur constitution même qui les en éloigne. Au contraire, constitutionnellement, l’État moderne, l’État reposant sur l’élection, ne peut pas être impartial : cela est contraire à sa définition même, puisqu’il est le gouvernement d’un parti. L’État, tel que le conçoivent aujourd’hui les peuples occidentaux, est le mandataire réel, non pas de l’universalité des citoyens, mais de la simple majorité, en général d’une faible majorité, d’une majorité instantanée, momentanée, précaire, variable. Non seulement c’est un parti au pouvoir, mais un parti toujours menacé par le parti rival, craignant toujours de perdre ce pouvoir qu’il a difficilement conquis. Or, ce ne sont pas seulement des idées, des sentiments, ce sont aussi des intérêts qui, dans nos âpres sociétés contemporaines, peuvent être favorisés par la possession du pouvoir. Un ministre célèbre, grand théoricien, disait un jour que la politique n’est pas l’œuvre des saints. Devançant cet aveu, l’Écriture, toujours si merveilleusement perspicace, a assigné aux violents la domination de ce monde : violenti rapiunt illud. La violence dans les luttes politiques modernes se dissimule le plus souvent sous la ruse et l’intrigue, mais la partialité reste. Elle est encore accrue par un des effets de ce principe si actif, la division du travail et la spécialisation des professions. La conduite des affaires d’État devient un métier, non pas gratuit ; on vit de l’État, comme on vit de l’autel ; mais il y a partout deux personnels rivaux, sinon trois ou quatre, qui se disputent cette pitance, l’un jeûnant pendant que l’autre se repaît, chacun ayant sa clientèle et tenu de la satisfaire. Ainsi, l’État moderne, que les philosophes et les abstracteurs considèrent comme la plus désintéressée de toutes les personnalités, est, en fait, voué à la partialité, à la partialité sans relâche. Quelques hommes d’État, d’un esprit élevé, d’un cœur personnellement détaché des intérêts purement pécuniaires, peuvent essayer d’échapper à cette tendance ou de la modérer ; ils n’y réussissent guère, ils sont obligés de faire de constants sacrifices au parti qui les a portés et qui les soutient ; s’ils ne sont pas partiaux par inclination, ils sont obligés de le devenir par tactique et avec résignation.

Si l’on s’en tenait à la simple théorie, on croirait aussi que l’État est la personnalité la moins pressée qui soit, celle qui, pour l’exécution de ses volontés, a devant elle le temps le plus étendu, qui peut ne pas se hâter, faire tout avec mesure et avec poids. C’est encore là une erreur : les détenteurs de l’État moderne sont des détenteurs précaires ; ils savent qu’ils n’auront que deux, trois ou quatre ans, rarement sept ou huit, pour exécuter leurs plans, pour satisfaire leur parti. Des ministères de dix, quinze ou vingt années, comme ceux de Sully, de Richelieu, de Colbert, de Louvois, sont en dehors de leurs visées. Il faut qu’ils agissent vite, sans hésitation, sans repos, sinon le rival qui les talonne, le successeur présomptif, qui est l’ennemi, les surprendra, les renversera avant qu’ils aient rien fait. De là cette activité papillonne qui effleure tout à la fois, qui s’étourdit de son perpétuel bourdonnement. On sait combien la possession précaire est fatale à une terre, à une entreprise ; cette possession précaire a pour les États des inconvénients analogues, moindres, si l’on veut, quand est bornée la sphère d’action que la coutume ou les lois ouvrent aux pouvoirs publics, mais énormes quand cette sphère d’action est étendue et qu’elle tend à devenir illimitée.

Voyez comment des institutions contraires en apparence, mais assez semblables au fond, conduisent à des résultats analogues. On sait que certaines monarchies de l’Orient ont des ministres qui changent à chaque instant : le désordre administratif et le pillage du Trésor en sont la conséquence. Les États modernes ont, eux aussi, un personnel variable, et qui tend chaque jour à le devenir davantage ; il en dérive les mêmes effets : la dissolution administrative et le pillage des ressources publiques. Ce pillage, il est vrai, s’opère d’une autre manière, suivant une méthode plus hypocrite, avec des formes plus douces, en général avec des formes légales. On s’approprie le bien de la communauté par des créations de places superflues, par la mise prématurée à la retraite de fonctionnaires parfaitement valides et capables. De là les 100 millions d’augmentation du chiffre annuel des pensions depuis quinze ans, de là encore l’institution de 200 000 fonctionnaires nouveaux au moins, dans la même période. Ainsi, malgré l’opposition des étiquettes gouvernementales, les intrigues et les caprices des despotes d’Orient, les intrigues et les caprices du corps électoral, produisent des effets de même nature.

Nous n’avons pas épuisé l’énumération de tous les traits particuliers qui caractérisent l’État moderne et qui influent sur tous ses actes. L’un de ces traits les moins connus, et dont les conséquences sont les plus graves, c’est la façon générale dont l’État moderne, l’État électif, conçoit les intérêts de la société, et dont il cherche par conséquent à les satisfaire. Par suite de son origine, qui est l’élection incessante, toujours disputée et à peu près indécise, l’État moderne ne conçoit presque jamais les intérêts sociaux sous leur forme synthétique : il ne les aperçoit que morcelés, dans la situation d’antagonisme les uns avec les autres. Il n’a, pour ainsi dire, jamais en vue que des intérêts particuliers ; l’intérêt absolument collectif lui échappe. Il se figure, comme le vulgaire, que l’intérêt général n’est que la somme des divers intérêts particuliers, ce qui est une proposition d’ordinaire vraie, mais qui ne peut pas être toujours admise sans réserve. S’agit-il d’une des questions les plus débattues de notre temps, celle des relations douanières avec l’étranger ? Chacun des intérêts particuliers engagés dans la protection, ou du moins qui s’y croient engagés (car ces intérêts particuliers se trompent souvent eux-mêmes et sont parfois la dupe d’apparences), frappera beaucoup plus l’État moderne que le stimulant général, le surcroît graduel de vitalité qu’un régime commercial libéral assurerait à l’ensemble du pays. De même pour les travaux publics, de même aussi pour l’instruction, de même pour la force nationale. Ainsi qu’il est plus frappé des intérêts particuliers que de l’intérêt synthétique de la nation, l’État moderne, par les mêmes raisons d’origine et de pouvoir précaire, est aussi plus sensible aux intérêts immédiats et présents qu’à un intérêt plus grand, mais différé ou lointain. En cela il est en contradiction avec l’une des plus importantes missions de l’État, qui est de préserver l’avenir, même l’avenir fort éloigné.

Voici encore deux autres faiblesses qui, celles-ci, ne s’appliquent pas seulement à l’État moderne, l’État électif, mais à tous les États. Au point de vue strictement professionnel, dans les œuvres techniques qu’ils dirigent, les fonctionnaires publics n’ont ni le stimulant ni le frein de l’intérêt personnel. Dans les conditions habituelles où ils opèrent, ils se trouvent, dans une certaine mesure, détachés de leur œuvre, ou du moins de certaines des conséquences de leur œuvre. Sans doute, ils peuvent être animés de sentiments élevés, de zèle pour le bien général ; mais ce zèle n’a pas cette sanction qui consiste dans le contre-coup immédiat et nécessaire des résultats pratiques de leurs travaux. L’honneur même, qui de tous les sentiments dont ils sont inspirés est le plus haut et le plus efficace, peut quelquefois les induire en faute. Ils prennent souvent le change sur le caractère de leur mission ; ils cherchent le grand au lieu de l’utile, ce qui peut les distinguer et les honorer, au lieu des tâches vulgaires et banales qui conviennent au train de chaque jour. Ils se placent, même pour des entreprises communes, à un point de vue esthétique qui conduit à un gaspillage de forces ; on le voit pour les routes, les chemins, les écoles.

J’arrive à la dernière des faiblesses de l’État, quel qu’il soit, moderne ou ancien, républicain ou monarchique, tempéré ou despotique. L’État est soustrait aux conditions de la concurrence, la plus énergique de toutes les forces, celle qui tend le plus au perfectionnement de la société et de l’individu. Avec ce double pouvoir de contrainte légale et de contrainte fiscale qui lui est dévolu, l’État, quand il agit sur le territoire de la nation, n’a pas à redouter qu’on le supplante, qu’on l’annule, qu’on le supprime. Étant une personnalité sans rivale, puisqu’il est la seule de son espèce, il est à l’abri de cette éviction, de cet anéantissement, auxquels sont exposés les individus ou les associations libres qui remplissent mal ou médiocrement leur tâche. On fera peut-être ici quelques objections : on dira que, si l’État, considéré in abstracto, est soustrait à toute concurrence, les partis politiques qui se disputent l’État et qui le possèdent tour à tour sont, au contraire, dans la situation de concurrents constants et acharnés. Cela est vrai ; mais l’objection, pour n’être pas absolument dépourvue de portée, n’en a qu’une insuffisante. Ces partis en lutte sont bien des critiques sévères les uns des autres, des ennemis sans merci ; mais, en dehors des idées générales qu’ils servent et qui diffèrent, leurs procédés pratiques d’administration, leurs défauts qui tiennent à leur nature, sont, avec quelque diversité d’intensité, à peu près les mêmes.

Une autre objection plus fondée, c’est que la concurrence vitale existe pour l’État, sinon dans l’intérieur même de chaque État, du moins dans ses relations avec les États voisins ; elle se manifeste même de la façon la plus énergique, la plus dramatique, par la guerre, l’invasion, le démembrement ou l’annexion. Ici l’objection est exacte : la guerre est l’un des modes de la concurrence entre les États ; il n’y a pas de doute que les peuples faibles, par vice d’organisation ou de direction, par lâcheté, ont été dans le passé la proie des peuples forts ; et, n’en déplaise à ceux qui rêvent la paix universelle, rien ne prouve qu’il en doive être autrement à l’avenir. Mais ce mode de concurrence entre les peuples ne s’applique pas à l’ensemble de l’activité des nations ; il concerne une manifestation particulière de cette activité, l’organisation militaire et l’organisation politique, dont, en dépit des jugements superficiels, la première dépend essentiellement. Puis, ce genre de concurrence n’agit qu’à d’assez longs intervalles, qui n’ont pas une périodicité régulière ; on l’oublie, on le perd de vue ; il n’a sur la plupart des esprits que cette faible influence qu’exercent sur les natures peu prévoyantes les événements incertains et à échéance indéterminée.

