La liberté des théâtres, par G. de Molinari (recueil – partie 3/4)

Dans une série d’articles donnés en France et en Belgique en 1849 et 1850, Gustave de Molinari s’emploie à recommander le fonctionnement libre des théâtres dans un environnement concurrentiel, pour remplacer les monopoles, les privilèges et les subventions qui, malgré de bonnes intentions, ne parviennent qu’à multiplier les abus et éloigner les spectateurs. Il traque une à une les raisons des réglementaristes et en prouve la fausseté, en s’appuyant tant sur les conclusions de l’économie politique que sur les leçons de l’histoire économique des théâtres en France.

Dans le troisième article, Molinari rend compte des dépositions faites par plusieurs personnalités, dont Théophile Gauthier, Alexandre Dumas et Victor Hugo, au sein de la commission formée au sein du Conseil d’État pour préparer la loi sur les théâtres. Si, de manière peu surprenante, de nombreux bénéficiaires des privilèges défendent le système en place, plusieurs directeurs de théâtres, acteurs, auteurs, se prononcent en faveur de la liberté. Mais qu’on prenne garde, dit Molinari. Car c’est encore la liberté limitée, la liberté entourée de tant de restes de la restriction qu’elle en demeure étouffée. B.M.


La liberté des théâtres

par Gustave de Molinari

(recueil d’articles, 1849-1850)

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Sommaire.

 

I. — La crise des théâtres après la révolution de février. — Histoire économique des théâtres en France.

II. — Comment la liberté des théâtres doit être entendue. — Comment l’entend la bureaucratie.
— Histoire économique du Théâtre Français.

III. — L’enquête sur les théâtres.

IV. — Les subventions des théâtres en Belgique. — À propos de l’incendie du Théâtre de la Monnaie.


LA LIBERTÉ DES THÉÂTRES.

III.

L’enquête sur les théâtres. [1]

La Commission formée au sein du Conseil d’État pour préparer la loi sur les théâtres a voulu connaître l’opinion des intéressés[2]. Six séances ont été consacrées par elle à entendre trente-et-une personnes, parmi lesquelles on compte onze auteurs dramatiques ou compositeurs, trois critiques, huit artistes dramatiques, sept directeurs de théâtres, deux anciens censeurs. Cette enquête, dressée à la manière anglaise, renferme un exposé fort curieux des opinions et des systèmes qui ont cours aujourd’hui en matière d’industrie dramatique.

Deux questions ont été principalement soumises aux personnes convoquées, savoir : la question de la liberté industrielle, et celle de la censure ou de la liberté des représentations. Nous reproduirons principalement les dépositions relatives à la première, qui est de beaucoup la plus importante.

Cinq directeurs sont d’abord appelés à donner leur opinion. Tous sont privilégiés ; un d’entre eux (M. Roqueplan, directeur de l’Opéra), est subventionné. On devine d’avance ce que ces messieurs doivent penser de la liberté des théâtres.

Selon M. Roqueplan, la liberté illimitée serait l’abomination de la désolation :

Bientôt on verrait surgir une foule de petits théâtres qui s’empareraient de ce qu’il y a de plus élevé dans les monuments de l’art dramatique français, qui traîneraient nos chefs-d’œuvre dans leurs échoppes et sur leurs tréteaux. De la liberté naîtrait une foule de vocations bâtardes ; la décadence deviendrait rapide dans l’art des acteurs. En même temps, les spéculations fausses s’accumuleraient ; la ruine matérielle accompagnerait la ruine intellectuelle.

Dans les départements, ce serait pis encore, selon M. le directeur de l’Opéra :

On ne sait pas où le mal s’arrêterait dans les départements ; les théâtres qui y conservent quelques vestiges de l’art tomberaient, et des troupes infimes iraient semer l’immoralité jusque dans les moindres villages.

M. Dormeuil, directeur du théâtre Montansier, fait chorus avec son collègue. Il trace un tableau pathétique de la situation des théâtres sous le régime de la liberté, après 1791.

La scène se couvrit de pièces détestables, représentées par des artistes détestables, sans études, sans vocation. Une foule de mauvais théâtres s’élevèrent ; ils se traînaient de banqueroute en banqueroute ; en même temps, leur concurrence ruinait également les grands établissements. Les artistes, atteints par ces désastres comme les directeurs, étaient en proie à la misère la plus effroyable. L’Empereur, quand il voulut porter remède au mal, fit fermer plus de quarante théâtres à Paris.

Que vous semble du remède ? M. Dormeuil pense, du reste, que tout va pour le mieux sous le meilleur des régimes possibles, pour les auteurs et les acteurs.

Il y a maintenant, dit-il, assez et trop de débouchés pour les œuvres des auteurs. Quant aux acteurs, il est impossible de les voir jamais dans une position plus avantageuse que celle qu’ils avaient il y a deux ans.

M. Montigny, directeur du Gymnase, et M. Seveste, ancien administrateur du Théâtre-Français, ex-directeur des théâtres de la banlieue, sont de l’avis de M. Dormeuil. Seul, le directeur du Théâtre-Historique et de la Gaîté, M. Hostein, se montre partisan de la liberté des théâtres. Sa déposition nous a paru la plus sensée, et de tous points la plus remarquable de celles qui se trouvent consignées dans l’enquête.

