L’impôt sur les successions. Débat à la société d’économie politique (1851)

annalesInstitution centrale dans le débat des idées économiques au XIXe siècle, la Société d’économie politique comptait comme membres toute la fine fleur de l’école libérale française, dont elle permettait le renouvellement et à qui elle offrait des opportunités de discussions engagées. Le 10 octobre 1851, la venue du belge Charles de Brouckère provoqua un débat autour de la question de l’impôt sur les successions. Les membres de la Société d’économie politique ayant presque toujours unanimement considéré l’impôt comme une nécessité permettant le financement d’un petit nombre de fonctions publiques nécessaires, il n’est pas étonnant que la majorité ait ce jour là étudié l’impôt sur les successions du point de vue de son infériorité ou de sa supériorité par rapport aux autres impôts. Ainsi, Charles de Brouckère défend la nécessité de cet impôt et Horace Say soutient qu’il est légitime mais que son taux doit rester faible. Joseph Garnier et Charles Dunoyer font valoir au contraire que dans ces discussions, on postule plutôt qu’on ne prouve le besoin de créer un impôt nouveau. Ni l’un ni l’autre ne refusent à tout prix l’impôt sur les successions, mais ils veulent qu’il soit instauré pour financer les missions essentielles de l’État ou pour compenser la suppression d’un impôt plus mauvais. B.M.


Séance du 10 octobre 1851 de la Société d’économie politique

Thème : De l’impôt sur les successions [1]

Charles de Brouckère, bourgmestre de Bruxelles et membre de la Chambre des représentants ; M. Buckingham, ancien député de la ville de Sheffield au Parlement, connu par des publications variées, de nombreux voyages, et par sa lettre contre le monopole de la Compagnie des Indes, avaient été invités à la dernière réunion mensuelle, à laquelle assistait aussi pour la première fois M. Alph. Courtois fils, un des collaborateurs du Journal des Économistes, récemment admis à faire partie de la Société.

La réunion était présidée par M. Dunoyer, membre de l’Institut.

À l’occasion de la présence de M. de Brouckère, la conversation de la soirée s’est fixée sur la question de l’impôt sur les successions, en ce moment vivement agitée en Belgique.

L’honorable M. Ch. de Brouckère a précisé, en très peu de mots, la nature de la question qui a tout de suite pris en Belgique un caractère plutôt politique qu’économique, entre le parti dit catholique et le parti dit libéral, qui est aux affaires.

C’est, d’une part, pour combler un déficit annuel de 2 à 3 millions, et d’autre part pour obtenir de nouvelles ressources applicables à des travaux publics rendus indispensables par les travaux déjà faits, et notamment par les chemins de fer dont l’État s’est chargé, que le gouvernement a songé à établir l’impôt des successions en ligne directe.

Cet impôt serait, aux termes de la proposition ministérielle, de trois quarts pour 100 sur la valeur brute de l’héritage, et de 1 pour 100 sur cette même valeur dont les dettes passives seraient déduites. Le ministère a aussi proposé quelques aggravations aux impôts indirects, dans le but de les rendre plus productifs. La Chambre des représentants avait d’abord rejeté la proposition mais elle l’a adoptée à la majorité des trois quarts des voix, lorsque le ministère l’a représentée sans la clause du serment. Le Sénat, récemment dissous, avait approuvé les dispositions relatives aux impôts indirects et rejeté l’impôt des successions. Les nouvelles élections du Sénat ont amené une majorité favorable au projet de loi ; mais, d’autre part, quelques membres paraissent décidés à l’abandonner. M. de Brouckère est, pour son compte, tout à fait partisan de l’établissement de l’impôt.

Après ces explications, la conversation s’est plus particulièrement concentrée sur les principes de l’impôt des successions directes.

Horace Say a légitimé l’impôt sur les successions, surtout par l’utilité dont il peut être pour faire face aux besoins sociaux, et pour solder les frais de sécurité. Il a ajouté que cet impôt, comme tous les autres, devait être maintenu à un taux modéré.

Ch. Giraud, ancien ministre de l’instruction publique, s’est attaché à faire ressortir le phénomène social qui a lieu au moment de la transmission de la propriété, et la garantie spéciale produite par la Société, au moyen de la loi qui régit cette transmission, et par l’action de l’État qui, en faisant exécuter la loi, garantit cette transmission du détenteur mort au détenteur vivant. C’est dans ce phénomène tout particulier, se produisant au moment de la transmission, que M. Giraud trouve la source de la légitimité d’un impôt sur les successions.

Wolowski, représentant du peuple, voit dans cette opinion de M. Giraud une confusion entre la source et la garantie du droit. Selon lui, le droit de propriété ne dépend en rien de la loi civile ; il est inhérent à l’homme, et antérieur, comme on dit dans la Constitution ; seulement la loi civile le consacre, le sanctionne. En ce qui regarde l’impôt sur les successions directes, l’honorable membre ne voit pas qu’il y ait lieu au moindre scrupule, puisqu’on trouve juste et légitime l’impôt sur les successions collatérales ; il croit donc que, tant sous le rapport économique que sous le rapport légal, la proposition faite aux Chambres belges est juste et raisonnable.