Un publiciste ingénieux a supposé qu’on pourrait un jour instituer entre les États une concurrence permanente, palpable, toujours agissante : il la voyait naître déjà, en l’absence même de l’hypothèse de guerre : « L’idée de soumettre les gouvernements au régime de la concurrence, écrit M. de Molinari, est généralement encore regardée comme chimérique. Mais, sur ce point, les faits devancent peut-être la théorie. Le droit de sécession, qui se fraie aujourd’hui son chemin dans le monde, aura pour conséquence nécessaire l’établissement de la liberté de gouvernement. Le jour où ce droit sera reconnu et appliqué dans toute son étendue naturelle, la concurrence politique servira de complément à la concurrence agricole, industrielle et commerciale. » Et, plus loin, le spirituel auteur ajoute : « Pourquoi les monopoles politiques ne disparaîtraient ils pas à leur tour comme sont en train de disparaître les monopoles industriels et commerciaux ? » M. de Molinari est un des écrivains les plus subtils de ce temps. Il suffit de citer ce passage pour faire admirer son imagination. Mais le droit de sécession est loin de se frayer son chemin dans le monde : ni le Sonderbund en Suisse, ni les États confédérés en Amérique n’ont pu exécuter leur dessein ; l’Alsace-Lorraine a beau protester, il est peu probable que ses seules protestations, si persévérantes qu’elles soient, suffisent à briser son union forcée avec l’Allemagne. Le droit de sécession existe, il est vrai, pour les individus isolés. Il se manifeste par la liberté d’émigration et par la nationalisation chez un autre peuple ; 100 000 ou 200 000 Allemands et presque autant d’Italiens usent chaque année de ce droit individuel. Mais l’usage en exige tant de résolution, tant de sacrifices, il comporte tant de souffrances ; on n’emporte pas sa patrie à la semelle de ses souliers, comme dit le vieux révolutionnaire. Puis, cette faculté d’émigration, dans des proportions aussi vastes, tient à un état passager du monde, à l’insuffisance de la population des contrées récemment découvertes : c’est là un fait transitoire. Enfin, la concurrence dans la vie civile, commerciale ou industrielle, comporte la faculté pour un client de changer dix fois, vingt fois, de fournisseurs, de revenir même à ses premières amours. On ne conçoit pas un homme, au contraire, se faisant nationaliser successivement chez six ou sept peuples et revenant de temps à autre à sa nationalité primitive.

On doit donc arriver à cette conclusion : en dépit des luttes des partis politiques qui se jalousent, se critiquent, se calomnient et se disputent le pouvoir ; en dépit de l’éventualité de guerre qui menace toujours les nations faibles de devenir la proie des nations fortes ; en dépit encore de la faculté d’émigration et de nationalisation, qui implique celle de dénationalisation, la concurrence permanente, indéfinie, toujours aux aguets, n’existe pas pour les administrations publiques dans le sens et avec l’intensité qu’on lui trouve pour les entreprises individuelles ou celles des associations libres.

Nous avons énuméré les principales faiblesses, soit de l’État en général, soit de l’État moderne. Voilà pour lui bien des causes de modestie. S’il faisait chaque soir, en l’absence de tout flatteur, dans le recueillement qui lui est interdit, son examen de conscience, il devrait juger qu’il a bien des défauts, que sa nature est pleine de contradictions, d’incohérences, qu’il doit se montrer prudent, réservé, limiter son action à ce qui est indispensable. Mais non, l’État moderne est présomptueux, comme les enfants, comme les victorieux ; ceux qui le détiennent sortent d’une lutte acharnée, sans cesse renouvelée ; ils ont les sentiments des triomphateurs, ils ont aussi l’emportement des détenteurs précaires.

II

On dira que ces faiblesses ou ces vices, les grandes associations libres, les sociétés anonymes gigantesques, en sont affectées au même degré que l’État. C’est la prétention du socialisme contemporain que, la production n’étant plus possible qu’en grand, celle-ci échéant aux gros capitaux, qui, à leur tour, n’appartiennent qu’à des groupements d’individus, il ne peut plus être question, dans le monde moderne, d’entreprises strictement individuelles, placées directement sous l’œil du maître, mais seulement d’entreprises collectives gérées par des agents salariés qui sont peu intéressés aux résultats généraux de l’œuvre. J’ai montré dans mon ouvrage : le Collectivisme, examen critique du nouveau socialisme, combien ce raisonnement est exagéré ; il pèche doublement, d’abord par l’affirmation que toute production doit désormais se faire en grand, ensuite par l’assimilation, à bien des égards factice, des procédés d’action des sociétés anonymes aux procédés d’action de l’État. Sur le premier point, le maintien de la petite et de la moyenne industrie concurremment avec la grande, dans la plupart des sphères des entreprises humaines, l’agriculture, le commerce de détail ou de gros, la fabrication de tous les produits qui n’exigent pas des moteurs d’une énorme puissance, je n’insisterai pas ici ; cela me conduirait hors du sujet. Il est, au contraire, indispensable de montrer en quoi les méthodes de conduite des sociétés anonymes, si vastes soient-elles, diffèrent des méthodes que suit nécessairement l’État.

Les sociétés anonymes participent, sans doute, dans une mesure variable, des défauts de l’action collective ; elles n’ont pas toujours l’absolue unité de direction des entreprises individuelles ; ce n’est pas là, toutefois, leur principal vice, car les sociétés anonymes prospères sont presque toutes très concentrées ; mais elles manquent, d’ordinaire, de la souplesse, de la rapidité de conception et d’exécution qui caractérisent les bonnes entreprises personnelles : elles font plus de place aux dépenses inutiles, à ce que l’on appelle le coulage ; on va voir, cependant, que leur mode d’action diffère singulièrement de celui de l’État.

En premier lieu, les sociétés anonymes ne sont pas des démocraties à personnel variable ; elles procèdent du suffrage censitaire, car, pour jouir même d’une seule voix dans les assemblées, il faut posséder plusieurs milliers de francs d’actions ; or, comme il est rare qu’une personne ait tous ses fonds dans la même affaire, on peut dire que, sauf quelques petites entreprises locales ou populaires, les sociétés anonymes n’ont pour associés jouissant du droit de suffrage que des personnes possédant une certaine aisance et imbues de toutes les idées pondérées, de toutes les habitudes d’ordre et de patience, que l’aisance confère en général. En outre, les voix ne se comptent pas dans les assemblées par tête, mais jusqu’à une certaine limite, qui est assez élevée, en proportion de l’intérêt que chaque associé possède dans l’entreprise. De ces circonstances et d’autres encore, — le prestige qu’exercent, dans une société de capitaux prospère, les fondateurs ou les directeurs, la confiance que sont portés à leur accorder les actionnaires ayant en général d’autres besognes et étant dépourvus — ce qui n’arrive pas dans les élections politiques — de toute passion —, il résulte que les sociétés anonymes qui réussissent se transforment en fait à la longue en aristocraties ou en monarchies tempérées. Jetez les yeux sur les grandes associations de capitaux en France, en Angleterre et ailleurs, vous reconnaîtrez que la plupart ont une organisation aristocratique, quelques-unes presque monarchique. Ainsi, les grandes sociétés anonymes, celles qui méritent surtout qu’on s’occupe d’elles, sont à l’abri des changements violents ; elles professent pour la tradition, pour les règles établies, pour la continuité d’action, un respect qui forme un singulier contraste avec les tendances contraires dont l’État moderne est animé.

Ce qui aide à cette permanence des personnes et des règles dans les associations de capitaux, c’est la faculté qu’ont de les quitter les mécontents : ils peuvent à chaque instant, grâce à ces marchés appelés bourses, se dessaisir de leurs titres et devenir étrangers à une entreprise qui ne leur paraît plus menée suivant les bons principes. Le droit de sécession est donc de l’application la plus facile pour les associés des entreprises collectives libres sous la forme anonyme, tandis qu’il est excessivement difficile à exercer pour l’individu dans l’État.

La bureaucratie des sociétés anonymes, dans les mains de bons directeurs, est une bureaucratie beaucoup plus souple et beaucoup plus efficace que celle de l’État. Cela est incontestable, et cela tient à plusieurs causes. Ayant un but tout à fait spécial, se trouvant dégagées de toutes les considérations politiques ou religieuses, n’ayant pas à redouter le populaire électoral, assurées, d’ailleurs, de l’appui de leurs actionnaires toutes les fois qu’elles proposeront une économie, les sociétés anonymes jouissent d’une indépendance d’allures que l’État ne possède pas et ne peut pas posséder.

On peut médire de la bureaucratie : il n’en est pas moins vrai qu’elle est indispensable, et qu’il faut avoir l’esprit bien étourdi pour réclamer à la fois, comme le font tant de gens, l’extension des attributions de l’État et la suppression ou la réduction de la bureaucratie. Celle des sociétés anonymes est à la fois plus cohérente, plus prompte, plus agile que celle de l’État.

Rien d’abord ne gêne les sociétés dans le choix des directeurs et des chefs : l’État est gêné, en premier lieu, par la politique, qui lui dicte ou lui interdit certains choix, ensuite par les règles strictes que, pour éviter un favoritisme trop éhonté, il a dû édicter, pour l’entrée de certaines fonctions publiques, concours, grades, etc. N’a-t-on pas entendu quelles clameurs se sont élevées depuis 1880 en France quand tel ministre, l’homme le plus populaire du pays cependant, prenait pour directeur des affaires politiques au ministère des affaires étrangères un homme rallié aux idées du jour, mais ayant eu autrefois des opinions contraires ? De même, quand il s’agit de nommer un major-général au ministère de la guerre et que l’on prononce le nom d’un officier auquel on attribue la plus grande capacité professionnelle, mais qui passe pour avoir des idées politiques différant de celles qui sont à la mode, n’y a-t-il pas un débordement de menaces et d’invectives qui arrête la nomination ?