Quels sont, dit M. Hostein, les inconvénients de la liberté illimitée ? la construction d’une multitude de théâtres ? mais il ne faut pas croire que les spéculateurs soient assez aveugles pour ouvrir de nouveaux théâtres, lorsque le besoin ne s’en fera pas sentir. Cela s’est vu récemment, il est vrai ; mais quelle en a été la cause ? le privilège. Lorsqu’un privilège est accordé, les spéculateurs le regardent comme un véritable capital auquel ils sont généralement empressés de s’associer. Je puis citer à la Commission un exemple personnel : c’est avec le privilège obtenu par M. Dumas que j’ai trouvé les 1 500 000 francs qui m’étaient nécessaires pour fonder le Théâtre-Historique ; sans le privilège et sous le régime de la liberté, je n’eusse probablement pas trouvé d’argent.

Ainsi l’argument qu’on a produit contre la liberté, je le reprends en sa faveur. L’industrie sera plus intelligente que le privilège. Je n’en veux pas d’autre preuve que ce qui s’est passé cet été. Aux termes des privilèges tous les théâtres seraient restés ouverts ; mais une certaine latitude leur ayant été laissée en attendant la nouvelle législation, en fait, il n’est resté ouvert que le nombre nécessaire à peu près pour les besoins du public. Ainsi la spéculation a été plus intelligente que ne l’eût été le privilège.

Autre preuve : depuis dix-huit mois, grâce à la tolérance très digne d’éloges de la direction des beaux-arts, nous avons eu, ou peu s’en faut, la liberté théâtrale. Quels inconvénients cette latitude a-t-elle occasionnés ? Aucun au point de vue de l’industrie. On a introduit, il est vrai, des chants et des scènes comiques dans quelques cafés des Champs-Élysées ; mais cela a-t-il ôté beaucoup de spectateurs aux théâtres ? J’en doute. Avec la liberté illimitée, les théâtres n’augmenteront qu’en raison des besoins des populations, ou plutôt dans la mesure nécessaire pour développer ces besoins. En règle générale, il est certain que plus il y a de théâtres dans un temps donné, moins il y a de spectateurs dans chacun d’eux ; mais si au lieu d’un moment donné, on prend une série d’années, on verra que le nombre des consommateurs augmente toujours avec les débouchés ouverts à la consommation. À Paris, depuis l’Empire, la recette totale a augmenté avec le nombre des théâtres. Nous avons vu ce qui s’est passé pour le journalisme. On ne croyait pas autrefois qu’un journal pût avoir 20 000 abonnés, on regardait comme une monstruosité la Gazette d’Augsbourg, qui en avait 22 000. C’est depuis la création de nombreux journaux que le chiffre des abonnés s’est élevé, pour plusieurs feuilles, jusqu’à 40 000 et au-delà.

M. Hostein réfute encore cette objection : Que la liberté illimitée serait la ruine de l’art.

Malheureusement, dit-il, les bonnes pièces sont rares de nos jours ; mais pourquoi le nombre des mauvaises augmenterait-il avec le système de la liberté illimitée ? L’intérêt même des entrepreneurs doit nous rassurer. Est-on intéressé jamais à donner de la mauvaise marchandise ?

… Je ne suis certainement pas personnellement intéressé à ce qu’il s’élève dans Paris quarante théâtres ; mais le système de la liberté illimitée dût-il les faire naître, j’aimerais encore mieux ce régime que le régime actuel, c’est à dire celui du privilège.

En combattant les abus du privilège, je suis d’accord, j’en suis sûr, avec tous mes confrères. Le système de la liberté illimitée les effraye, parce qu’il leur présente le péril d’une concurrence illimitée ; mais je crois qu’ils ne lui préfèrent pas le régime du privilège. Le régime du privilège ne les protège pas absolument contre le danger de la concurrence ; il est toujours loisible à un ministre d’accorder un privilège quand il le juge convenable. D’un autre côté, le régime du privilège est d’une tyrannie ruineuse. Sous ce régime, un directeur ne peut quitter son entreprise comme ses intérêts le veulent ; s’il trouve une occasion avantageuse de céder son privilège, il faut que le ministre agrée la cession. Telle personne a fait des offres brillantes au directeur, le directeur la présente ; le ministre en choisit telle autre dont l’influence est plus considérable ; le directeur se retire frustré des avantages légitimes qu’il pouvait obtenir, et quelquefois ruiné.

Un directeur croit nécessaire de fermer temporairement son théâtre, le ministre peut lui en refuser la permission et le condamner à des pertes considérables. Il ne lui est pas possible de modifier son exploitation suivant les circonstances.

Depuis la création des chemins de fer, les mœurs changent ; le chiffre de la population qui sort de Paris pendant l’été devient de jour en jour plus considérable. Il sera désormais nécessaire pour beaucoup de théâtres qu’il y ait une saison d’hiver et une saison d’été.

Pour faire face aux besoins nouveaux et se modifier suivant le temps, les théâtres ont besoin d’être affranchis de beaucoup d’entraves.

M. le conseiller Béhic. — En résumé, je demanderai à M. Hostein quelle serait l’impression qu’il éprouverait si maintenant il apprenait qu’on vient d’établir le système de la liberté illimitée ? Se dirait-il : Voilà une conquête heureuse pour l’intérêt de l’art, du public, des directeurs, des comédiens ?

M. Hostein. — La question est bien complexe ; cependant, en faisant rapidement la balance des avantages et des inconvénients, je me sens disposé à répondre affirmativement.

