Lettre sur la paix

Quelques années avant la guerre franco-prussienne de 1870, les difficultés s’amoncellent déjà et font craindre à l’horizon la rupture de la paix. Pour Frédéric Passy, plus tard premier Prix Nobel de la paix (1901), l’heure est urgente : il faut, dit-il, se liguer pour la paix, promouvoir l’idée de la paix et la faire dominer les esprits, si l’on veut s’épargner les désastres de la guerre.


Lettre de Frédéric Passy sur la paix

(Le Temps, 26 avril 1867.)

 

Au rédacteur

Désert de Retz, près Saint-Germain-en-Laye, 23 avril.

Monsieur,

Je ne viens pas vous demander la parole, et si j’étais préoccupé de moi-même, je ne vous adresserais pas ces lignes. Mais nous sommes dans un temps où les préoccupations personnelles ne sont pas de saison, et pour ma part j’ai l’habitude de ne leur rien accorder.

Ce que je veux vous demandez, certain d’être en cela l’écho non seulement de la plupart de vos lecteurs, mais de l’immense majorité de nos concitoyens, et j’ajoute d’un nombre considérable d’étranger, — c’est d’user, plus énergiquement encore que vous ne le faites, de la publicité et de l’influence de votre journal en faveur de la paix ; c’est d’en faire, à défaut d’autres qui avaient paru se donner cette mission, et qui l’ont abandonnée, l’organe déclaré des adversaires de la guerre.

Il y a quelque temps, un homme de bien, M. Jean Macé, a fait, par l’intermédiaire de la presse, appel à la France entière pour la formation d’une ligue de l’enseignement ; et des milliers de souscriptions ont aussitôt répondu à cet appel. Ce ne sont pas des milliers, ce sont des centaines de mille, ce sont des millions d’adhésions et d’adhésions bien autrement ardente et profondes, qui n’attendent qu’un signal pour se grouper en LIGUE DE LA PAIX.

L’Europe entière, vainement travaillée par les ambitions et les soi-disant habiletés qui la poussent à se déchirer, répudie manifestement les cupidités et les haines surannées qu’on lui prête, et se refuse à des sacrifices dont l’absurdité égalerait l’horreur. Qu’un cri s’élève, assez fort pour être entendu de toutes les nations, et toutes les nations le répèteront d’une même voix ; de la voix des économistes et des industriels, qui ont fait le compte des désastres de cette destruction volontaire qu’on persiste à glorifier ; de la voix des philosophes et des chrétiens, aux yeux desquels la vie humaine est sacrée, et toute grandeur maudite quand elle est achetée au prix du sang innocent ; de la voix des mères enfin, qui depuis tant de siècles protestent contre les fureurs de la guerre, et qui se lassent d’en appeler silencieusement au ciel contre les ravisseurs de leurs fils.

Ce cri, qui demain peut-être retentira d’un bout à l’autre du monde civilisé, je ne suis pas, je le sais, de ceux qui peuvent le pousser utilement. Il y faut le porte-voix de la presse, et, si j’essayais de le demander un instant à ceux qui le tiennent, j’y perdrai, selon toute apparence, mon temps et ma peine, sans obtenir même, qui sait ! la courtoisie d’un refus. Pour vous, monsieur, vous n’avez qu’à vouloir pour que vos paroles fassent le tour de l’Europe ; et si l’exercice de ce pouvoir n’est pas sans risques, il n’est pas sans grandeur.

Veuillez donc, et puisque, par une bonne fortune spéciale, votre journal paraît plus qu’aucune autre sympathique à l’Allemagne, en même temps que fidèle à la France, jetez-vous, plus résolument qu’aucun autre, entre les folles passions qui poussent l’une contre l’autre l’Allemagne et la France, et méritez, en y inscrivant le premier votre nom, l’honneur d’ouvrir la liste internationale des amis de la justice, de la modération et du respect mutuel.

Agréez, monsieur, mes civilités très distinguées.

Frédéric Passy.

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