Du grand au petit, et avec des degrés divers d’intensité, il en est presque de même à tous les échelons de l’organisation administrative de l’État moderne, de l’État électif. L’État se place rarement, pour ses choix, au simple point de vue technique : il est toujours influencé plus ou moins par des considérations de parti. Il a la prétention que l’homme qui remplit un de ses emplois lui appartienne tout entier ; ce n’est pas seulement son travail professionnel qu’il veut, c’est son concours en toute circonstance ; il exige du fonctionnaire une conformité générale de manière de voir sur tous les sujets avec celle que l’État professe dans le moment : à peine consent-il à lui laisser sa liberté d’appréciation dans les questions de belles-lettres ou de beaux-arts ; mais il empiète sur ses opinions en matières religieuse, de philosophie ou d’éducation. Dans les grands centres, les fonctionnaires, cachés dans la foule, peuvent échapper à ce joug ; ils y sont rivés dans les petites villes ou dans les campagnes. On peut admettre que cette sorte d’usurpation de l’État sur la liberté du fonctionnaire, en dehors de la sphère professionnelle, est poussée plus loin aujourd’hui qu’elle ne le sera plus tard : c’est une pure hypothèse ; en supposant que l’État, qui n’a pas seulement en vue un but technique à atteindre, mais qui ne se dépouille jamais complètement de ses idées ou de ses préventions politiques et autres, puisse relâcher les liens dont il garrotte son personnel, il ne pourra jamais lui assurer la plénitude de liberté, en dehors de la sphère professionnelle, que donnent au leur les sociétés privées. Celles-ci sont menées en général par des gens d’affaires, c’est-à-dire par des hommes qui naturellement ont peu d’inclination au fanatisme, ne se soucient guère de compliquer leur besogne en se mêlant de la vie privée et des fréquentations de leurs subordonnés. À la longue, personne n’aimant à être tenu en laisse et à subir cette sorte de dégradation, il en résulte que le personnel des sociétés libres se recrute parmi de meilleurs éléments, plus compétents, plus appropriés à la fonction, que le personnel de l’État.

La faculté qu’ont les sociétés, et dont l’État ne peut guère jouir, de faire porter leur choix pour les postes élevés sur les hommes qui paraissent les plus capables, en dehors de toute condition d’âge, de grade, de diplôme, n’est pas non plus un des minces avantages des sociétés libres. Le canal de Suez ne fut sauvé que par la drague à couloir de M. Lavalley ; mais, simple ingénieur civil, M. Lavalley n’aurait pu être placé par l’État à la tête d’un service départemental ou à la direction d’un port, et, quant à sa drague, il lui aurait fallu bien des années pour la faire adopter par les conseils divers des ponts et chaussées.

Où se montre avec éclat l’élasticité des associations libres, c’est dans les temps de crise. Il faut alors plier les voiles, restreindre les dépenses. Les sociétés anonymes le peuvent et le font avec rapidité et sûreté : l’organisme de l’État ne se prête guère à des réductions de ce genre. Depuis 1882 ou 1883, les grandes compagnies de chemins de fer, par exemple, émues de leurs moins-values de recettes, s’ingénient à faire des économies, et elles arrivent à restreindre leurs dépenses, l’une de 7 ou 8 millions par an, l’autre de 5 ou 6, toutes ensemble d’une quarantaine. Elles n’engagent plus un seul employé nouveau, elles font redescendre au rang de chauffeur des mécaniciens, à celui de simple auxiliaire des chauffeurs. Les sociétés de crédit en font autant ; plusieurs suppriment un grand nombre de leurs succursales inutiles, restreignent de moitié les locaux qu’elles occupent. Ainsi, la déperdition des forces devient moindre, et les crises pour les sociétés anonymes produisent leur effet utile (car elles ont des effets utiles) : celui d’une révision générale de toute l’administration et de l’élagage de tout ce qui est superflu, parasite et morbide.

L’État, surtout l’État électif, est dans l’impossibilité d’agir de même. C’est à propos du budget de l’État qu’a surgi la théorie qu’il est incompressible. Il y a, du moins, de grandes difficultés à le comprimer. Tous ceux qui en vivent étant électeurs usent, pour empêcher toute réduction, de leur force électorale, qui, parce que les appoints peuvent se faire payer très cher, est parfois considérable. Aussi voit-on les députés, même dans les temps de déficit, demander des augmentations de traitements pour les employés de différentes natures : cantonniers, facteurs, instituteurs, douaniers, etc. Jamais, dans une assemblée générale d’actionnaires, les membres ne firent des propositions de ce genre. S’agit-il de supprimer un établissement coûteux et inutile, un tribunal sans affaires, une école sans élèves, un bureau de poste sans clientèle, l’opposition sera des plus vives. C’est que l’État ou ceux qui parlent en son nom ne se placent jamais au simple point de vue technique : de là son infériorité pour les tâches professionnelles, qui peuvent être remplies à la fois par lui et par des sociétés libres. On pourrait reprocher à ces dernières associations d’avoir les défauts de leurs qualités : étant, nous l’avons dit, constituées plus ou moins comme des aristocraties ou des monarchies tempérées, elles peuvent se rendre coupables de favoritisme ou de négligence. Le népotisme n’est certes pas étranger aux sociétés libres ; mais ses résultats y sont moins pernicieux, en général, que dans les administrations d’État. Précisément parce qu’il y a plus de permanence dans l’administration et la direction des grandes associations de capitaux, que les chefs y sont à la fois peu nombreux et permanents, on ne voit pas ces couches diverses de favoris qui viennent se superposer les unes aux autres dans les administrations d’État, à chaque changement de ministres ou de direction parlementaire. Le népotisme y est, en quelque sorte, plus endigué, parce qu’il ne se représente pas à chaque instant par la succession rapide de ceux qui pourraient l’exercer.

Quant à la négligence, à l’incurie, certes, il s’en rencontre dans les sociétés anonymes comme partout. Mais ici se présentent deux observations importantes : la première, c’est que la concurrence est incessante pour les sociétés anonymes. Toute entreprise privée qui se relâche, alors qu’elle n’est pas constituée en monopole, s’achemine à une destruction rapide dont les directeurs et le public sont bientôt avertis. Les inventaires de fin d’année, les dividendes qui se réduisent ou qui disparaissent, les cours des titres qui fléchissent, sont autant d’avertissements précis. La concurrence ne laisse pas un moment en repos la généralité des entreprises privées. Bagehot, dans son pénétrant ouvrage, Lombard-Street, a montré d’une façon saisissante les avantages que détiennent, par exemple, à certains points de vue, pour la hardiesse des opérations, les jeunes maisons de banque relativement aux grandes maisons plus anciennes. L’avertissement que donnent aux administrateurs négligents les divers symptômes que nous venons d’indiquer est autrement énergique et précis que les vagues embarras d’un budget d’État ; l’émotion causée parmi les actionnaires est bien plus forte que celle que les contribuables ressentent des déficits.

Il peut arriver, toutefois, qu’une direction ou une administration privée incapables ne se laissent pas suffisamment stimuler par la concurrence : l’entreprise mal conduite finit par être éliminée ; ce n’est qu’une affaire de temps. La routine absolue, non plus que le gaspillage persistant, ne peuvent se prolonger indéfiniment dans une entreprise libre. C’est à courte échéance la mort pour l’entreprise, la perte pour les associés. Du moins, cette perte ne tombe-t-elle que sur ceux qui ont eu foi dans l’œuvre, non pas sur le public en général. On a monté à grands fracas de publicité telle ou telle entreprise de travaux : beaucoup de gens ou perspicaces ou prudents l’ont considérée comme trop aléatoire, ils n’ont pas eu confiance dans la direction ; ils se sont abstenus ; la perte ne les touche pas ; c’est justice. Ceux qui supportent la perte, ce sont les hommes qui, par légèreté, par avidité, n’ont pas voulu se contenter des placements simples et sûrs, et, se lançant dans l’aléa, n’ont pas eu assez de discernement pour bien juger d’une affaire chanceuse ; ils sont à plaindre, mais ils avaient commis une imprudence. Au contraire, l’État entreprend contre tout bon sens un plan extravagant de travaux publics ; je vois la folie, je la dénonce à l’avance ; beaucoup d’autres hommes en font autant, mais ils ne sont pas en majorité : 3 milliards ou 4 milliards sont gaspillés dans des œuvres improductives, et nous les sages, les prévoyants, nous voyons nos budgets particuliers grevés d’un surcroît d’impôt de plusieurs dizaines de francs par an, ou de plusieurs centaines ou même de plusieurs milliers, suivant nos fortunes, pour des entreprises contre lesquelles nous avons protesté, les sachant insensées. On dira que c’est là une application du principe de la solidarité nationale, mais il est aisé de prévenir la dure et inique application de ce principe, en laissant aux entreprises libres ces œuvres contestées et sur lesquelles l’opinion publique se divise.

Les erreurs de l’État sont toujours des erreurs totales, j’entends par là que l’action de l’État s’étendant par voie de contrainte légale et de contrainte fiscale à tout le territoire et à tous les habitants, nul ne peut échapper aux résultats des fautes qu’il commet. Les erreurs des sociétés anonymes, au contraire, sont des erreurs partielles ou n’ont que des effets partiels ; les conséquences directes n’en sont subies que par ceux qui s’y sont associés ; les hommes perspicaces ou prudents n’en souffrent pas ou en souffrent peu. Ajoutons que, plusieurs sociétés anonymes en général se disputant, dans chaque branche d’industrie, le même champ d’action, il est rare que toutes commettent à la fois la même faute ; la rivalité même qui les anime fait qu’elles ne suivent pas exactement les mêmes méthodes et ne pratiquent pas au même moment les mêmes procédés. L’État, au contraire, qui ne peut jamais agir que d’une façon uniforme, intensifie nécessairement et porte au maximum les engouements, les entraînements, les partis-pris, quand l’esprit public y dispose.

Des explications qui précèdent, il nous semble ressortir clairement les règles suivantes :

1° En vertu de sa supériorité au point de vue de la conception, de l’invention, de l’aptitude aux modifications fréquentes, aux expérimentations variées, l’action individuelle doit être, a priori, préférée à celle de l’État pour toute entreprise susceptible de rémunération. Cela ne veut pas dire que certains grands services dont on doit désirer, à un point de vue de civilisation générale, qu’ils embrassent absolument tout le territoire, comme les postes ou les télégraphes, ne doivent pas être exercés par l’État. Encore, pour les télégraphes du moins, ce monopole de l’État a-t-il des inconvénients considérables : le secret des télégrammes est beaucoup moins gardé par l’État que par les sociétés privées ; on a vu, dans ces derniers mois, en France, des plaintes très graves à ce sujet s’élever de partis politiques divers ; la responsabilité pécuniaire de l’administration télégraphique de l’État, pour ses erreurs et pour ses fautes, n’existe pas. Chaque papier télégraphique en France prend soin de nous avertir que, en vertu de la loi, l’administration télégraphique est irresponsable. Elle peut, par une erreur de transmission, causer un préjudice de plusieurs milliers de francs ou de dizaines de mille francs à un particulier, et elle se refuse à accorder une réparation quelconque. Des arrêts des cours lui ont reconnu cette immunité abusive pour des dépêches relatives à des opérations de bourse. Placé en face d’une administration d’État, l’individu se heurte toujours à une bureaucratie hautaine, plus ou moins irresponsable, à des lois qui dérogent au droit commun, à des juridictions particulières et plus ou moins partiales. Aussi on ne saurait rendre trop rares les exceptions à la règle qui recommande de confier à l’action individuelle les services, quels qu’ils soient, susceptibles de rémunération.