On s’est beaucoup trop préoccupé jusqu’ici des faillites des entrepreneurs de théâtres. On a dit que le système de la liberté illimitée les multiplierait. Non. — Si la situation n’est point prospère, il n’y a pas de loi au monde qui puisse empêcher les faillites, et c’est d’ailleurs un moyen de liquidation. Quand une entreprise marche mal, ce qu’il y a de mieux à faire, c’est de la liquider. Ce qu’il faut, c’est donner au directeur qui a fait faillite la possibilité de payer ses dettes et de continuer son industrie. C’est là ce que le privilège ne lui permet pas. On veut toujours faire de nous des fonctionnaires, quand nous ne sommes que des commerçants. Et qu’on ne s’y trompe pas, le monopole ruine plus de directeurs que n’en ruinerait la liberté illimitée ; grâce à lui, nous sommes souvent forcés d’acheter pour des sommes considérables le droit d’exercer notre industrie. Pour satisfaire aux charges que nous impose le privilège, il nous faut souvent débourser, tout d’abord, les sommes qui nous seraient nécessaires pour commencer fructueusement à exploiter le théâtre concédé. C’est là une cause bien fréquente de ruine.

M. Hostein ajoute encore, avec beaucoup de franchise, qu’il ne croit pas qu’aucune indemnité soit due aux directeurs actuels, pour les dédommager de l’avènement de la liberté.

Je ne crois pas, dit-il, que nous eussions droit à réclamer aucune indemnité ; sur quoi nous fonderions-nous pour cela ? Sur ce qu’on nous livrerait au danger de la concurrence ? Mais il n’y a dans nos privilèges aucune clause qui nous garantisse contre cette éventualité. Si les privilèges étaient maintenus, le ministre de l’intérieur pourrait toujours, suivant son bon plaisir, augmenter le nombre des théâtres. En m’accordant le privilège du Théâtre-Historique, on a augmenté la concurrence, comme on l’avait déjà augmentée précédemment à chaque nouvel établissement de théâtre qu’on avait autorisé. Nous avons tous reçu une faveur qui ne peut devenir l’origine d’aucun droit.

MM. Provost et Regnier, de la Comédie-Française, se montrent, à l’exemple de MM. Roqueplan, Dormeuil et Montigny, les farouches adversaires de la liberté des théâtres. M. Regnier constate avec amertume que déjà, sous le régime actuel, le public préfère, en général, le mélodrame à la haute comédie ou à la tragédie. Que sera-ce donc sous le régime de la liberté illimitée ? M. Regnier esquisse à grands traits ce tableau de la décadence de l’art :

La décadence marchera alors à grands pas, on descendra de plus en plus, on ira de dégradation en dégradation ; le vaudeville tuera la comédie, et l’on arrivera à trouver insignifiants les mélodrames les plus atroces. Bientôt après, ces jeux de l’esprit ne suffiront plus, on exigera des spectacles pour les sens, pour les yeux ; on retournera aux jeux de la barrière du Combat ; puis, comme on ne voit là que des chiens qui s’étranglent, on réclamera (on l’a déjà réclamé) des combats de taureaux. Or, vous savez qu’à Madrid ce genre de combats ne suffit plus, on exige des lions et des tigres. Tenez pour certain que l’on ne s’arrêtera pas en si beau chemin, et que l’on dira qu’à Rome on s’amusait bien davantage, là où l’on avait un cirque avec des hommes qui s’y entre-tuaient.

En composant cette tirade pleine d’éloquence, le spirituel interprète de Molière ne se serait-il pas inspiré, par hasard, de la scène de M. Purgon dans le Malade imaginaire ?

M. Purgon. — Je veux qu’avant qu’il soit quatre jours vous deveniez dans un état incurable.

Argan. — Ah ! miséricorde !

M. Purgon. — Que vous tombiez dans la bradypepsie.

Argan. — Monsieur Purgon !

M. Purgon. — De la bradypepsie dans la dyspepsie.

Argan. — Monsieur Purgon !

M. Purgon. — De la dyspepsie dans l’apepsie.

Argan. — Monsieur Purgon !

M. Purgon. — De l’apepsie dans la lienterie.

Argan. — Monsieur Purgon !

M. Purgon. — De la lienterie dans la dyssenterie.

Argan. — Monsieur Purgon !

M. Purgon. De la dyssenterie dans l’hydropisie.

Argan. — Monsieur Purgon !

M. Purgon. — Et de l’hydropisie dans la privation de la vie, où vous aura conduit votre folie !

M. Purgon, je me trompe, M. Regnier conclut, en conséquence, que, bien loin de marcher vers la liberté, il faut rétrograder dans l’ornière du régime restrictif. Quant à M. Provost, son opinion est qu’il faut encourager, par tous les moyens possibles, la culture de la tragédie et de la haute comédie : « Le gouvernement pourrait peut-être accorder, dit-il, une pension de 600 fr. à tout auteur qui aurait fait une tragédie ou une comédie en cinq actes d’un mérite réel. L’Académie française pourrait être juge du mérite. Supposez qu’un auteur ait fait dans sa vie six grandes pièces qui aient mérité cette distinction, il jouira d’une pension de 3 000 fr. »

C’est exactement la somme que rapporte « l’art d’élever les lapins ». Donnerait-on la préférence aux tragédies ?

M. Coralli père, maître des ballets à l’Opéra, n’est pas si restrictif. Il demande la liberté illimitée. C’est comme philanthrope qu’il veut la liberté, car « elle ferait naître une infinité de théâtres et donnerait ainsi une existence à la multitude des artistes qui, maintenant, sont presque sans ressources. » Mais, comme homme d’ordre, M. Coralli père veut aussi des règlements. Il serait d’avis, notamment, qu’on défendît à tout directeur de théâtre d’engager des femmes sans traitement, « et celles-ci ne pourraient signer un engagement qui ne contiendrait pas, de la part du directeur, la promesse formelle de leur fournir tous les costumes nécessaires, même ceux de ville. » M. Coralli ne voudrait pas non plus que l’on confondît les genres ; il serait bien fâché, par exemple, que le Vaudeville jouât des opéras comiques. Il serait d’avis aussi que la loi donnât au ministre de l’intérieur « la faculté d’appeler, par un ordre formel de début et sans indemnité, à l’Opéra ou à la Comédie-Française, les artistes de tous les théâtres. L’Opéra et la Comédie-Française étant des établissements nationaux qui intéressent la gloire de l’art et du pays, le droit attribué au ministre ne serait point contesté, il doit être absolu. » À cela près, M. Coralli père est partisan de la liberté illimitée.

