Mission de la Chambre nouvelle, par Gustave de Molinari (1842)

Gustave de Molinari, Politique. — Mission de la Chambre nouvelle (1842), en quatre livraisons :

  1. Premier article. Le biographe universel, 2e année, troisième volume, 2ème partie, Paris, 1842, p.193
  2. Deuxième article. Le biographe universel, 2e année, troisième volume, 2ème partie, Paris, 1842, p.285
  3. Troisième article. Le biographe universel, 2e année, quatrième volume, 1ère partie, Paris, 1842, p.92
  4. Quatrième article. Le biographe universel, 2e année, quatrième volume, 1ère partie, Paris, 1842, p.200

Premier article. Le biographe universel, 2e année, troisième volume, 2ème partie, Paris, 1842, p.193

MISSION DE LA CHAMBRE NOUVELLE.

Paris, 31 mai 1842.

Aimez-vous les uns les autres.

J. C.

Dans un précèdent article nous avons montré la Chambre née de la coalition, consolidant le gouvernement de la bourgeoisie, le préservant successivement des empiétements de l’aristocratie parlementaire, par son refus de concours au cabinet du 15 avril et d’un envahissement armé de la démocratie, par son appui prêté au cabinet pacifique du 29 octobre.

Nous avons considéré cette Chambre comme ayant mis la dernière main à l’œuvre entamée par Casimir Périer le 13 mars 1831.

Lorsque son heure a sonné, il y avait en elle une majorité conservatrice de quatre-vingts voix. — Selon toutes apparences, non seulement la Chambre nouvelle acceptera cet héritage, mais encore elle le recevra considérablement augmenté.

Le parti conservateur sera donc tout-puissant dans la Chambre de Juillet 1842.

Quel usage fera-t-il de cette toute-puissance ?

De la réponse qu’il donnera à cette question dépendent, à notre avis, et sa destinée et celle du régime constitutionnel en France.

Deux voies s’ouvrent devant lui, qu’il peut suivre également. — Nous allons les indiquer. — Nous montrerons aussi le terme auquel chacune d’elles aboutit.

Voyons d’abord quelle est la première.

Sur l’un des poteaux indicateurs placés aux angles de cette route, ce mot est inscrit : ÉGOÏSME.

Voici l’explication simple et franche que nous a donnée de cette devise un des hommes qui l’attacheraient volontiers à leur enseigne.

« La nation française est partagée en deux classes, l’une jouissant des droits politiques, l’autre n’en jouissant pas. — Nous sommes élus par la première, donc c’est elle que nous représentons ; — c’est par elle que nous gouvernons, c’est pour elle, c’est à son avantage que nous devons gouverner. — La France, pour nous, consiste en 200 000 individus environ, qui paient d’impositions 200 francs et plus. — Nous sommes les mandataires de ces 200 000 individus, c’est à eux que nous serons tenus de rendre nos comptes à la prochaine élection, — par conséquent ce sont leurs affaires, rien que leurs affaires qu’il faut que nous fassions. — Nous ne devons au reste de la nation aucune obligation.

— Très bien. — Mais quel système suivrez-vous pour vous acquitter de votre tâche ainsi entendue ?

— Un système à la fois simple, facile et ingénieux. — Ces 200 000 individus, payant 200 francs et plus, dont nous sommes les mandataires, sont, n’est-il pas vrai, des gens fort à leur aise, — entre leurs mains se trouve la grosse part des capitaux du pays ; — ils jouissent, on ne saurait plus agréablement, du temps présent, et certes, pour eux, le monde actuel, tel que nous l’a fait la Charte du mois d’août 1830, est certainement le meilleur des mondes possibles. — Ils auraient peu à gagner à un bouleversement, beaucoup à perdre. —Notre besogne à nous, leurs délégués, se réduira donc à cette culture d’une simple précaution : nous aurons à prévenir toute espèce de changement ou de bouleversement, et, pour ce, à faire en sorte d’immobiliser le temps présent, de le perpétuer, de rendre demain le ménechme d’aujourd’hui ; nous aurons enfin à agir de telle façon que tous les jours constitutionnels se suivent et se ressemblent. — Pour obtenir cette uniformité idéale, cette immobilisation nécessaire, nous userons de la méthode que voici :

