Lionel Robbins, La Grande Dépression (1934)

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Préface de Jacques Rueff

Ce livre, essentiel pour l’économiste, devrait être aussi un fait politique important. L’auteur y apporte une démonstration péremptoire de la thèse qui explique la différence entre la présente crise et toutes celles qui l’ont précédée par le développement et la généralisation des pratiques d’économie dirigée.

Ainsi les souffrances que la dépression présente a infligées aux hommes, le désespoir et la ruine qu’elle a semés partout dans le monde seraient dus essentiellement à l’adoption délibérée, dans la plupart des pays, d’une politique économique nouvelle.

Cette démonstration, si elle est jugée convaincante, est d’une grande portée pratique car, ainsi que M. Robbins l’indique dans l’avant-dernier alinéa de son livre, « on ne peut apprécier le tragique de la situation présente si l’on ne se rend pas compte qu’elle est essentiellement l’œuvre d’hommes intelligents et de bonne volonté. »

Ces hommes, je les connais presque tous. Ce sont ceux qui souffrent de la souffrance des humbles, qui sont révoltés par leurs misères et qui toujours se dressent contre l’inégalité et l’injustice. Pour appliquer leurs vues généreuses, ils veulent substituer à l’ordre libéral, réalisé par le jeu inconscient des prix, un régime consciemment dessiné et qui ne pourra pas ne pas être équitable, puisqu’ils en auront eux-mêmes dressé le plan.

Or, ces hommes généreux, j’ai la conviction qu’ils se trompent. Et c’est précisément parce que je poursuis les mêmes fins qu’eux, parce que je ne désire rien tant que l’amélioration du sort du plus grand nombre, que je souhaite voir appliquer une politique exactement opposée à celle que recommandent, sous des signes divers, tous les partisans de l’économie dirigée, qu’ils soient de droite ou de gauche, corporatistes ou syndicalistes, autarchistes ou internationaux.

Le débat entre les deux formes possibles, seules possibles, des régimes économiques : libéralisme ou communisme, ouvre un problème précis, rigoureusement déterminé. Le sentiment peut fixer les buts à atteindre, la raison seule décider des moyens propres à y conduire. C’est donc essentiellement matière à raison raisonnante et c’est pour cela que j’adjure tous les hommes de bonne foi, tous ceux qui ne se satisfont pas de paraître vouloir, mais qui veulent réellement, de lire ce livre, de le lire tout entier et de le méditer.

Ils seront rapidement convaincus qu’opposer le chaos libéral à l’ordre socialiste, c’est oublier que le système des prix constitue un régulateur efficace, qui, lorsqu’on le laisse jouer, assure avec une grande précision les équilibres économiques en dehors desquels le régime ne saurait subsister. Ainsi ils comprendront que tirer argument des désordres présents pour proclamer la faillite du libéralisme, c’est mentir, épouvantablement, puisque c’est rattacher au régime dont on veut démontrer l’inefficacité des désordres qui se sont produits précisément dans les domaines où il a cessé d’exister.

Dans le chapitre « Restrictionism and planning », le lecteur trouvera une démonstration éclatante du caractère malthusien de l’économie dirigée, qui, même lorsqu’elle veut sincèrement améliorer les niveaux de vie, n’a aucun moyen d’y réussir, car, pour diriger, il ne suffit pas de fixer une direction, encore faut-il pouvoir la reconnaître. On aura beau donner pour instructions aux rédacteurs du plan de rechercher les solutions qui répondent le mieux aux goûts et aux besoins des hommes et de vouloir des augmentations de bien-être, on aura fait œuvre vaine tant qu’on ne leur aura pas fourni le moyen de choisir, entre tous les possibles, le plan qui satisfait à ces conditions. Or Lionel Robbins démontre qu’en dehors du mécanisme des prix, il n’est aucun moyen de découvrir les goûts changeants des hommes ou de dresser la liste de leurs préférences. Et d’ailleurs, comment pourrait-on préciser dans l’abstrait des volontés qui — essentiellement individuelles — n’affleurent à la surface du conscient que lorsqu’elles vont se transformer en actes.

Mais même aurait-on réussi à dresser cette carte des désirs, que l’on ne saurait y trouver le moyen de diriger l’économie vers sa seule fin naturelle, qui est de pourvoir aux besoins des hommes de la manière que ceux-ci estiment la plus désirable. Car, en effet, les besoins des hommes n’ont rien d’absolu. On ne préfère pas tel article à tel autre, mais telle quantité d’un article à telle quantité de tel autre. Pour choisir consciemment, il faut savoir tout ce que le choix écarte. Or si les possibles écartés apparaissent immédiatement dans un système de prix, il n’en est plus de même dans le régime du plan, où seule l’analyse des emplois qui auraient pu être faits des moyens de production existants, compte tenu de l’état des techniques, permet de comparer ce qui est et ce qui aurait pu être. Et comme, dans ce domaine, le nombre des possibles est infini, aucun esprit humain ne peut embrasser le problème à inconnues innombrables que pose la nécessité du choix.