L’association volontaire, les sociétés libres, de toute taille et de toute forme, en vertu de la flexibilité dont elles jouissent, de la rapidité aux adaptations successives, de la part plus grande qu’elles font à l’intérêt personnel, à l’innovation, de leur responsabilité mieux définie à l’égard de leur clientèle, de la concurrence aussi qu’elles subissent et qui les stimule, doivent être préférées à l’État pour tous les services qui sont susceptibles d’être défrayés tant par celui-ci que par celle-là.

L’État étant un organisme d’autorité qui use ou menace de contrainte, toutes les fois que l’on peut parvenir à des résultats à peu près équivalents par la voie de la liberté, cette dernière doit avoir la préférence. Alors même que l’on concevrait que l’État pût, dans certaines circonstances, momentanément, organiser un service d’une manière plus générale, peut-être plus complète, que les sociétés libres, ce ne serait pas une raison suffisante pour se prononcer en faveur de l’action de l’État. C’est ici, en effet, qu’il importe de s’élever à une vue synthétique de la société, au lieu de n’en considérer que les parties isolées et comme au microscope. La liberté, les entreprises privées, les habitudes d’action collective volontaire, contiennent en effet des germes de vie et de progrès qui ont une importance générale bien supérieure pour le milieu social au simple perfectionnement technique de tel ou tel détail secondaire. Il n’importe pas seulement d’atteindre dans le temps présent et avec rapidité tels ou tels résultats matériels, sous le rapport de l’assurance par exemple ou de l’assistance ; il faut encore conserver à toutes les forces sociales, autant que possible, une certaine énergie et spontanéité de mouvements. Un homme n’a pas seulement à se préoccuper de l’exécution de sa tâche de chaque jour ; il doit aussi veiller à ce que tous ses organes, tous ses muscles, tous ses nerfs restent disponibles, aptes à l’action, à ce qu’aucun ne s’atrophie, de façon qu’il ne puisse plus en retrouver l’usage au moment où il lui serait nécessaire. De même pour les sociétés humaines : mieux vaut que la vie et l’initiative soient diffuses dans tout le corps social que d’être concentrées dans un seul organe qui dispose d’un pouvoir infini de contrainte et d’un pouvoir infini de taxation.

Outre la contrainte législative, outre la taxation, qui est une autre forme de la contrainte, l’État jouit d’un autre moyen d’influence sur la société : l’exemple. C’est là un mode d’action qui soulève moins de critiques que les deux autres ; il ne laisse pas que d’être insidieux et, quand l’État ne met pas à l’exercer une suprême discrétion, de jeter une perturbation funeste dans les relations sociales. Cette puissance des exemples donnés par l’État grandit chaque jour : l’action indirecte de l’État, en dehors des injonctions législatives, en dehors aussi de la levée des impôts, est à certains égards plus sensible dans les sociétés modernes que dans les anciennes. L’homme a toujours été porté à l’imitation ; la foule a toujours eu les yeux levés vers ceux qui occupent des positions éminentes, pour reproduire dans sa vie journalière et commune quelques-uns des traits de leur conduite. Mais ce n’est pas là le secret de l’autorité toute nouvelle des exemples donnés par l’État. C’est que l’État moderne est devenu le plus grand consommateur, le plus grand faiseur de commandes, le plus grand « employeur de travail » qui soit dans une nation. Pour les besoins de la défense nationale, c’est-à-dire de ces deux formidables et progressives industries, la guerre et la marine ; pour les travaux publics gigantesques dont sa trinité de pouvoir central, pouvoir provincial et pouvoir municipal s’est chargée à l’excès ; pour tous ces services qu’il a plus ou moins accaparés, postes, télégraphes, éducation, etc., l’État dépense en France, déduction faite des intérêts des dettes nationales et locales, 3 milliards à 3,5 milliards par an, à l’ordinaire et à l’extraordinaire (un extraordinaire permanent) ; c’est certainement plus du dixième de l’ensemble des dépenses, publiques et privées, de tous les citoyens, et ce sont les dépenses les plus ostensibles, celles qui frappent le plus les yeux. Si l’État se met à décider que dans ses ateliers on ne travaillera plus que huit ou neuf heures, s’il impose à ses fournisseurs l’observance de la même durée de la journée ; si, par voie de simples règlements intérieurs, il lui plaît d’édicter que certaines combinaisons plus ou moins nouvelles et plus ou moins contestées, comme la participation aux bénéfices ou la coopération, devront être pratiquées par toutes les maisons industrielles qui sont en rapport avec lui ; s’il fixe pour les ouvriers qu’il occupe ou pour ceux des ateliers auxquels il fait des commandes un taux de salaires qui diffère de celui qui est en usage ; il est clair que ces exemples de la part d’un consommateur aussi gigantesque, d’un client aussi prépondérant, auront un poids énorme dans l’ensemble de la nation. Les fantaisies et les caprices de l’État, alors même qu’ils ne revêtent pas la forme d’injonctions générales, de lois, se répercutent ainsi avec une intensité profonde dans tout le corps social. Ces exemples de l’État, donnés avec beaucoup de discrétion et de réflexion, peuvent parfois être utiles ; il y a plus de chance qu’ils soient perturbateurs. L’État, quand il se prend ainsi à fournir des modèles aux particuliers, des types d’organisations qu’il croit progressives, endosse, souvent à la légère, une responsabilité très grave : d’abord il n’agit pas avec des ressources qui lui soient propres, mais avec des ressources dérivées, prélevées sur autrui, de sorte que, même lorsqu’elle est absente en apparence, la contrainte fiscale se trouve toujours au bout de ces expériences ; ensuite, il ne jouit pas d’une liberté complète, d’une absolue indépendance de jugement, parce que le joug électoral et toutes les servitudes mentales qui en découlent pèsent, sans en excepter un instant, sur ceux qui représentent l’État moderne. Enfin, obligé d’agir toujours en grand et avec uniformité, il multiplie les erreurs qui sont si fréquentes dans les essais humains.

III

Une tâche énorme, une tâche même croissante, d’une façon absolue, sinon relative, incombe cependant à l’État. Il n’est pas exact, comme l’a écrit un philosophe, que « l’État doit travailler à se rendre inutile et préparer sa démission. » Il doit seulement éviter de se disperser et de s’éparpiller, ce qui est tout différent ; il doit s’imposer aussi des règles de modestie et de circonspection, comme le font les particuliers sagaces, avec d’autant plus de soin même que les fautes d’un homme privé ne pèsent guère que sur lui, tandis que les fautes de l’État pèsent surtout sur autrui, c’est-à-dire sur tous les individus, non seulement en tant que membres de la collectivité, mais en tant que personnes isolées.

Les fonctions essentielles de l’État dérivent de sa nature même. L’un des caractères de l’État, c’est de représenter l’universalité du territoire et l’universalité des habitants d’un pays, c’est d’avoir une pensée et une action qui, au besoin avec le secours de la contrainte, se font partout obéir ; il en résulte que l’État est chargé de pourvoir aux besoins communs de la nation, c’est-à-dire à ceux qui ne peuvent être satisfaits convenablement sous le régime de l’initiative individuelle, qui réclament le concours absolu et préalable de tous les citoyens. On a distingué avec raison les besoins communs et les besoins généraux. Les besoins généraux sont ceux qui existent pour tout le monde, comme de boire, manger, se divertir ; les individus ou les groupements libres et souples qu’ils constituent à leur gré peuvent parfaitement y pourvoir. Les besoins communs sont ceux qui ne peuvent être complètement satisfaits que par l’action de la communauté même, parce que toute opposition individuelle, fût-elle limitée, y fait obstacle : ainsi la sécurité, la préservation contre certaines maladies contagieuses, le service de la justice. L’appareil obligatoire, coercitif, est ici de rigueur. Si l’État ne s’en chargeait pas, il faudrait que des particuliers ou des sociétés privées le constituassent, empiriquement, partiellement, insuffisamment. Une certaine intervention dans la préparation, sinon dans l’exécution des travaux publics, rentre aussi dans les besoins communs de la nation : je veux parler de l’exercice du droit d’expropriation, qui ne peut être confié qu’à l’État. On a souvent confondu, à tort, les besoins généraux, relevant de l’initiative privée, et les besoins communs, relevant par leur nature de la communauté. C’est une faute de ce genre que l’on commettait, il y a quelques années, dans l’État de Zurich, quand on consultait le peuple pour la constitution en monopole du commerce des grains. Les électeurs zurichois, souvent mal inspirés, eurent le bon sens de repousser aux deux tiers des suffrages cette proposition socialiste. Le socialisme consiste proprement à dépouiller l’individu d’une partie des fonctions qui lui appartiennent naturellement pour les conférer à l’État.

De tous les besoins communs d’une nation ou même de l’humanité, celui de justice est, après celui de sécurité, le plus considérable. Sécurité et justice ne sont pas identiques. Le second terme est beaucoup plus vaste. L’État est, par essence, le définisseur des droits et des responsabilités juridiques ; c’est un rôle énorme qui lui incombe ; nous verrons dans quel esprit, par quelle méthode, avec quelle prudence il s’en doit acquitter.

Un autre caractère de l’État, c’est qu’il possède la perpétuité, ou qu’il est censé la posséder. Il dure des séries de siècles. Il doit donc représenter les intérêts perpétuels et les sauvegarder contre l’imprévoyance des intérêts présents. C’est une des fonctions les plus importantes de l’État. L’individu, ou plutôt un grand nombre d’individus, les moins prévoyants, ceux qui se possèdent le moins eux-mêmes, cèdent souvent à la tentation des jouissances immédiates, et leur sacrifient un bien-être futur. Quand ils ne lèsent ainsi qu’eux-mêmes, l’État n’a pas en général à intervenir. Mais quand ils détériorent les conditions générales d’existence de la nation dans l’avenir, l’État manque à son évidente mission en s’abstenant. L’État représentant ainsi la perpétuité, divers devoirs nombreux en découlent pour lui, parfois d’action, plus souvent de contrôle. Il est fort rare que l’État moderne s’en acquitte bien. Cependant, il a supprimé, souvent par jalousie, la plupart des grandes corporations durables qui autrefois suppléaient à son abstention.