M. Albert, artiste dramatique, demande la liberté des théâtres ; mais « il verrait avec un certain regret que cette liberté s’étendit aux cafés-spectacles et autres établissements analogues. » M. Albert voudrait voir aussi tous les théâtres de province entre les mains du gouvernement, qui nommerait les directeurs comme il nomme les préfets. À cela près M. Albert est, comme M. Coralli père, partisan de la liberté illimitée.

Arrivons aux critiques. MM. Jules Janin, Théophile Gautier et Rolle opinent pour la liberté ; MM. Merle et Delaforest (légitimistes) sont, au contraire, pour le privilège. M. Jules Janin est, à la vérité, un libéral passablement restrictionniste. Il veut « des conditions de toutes sortes » comme ce bon M. Coralli. Il veut notamment que les théâtres ne deviennent pas des sérails ; qu’ils soient ornés d’une splendide façade donnant sur la voie publique, qu’ils contiennent au moins douze cents places. M. Jules Janin n’a du reste aucune confiance dans la liberté des théâtres ; s’il la demande, ce n’est pas pour favoriser les gens de théâtre ; c’est bien plutôt pour les châtier. Écoutons le spirituel et implacable critique :

La liberté des théâtres doit se réaliser nécessairement ; c’est quelque chose de logique avec l’esprit général de notre législation. Pourquoi un homme qui a le droit de se ruiner en ouvrant un café n’a-t-il pas le droit de se ruiner en ouvrant un théâtre ?

M. Le Président. — Vous avez été dernièrement en Belgique : quel effet y a produit la liberté des théâtres ?

M. Jules Janin. — Ils sont tous ruinés, mais ils l’étaient déjà auparavant. Ce n’est point, en général, une bonne affaire que de diriger un théâtre par le temps qui court.

M. Le Président. — Et cependant c’est une affaire qui tente beaucoup de gens.

M. Janin. — C’est une affaire qui semble amusante. Cette exploitation de l’homme et de la femme présente, dit-on, de grands attraits. Puis une direction de théâtre, c’est un jeu de roulette : on a perdu sur la rouge, on joue sur la noire ; on espère toujours rencontrer les cent cinquante représentations à trois mille francs chaque soir, et se retirer dans un château.

Pourquoi le législateur veut-il à tout prix prévenir le danger de cette fascination ? Qu’importe au législateur ? Pourquoi empêcher des gens qui veulent se ruiner de le faire ? Au ministère de l’intérieur, on avait émis cette doctrine, que les théâtres ne devaient pas faire faillite. En conséquence, on obligeait tout directeur nouveau à payer d’abord les dettes des directeurs anciens, ce qui le forçait à entrer dans l’entreprise sans un fonds de roulement indispensable, si bien qu’une affaire de théâtre ne représentait guère qu’une succession de désastres. Une bonne et belle faillite, qui eût dégrevé le présent et l’avenir, eût valu cent fois mieux que ces replâtrages.

Pourquoi d’ailleurs, voulez-vous entourer de tant de protection des directeurs qui éditent de mauvaises pièces, tandis que vous laissez, sans y songer, se ruiner des éditeurs de nos chefs-d’œuvre littéraires ? Pourquoi voulez-vous entourer de tant de sympathie des comédiens qui gagnent dix fois plus que tant d’hommes éminents laissés par vous dans l’oubli ? Pourquoi voulez-vous assurer la solde exagérée (sauf l’exception) de tant de méchants faiseurs de vaudevilles ou de drames, la plupart sans talent, quand des auteurs distingués, des historiens, des philosophes, des jurisconsultes, des poètes, gagnent à peine de quoi vivre avec des œuvres de haute portée, et languissent quelquefois dans la misère ; quand de grands peintres, de grands sculpteurs meurent de faim à côté de leurs chefs-d’œuvre, sans que vous en preniez souci ? Je ne vous demande pas de faire quelque chose pour ces hommes-là ; mais, si vous les laissez à l’abandon, n’entourez pas de tant de sollicitudes injustes les gens de théâtre. J’ai rencontré l’autre jour un homme qui a fait un Traité d’harmonie devenu classique, il sert les maçons pour vingt sous par jour ; s’il avait fait des vaudevilles, il serait dans l’aisance. Je pourrais vous citer des hommes de premier talent qui ne gagnent pas 1 200 francs par an, tandis qu’il n’y a pas dans les théâtres de Paris un acteur passable qui ne reçoive plus de 1 500 francs, et qui, s’il se casse le bras ou la jambe, n’en trouve autant pour se soigner. Ces acteurs, auxquels vous vous intéressez tant, ont une caisse de secours riche de plus de quarante mille livres de rentes ; ils vont tirer un million de leur loterie, et la Société des gens de lettres n’a pas de quoi payer un local pour ses réunions.

Laissez aller l’industrie théâtrale comme toute autre industrie ; il y faudra venir tôt ou tard.

M. Le Président. — Ne craignez-vous pas que, la liberté des théâtres proclamée, un certain nombre de capitalistes ne viennent accaparer ce genre d’entreprises et ne profitent du monopole pour faire aux comédiens un sort insupportable ?

M. Janin. — Je vous le répéterai encore, qu’est-ce que cela fait à la chose publique ? Un danger analogue n’existe-t-il pas pour toutes les industries ? Vous avez pour celle-ci comme pour les autres le Code pénal qui punit les coalitions des maîtres contre les ouvriers.