On observera, il est vrai, que le jeu des prix résout chaque jour, sous nos yeux, ce problème si complexe. Mais il le résout par un jeu d’actions et de réactions spontanées, qui conduisent à l’état d’équilibre répondant à l’emploi que veulent faire tous les participants au marché du pouvoir d’achat qu’ils détiennent. Et le problème est exactement semblable à celui de la mécanique céleste, que nous ne savons pas résoudre dès qu’il y a plus de quatre corps en présence, alors que chaque soir, dans le ciel, les étoiles et les planètes innombrables trouvent sans hésiter le chemin qu’elles doivent suivre.

Ainsi, les rédacteurs du plan, quel que soit leur désir d’apporter aux hommes toutes les satisfactions possibles, ne disposeront d’aucun moyen de reconnaître la voie qui leur permettra d’y réussir. Sans doute les régimes dirigés ont-ils réussi — surtout dans le domaine de ce qui se voit — des réalisations grandioses. Mais pour les apprécier, il faut se garder d’un jugement reposant uniquement sur des apparences. « Assurément, dit M. Robbins, les pharaons n’ont pas eu besoin d’un système de prix pour bâtir les pyramides. » Mais à quels biens a-t-il fallut renoncer pour obtenir ce résultat, quel a été son coût économique, distinct de son coût technique, telles sont les questions, ajoute-t-il, auxquelles, hors du mécanisme des prix, il ne peut être répondu. »

Quoi qu’il en soit, la rédaction du plan, puisqu’elle retient une solution et écarte toutes les autres, implique un choix entre toutes les combinaisons possibles. Et puisque ce choix ne peut être raisonné, il sera arbitraire.

En outre, lorsque le plan aura été arrêté, il devra être appliqué. Or, pour en assurer l’exécution, il faudra une autorité d’autant plus rigoureuse que le choix intervenu sera plus éloigné de la solution qu’auraient librement voulue les individus, c’est-à-dire de celle qu’aurait spontanément établie le mécanisme des prix si on l’avait laissé fonctionner.

Ainsi l’existence, dans tous les régimes planifiés, d’une police politique — genre Guépéou — n’est pas fortuite ; elle est la condition même du régime et la preuve matérielle que le plan adopté n’est pas celui qui répond aux volontés individuelles.

Et ceci met en pleine lumière l’opposition des deux systèmes, le libéral et l’autoritaire. Dans le premier, la production est constamment adaptée à la volonté des hommes par ce plébiscite permanent que constitue le mécanisme des prix ; dans le second, au contraire, c’est la volonté des hommes qui doit être adaptée au plan.

Osera-t-on vraiment prétendre que la dignité humaine est mieux respectée dans un système où la production est la fin suprême et où l’homme est seulement un moyen pour absorber le produit que l’on a arbitrairement choisi pour lui.

En outre, choisir arbitrairement, c’est choisir sans raison, ce n’est pas choisir sans motif. Tant que l’autorité qui rédige le plan restera honnête, elle cherchera pour orienter son choix des arguments dont on saura qu’ils sont déraisonnables, mais qui auront cet avantage d’imposer une direction à l’économie que l’on veut diriger. Ainsi, par exemple, on conviendra de rechercher l’équilibre des balances commerciales bilatérales, ou celui des balances des comptes de pays considérés deux à deux, en se rendant compte que l’on ne peut faire entrer dans les calculs qu’une fraction arbitrairement choisie des dettes et créances qui doivent être réglées. Dans d’autres cas, on voudra fixer un droit de douane légitime, par la considération de prix de revient qui sont eux-mêmes dépendants des conditions de production que le droit de douane existant aura instituées. Et ainsi l’on sera aussi fou que ce Nathanaël, dont André Gide dit qu’il suivait, pour se guider, une lumière que lui-même tenait en sa main.

L’absurdité de ces fausses raisons n’échappera à aucun observateur conscient, même pas à ceux qui les invoquent ; mais les fonctionnaires désintéressés auront l’avantage d’y trouver des critères qui leur permettront de justifier les décisions que la pression des intérêts particuliers ou la ligne de plus grande pente politique leur aura, en général, imposées.