L’État est le gardien naturel, le protecteur des êtres faibles qui sont destitués d’appui. C’est un devoir auquel l’État moderne n’a aucune tendance à se dérober. Il tend même à s’en exagérer l’étendue. Il n’est pas tenu de procurer le bonheur universel. Cette mission de l’État comporte des difficultés très grandes d’application ; quand on y mêle une sentimentalité excessive, quand on perd de vue la nature des choses qui veut que chacun soit responsable de ses faiblesses et en souffre, on risque d’énerver la société et de la rendre moins apte au progrès.

L’État enfin, dans une mesure très variable, suivant les temps, les lieux, peut prêter un concours accessoire, secondaire, au développement des œuvres diverses qui composent la civilisation, et qui émanent de l’initiative individuelle ou des groupements libres d’individus.

Il n’échappera pas au lecteur que, tandis que les premières fonctions que nous venons d’indiquer, la sécurité, la justice, la conservation des conditions favorables du milieu physique où se meut la nation, sont susceptibles de beaucoup de précision et de netteté, les deux dernières, au contraire, la protection des faibles, le concours accessoire donné aux œuvres civilisatrices, ne peuvent être déterminées avec la même rigueur. Il y a là une part d’appréciation variable, et c’est surtout de ce côté que l’État, dans sa trinité de pouvoir central, de pouvoir provincial et de pouvoir local, se livre à des envahissements qui le font sortir de son rôle. Un examen rapide des divers services dont les États modernes se sont encombrés pourra seul, en l’absence d’une règle théorique absolue, impossible à formuler, faire pressentir les limites que doit observer l’État. Au degré de civilisation où nous sommes parvenus, plus menacés de déchoir par une contrainte gouvernementale étroite que de rester en arrière par l’inertie individuelle, un excès d’abstention offre beaucoup moins de périls qu’un excès d’intrusion.

IV

La première fonction de l’État, c’est de garantir la sécurité : la sécurité collective de la nation, la sécurité particulière de l’individu et de ses droits. Sur ce point, il n’y a pas de contestation de principe. L’application prête à plus de difficultés. Il y a, comme je viens de le dire, deux sortes de sécurité, l’une contre tout danger extérieur, l’autre contre les désordres intestins. La première a été considérée de tout temps comme la tâche la plus essentielle de l’État. Il importe, en effet, par-dessus tout, que la nation vive, conserve ses limites, ne soit assujettie à aucune oppression, à aucun tribu vis-à-vis de l’étranger, qu’en outre elle ait une suffisante confiance dans l’organisation de ses forces pour n’être distraite de ses tâches quotidiennes par aucune panique. C’est pourquoi le gouvernement est toujours apparu aux peuples comme étant d’abord un appareil militaire et diplomatique. Quelques nations jeunes, placées dans des conditions spéciales qui ne seront peut-être pas éternelles, les États-Unis d’Amérique, par exemple, n’ayant pas de voisins, semblent échapper à cette destinée commune des nations. Il serait téméraire de dire que ce sera pour toujours. Ils jouissent, en ce moment, par ces circonstances d’origine, de cet inappréciable avantage de pouvoir consacrer moins d’efforts, moins d’esprit de suite, à leur armée, à leur marine, à leur diplomatie. Cette exception ne doit pas nous paraître un modèle. Il serait fou de notre part de prétendre la copier. Tout ce qui, dans la constitution de l’État, porte atteinte à la cohésion des forces nationales, à leur préparation en temps de paix, à la continuité des vues dans l’armement et dans la direction politique extérieure, doit être considéré comme contraire à la notion même de l’État, comme périlleux pour la nation.

Il semble malheureusement que l’État moderne, c’est-à-dire l’État électif à outrance, sans réserve, sans contrepoids, l’État incessamment variable dans son personnel, dans ses institutions, dans ses idées générales, dans ses conceptions techniques, l’État se concevant lui-même comme « un provisoire perpétuel », l’État reniant toute tradition, l’État se proclamant un parvenu, plaçant sottement son entrée dans le monde à cent ans en arrière, au lieu de vingt siècles, comme il le pourrait et le devrait, il semble qu’un pareil État, précaire, flottant, toujours en mutation, compromette singulièrement la force, sinon dès le premier jour, du moins à la longue, de cet appareil militaire et diplomatique, dont la faiblesse pourrait le livrer en proie aux appétits des peuples rivaux. Au lieu d’un ministre de la guerre en dix ou quinze ans et d’un-major général, ayez-en vingt successifs ; au lieu de choisir les généraux pour leurs connaissances professionnelles, prenez-les pour leurs opinions, soit politiques, soit religieuses, soit philosophiques ; au lieu de considérer le recrutement de l’armée pour le maximum de force qu’il peut conférer au pays, avec le minimum de perturbation dans les carrières civiles essentielles, faites-le dépendre de rancunes électorales, de flatteries pour de vils préjugés populaires ; ayez un jour un ministre de la marine qui méprise les cuirassés, s’éprend des torpilleurs et veut couvrir les mers de ces derniers ; puis, le lendemain, un autre ministre qui dédaigne les torpilleurs et ne veut plus entendre parler que de cuirassés ; supprimez de votre politique extérieure toute tradition et tout plan ; au lieu d’un homme réfléchi, circonspect, mais ferme en ses desseins, soyez, au point de vue extérieur, comme une femme capricieuse, mobile, à qui personne n’ose se fier, il est clair que vous ne remplirez pas la fonction de l’État au point de vue de la sécurité.

C’est un aveu triste à faire, l’État moderne offre des garanties médiocres pour la défense même de la nation. Certains esprits en prennent leur parti en se disant que, tous les États devant tôt ou tard se moderniser et se livrer pieds et poings liés au régime électoral absolu, les conditions seront les mêmes pour tous et que l’infériorité n’existera plus pour aucun. Ce raisonnement ne serait qu’à moitié juste : il faudrait encore tenir compte du tempérament des peuples, de ce qu’on appelle la lourdeur de certains, qui n’est que circonspection, patience, persévérance, esprit de suite ; ceux-là useraient peut-être du régime électif pur en le rendant moins mobile et moins variable, Or, ce n’est jamais ni aux peuples ni aux hommes légers que le monde a appartenu ; c’est à ceux qui savent concevoir en silence et suivre de longs desseins.

D’autres trouvent leur consolation dans cette espérance que les conditions de l’humanité vont changer soudain. On l’a connue batailleuse pendant les quarante ou cinquante siècles de son existence consciente ; comme si les lois de l’habitude n’existaient plus, elle va en un clin d’œil se faire pacifique à tout jamais. Le vieux dicton : Homo homini lupus va se transformer, sans transition, en celui-ici : Homo homini ovis. Cette prévoyante sagesse pourrait bien anticiper de toute une série de siècles sur l’avenir. Les raisons de querelles survivent, quoi qu’on en dise, entre les peuples modernes : questions de frontières, questions de commerce mal comprises, questions d’infiltration des étrangers d’un pays dans un autre et du régime qui leur est fait, questions de densité inégale de population et de diversité de richesse des territoires. Puis, à l’intérieur même, le frémissement des appétits des diverses classes sociales, leurs ambitions pour une vie large et oisive, les convoitises qu’excite le pouvoir, voilà bien des raisons, ce semble, pour qu’on ne considère pas comme suranné l’appareil militaire dont le maintien et l’affermissement ont été longtemps considérés comme la principale fonction de l’État.

La sécurité pour les particuliers et leurs droits ne vient qu’au second rang, après la sécurité pour la nation elle-même. Ce service s’est singulièrement développé chez les peuples modernes. Il est infiniment plus vaste qu’on ne le suppose au premier coup d’œil. Il s’accroît en intensité et en précision ; il varie, en outre, à l’infini. En tant qu’intensité, on peut juger par les quelques chiffres qui suivent de la diversité des efforts faits à diverses époques. Au milieu du XVIe siècle, en 1539, le guet de Paris se composait d’une compagnie, comprenant 20 sergents à cheval et 40 à pied. Sous Henri II, en 1559, il s’était développé et comptait 260 hommes, dont 32 à cheval. Il se compose, sous Colbert, de 120 cavaliers et 160 fantassins ; sous Louis XV, en 1771, le nombre des premiers s’élève à 170 et celui des seconds à 870. Aujourd’hui, d’après les comptes de la ville de Paris, les divers services de sécurité municipale occupent plus de 10 000 hommes, gardiens de la paix, gardes municipaux, pompiers, etc. C’est onze fois plus qu’à la fin du XVIIIe siècle ; la population a, il est vrai, un peu plus que quadruplé. La loi économique que, avec le développement de la population, chaque service devient moins coûteux, n’a pas trouvé ici d’application. Elle a été tenue en échec par deux autres lois : l’une, que plus une agglomération humaine est grande, plus les tentations aux crimes et aux délits et les facilités d’en accomplir s’accroissent ; l’autre, que, plus la population est civilisée, policée, plus elle devient exigeante dans ses raffinements, s’irritant contre chaque trouble, chaque retard, chaque gêne, que les peuples primitifs supportent avec impassibilité.

Le service de la sécurité s’est également beaucoup accru en variété : il s’étend à une foule d’objets autres que la protection immédiate des personnes et des biens. Il se fait souvent préventif et s’efforce d’éloigner les dangers communs, comme les épidémies ; il prend des précautions de toute sorte. Il y aurait beaucoup à dire à ce sujet, certaines nations péchant de ce côté par négligence, d’autres par un excès d’intrusion, par des règles qui reposent sur des observations incomplètes ou trop promptement généralisées. Cela nous entraînerait dans un détail infini. Nous trouverons l’occasion de revenir plus tard sur quelques-unes des fautes ou quelques-uns des abus de l’État (pouvoir central ou pouvoir municipal) en cette matière. La fonction de sécurité générale dont est chargé l’État entraîne, dans l’application, des problèmes dont la solution est singulièrement délicate : celle du régime pénitentiaire, par exemple, celle aussi de la déportation des criminels. Depuis que l’on a abandonné la pratique sauvage des anciennes civilisations, qui, allant au plus pressé, se contentaient de tuer les coupables ou de les enfermer, sans plus s’occuper d’eux, l’État se trouve en présence des questions les plus complexes et les plus embarrassantes. Au Maroc encore et dans la plupart des pays musulmans, on jette les criminels en prison, quand on ne leur coupe pas la tête, et dans les geôles infectes où l’on les tient, on ne se charge même pas de les nourrir, ce soin revenant à leur famille : dans le même pays encore et dans d’autres fort éloignés, comme la Chine, on les laisse parfois en liberté, mais on leur coupe quelque membre, ou l’on les met dans des entraves, dans une cangue, et ils s’en vont mendiant, incapables de nuire, mais incapables aussi de travailler. Nos sociétés civilisées, qui, par un sentiment élevé d’humanité, veulent traiter avec charité les criminels, pourvoir convenablement à leurs besoins, leur procurer du travail, les moraliser même, assument avec raison, à l’honneur de notre civilisation, une tâche des plus délicates. La plupart, toutefois, n’y apportent qu’un soin distrait, les gouvernements étant absorbés par d’autres objets qui sont moins de leur compétence.