M. Le Président. — Vous raisonnez toujours comme si dans la question de la liberté des théâtres la question industrielle était seule engagée, mais il y a aussi la question d’art.

M. Janin. — Il est impossible qu’on fasse, avec la liberté des théâtres, de plus sottes choses qu’on n’en fait depuis trente ans. Craignez-vous la liberté des genres comme conséquence de la liberté des théâtres ? Le danger n’est pas sérieux. Y a-t-il des genres maintenant ? Prenez un vaudeville en cinq actes, ôtez-en les couplets, ce sera une comédie ; prenez la dernière comédie jouée au Théâtre-Français, mettez-y des couplets, ce sera un vaudeville, et ainsi de suite.

M. Jules Janin dénonce encore, avec sa manière spirituelle, l’abus de l’attribution exclusive des pièces de l’ancien répertoire au Théâtre-Français. Il ne s’émeut nullement des lamentations de ceux qui craignent de voir prostituer nos chefs-d’œuvre sur les scènes inférieures.

M. Janin. — Il me semble qu’il y a dans cette attribution exclusive une injustice flagrante. Comment ! parce qu’une pièce sera déclarée chef-d’œuvre, c’est à dire, parce qu’elle contiendra ce qu’il y a de beau dans le cœur et dans la tête d’un homme, vous voulez que le Théâtre-Français puisse seul la représenter ?

De sorte que, si la Gaîté jouait ce soir Britannicus au lieu des Mémoires du Diable, vous la mettriez à l’amende ? Et cependant il y aurait là ce double avantage qu’elle aurait fait entendre à ses spectateurs de beaux vers, de nobles maximes, et qu’elle ne leur aurait pas présenté de détestables exemples habillés en mauvais style.

Dernièrement, madame Rose Chéri a joué au Gymnase une pièce de Marivaux qu’on ne représente plus au Théâtre-Français depuis dix ans ; on lui a envoyé immédiatement du papier timbré. Ainsi le Théâtre-Français empêche les autres théâtres de jouer ce qu’il ne joue pas lui-même, et leur enlève l’occasion de donner quelques bonnes pièces à la place de quelques mauvaises. On parle du respect que l’on doit aux chefs-d’œuvre. Je répondrai d’abord que les acteurs des théâtres secondaires ne sont pas si médiocres qu’on veut bien le dire. Je demanderai ensuite si, par respect pour les œuvres de Raphaël, on empêche un mauvais graveur de les reproduire. Non certes, et l’on a raison ; il vaut beaucoup mieux voir sur les murailles d’un appartement une mauvaise image de la Vierge à la chaise, que d’y voir une excellente gravure d’un ouvrage immoral et défectueux.

Bravo ! voilà du sens commun. Mais voici du paradoxe. Interrogé par M. Charton sur le projet de subventionner un théâtre populaire, M. Janin déclare qu’il ne voit qu’un théâtre possible pour le peuple, c’est le Cirque. M. Janin voudrait même que le Cirque devint un théâtre de l’État.

On a fait une faute, dit-il, quand on a supprimé le Cirque ; le Cirque, le seul théâtre où il n’y eût point de choses immorales, et où l’on parlât toujours de gloire et d’honneur national, le Cirque, cette école de patriotisme pour le peuple, cette école qui préparait ses enfants à devenir de vaillants soldats, d’intrépides défenseurs de la patrie. Le gouvernement créerait peut-être quelque jalousie dans les théâtres inférieurs en patronant ce théâtre ; mais, en le faisant, il ferait une bonne œuvre. Je lui conseillerais alors, non pas de le subventionner, mais de le prendre et de l’administrer ; ce ne serait point pour lui un fardeau. Un pareil théâtre coûterait peu de chose et pourrait rapporter beaucoup.

Ainsi donc, voilà le critique le plus spirituel de France qui ne trouve rien de mieux pour développer le goût littéraire du peuple que de l’envoyer au Cirque !

M. Théophile Gautier veut encore moins que M. Janin le maintien des privilèges et de la propriété exclusive de l’ancien répertoire pour certains théâtres.

— Vous n’avez pas vu, lui objecte à ce propos M. Merle, vous n’avez pas vu comme moi Bon Juan, joué par M. Pompée, dans une échoppe du boulevard.

— Et où était le mal ? Pendant ce temps-là il ne jouait pas des ordures, et ses auditeurs saisissaient toujours quelques bribes d’une grande œuvre.

Les auteurs dramatiques se montrent, en général, partisans de la liberté des théâtres. Seulement chacun l’entend à sa manière M. Lockroy voudrait que l’on créât un nouveau théâtre subventionné qui serait le théâtre du peuple. Il voudrait encore que les théâtres fussent placés sous la dépendance du ministère de l’instruction publique.

Supposons, dit-il, les théâtres placés sous la dépendance du ministre de l’instruction publique. Aussitôt la question s’agrandit ; elle prend sa véritable importance. Alors le gouvernement s’aperçoit qu’il a entre les mains l’instrument le plus puissant peut-être de moralisation et d’instruction. Les écrivains comprennent qu’ils ont une mission à remplir.

Tout cela, parce qu’on aura transféré la division des théâtres d’un hôtel ministériel dans un autre. Honnête et naïf M. Lockroy !