Dans ces conditions, ne faut-il pas avoir dans la moralité des hommes une confiance singulière, pour croire que dans un régime où des choix qui ne sont jamais justifiés que par de faux arguments, font la fortune ou la ruine de ceux qu’ils affectent, les autorités à qui ces choix sont confiés résisteront longtemps à la tentation de couvrir par des raisons d’intérêt général des décisions répondant à leurs intérêts personnels, électoraux ou pécuniaires. Et il apparaît ainsi que la turpitude est l’adjuvant indispensable de l’économie dirigée, parce qu’elle donne des raisons de choisir à des hommes dont on a voulu que le métier soit de choisir sans raison.

Quoi qu’il en soit, le plan qui aura été arrêté, en déterminant l’emploi qui sera fait des moyens de production disponibles, fixera le niveau de vie des hommes et rien ne permettra d’obtenir que ce niveau soit, à leurs yeux, le plus élevé possible, c’est-à-dire celui qui leur procurerait le maximum possible de satisfactions et de bien-être. Je sais bien que des moralistes désintéressés critiquent volontiers la civilisation du bien-être et lui préfèrent d’autres biens, immatériels, tels que la stabilité dans le dénuement. Mais sur ce point encore Lionel Robbins nous apporte une opinion de bon sens en remarquant qu’il est loisible aux « économistes dilettantes appartenant à de riches universités (c’est naturellement des universités anglaises qu’il s’agit), à ceux dont la table est chargée de toutes les bonnes choses produites en ce monde et qui disposent d’une automobile privée, de dire : « Les produits alimentaires sont assez bon marché. On trouve partout des autocars. Les chemins de fer sont merveilleux. Nous avons assez de l’abondance ; cherchons la sécurité. » La décision à prendre appartient aux millions d’individus pour lesquels l’épaisseur d’une tranche de jambon ou un voyage en autocar au bord de la mer ont encore une grande importance. Il n’est pas sûr que, si la question leur était clairement et honnêtement posée, ils choisiraient la sauvegarde des capitaux investis à l’amélioration de leur niveau de vie. »

Ce que nous voulons, c’est que la question soit posée honnêtement et clairement, non seulement aux intéressés mais à ceux qui les guident ou les conseillent, à ceux qui décident pour eux et à tous les politiques qui formulent des doctrines dont ils sont ensuite les esclaves. Nous voulons que tous, ils sachent que les systèmes dirigés diminuent le bien-être, appauvrissent les hommes, et offrent aux puissants, à ceux qui par la presse ou par la corruption réussissent effectivement à diriger l’économie, le moyen de s’approprier le fruit du travail d’autrui, nous voulons qu’ils sachent qu’en choisissant entre l’économie dirigée et l’économie libérale, on choisit entre des apparences et des réalités, entre un système qui permet de paraître vouloir des fins généreuses et un système qui les veut réellement.

Le jour où le problème sera posé en pleine lumière, les hommes comprendront que seule une politique libérale est une vraie politique de gauche, décidée à servir, contre tous les intérêts privés, les intérêts vrais de la masse, ceux qu’elle-même déclare être siens, et non pas ceux qu’on lui impose pour mieux l’asservir ou pour mieux l’exploiter. Ce jour-là, nous cesserons de nous enfoncer dans un capitalisme décadent, caricature hideuse d’un communisme qui s’ignore ; ce jour-là, le moment sera proche de la restauration générale dans le monde — probablement à la remorque d’une Russie rénovée par les expériences acquises — d’un libéralisme de gauche, jacobin, généreux, épuré de toutes les immondices que l’intervention de l’Etat a introduites dans notre machine politique et judiciaire.

Alors, l’Etat sera fort, car « pour gouverner bien, il faut gouverner peu », et il pourra, en toute liberté, reprendre une politique sociale efficace, susceptible d’apporter autre chose que des illusions à des populations appauvries par les méthodes qui devaient les enrichir.

Le livre de Lionel Robbins illumine la route de ceux qui veulent une politique de bien-être et de progrès ; je souhaite qu’il fasse ce miracle de rendre la vue aux aveugles, et le bon sens aux hommes.

JACQUES RUEFF, 1935

Table des matières :

Préface de Jacques Rueff

Avant-propos de Lionel Robbins

Chapitre I. 1914-1915

II. Sophismes

III. Genèse de la crise

IV. Les causes de la déflation

V. La Grande-Bretagne et la crise financière

VI. Désordre international

VII. « Restrictionism » et « planning »

VIII. Les conditions de la reprise

IX. Perspectives

Tableaux statistiques

Appendice – Quelques tendances de la politique monétaire et économique en 1934, par Pierre Coste

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