On conçoit, néanmoins, comment le service de sécurité qui incombe à l’État s’est développé, non seulement depuis dix ou vingt siècles, mais même depuis cinquante ans. À considérer comme type la nation qui a passé longtemps pour la plus économe, la Grande-Bretagne, les dépenses de la magistrature, de la police et des prisons (law and justice) ne demandaient au pouvoir central que 5 millions de francs en 1817, 8,5 millions en 1837 : on les voit soudainement absorber 62 500 000 francs en 1857, puis 80 millions en 1867, 122 millions en 1877, et enfin, en chiffres ronds, 200 millions de francs en 1887.

Certains indices, toutefois, semblent démontrer que ce service de sécurité, qui a tellement gagné en étendue et en intensité chez les peuples modernes, souffre par certains côtés, subit des atteintes qui pourraient être graves, qu’il tend à revenir, par certains points, à la barbarie primitive. Que dirait, par exemple, Richelieu, le prescripteur des duels, si, revenant en ce monde, il contemplait son successeur, premier ministre en exercice, et le ministre de la guerre de la veille, en train de se couper la gorge, sous l’œil complaisant du directeur de la sûreté générale faisant le guet pour écarter la police ? Que diraient aussi nos anciens jurisconsultes s’ils assistaient à tous ces extraordinaires acquittements de gens qui se tuent ou se blessent sous le prétexte que, étant époux ou amants ou rivaux, ou bien encore ayant quelque motif de rancune et de haine, leurs démêlés échappent à la justice des hommes ? Que penseraient-ils de cette théorie, que tout coupable, étant un malade, a droit à de l’intérêt et à des soins, non à un châtiment ? Quelle idée auraient également de nos progrès nos anciens administrateurs s’ils voyaient dans chaque foule et dans chaque bagarre des individus sortir de leur poche un revolver, s’en servir ou en menacer, témoignant ainsi que des classes entières de citoyens sont toujours clandestinement armées, ce qui est peut-être pire que de l’être ouvertement ? Notre civilisation, qui a bien des raisons de s’enorgueillir, en aurait beaucoup aussi d’être modeste : le civilisé, même occidental, laisse, à mainte occasion où il s’oublie, reparaître le barbare.

Si des villes on passait aux campagnes, on verrait aussi s’y épanouir le maraudage impuni, sinon protégé, presque toléré, témoignant, en tout cas, que, au point de vue de la sécurité purement matérielle, on est loin d’approcher de la perfection. À ce point de vue, l’État moderne, engagé dans les liens électoraux, courbé sous le joug électoral perpétuel, ne jouit que d’une médiocre liberté et franchise d’allures. C’est là un mal secondaire et auquel, si agaçant qu’il soit, on peut se résigner, car il n’entame pas profondément le corps social.

V

Les erreurs sur la mission de justice de l’État et l’esprit dans lequel il la doit remplir peuvent avoir infiniment plus de gravité. La justice se rattache à la sécurité, mais elle en est distincte. L’État, avons-nous dit, est par excellence le définisseur des droits et des responsabilités juridiques : c’est la fonction la plus haute, la plus intellectuelle qui lui soit échue. Il importe de bien s’entendre sur le caractère et les limites de cette mission. La plupart des publicistes la conçoivent mal ; la plupart des États l’accomplissent plus mal encore. La question est de savoir ce que fait réellement l’État quand il fait une loi réglant les rapports de la vie civile ou commerciale. Agit-il en être omnipotent, infaillible, créant le droit ? Certains théologiens enseignent que le mal est ce qui est contraire à la volonté de Dieu. L’injuste est-il simplement ce qui est contraire à la volonté de l’État ? Le juste est-il tout ce qui est conforme à cette volonté ? Cette façon de raisonner est contraire à la nature des choses, à la nature des hommes, à tout le développement historique des sociétés humaines. Il importe d’étudier comment s’est constitué le droit.

Les publicistes anciens et les modernes, jusqu’à la fin du XVIIe siècle, concevaient surtout la loi comme une règle fixe, sinon absolument immuable, du moins durable, formant opposition à l’arbitraire. C’est ainsi que Bossuet décrivait un État « où personne n’est sujet que de la loi, et où la loi est plus puissante que les hommes. » La Salente de Fénelon abonde en actes de révérence pour les lois ainsi conçues, qui dominent les rois aussi bien que les peuples. Grâce à ces règles permanentes, les citoyens ou les sujets jouissaient de la certitude dans leur sphère d’action : quelles que fussent les fantaisies de leurs souverains ou de leurs administrateurs, ils entrevoyaient certains droits qui devaient leur être conservés, des catégories d’actes qu’il était impossible de leur interdire. Cette façon de concevoir la loi manquait, certes, de précision : elle se taisait sur les origines ; elle était cependant beaucoup plus juste que celle de certains publicistes ou théoriciens plus modernes, Bentham entre autres. Ce dernier n’a-t-il pas écrit que le gouvernement remplit son rôle « en créant des droits qu’il confère aux individus, droits de sécurité pour les personnes, droits de protection pour leur honneur, droits de propriété, etc. » ? En vérité, les vues de Bossuet et de Fénelon, quoique incomplètes, valaient mille fois mieux que celles de cet empirique. Beaucoup de jurisconsultes s’en vont encore répétant que la loi crée la propriété, par exemple. On institue je ne sais quel droit divin des peuples ou de la majorité variable des peuples qui est plus dangereux, parce que ses prétentions sont encore plus absolues, que l’ancien droit divin des rois.

Une analyse exacte témoigne que la loi ne crée aucun droit : elle reconnaît le droit, elle le définit, elle le sanctionne, elle le précise et surtout elle en règle l’exercice et les rapports avec les autres droits.

Im Anfang war die That ! dit Faust dans son monologue. Au commencement on trouve l’acte, l’acte instinctif, toute une répétition d’actes plus ou moins uniformes, qui constituent une série en se développant, en se précisant. Ces actes ne se renouvellent, ne se perpétuent, ne s’étendent que parce qu’ils sont conformes aux nécessités de la vie humaine et de la vie sociale. Comme le langage, comme l’échange, le droit naît spontanément par le développement d’embryons successifs. Le langage, la syntaxe même, ont précédé les grammairiens ; l’échange et toutes ses applications ont devancé les économistes ; le droit a précédé les législateurs. Si, pour le développement humain, il eût fallu attendre les décisions vacillantes, incertaines, contradictoires de la raison raisonnante, l’humanité, après tant de siècles, ne se serait guère élevée au-dessus de l’animalité.

Aussi, c’est la coutume d’abord qui, non pas crée le droit, mais le constate et le sanctionne. Partout le droit non écrit, non formulé, a devancé le droit écrit. Les premiers législateurs ne sont, en quelque sorte, que des scribes qui recueillent et mettent en ordre des coutumes sorties graduellement du sentiment populaire ou plutôt de la nécessité des choses. Ils s’en réfèrent toujours aux mores majorum. L’idée d’innover ne leur vient pas. Le fameux mot de réforme, qui aujourd’hui fait sottement tourner tant de têtes, leur est inconnu. Une fois fixé par l’écriture, par des textes précis et concis, le droit continue cependant à être en mouvement et en développement. Mais ici encore, pour tout analyste exact, l’initiative ne vient pas du législateur. Vous avez partout un droit prétorien, une jurisprudence qui graduellement se superpose au droit écrit, le fait dévier, le corrige, l’amplifie : or, ce droit prétorien, c’est pour certaines espèces particulières, soit nouvelles, soit modifiées par les circonstances et le milieu social, l’application graduelle des règles qu’exige la nature des choses transformée. Ce droit prétorien lui-même ne fait guère que copier les usages nouvellement établis ; le législateur arrive en dernier lieu pour une suprême sanction.

Voulez-vous que nous assistions à la genèse de quelques droits, et vous verrez combien il est faux que ce soit la loi qui les crée. On a dit, par exemple, que c’est la loi qui crée le droit de propriété : il n’est pas de proposition plus frivole et plus contraire à l’histoire. J’ai montré dans mon ouvrage sur le Collectivisme par quels tâtonnements le droit de propriété privée s’est dégagé de la propriété collective. Dès qu’un peuple est passé du régime pastoral au régime agricole, les demeures deviennent fixes : chaque ménage est propriétaire de sa hutte ou maison et souvent d’un petit enclos y attenant. Cette propriété primitive, c’est la nature même qui la recommande et qui l’indique à l’homme, la promiscuité lui étant antipathique. En dehors de cette chétive maison et de cet enclos, tout le reste du territoire est commun ; mais il comprend deux parties distinctes : celle qui entoure le village et qui sert à la culture ; celle qui est plus éloignée, qui reste inculte ou n’est affectée qu’au pacage. La première forme bien une propriété collective, mais divise ; on la répartit par lots tous les ans d’abord, puis à des intervalles de plus en plus éloignés, entre les habitants. Ce qui tend à donner à la possession précaire des lots une durée de plus en plus longue, à espacer par conséquent de plus en plus le partage, c’est la nécessité même d’une culture qui se perfectionne. En un an on ne peut donner à la terre que bien peu de façons ; en deux on fera davantage, puis en trois, puis en quatre. C’est ainsi qu’il arrive que, dans le mir russe, les partages parfois ne se font plus que tous les dix-huit ans. Tous ces lots sont égaux à l’origine et tirés au sort ; mais les moyens d’exploitation des habitants deviennent bientôt inégaux : l’un est acharné au travail, habile, prévoyant, il fait de bonnes récoltes, il se constitue des réserves de blé, de fourrages, il entretient bien ses animaux ; l’autre est indolent et vit au jour le jour ; bientôt il n’a plus même de blé pour la semence, ses animaux dépérissent ou disparaissent, il se trouve sans aucun moyen de culture : à quoi lui servirait son lot, puisqu’il ne pourrait le cultiver ? Il se voit obligé d’en céder la jouissance à son voisin et de donner également sa personne à gages. Bientôt la coutume sanctionne tous ces arrangements et décide que ceux qui n’ont pas de moyens de culture suffisants ne seront pas admis au partage. Ainsi l’inégalité de la richesse mobilière, provenant du travail et de l’épargne, détermine à la longue l’inégalité de la tenure foncière. Il se crée graduellement ce que les paysans du mir russe appellent « les familles fortes » et « les familles faibles » ; les premières qui accroissent leurs lots, les secondes qui finissent par s’en trouver privées et ne sont déshéritées que parce qu’elles ont été incapables de faire valoir leur part de l’héritage collectif. Les générations passent sur tous ces faits, les consolidant, les généralisant ; les partages, devenant de moins en moins fréquents, s’opérant entre un nombre de plus en plus restreint de familles, finissent par disparaître complètement, par avoir pour compensation quelque impôt ou quelque redevance. La date de ces transformations reste obscure, précisément parce qu’aucun texte de loi, d’ordinaire, ne les a effectuées. Dans la seconde partie du domaine collectif, celle qui est située loin du village, des faits analogues constituent la propriété privée. Quelques hommes entreprenants prélèvent, sans opposition de personne, car personne n’a d’intérêt sérieux à s’y opposer, quelque parcelle dans ce territoire surabondant ; ils la travaillent, la fécondent, l’enclosent : l’exemple est suivi : tout le monde en profite, même ces familles faibles dont je parlais, qui, n’ayant pas su garder leurs instruments de travail, parviennent à se donner en service et, sur une production accrue, à obtenir des gages ou plus assurés ou plus élevés. Cette genèse de la propriété privée, elle est parfaitement indiquée, non seulement par l’étude attentive des textes anciens et des chartes du Moyen-âge, mais beaucoup plus encore par l’examen de ce qui s’est passé, sous les yeux des Anglais, dans beaucoup de districts de l’Inde, et de l’évolution dont on est témoin encore aujourd’hui dans le mir russe et dans la dessa (collectivité) javanaise.