M. Ferdinand Langlé partage l’opinion de M. Lockroy sur la liberté industrielle des théâtres ; seulement il veut qu’elle soit sérieusement réglementée. Il demande notamment « qu’on ne laisse jouer aux spectacles forains aucune œuvre dialoguée ni qui ressemble à des pièces de théâtre. » M. Ferdinand Langlé appelle encore « toute l’attention du législateur » sur « ces « cafés-spectacles qui se sont ouverts aux Champs-Élysées, et qui s’ouvrent maintenant à l’intérieur de la ville. On y exécute des chants, scènes comiques et dramatiques qui suffisent au public et le détournent d’aller dans les théâtres réguliers. Il faudrait interdire toutes ces industries bâtardes qui offrent la comédie et la musique comme prime de la consommation qui se fait dans une boutique. »

Voyez-vous ces ineptes consommateurs qui préfèrent entendre de la musique aux Champs-Élysées, en prenant leur demi-tasse ou leur petit verre, plutôt que d’aller s’enfermer dans les théâtres réguliers. Béotiens, va !

MM. Mélesville et Bayard oscillent entre la liberté et le privilège. M. Scribe seul est franchement restrictionniste. L’industrialisme au théâtre, voilà, qui le croirait ? la bête noire de M. Scribe.

Je ne saurais admettre, dit-il, que les meilleurs théâtres soient ceux qui gagnent le plus d’argent et qui font vivre le plus de monde ; je dirai, au contraire, que ces théâtres-là sont souvent les plus mauvais. On ne gagne pas beaucoup d’argent avec les pièces vraiment littéraires ; on réussit souvent mieux à en gagner avec des excentricités, des attaques contre la morale et le gouvernement. Avec la liberté, l’industrialisme conduira de plus en plus loin dans cette voie déplorable.

Gagner peu d’argent, mais faire des pièces littéraires, voilà, qui s’en serait douté, la théorie de M. Scribe.

M. Alexandre Dumas prend la défense de la liberté contre l’absolutisme de M. Scribe. M. Dumas se prononce notamment contre la suppression des théâtres d’enfants, demandée par son très restrictif confrère :

M. Alexandre Dumas. — Je suis fâché de n’être d’accord avec mon confrère Scribe sur aucune des propositions qu’il vient d’émettre relativement aux théâtres d’enfants, à la liberté des théâtres, aux privilèges.

Les théâtres d’enfants, a-t-il dit, sont immoraux. C’est vrai ; mais on peut les soumettre à une police rigoureuse, ils ne le seront plus ; ne les détruisez pas, c’est une pépinière précieuse de comédiens.

M. Scribe. — Et le Conservatoire ?

M. Dumas. — Le Conservatoire fait des comédiens impossibles. Qu’on me donne n’importe qui, un garde municipal licencié en février, un boutiquier retiré, j’en ferai un acteur ; mais je n’en ai jamais pu former un avec les élèves du Conservatoire. Ils sont à jamais gâtés par la routine et la médiocrité de l’école ; ils n’ont point étudié la nature, ils se sont toujours bornés à copier plus ou moins mal leur maître. Au contraire, dès qu’un enfant est sur le théâtre, ce qu’il peut y avoir en lui de talent se développe naturellement. C’est ainsi que se sont formés presque tous nos grands comédiens modernes.

Quant à la liberté des théâtres, à mon avis, plus vous la laisserez entière, plus vous aurez de bons théâtres, et par bons théâtres j’entends, moi, ceux qui attirent le plus de monde, ceux qui font vivre le plus de monde.

Je ne conçois point les privilèges. Dès qu’il y a privilège, il y a abus. Un privilège me donne un droit que n’a pas mon voisin et me pousse à faire ce que je ne ferais pas si l’égalité existait pour tous. Un privilège fait trouver de l’argent pour une entreprise ruineuse et mène à la banqueroute. Le jour où il n’y aura plus de privilège vous aurez trente théâtres dans Paris ; mais, un an après, il en restera tout au plus dix ou douze, et tous seront en état de se suffire. Telle personne qui, les privilèges abolis, ne bâtirait jamais un théâtre nouveau, avec un privilège en bâtira un immédiatement. On a bien tort de s’effrayer du régime de la liberté.

Voilà, n’est-il pas vrai, une excellente bouffée de bon sens ? M. E. Souvestre résume ainsi son opinion :

Liberté de l’industrie théâtrale ; création de théâtres d’art, littéraires et lyriques, subventionnés par le gouvernement et soumis à une constitution nouvelle. Création d’un théâtre populaire, également subventionné et destiné à faire cultiver la morale, le patriotisme et l’art parmi les travailleurs.

M. Victor Hugo, qui arrive après M. Souvestre, développe une opinion presque analogue. M. Hugo voit dans la question des théâtres, comme dans toutes les questions, deux principes en présence : la liberté et l’autorité.

Dans la question des théâtres, le principe de l’autorité a ceci pour lui et contre lui qu’il a déjà été expérimenté. Depuis que le théâtre existe en France, le principe d’autorité le possède. Si l’on a constaté ses inconvénients, on a aussi constaté ses avantages, on les connaît. Le principe de la liberté n’a pas encore été mis à l’épreuve.

M. Le Président. — Il a été mis à l’épreuve de 1791 à 1806.

M. Victor Hugo. — Il fut proclamé en 1791, mais non réalisé ; on était en présence de la guillotine ; la liberté germait alors, elle ne régnait pas. Il ne faut point juger des effets de la liberté des théâtres par ce qu’elle a pu produire pendant la première révolution.