La Chambre, où nous formons une majorité imposante, compacte, demeure assemblée quelque six mois par an. — Pendant ces six mois, son œuvre est d’examiner, de discuter, de voter le budget, de sanctionner ou d’improuver les actes du ministère, de prêter appui à celui-ci ou de le renverser. — Voilà tout. — Le budget d’abord… Le budget est lourd, il pèse actuellement treize cent et quelques millions de francs. — Cependant, tel quel, les épaules des contribuables le supportent sans trop ployer sous le faix. — La France est douée d’une si riche nature ! — Mais, remarquera-t-on, nos finances sont, en outre, engagées pour dix ans. — Engagées pour dix ans ? — Eh ! bien, tant mieux ! tant mieux ! morbleu ! — Ces dix années-là seront infailliblement une période de statu quo forcé. — Lancez-vous donc dans quelque vaste entreprise, dans quelque entreprise portant fruit dans l’avenir, avec des finances engagées. — Des finances engagées…. Mais, bon Dieu, là gît le salut des vrais conservateurs. — Que la France essaie de fournir une carrière avec ce boulet au pied ! — Ce boulet… mais loin de l’entamer, laissons-lui faire boule de neige de millions. — Que, de guerre lasse, notre forçat à chaîne d’argent, renonce à pousser en avant et se tienne coi. — Des finances engagées, ah ! la bonne chose en vérité !

Donc, loin d’économiser sur le budget, nous prendrons soin de lui donner chaque année sa pitance accoutumée, et ferons même en sorte que notre France mange quelque peu son blé en herbe. — Nous sommes des politiques profonds.

Quant au ministère à soutenir ou à renverser, quoi de plus aisé encore ? — Nous sommes majorité, — par conséquent, bon gré mal gré, tout ministère sera nôtre. — Nous le ferons tel qu’il nous plaira. — Nous le tirerons de nous. — Il sera la chair de notre chair, les os de nos os. — Il pensera comme nous, agira comme nous, c’est-à-dire pensera peu, agira moins encore. — Toute la tâche qu’à notre tour nous lui imposerons sera contenue dans ce seul précepte : marcher, mais ne point avancer.

Bon.

Mais, nous direz-vous, messieurs, et l’opposition indignée, croyez-vous donc qu’elle vous laisse paisiblement exécuter ces manœuvres de torpilles ?

L’opposition, ah ! vous ne connaissez pas l’opposition. — Loin de nous être en quoi que ce soit nuisible, l’opposition est indispensable à notre existence, elle en fait la joie, et souvent, allez, nous procure de bien beaux jours. — Pour tout dire enfin, c’est à elle que nous devons d’être actuellement ce que nous sommes. — Ne soyons point ingrats. — Un jour elle est montée au pouvoir, et ce jour-là a coûté 500 millions à la France, ce jour-là a valu à Paris dix-sept citadelles, ce jour-là a gratifié la morale publique de deux millions de fonds secrets, etc., etc., — si bien que c’est à grande joie que l’on nous a vus revenir, nous qui, à tout prendre, faisons les choses plus bourgeoisement, — qui ne mettons point six chapons à la broche quand un seul nous suffit. — Mais ce n’est pas tout. — Pendant ces six mois que, chaque année, nous demeurons assemblés, que deviendrions-nous sans elle ?—D’accord entre nous, d’accord avec notre ministère, notre budget annuel serait tôt voté, et cette besogne fournie, à quoi passerions-nous le temps, grand Dieu ? — Nous ne saurions décemment nous croiser les bras, — peut-être bien faudrait-il que nous missions les mains à quelque œuvre substantielle, non stéréotypée dans le programme que vous savez. — Alors, adieu notre système de statu quo. — Eh bien l’opposition nous tire de ce souci. — Depuis tantôt douze ans, elle s’est formulée une douzaine de propositions, d’interpellations, de reproches, de récriminations, plus ou moins agressifs, qu’elle a appris par cœur, et que, dans le courant de chaque session, elle nous récite scrupuleusement. — De notre côté nous en avons de même étudié les réponses. — Si bien que ce n’est plus qu’une affaire de mémoire. — Elle débite la tirade à souhait. — Le parterre applaudit, — nous donnons la réplique, — et la pièce se joue. — sans qu’il nous en coûte certes grands frais d’imagination.

Dieu conserve longtemps l’opposition en santé et en joie.

Vous voyez donc bien que tout concourt à nous rendre aisée notre tâche, — si aisée que de longs loisirs nous sont laissés en sus, loisirs que naturellement nous utilisons au plus grand bénéfice de nous et des nôtres. — Les affaires de nos commettants réglées, ainsi qu’il vient d’être dit, nous nous hâtons d’accomplir , avec conscience, nos devoirs envers nos pères, mères, fils, filles, oncles, tantes, nièces, neveux, filleuls, cousins, arrière-cousins, petits-neveux, petites-cousines, cousins à la mode de Bretagne, etc., etc. — Chacun, je vous assure, y gagne, nul n’y saurait honnêtement trouver à redire.