Partout le fait instinctif, inconscient, généralisé, a précédé la loi. En voulez-vous d’autres exemples ? La propriété littéraire ou artistique, la propriété des inventions : certes, ce sont là, suivant beaucoup d’observateurs frivoles, des créations absolues de la loi ; sans elle, dit-on, aucun de ces droits n’existerait. Si, ils existeraient tous, parce qu’ils sont conformes à la nature des choses : seulement, l’exercice en serait entravé. Il n’est pas besoin que la loi édicte qu’un auteur est propriétaire de son manuscrit et le peut vendre à qui il lui plaira, pour que, en fait, tout écrivain soit libre de disposer de sa chose et ait quelque facilité pour y réussir, au moins en partie. Au siècle dernier, il y a deux siècles, un auteur en renom pouvait vendre son manuscrit quelques milliers de francs à un libraire ; celui-ci l’imprimait en cachette, le tirait à un grand nombre d’exemplaires et le lançait dans le public. Sans doute, d’autres libraires pouvaient en faire des contrefaçons que la loi ne punissait pas. Mais le premier détenteur du manuscrit avait l’avance sur tous les autres, une avance de plusieurs mois (car il faut du temps pour publier un ouvrage) ; en outre, les concurrents tard-venus devaient hésiter, sauf pour des ouvrages tout à fait recherchés, à se lancer dans de grands frais quand le libraire ayant traité avec l’auteur aurait épuisé la première vogue, qui est de beaucoup la plus abondante. Ainsi, la propriété littéraire existe avant toute loi ; seulement, sans le secours de la loi, l’exercice de ce droit est entravé, il n’est que partiellement productif. De même pour la propriété des inventions ; elle est bien avant la loi, pour une certaine durée du moins, dans la nature des choses et dans le sentiment des peuples. M. de Molinari, dans son récit de voyage au Canada, nous fait connaître un singulier précédent de la propriété des inventions. Quand un sauvage, nous dit-il, a découvert un terrier, il le marque d’un certain signe, et personne ne vient lui disputer le droit exclusif de prendre les animaux qui s’y peuvent trouver. Le propriétaire d’une invention mécanique ou chimique peut en garder le secret pendant quelque temps, l’appliquer en silence, faire le mystère autour d’elle ; cela le gêne sans doute, mais il peut néanmoins ainsi en tirer un certain parti, quelquefois un parti considérable. Ce droit, c’est la nature qui le lui a dévolu ; mais l’exercice en est précaire, sujet à troubles, comme le serait, pour celui qui a semé, le droit de récolter, si aucune force n’arrêtait les maraudeurs. Était-il nécessaire que la loi proclamât chose vénale une clientèle commerciale pour que pût se produire le droit et même le fait de vendre ces clientèles ? En aucune façon : des milliers de transactions de ce genre se sont exécutées avant que le législateur y ait pensé. Aujourd’hui encore, un mendiant vend ou loue sa place, quand elle est bonne, et qu’il renonce à l’occuper. Aucun tribunal ne lui confère ce pouvoir. Mais le droit du premier occupant est si général, si conforme à la nature humaine, à la nature des choses, à la paix sociale, qu’on en retrouve des applications tout à fait imprévues en l’absence de toute sanction légale.

Croit-on encore que c’est la loi qui a créé les marques de fabrique et le prestige qui s’y attache ? Non ; seulement les fabricants étaient obligés, pour éviter la contrefaçon, de multiplier et de modifier, en s’entendant avec leurs principaux clients, leurs signes conventionnels. Croit-on aussi que c’est la loi qui a créé le prêt à intérêt, quand les trois quarts des législateurs se sont acharnés à le proscrire ou à le mutiler ? Il a survécu à toutes les proscriptions, parce qu’il est conforme aux nécessités du développement humain. Il en est de même pour tous les droits. Il faut ramener à la modestie cet homme présomptueux et vain que l’on appelle le législateur : il ne crée pas le droit, il en règle l’exercice ; il n’a aucune puissance créatrice ; il ne possède qu’une force régulatrice, qui, malheureusement, dans des mains étourdies, se transforme en un immense pouvoir de perturbation. La foi absolue en la raison raisonnante est l’une des plus funestes superstitions que le XVIIIe siècle nous ait léguées.

Ce même siècle, cependant, avait trouvé la vraie définition de la loi. Elle est admirable, elle incarne toute la sagesse législative, cette magistrale parole : « Les lois, dans la signification la plus étendue, sont les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses. » J’ai été fort étonné qu’un écrivain aussi judicieux et aussi sagace que M. Sorel en ait méconnu, dans son étude sur Montesquieu, toute la profondeur, toute l’exactitude, et j’ajoute toute la netteté. Il trouve que cette formule est « la plus vague et la plus générale de toutes » ; la plus générale, oui, mais non pas la plus vague ; je serais tenté de dire la plus précise. « C’est une formule d’algèbre, dit M. Sorel, elle ne s’adapte qu’à une grande distance et assez indistinctement aux lois politiques et aux lois civiles. » Tout autre est mon avis ; je ne m’occupe ici que des lois civiles, la formule de Montesquieu s’y adapte merveilleusement. Le législateur, par exemple, engage pendant des siècles, sur toute la surface de la terre, une lutte contre l’intérêt du capital ; ce n’est pas l’intérêt, c’est le législateur qui est réduit à capituler. De même, non seulement pendant la Révolution, mais auparavant, au XVIIIe siècle, en France, en Angleterre, on fait des lois ou des arrêtés pour établir le maximum du prix des marchandises ou du prix des loyers (il y a bien des arrêts du parlement de Paris en ce sens), et la nature des choses fait violence au législateur. Un décret gouvernemental interdit le marchandage, c’est-à-dire les sous-entreprises morcelées par un entrepreneur-général ; le marchandage se dissimule, mais il persiste. Aujourd’hui encore, on parle de supprimer plusieurs degrés de succession. La chambre peut-être votera cette mesure ; un ministre des finances naïf inscrira au budget un certain nombre de millions comme produit probable de la confiscation qu’il projette. Mais le droit de succession est inhérent à la nature de l’homme, à l’empreinte personnelle qu’il tient à avoir et à laisser sur les choses, aux liens d’affection que crée en général la communauté d’ancêtres, de nom, la persistance des relations ; le testament déjouera les projets du ministre ; au lieu de quelques dizaines de millions pur année, la voracité irréfléchie de l’État ne recueillera que quelques dizaines de mille francs. S’agit-il d’impôts dont le législateur veut faire un instrument d’égalisation des conditions ? le phénomène de la répercussion ou de la diffusion des taxes vient déjouer ses efforts.

L’État moderne malheureusement, avec sa présomption de vainqueur électoral, de représentant d’une majorité fraîchement formée, avec sa hâte de détenteur précaire du pouvoir, veut souvent ignorer la nature des choses et la nature des hommes. Il a établi, sous le nom de parlements permanents, des usines de législation continue, travaillant comme les métiers continus de filature. Il jouit ainsi d’une grande force perturbatrice. Heureusement l’obstruction des oppositions parlementaires arrête souvent la vitesse de cette orgueilleuse machine. Heureusement aussi la plasticité sociale, plus ou moins entravée, finit par trouver des combinaisons qui suppriment en les atténuant les effets des fantaisies législatives.

VI

Nous arrivons à la troisième fonction de l’État, l’une des plus importantes et des moins bien remplies. L’espace nous manquant aujourd’hui, nous ne ferons qu’en indiquer les grandes lignes. L’État est le représentant de la perpétuité sociale, il doit veiller à ce que les conditions générales d’existence de la nation ne se détériorent pas ; c’est là le minimum ; ce qui vaudrait mieux encore, ce serait de les améliorer. Les conditions générales d’existence de la nation sont des conditions physiques et des conditions morales. Nous ne parlerons en ce moment que des premières, qui sont moins sujettes à contestation. Elles consistent d’abord, autant que l’homme y peut réussir, dans le maintien ou l’amélioration du climat, dans la conservation du territoire cultivable, dans la protection des richesses naturelles qui ne se reproduisent pas. Pour l’accomplissement de cette tâche multiple, qui est l’une de celles que le passé a le plus négligées, l’État doit lutter tantôt contre certaines forces naturelles qui ne se laissent pas aisément contrôler, tantôt contre la cupidité ou l’imprévoyance des générations actuelles.