Le principe de l’autorité a pu, lui, au contraire, produire tous ses fruits ; il a eu sa réalisation la plus complète dans un système où pas un détail n’a été omis. Dans ce système, aucun spectacle ne pouvait s’ouvrir sans autorisation. On avait été jusqu’à spécifier le nombre des personnages qui pouvaient paraître en scène dans chaque théâtre, jusqu’à interdire aux uns de chanter, aux autres de parler ; jusqu’à régler, en de certains cas, le costume et même le geste ; jusqu’à introduire, dans les fantaisies de la scène, je ne sais quelle rigueur hiératique. Le principe de l’autorité, réalisé si complétement, qu’a-t-il produit ? On va me parler de Louis XIV et de son grand règne. Louis XIV a porté le principe de l’autorité, sous toutes ses formes, à son plus haut degré de splendeur. Je n’ai à parler ici que du théâtre. Eh bien ! le théâtre du XVIIe siècle eût été plus grand sans la pression du principe d’autorité. Ce principe a arrêté l’essor de Corneille et froissé son robuste génie. Molière s’y est souvent soustrait, parce qu’il vivait dans la familiarité du grand roi dont il avait les sympathies personnelles. Molière n’a été si favorisé que parce qu’il était valet de chambre tapissier de Louis XIV ; il n’eût point fait sans cela le quart de ses chefs-d’œuvre. Le sourire du maître lui permettait l’audace. Chose bizarre à dire, c’est sa domesticité qui a fait son indépendance : si Molière n’eût pas été valet, il n’eût pas été libre. Vous savez qu’un des miracles de l’esprit humain avait été déclaré immoral par les contemporains ; il fallut un ordre formel de Louis XIV pour qu’on jouât Tartufe. Voilà ce qu’a fait le principe de l’autorité dans son plus beau siècle. Je passerai sur Louis XV et sur son temps : c’est une époque de complète dégradation pour l’art dramatique. Je range les tragédies de Voltaire parmi les œuvres les plus informes que l’esprit humain ait jamais produites.

Je ne triomphe donc pas du XVIIIe siècle ; je le pourrais, mais je m’en abstiens : remarquez seulement que le chef-d’œuvre dramatique qui marque la fin de ce siècle, le Mariage de Figaro, est dû à la rupture du principe de l’autorité.

J’arrive à l’Empire : alors l’autorité avait été restaurée dans toute sa splendeur ; elle avait quelque chose de plus éclatant encore que l’autorité de Louis XIV. Il y avait alors un maître qui ne se contentait pas d’être le plus grand capitaine, le plus grand législateur, le plus grand politique, le plus grand prince de son temps, mais qui voulait être aussi le plus grand organisateur de toutes choses. La littérature, l’art, la pensée ne pouvaient échapper à sa domination, pas plus que tout le reste. Il a eu, et je l’en loue, la volonté d’organiser l’art ; pour cela il n’a rien épargné, il a tout prodigué. De Moscou, il organisait le Théâtre-Français. Dans le moment même où la fortune tournait et où il pouvait voir l’abîme s’ouvrir, il s’occupait de réglementer les soubrettes et les crispins. Eh bien ! malgré tant de soins et tant de volonté, cet homme, qui pouvait gagner la bataille de Marengo et la bataille d’Austerlitz, n’a pu faire faire un chef-d’œuvre. Il aurait donné des millions, il l’a dit à Sainte-Hélène, il aurait donné des millions pour que ce chef-d’œuvre naquît ; il aurait fait prince l’homme qui en aurait honoré son règne.

Abordant le point de vue de la moralisation et de l’instruction du peuple, M. Hugo prouve qu’ici encore le principe d’autorité a failli.

Je prends le théâtre tel qu’il a été au siècle par excellence de l’autorité, je le prends dans sa personnification française la plus illustre, dans l’homme que tous les siècles et tous les temps nous envieront, dans Molière. J’observe ; que vois-je ? Je vois le théâtre échapper complétement à la direction que lui donne l’autorité ; Molière prêche, d’un bout à l’autre de ses œuvres, la lutte du valet contre le maître, du fils contre le père, de la femme contre le mari, du jeune homme contre le vieillard, de la liberté contre la religion.

Nous disons, nous : « Dans Tartufe, Molière n’a attaqué que l’hypocrisie. » Tous ses contemporains le comprirent autrement.

Le but de l’autorité était-il atteint ? Jugez vous-mêmes. Il était complètement tourné ; elle avait été radicalement impuissante. J’en conclus qu’elle n’a pas en elle la force nécessaire pour donner au peuple, au moins par l’intermédiaire du théâtre, l’enseignement le meilleur selon elle.

M. Hugo ne veut donc pas du privilège. Mais veut-il de la liberté ? Oui, mais il veut de la liberté organisée. Méfions-nous !

L’État, dit-il, doit installer, à côté des théâtres libres, des théâtres qu’il gouvernera, et où la pensée sociale se fera jour.

Je voudrais qu’il y eût un théâtre, digne de la France, pour les célèbres poètes morts qui l’ont honorée ; puis un théâtre pour les auteurs vivants. Il faudrait encore un théâtre pour le grand opéra, un autre pour l’opéra comique. Je subventionnerais magnifiquement ces quatre théâtres.

Et cela serait fort nécessaire, car, ajoute M. Hugo, « je voudrais que l’homme du peuple, pour dix sous, fût aussi bien assis au parterre, dans une stalle de velours, que l’homme du monde, à l’orchestre, pour dix francs. »

Mais ce n’est pas tout. M. Hugo voudrait encore quatre théâtres spéciaux pour le peuple ; ces théâtres seraient à la charge de la ville, qui serait tenue de les subventionner.

En présence de cette double et inégale concurrence, les entreprises libres auraient bien quelque peine à s’établir. Cependant M. Hugo veut encore les soumettre à des conditions de toute sorte, conditions de construction, conditions de dimension, condition de cautionnement, etc. Mais M. Hugo n’en demeure pas moins parfaitement convaincu qu’il est partisan de la liberté des théâtres !

