Lettre de Leroy-Beaulieu sur le chômage et le livre de D. Bellet (1912)

En 1911, Daniel Bellet avait communiqué à Paul Leroy-Beaulieu son livre à paraître, Le chômage et son remède, qui combat les projets d’assurance obligatoire et précise les véritables solutions politiques contre le chômage. Celui-ci l’en remercie dans une lettre, insérée en suite en tête du livre. Il abonde dans le sens de l’auteur pour critiquer l’assurance obligatoire, qui perd toute sa substance et jette les travailleurs dans la léthargie.

Daniel Bellet, Le chômage et son remède, Paris, 1912, p.v-viii


À Monsieur DANIEL BELLET,

Secrétaire perpétuel de la Société d’Économie Politique.

Mon cher Secrétaire perpétuel,

J’ai lu avec le plus vif intérêt et le plus grand profit les épreuves que vous avez bien voulu me remettre de votre ouvrage sur Le Chômage et son remède.

Vous vous y efforcez de mesurer et de sonder, avec toute l’exactitude possible, l’étendue de ce fléau, qui n’est pas nouveau dans le monde ni particulièrement propre aux sociétés contemporaines.

Celles-ci, par leur élasticité croissante, y opposeraient plutôt plus de résistance que les sociétés anciennes.

Vous faites passer sous nos yeux le tableau instructif des organisations et des projets qui, chez les principaux peuples, méritent, à ce sujet, l’attention.

C’est avec raison que vous distinguez avec soin l’assistance et l’assurance, et que vous décelez la première comme usurpant, dans les principaux plans de lutte générale contre le chômage, le nom de la seconde.

L’assurance, elle-même, si grande que soit sa vertu, est, il ne faut pas l’oublier, ainsi que j’ai cherché à l’établir, une institution coûteuse[1]. Elle prend au groupe assuré plus qu’elle ne lui rend. Quand on sort de quelques cas très simples et relativement constants, comme l’incendie, la durée de la vie, les accidents frappant les personnes ou les choses, les désastres maritimes, l’assurance, si l’on n’y prend garde, risque d’être très onéreuse et au groupe assuré et à la Société.

Elle nécessite toute une bureaucratie, toute une paperasserie, un ensemble de formalités, d’enquêtes, de vérifications, dont les frais atteignent facilement 25, 30, 40 et jusqu’à 50 p. 100 des primes.

Une société ou un homme qui voudrait s’assurer contre tous les risques assumerait une charge fixe énorme dépassant de beaucoup le montant moyen de ces risques.

Tout le personnel engagé dans cette bureaucratie et cette paperasserie est, en outre, soustrait à la production : le nombre démesuré des inspecteurs, contrôleurs, comptables et scribes, tous gens qui ne font pas œuvre productive directe, est une des faiblesses des sociétés modernes. Il ne faut pas céder légèrement à cette tendance.

C’est une raison de résister à la création de nouveaux grands organismes officiels nationaux ou internationaux qui comportent d’énormes déperditions de forces.

L’épargne individuelle, ajoutons la diligence personnelle, restent encore la meilleure sauvegarde contre ce fléau, de même que contre tous les autres.

Il faut y joindre l’action, qui peut être utile, des mutualités de toutes sortes, professionnelles et fédératives. Voilà un quart de siècle que la loi a donné, en France, aux syndicats ouvriers, patronaux et mixtes, toute liberté pour rechercher et effectuer, dans la mesure possible, les améliorations ou les progrès qui intéressent le sort des populations industrielles et agricoles. La lutte contre le chômage rentre manifestement dans le domaine de ces organismes. Qu’ils s’en occupent avec attention et persévérance, au lieu de se laisser trop souvent distraire par des plans de révolution sociale ; et, avec le temps, sans arriver à supprimer complètement le fléau, ils auraient vraisemblablement réussi à l’endiguer et à le contenir.

Quant aux plans séduisants d’assurance obligatoire contre le chômage, sous la direction ou avec le concours de l’État, nous y voyons un de ces mirages volontaires par lesquels on cherche à se concilier la démocratie.

Les charges publiques dans cette voie deviendraient énormes et écrasantes. Le mal serait accru, dans une mesure peut-être large, parce que l’ouvrier individuel ou les groupements d’ouvriers se croiraient dispensés ainsi de toute prévoyance et de toute diligence.

Tous ces vastes organismes officiels qui prennent l’étiquette d’assurances tendent fatalement à n’avoir pas ce caractère ou à le perdre rapidement. Les ouvriers, en effet, se refusent, chez les nations démocratiques du moins, à payer les cotisations. Tout le poids retombe soit sur les patrons, soit sur la masse du public ; et c’est, pour le bénéficiaire de ces institutions coûteuses, une incitation à l’inertie.

Ces jours-ci encore, dans le pays le plus industriel, celui où l’on a le plus l’habitude des associations spontanées et libres, les représentants des ouvriers d’élite élevaient de vives critiques contre les plans de M. Lloyd George pour la création d’assurances officielles contre la maladie et le chômage, cette dernière assurance réservée, par privilège ou par expérience, à deux corps de métiers seulement, ainsi que vous l’exposez fort bien, les mécaniciens et les ouvriers on bâtiment.

Au congrès des Trade-Unions à Newcastle, qui s’est tenu il y a quelques jours, et qui a suivi la grève des chemins de fer anglais, une importante résolution, dit un journal spécial britannique, a été votée contre l’assujettissement, dans le plan de M. Lloyd George, des ouvriers gagnant moins de 18 shillings par semaine (22 fr. 50) à des cotisations ; et une forte minorité a voté une résolution repoussant tout le bill (projet de loi) à cause de la retenue des cotisations sur les salaires[2].

Si telles sont les dispositions des ouvriers anglais d’élite, représentés par les grandes Trade-Unions, on peut se représenter ce que seraient celles des ouvriers français.

Le vrai progrès moral, social et civique consisterait à faire qu’il y eût beaucoup plus d’ouvriers réellement conscients de leurs intérêts, de leurs devoirs, et beaucoup moins d’assujettis.

Or, suivant l’expression caractéristique de la dernière loi française, dite d’assurance, on transforme tous les ouvriers en assujettis, c’est-à-dire en gens inertes, en automates ; il en doit résulter, à la longue, un considérable affaiblissement social.

Agréez, mon cher secrétaire perpétuel, l’expression de mes affectueux et dévoués sentiments.

Paul Leroy-Beaulieu.

16 septembre 1911.

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[1] Voir mon Traité théorique et pratique d’économie politique, t. IV, pages 323 à 350.

[2] « An important resolution was passed against persons carning less than 15 sh. per week being called upon to contribute to M. Lloyd George Insurance Bill, and a large minority voted for a resolution condemning the whole Bill, because of the deduction from wages. » The Economist (de Londres), n°du 11 septembre 1911, p.520.

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