— Terminons. — Ces points établis, si les hommes de l’aristocratie ou de la démocratie qui nous envient éternellement le pouvoir, s’avisaient encore de comploter contre nous, nous en ferions bonne justice. — Les premiers sont d’ailleurs peu à redouter ; — leurs idées sont d’ancienne pacotille et le débit en est borné. — C’est de la tragédie classique rimée en vers romantiques. Quant aux seconds, quelques mitraillades, lâchées à propos, nous en donneraient prompte raison.

Donc, ainsi agissant et Dieu aidant, à chaque fin de Chambre, nous ne voyons nulle raison pour que nos bons petits électeurs (à 200 francs et plus) ne renouvellent point nos bons petits mandats. »

Voilà, exposée sans ambages, l’une des deux manières dont le parti conservateur, c’est-à-dire la majorité représentant la bourgeoisie souveraine peut envisager sa mission dans la Chambre nouvelle.

Ainsi serait de nouveau consacré le système du gouvernement de l’état par une fraction de l’état, au bénéfice unique de cette fraction.

Savez-vous, messieurs les conservateurs, où vous mènerait ce système ?

Souvenez-vous des évènements qui se sont accomplis il y a un demi-siècle. — Une aristocratie avait, non sans gloire, gouverné la France pendant, un millier d’années : — cette aristocratie était moins nombreuse que vous, messieurs de la bourgeoisie, mais plus forte que vous. — Que lui arriva-t-il ?

Comme en gouvernant le pays elle rapportait tout à son propre bénéfice, faisait tout remonter à soi, sans se soucier de ce qu’il y avait en-dessous d’elle, vos pères, messieurs, qui se trouvaient dans ce dessous, vos pères, dont l’éducation venait de s’achever à l’école des encyclopédistes, vos pères qui portaient gravées dans leur mémoire les maximes du Contrat social, et dont les âmes s’exaltaient aux grands souvenirs de la liberté antique, vos pères un jour s’indignèrent de cet égoïsme, de cette exploitation de tout un peuple par une caste. — Ils se levèrent tous unanimes, se reconnurent, et quand ils eurent dénombré leurs forces, un d’entre eux, à la face de l’aristocratie encore toute puissante, posa et résolut ces trois questions : — Qu’est-ce que le tiers-état ? — Tout. — Qu’a-t-il été jusqu’à présent dans l’ordre politique ? — Rien. — Que demande-t-il ? — À être quelque chose.

— Ceci se passait en 1789, comme vous savez. — Dans la même année le tiers-état devint quelque chose en effet, dans la même année, la noblesse fut dépossédée. — Quatre ans plus tard, en 1793, elle fut punie. — Une génération subit le châtiment dû à l’égoïsme de vingt générations. — Les enfants payèrent pour leurs pères. — Ce fut une sanglante, — ah ! trop sanglante sans doute, — mais une providentielle expiation.

Eh bien, messieurs de la bourgeoisie, voila un grand et terrible exemple à méditer. — Si, un jour, il vous arrivait d’oublier que ce n’est point pour votre seul avantage que vous gouvernez la France, si vous ne vous souveniez plus que les gens payant 200 francs au fisc ne sont pas tout l’état, enfin si, comme l’aristocratie d’avant 1789, vous comptiez pour rien ce qu’il y a en-dessous de vous, songez que trois questions aussi, trois questions résolues pourraient soudain venir troubler votre insouciante quiétude.

— Qu’est-ce que le peuple ? — Tout. — Qu’a-t-il été jusqu’à présent ? — Rien ? — Que demande-t-il ? — À être quelque chose.

Songez, dis-je, à 1789, — ressouvenez-vous aussi de 1793.

Sinon pour vous, du moins pour vos enfants.

Méfiez-vous donc de cette voie d’égoïsme dans laquelle vous n’avez, hélas ! que trop de propension à vous engager. — Ah ! il en est une autre plus difficile peut-être, mais noble et belle, une autre dont le terme n’est point un échafaud, mais un monde rayonnant dans l’avenir.

C’est celle de la charité, disons-mieux, de la fraternité.

Voici comment nous croyons que vous devez y marcher.

G. de Molinari.

(La suite au prochain numéro.)


Deuxième article. Le biographe universel, 2e année, troisième volume, 2ème partie, Paris, 1842, p.285

MISSION DE LA CHAMBRE NOUVELLE.

(Deuxième article.)