Parmi les compositeurs, MM. HalÉvy et Ambroise Thomas sont pour la liberté ; M. Auber est pour la restriction. Selon M. Auber : « qu’il y ait quarante théâtres ou qu’il y en ait douze, ils auront toujours à partager, par an, à peu près la même somme. Le chiffre annuel moyen des recettes théâtrales n’augmentera pas avec le nombre des théâtres. » En êtes-vous bien sûr ? Et si la concurrence abaisse les prix des places, croyez-vous que la consommation n’augmentera pas ? Est-ce que la recette totale des journaux n’a pas monté lorsqu’ils ont abaissé leurs prix de 80 fr. à 40 fr. et en définitive à 24 fr. ? Faites de la musique, monsieur Auber, mais, de grâce, ne faites pas de l’économie politique.

Nous allions presque oublier M. Bocage. Pourtant ce serait dommage, car M. Bocage est partisan de la liberté.

Si l’on adopte la liberté illimitée, dit le directeur de l’Odéon, plusieurs d’entre nous souffriront pendant quelque temps de cette réforme. Mais en quoi cela importe-t-il à l’intérêt général ? Il y a une chose certaine, c’est que la liberté illimitée ferait vivre du théâtre beaucoup plus de personnes qu’il n’en nourrit maintenant. On jouerait dans des cafés ; on jouerait sur de plus petites planches… Qu’importe !

Voilà qui va bien ; malheureusement la fin de M. Bocage ne vaut pas son commencement. M. Bocage est d’avis que le gouvernement aurait dû se servir du théâtre comme d’un moyen de propagande.

Il fallait, dit-il, combattre les mauvais clubs par le théâtre plus attrayant que les mauvais orateurs. Il fallait provoquer par des encouragements la production de bonnes pièces, il fallait envoyer des acteurs, avec des théâtres portatifs, dans les petites villes et même dans les villages ; on aurait obtenu les meilleurs résultats.

Grassot, Ravel, Sainville et Alcide Tousez, envoyés dans les départements avec des théâtres portatifs et des pouvoirs illimités pour combattre les doctrines anarchiques ! L’idée n’est-elle pas ravissante ?

En voici une autre qui ne vaut guère moins. M. Bocage, directeur de l’Odéon, consent à maintenir la Comédie-Française, mais à une condition. C’est qu’on la transportera, où ? devinez ! À l’Odéon.

Il faudrait envoyer à l’Odéon la Comédie-Française, mais l’y envoyer avec toute sa splendeur. Il faudrait donner aux comédiens français transportés (le mot n’est-il pas heureusement trouvé ?) sur cette scène un directeur qui eût la main ferme, et qui les fît travailler sérieusement pour instruire la jeunesse.

Et ce directeur, évidemment, ce serait… M. Josse.

En définitive, il ressort de cette enquête que l’on déteste généralement le privilège. Mais est-ce à dire qu’on aime la liberté ? Hélas ! on l’aime à la manière de M. Coralli père. Les plus libéraux d’entre les témoins entendus dans l’enquête croiraient tout perdu si l’État cessait d’intervenir dans l’industrie des théâtres. La seule idée de la suppression des subventions leur fait dresser les cheveux sur la tête. Vainement leur objecteriez-vous le goût du public, et le besoin qu’il éprouve de voir de belles choses. Le public ! c’est un ramassis de Welches. Le public, selon M. Regnier, c’est un barbare qui préfère le mélodrame voire même les jeux du Cirque à la tragédie. Le public, selon M. Langlé, c’est un vil consommateur, qui déserte le vaudeville et le drame des théâtres réguliers pour la demi-tasse et les flons-flons des Champs-Élysées. Le public, c’est l’ennemi-né de l’art. L’art ne sera sauvé en France que le jour où les théâtres seront constitués de manière à pouvoir se passer du public. Aussi n’est-ce point dans son intérêt qu’on demande la liberté des théâtres. Ce n’est point certes pour qu’il aille au spectacle à meilleur marché et qu’il y soit mieux amusé, au contraire ! On n’a qu’une crainte : c’est de trop le divertir ou de lui donner trop ses aises. Celui-ci a grand’peur que le public ne préfère les petits théâtres aux grands, et il demande un minimum de 1 200 places ; celui-là redoute par-dessus tout que le public ne trouve plaisir à entendre un opéra après un vaudeville, et il demande le maintien des genres ; tous enfin réclament à grands cris la conservation des théâtres-musées, destinés à conserver les momies de l’art aux frais et dépens dudit public.

Même les esprits les plus éclairés et les plus raisonnables manquent du sens de la liberté. M. Hostein, par exemple, qui aime la liberté à Paris, la redoute dans les départements. M. Hugo, qui se croit assurément très libéral, veut la liberté à des conditions qui la rendent impossible. Nul ne conçoit la liberté pure et simple. Chacun a sa petite restriction, qu’il croit indispensable à la liberté : pour celui-ci, directeur subventionné, c’est la subvention ; pour celui-là, auteur ou artiste dramatique, c’est la suppression des cafés-chantants ; pour cet autre enfin, censeur dramatique, c’est la censure. Témoin cette réponse qui nous semble typique :

— Concevez-vous, monsieur, demande M. Behic à M. Florent, ancien censeur, concevez-vous le théâtre sans la censure ?

M. Florent. Non, monsieur.

Que voulez-vous ? chacun aime la liberté en général ; mais quand la liberté touche aux petits intérêts qu’on a, on se hâte de crier : Non, monsieur !

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[1] Journal des Économistes, 15 mai 1850.

[2] Cette commission était composée de M. Vivien, président ; MM. Charton, Defresne et Behic, conseillers ; MM. Faré et Tranchant, auditeurs.

 

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