Maintenir intact le sol contre les fléaux de la nature qui sans cesse le menacent, c’est-à-dire, dans des contrées comme l’Europe, protéger le littoral contre les envahissements de la mer, les terres intérieures contre les inondations et les ravages des cours d’eau, préserver le pays de la sécheresse par la conservation des forêts, voilà des tâches qui n’incombent pas à l’État seul, mais pour lesquelles il a qualité. Il peut être aidé par les particuliers et les associations ; il ne doit pas se résigner, toutefois, à l’abstention. La Hollande a fait des merveilles dans sa lutte contre la mer. Tous les éléments de la nation y ont contribué : M. de Laveleye, grand partisan en général de l’intrusion de l’État, a exposé, dans son ouvrage sur l’Agriculture belge, toutes les conquêtes agricoles que des particuliers entreprenants ont faites sur les flots dans les Flandres et en Néerlande : ces riches terres que l’on appelle des polders sont des triomphes de l’industrie privée ; mais il avait fallu auparavant que, soit des syndicats libres de propriétaires de tout un district, soit plus généralement des communes ou des provinces, construisissent des digues et fissent les ouvrages principaux. Le ministère des eaux est l’un des premiers départements ministériels de la Hollande. Le profit actuel ou prochain n’est pas toujours suffisant pour pousser les particuliers à l’action en ces matières ; puis, l’œuvre, pour être efficace, doit souvent s’étendre sur une surface considérable ; il faut parfois l’entente et le concours, non seulement d’un grand nombre d’habitants d’un district, mais de tous ou presque tous les détenteurs du sol dans ce district. Quand cette entente vient à manquer, l’intervention de l’État, soit sous la forme mitigée, soit sous la forme absolue, est justifiée. La France peut se vanter de quelques beaux travaux dans ce genre, ceux de Brémontier dans les Landes, où des terrains ont été gagnés sur des marécages et sont devenus productifs pour la nation. Dans les Alpes, Surrell a fait aussi d’utiles ouvrages contre les torrents. On peut dire que la politique hydraulique est chez les peuples de l’Europe encore en enfance. Les cours d’eau doivent être régularisés, endigués ; jusqu’ici, on les a considérés uniquement au point de vue de la circulation des marchandises. Il y a un autre intérêt, celui des irrigations, celui de la régularisation du débit, de la création des réservoirs et de forces motrices. On peut, par des travaux sagement conduits, gagner à la fois du terrain, de la sécurité et de l’eau. Le dessèchement des marais est aussi une des tâches dont l’État peut s’occuper, soit pour la concéder en la surveillant, soit pour l’exécuter lui-même. Les particuliers ne sont pas toujours impropres à cette tâche : on sait que le prince Torlonia vient de dessécher en Italie le lac Fucino, œuvre d’ostentation peut-être, appartenant à ce genre de sport aristocratique, presque royal, dont je parlais ici dans ma précédente étude. En Grèce, une compagnie française a desséché le lac Copaïs. En Algérie, la grande compagnie minière de Mokta-el-Hadid s’est chargée du dessèchement du lac Fezzara, près de Bône. L’État n’est donc pas seul à pouvoir exécuter ces grandes tâches ; mais là où l’initiative privée languit et où les ressources publiques abondent, il ne doit pas s’en désintéresser.

Aux eaux se rattachent les forêts : c’est ici encore que le rôle de l’État peut être considérable. Partout où l’homme s’établit, sous le régime pastoral ou au premier stage du développement agricole, il détruit les bois : il le fait d’abord dans un intérêt de sécurité, puis dans un intérêt de salubrité, enfin par avidité, pour étendre les pâturages de ses troupeaux on pour vivifier avec les cendres les terres qu’il ne sait pas amender. Ces destructions, pendant longtemps, n’ont que des inconvénients modiques, parce que, les bois couvrant presque tout le pays, on peut, sans troubler le régime des eaux, en restreindre l’étendue. Mais un jour arrive où il faut maintenir, particulièrement sur les plateaux ou sur les pentes, les massifs qui ont survécu, les restaurer même. Il ne s’agit pas dans cette œuvre d’assurer des bois à la marine, ou d’empêcher le bois de renchérir, ou bien encore de faire participer l’État, c’est-à-dire indirectement tout le monde, aux bénéfices éventuels de la hausse du bois ; ce sont là des considérations secondaires. Il s’agit surtout de maintenir le régime des eaux et les conditions climatologiques.

L’intervention de l’État, représentant la perpétuité, est ici justifiée : elle est, toutefois, inégalement utile dans les différents pays, suivant diverses circonstances. Elle est plus essentielle dans les contrées méridionales que dans les tempérées ; elle est plus nécessaire dans les pays démocratiques que dans les pays aristocratiques, ou dans ceux qui comptent de nombreuses et fortes corporations. Presque partout le paysan n’aime pas la forêt ; dans le Midi, il n’aime pas l’arbre ; il n’a qu’une faible idée de l’utilité indirecte des choses. Les grandes et les moyennes propriétés, les parcs auxquels s’attaque la frivolité démocratique, rendent, à ce point de vue, de réels services à la communauté ; ce sont des réserves d’arbres, de gazon, d’humidité, d’oiseaux.

En Angleterre, grâce au climat, aux propriétés géantes, aux goûts de sport, l’État peut se passer d’intervenir dans le régime des forêts et des eaux. Il y a en quelque sorte une forêt diffuse et espacée sur tout le territoire. De même en Belgique ; il n’en est pas ainsi en France, ni en Espagne, ni en Italie, ni surtout en Afrique. L’intervention de l’État dans le régime forestier repose sur de tout autres principes que son intervention dans la production agricole habituelle : ici, il n’a rien à faire, ou presque rien ; là son rôle peut reposer sur des considérations d’un ordre tout à fait général. Ce n’est pas pour accroître la production présente, ni pour suggérer des méthodes nouvelles, ni pour guider l’agriculteur ; l’État ne s’y entendrait guère : c’est simplement pour opposer l’intérêt perpétuel, universel, à l’intérêt immédiat et local. Ainsi le déboisement des Alpes nuit à la Provence tout entière.

Autrefois, l’action de l’État était beaucoup moins nécessaire dans ce service ; plus nombreuses, les forêts se trouvaient beaucoup mieux entretenues, à cause des corporations, notamment des religieuses, qui ont plus en vue la perpétuité et pratiquent le détachement du temps présent ; à cause aussi des préjugés nobiliaires qui, pour la conservation de la chasse, préservaient les forêts.

Aujourd’hui, une grande partie de cette tâche incombe à l’État, à l’État central, non pas à la commune, souvent ignorante et imprévoyante. Ce n’est pas seulement en France, c’est au Canada, en Australie, au Brésil, qu’il en est ainsi. Si l’État français aménageait bien les 986 000 hectares de forêts domaniales, dont beaucoup, dans les circonscriptions de Chambéry, Ajaccio, Gap, sont de simples terrains embroussaillés, estimés à une valeur de 300 francs, de 280, de 220 francs par hectare en moyenne ; s’il repeuplait d’arbres les pentes des montagnes ; si, par un contrôle attentif, il forçait les communes à reconstituer les 1 823 000 hectares de bois qu’elles possèdent, et à transformer en forêts une partie des 2 696 000 hectares de communaux incultes, pâtures ou garigues, indépendamment des 335 000 hectares communaux en culture, qu’il pourrait laisser dans leur situation présente, l’État remplirait son rôle de représentant de la perpétuité nationale, il rendrait des services sérieux aux générations futures. De même pour les lois sur la chasse, sur la pêche, non seulement fluviale, mais maritime, pour la préservation de toutes ces richesses naturelles que l’homme épuise, l’État devrait avoir une prévoyante rigueur. Beaucoup d’entre elles disparaissent, traquées et exploitées sans miséricorde : ici ce sont certaines espèces de poissons, là les oiseaux, ailleurs les baleines, dont il n’existe plus guère ; ailleurs encore les éléphants avec leur ivoire, autre part la gutta-percha, autre part encore le quinquina. Oui, pour la préservation de ces richesses exceptionnelles, l’État a un rôle conservatoire à jouer, car l’État, nous l’avons vu, est surtout un organe de conservation.

L’État moderne doit jouer ce rôle : est-il bien préparé à le remplir ? Rappelons-nous ce qu’est l’État moderne, il est électif à tous les degrés, électif pour de brèves périodes ; il a la terreur de l’électeur, particulièrement des électeurs remuants, agités. Que se passe-t-il sous nos yeux ? Un ministre de l’agriculture passe son temps à détruire la belle ordonnance de Colbert sur les eaux et forêts. Il disperse l’École de Nancy ; il accroît les tolérances pour le pacage, pour les droits usagers ; il tend à faire de la forêt une proie pour les riverains ; il annule les procès-verbaux ou défend d’en faire. Il transforme les gardes-généraux et les inspecteurs en agents politiques, c’est-à-dire dépendants, dégradés, impuissants. Pour la chasse, pour la pêche, sur tout le territoire, du grand au petit, on tolère les mêmes abus. L’État trahit ainsi sa cause ; il se fait l’associé, le complice, presque le provocateur de ce pillage acharné des richesses collectives.

J’ai examiné dans cette étude trois des principales tâches de l’État, les trois plus incontestables ; j’ai mis en présence de ces tâches l’État moderne ; je l’ai interrogé sans passion, sans désir de le trouver en faute, scrutant simplement les moyens d’action dont il dispose et l’esprit qui l’inspire. J’ai vu que, distrait par d’autres soins d’ordre subalterne et frivole, l’État moderne s’acquitte assez mollement de sa fonction de sécurité ; qu’il porte, au contraire, une activité confuse, déréglée, souvent perturbatrice, dans sa mission législative, qui consiste simplement à reconnaître les différents droits, à les sanctionner, à en régler l’exercice et les rapports réciproques, à définir, à constater et généraliser les adaptations nouvelles que les variations du milieu social ont rendues nécessaires et qu’elles ont déjà effectuées sous la forme d’usages libres. Enfin, quant à la tâche de conservation des conditions physiques du développement national, il ne m’a pas paru que l’État moderne s’en acquittât avec la fermeté et l’esprit de suite qui importe à l’avenir de la nation. Nous allons passer maintenant en revue toutes les besognes multiples et accessoires dont l’État moderne s’est chargé ou qu’il prétend accaparer.

PAUL LEROY-BEAULIEU.

 

 

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[1] Voyez la Revue du 15 août.

[2] Cette tendance n’est pas propre uniquement à la France et aux États-Unis d’Amérique : on la retrouve même en Russie ; on peut s’en convaincre par le roman de Tourguénef, Pères et Enfants ; l’auteur russe va jusqu’à représenter comme des vieillards, en admiration béate devant leurs enfants, des hommes de quarante à quarante-cinq ans appartenant à la classe élevée ou moyenne.

[3] Die Ernennung giebt, sofart oder (öflers) nach einer bestimmten Probezeit, einen Rechtsanpruch auf das klaglos verwaltete Amt, bez, auf dessen Besoldung (Gehalt), theils für die Lebenszeit, theils auch nur für bestimmte längere Perioden etc. (Wagner, Finanz-Wissenschaft. I, p. 99.)

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