Lettre de Vincent de Gournay sur la liberté du prêt à intérêt (1755)

Selon Vincent de Gournay, le haut prix de l’intérêt de l’argent fonctionne comme un désavantage comparatif, et le bas prix de l’intérêt comme un avantage comparatif. En effet, si nous considérons deux industries identiques, rapportant les mêmes bénéfices, l’une en France, l’autre en Hollande, si l’intérêt de l’argent est, en France, de 3%, et en Hollande, de 6%, la manufacture hollandaise doit peu à peu dominer sa rivale française. Supposons que l’exploitation de cette manufacture fournisse un profit de 6% annuel, si le fabricant français et son confrère hollandais empruntent tous deux le capital mettant en mouvement leur fabrique, l’un aura un gain net de 3%, quand l’autre n’aura strictement rien gagné. De ce fait, pour obtenir une même rentabilité nette, l’un peut se contenter de moindres profits que le second.

Sans une baisse de l’intérêt, on ne pourra s’enrichir et nous subirons la concurrence des autres nations. Faut-il cependant désirer le recours à des mesures autoritaires, à une intervention étatique, pour fournir ce résultat désirable pour la liberté du commerce ? Dans une lettre au marquis de Stainville, ambassadeur français à Rome, l’intendant du commerce explique longuement pour quelle raison c’est la liberté des prêts à intérêt qu’il faut obtenir pour réduire de manière durable le taux de l’intérêt en France. Cette lettre mérite d’être connue, tant elle éclaire les motivations de Gournay sur cette question, et sa conviction que la liberté de l’intérêt peut seule être la cause de la modicité de l’intérêt, tout comme la liberté de tout commerce provoque la baisse du prix des produits. Vingt-ans avant Turgot, trente ans avant Jeremy Bentham, Gournay fournissait les bases de la défense de la liberté des prêts à intérêt. B.M.

(Takumi Tsuda (éd.), Mémoires et lettres de Vincent de Gournay, Kinokuniya Company, Tokyo, 1993 p.199-201)


Lettre de Vincent de Gournay au marquis de Stainville, ambassadeur à Rome

16 avril 1755

Je profite des moments que vous voulez bien me donner pour vous entretenir d’un objet que je crois digne de l’attention de la Cour de Rome et de l’intérêt qu’elle prend à la prospérité des pays catholiques.

Il s’agirait de faire revoir par des gens bien au fait du commerce, les lois et les constitutions relatives au prêt de l’argent. Celles que nos casuistes ont établies sur cette matière sont si peu analogues au temps où nous vivons, et si peu compatibles avec les progrès de l’agriculture et du commerce, qu’elles donnent un avantage sensible et continuel aux pays protestants sur les États catholiques, en sorte que les pays protestants sont toujours en état de nous fournir de l’argent à un intérêt plus bas que celui que nous pouvons trouver chez nous-mêmes ; d’où résulte que nous sommes continuellement leurs débiteurs, et, le débiteur étant toujours dans la dépendance du créancier, nos terres et notre industrie se trouvent nécessairement hypothéquées aux États protestants qui nous ont prêté et ils retirent le plus clair de leur produit.

La facilité que l’on a chez eux de prêter sur billets et sans être forcés comme chez nous d’aliéner le fonds, celle de prêter sur gages, tout cela multipliant le nombre des prêteurs, fait que celui qui voudrait exiger un prêt excessif de son argent est contenu par un autre qui l’offre à meilleur marché, en sorte que l’argent circule nécessairement à un intérêt plus bas que dans les pays catholiques et que l’on peut dire que, quoique l’usure ne soit pas défendue chez eux, la multitude des prêteurs la rend impraticable, au lieu que, quoiqu’elle soit très sévèrement prohibée par toutes nos lois, tant ecclésiastiques que séculières, elle est très commune par la rareté du fonds, ce qui fait que ceux qui ne le sont pas, trouvant peu de concurrents, sont maîtres des conditions et imposent les lois les plus dures à leurs débiteurs.

Ce mal est encore infiniment plus sensible dans nos provinces que dans la capitale ; d’où il s’ensuit que nos terres sont bien moins cultivées que celles des Protestants, que notre commerce est infiniment plus resserré et moins avantageux que le leur, le bas prix de leur intérêt les mettant en état de gagner là où nous perdons et qu’enfin nous nous affaiblissons et nous appauvrissons continuellement vis-à-vis d’eux. Les pays qui sont en état de prêter aux autres attirent d’abord l’argent, et ensuite le peuple des pays auxquels ils prêtent. Ce mal ne vient sans doute que de ce que casuistes n’ont point connu la nature du commerce et la liaison qu’il y a nécessairement entre la culture des terres, l’augmentation du peuple et le prix de l’intérêt de l’argent qui ne saurait être bas que dans les pays où les facilités pour prêter son extrêmement multipliées. S’ils avaient connu cette liaison, ils se seraient sans doute attachés à rendre le prêt aussi facile qu’ils l’ont rendu difficile par les conditions qu’ils y ont mises.

Personne ne peut mieux que vous, Monsieur, faire connaître le préjudice qui en résulte à tous les pays catholiques ; quelle circonstance peut jamais être plus favorable pour y remédier que le règne du souverain Pontife qui gouverne aujourd’hui si heureusement l’Église !

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publié.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.