Garnier soumet ses doutes sur la légitimité de l’impôt à deux points de vue : au point de vue spécial de la Belgique et au point de vue économique et général. Au point de vue de la Belgique, il trouve le chiffre du déficit donné par M. Brouckère, heureusement très peu important et très facile à neutraliser par voie d’économie, par quelques réductions dans l’année, par exemple ; il pense, en outre, que le gouvernement belge a déjà assez fait de travaux publics et qu’il pourrait s’en tenir là.

Au point de vue économique, il comprend bien que le propriétaire du sol doive payer un impôt pour la sécurité que la loi lui accorde et que l’État, représentant de la société, produit pour lui ; mais il ne comprend pas que le père payant l’impôt jusqu’à l’instant de sa mort, et que le fils continuant à le payer à partir de ce moment, il soit dû autre chose à l’État. Le phénomène légal et social de la transmission lui apparaît comme un effet forcé de la protection due par l’Etat dont les services sont payés par l’impôt.

Sans doute, au moment de la transmission, l’action protectrice de la société se fait d’autant plus vivement sentir que la société est plus civilisée ; mais ce bienfait de la civilisation appartient à l’essence de la propriété, et l’État n’a pas à se prévaloir de bienfaits qui ne viennent pas de lui.

Joseph Garnier a ajouté que, lorsqu’un pays était assez heureux pour ne pas avoir un impôt sur les successions, il ne devait l’adopter que pour en abolir un plus mauvais.

Ch. Giraud reconnaît bien que le droit de propriété est absolu ; mais il prie de remarquer qu’autre chose est le droit et autre chose est l’exercice du droit. Or, il en est de la propriété comme de la liberté. Celle-ci est de droit naturel, mais pour en jouir il faut avoir recours à la protection publique qui, pour s’exercer, a besoin des ressources de l’impôt.

Si la loi civile déclare et a besoin de déclarer que les choses auront lieu de telle façon à l’époque de la transmission des héritages, on jouit donc du bénéfice de cette loi civile qui fait disparaître tout doute sur le droit, indique les degrés successibles et non successibles, exerce une haute fonction de police, et finalement sanctionne et assure des garanties utiles à tous, mais utiles au moment même de l’héritage. De là, la légitimité de l’impôt spécial sur les successions.

Charles Dunoyer, membre de l’Institut, attribue, comme M. Joseph Garnier, à la fonction de l’État, au service de l’État garantissant la transmissibilité des héritages, le caractère de devoir. En garantissant la translation naturelle des biens du père au fils, la loi ne fait que ce qu’elle doit : la société ne reconnaît qu’un droit qu’elle ne peut nier en veillant à l’exécution de la loi, l’État remplit son rôle le plus naturel, qui est sa raison d’être.

Dunoyer pense qu’il y aurait du danger à placer la légitimité de l’impôt dans un certain droit social, qui ne tarderait pas à dégénérer en un impôt proportionnel à des besoins plus ou moins légitimes. La vraie base de la légitimité de l’impôt, ce sont les services rendus pour des besoins où il y a nécessité de mettre en mouvement la puissance publique. Pour payer ces services, on cherche le meilleur moyen, les procédés les moins onéreux, ceux dont l’application produit le moins de souffrances. Or, sous ce rapport, les prélèvements sur l’héritage sont plus faciles à légitimer, lorsqu’il s’agit des héritiers plus éloignés.

Dunoyer ne repousse donc pas, d’une manière absolue, un impôt modéré sur les successions directes ; mais en ce qui touche la Belgique, par exemple, il pense qu’il y a lieu de se demander, dans ce pays, si on ne va pas frapper la propriété d’une manière permanente pour faire face à une nécessité accidentelle, et s’il y a, dans les circonstances actuelles, nécessité suffisante pour légitimer l’impôt.

De Brouckère regrette que M. Joseph Garnier ait fait intervenir, dans la question de principes, la question belge, qu’il ne connaît peut-être pas assez. Selon l’honorable bourgmestre, il faut absolument 4 millions de ressources de plus par an, dont 3 millions et demi pour le déficit. Or, pour faire face à cette partie de la dépense, il préfère de beaucoup qu’on s’adresse à l’impôt direct plutôt qu’à l’impôt indirect. Quant aux travaux publics, ceux dont il s’agit ont pour but de remédier à des maux occasionnés par l’établissement des chemins de fer construits par l’État ; ils sont destinés, par exemple, à l’établissement de digues capables de prévenir les dévastations par les eaux.

En ce qui concerne le principe de propriété, M. de Brouckère le reconnaît de droit naturel et absolu ; mais comme les hommes sont réunis en sociétés, il est du droit et du devoir de ces sociétés de percevoir une partie des richesses obtenues pour subvenir aux besoins généraux du corps social.

Les membres qui ont pris la parole ont encore touché à d’autres points de vue de la question. MM. de Brouckère, H. Say et Dunoyer ont, par exemple, émis des aperçus sur le plus ou moins de préférence qu’il y aurait à accorder à une contribution assise sur tels ou tels capitaux, un impôt sur les capitaux ou sur les revenus, mais leur opinion n’a pas été assez positivement formulée pour que nous puissions l’indiquer.

______________

[1] A. Courtois (éd.), Annales de la société d’économie politique, tome premier, 1846-1853, Paris, Guillaumin, 1889, p.186-191

A propos de l'auteur

Institution centrale dans le débat des idées économiques au XIXe siècle, la Société d’économie politique comptait comme membres toute la fine fleur de l’école libérale française, dont elle permettait le renouvellement et à qui elle offrait des opportunités de discussions engagées.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publié.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.