Paris, 30 juin 1842

« Pourquoi me tuez-vous ? Eh quoi ! ne demeurez-vous pas de l’autre côté de l’eau ? Mon ami, si vous demeuriez de ce coté, je serais un assassin, cela serait injuste de vous tuer de la sorte ; mais puisque vous demeurez de l’autre côté, je suis un brave, et cela est juste. »

Pascal. (Pensées.)

Nous avons supposé le parti conservateur dominant dans la Chambre nouvelle. — Nous avons signalé l’ornière de routine dans laquelle il se laisse engager assez volontiers. — Jalonnons maintenant la voie de progrès qu’il peut suivre.

Tout progrès se résout en réformes. — La voie du progrès n’est guère que la voie des réformes.

Il y a une réforme qui synthétise en elle toutes les autres, qui en est la clé de voûte. — C’est la réforme politique.

Celle-ci, à son tour, se résout en une réforme électorale.

Voilà la théorie. —Voyons maintenant si cette théorie est applicable dans le temps actuel, voyons s’il est utile

Est-elle applicable ? — En d’autres termes, a-t-elle quelques chances d’être admise ? — Nous en doutons. — Pour qu’elle prenne cours, il est nécessaire d’abord que la Chambre l’adopte ; or la Chambre ne saurait, on le comprend, admettre une réforme électorale quelque peu efficace, une réforme électorale qui abaisserait, par exemple, le cens au niveau de 100 francs, sans préparer son propre suicide. — Quelque loin qu’elle pousse l’abnégation d’elle-même, nous ne pensons pas que ce sacrifice soit de nature à être obtenu d’elle.

Est-il utile qu’elle soit appliquée ? — Sous certains rapports l’affirmative n’est guère contestable. — Ainsi une réduction du cens au taux de 100 francs, en quintuplant le nombre des électeurs, rendrait, pour ainsi dire, de nul effet toute tentative de corruption électorale ; — en outre, en faisant descendre vers le peuple les limites de la bourgeoisie souveraine, elle annulerait encore les tendances de celle-ci vers une domination exclusive, vers une domination de caste. — Elle serait un grand pas de fait du côté de la souveraineté universelle, dernier terme du perfectionnement politique, état normal de toute société parvenue à son apogée de civilisation.

Tels seraient les avantages capitaux d’une réforme électorale. Cette réforme présente-t-elle, en revanche, quelque inconvénient ?

Signalons-en un que l’on peut considérer comme assez grave.

Il existe en ce pays, une classe d’hommes dont les idées sont en retard d’un quart de siècle environ, que la gloire de l’empire a éblouis, et qui ne voient ni honneur ni prospérité possibles pour la France, si elle ne travaille indéfiniment à fondre de nouveaux bas-reliefs pour la colonne.

— Ces hommes oublient qu’il n’y a point de vides sur cette colonne. — Peut-être, à vrai dire, veulent-ils en édifier une seconde. — Mais où est leur statue qui la couronne ? —Pensent-ils qu’un même siècle leur fournira assez de bronze pour mouler deux Napoléon ?

D’ailleurs ignorent-ils ce que coûtent de telles colonnes, de tels bas-reliefs et de telles statues ?

C’est surtout dans les classes inférieures de la bourgeoisie que ces idées vieillies sont reçues encore comme frappées au bon coin. — Accordez à ces classes des droits électoraux, et peut-être les hommes qu’elles choisiront pour représentants, seront-ils contraints, pour leur complaire, de lancer de nouveau la France dans les voies de la guerre. — Adieu alors le progrès social. La condition essentielle du progrès est l’ordre. — Et qu’est-ce que la guerre, sinon une perturbation organisée ?

Voilà quel est, à nos yeux, l’inconvénient de la réforme politique, de la réforme électorale, inconvénient accidentel, passager, mais toutefois assez grave, assez plausible.

Nous n’insisterons donc pas pour réclamer cette réforme de la Chambre, mais nous lui demanderons un équivalent.

Voici : — Nous avons admis que la réforme politique est la synthèse de toutes les réformes ; eh bien, au lieu d’aborder cette synthèse d’emblée, de prime-saut, nous aurons patience, et donnerons un détour par les régions de l’analyse. —Telle est, du reste, la voie logique.

Ainsi nous prendrons une à une toutes les réformes qui se synthétisent dans la réforme politique, tant dans l’ordre matériel que dans l’ordre intellectuel et dans l’ordre moral, et nous les signalerons à l’attention de la Chambre.— Si maintenant nous supposons que celle-ci les adopte (et quelle supposition n’est point permise ?) nous pouvons sans crainte affirmer aussi qu’elle sera conduite naturellement, sans effort, sans secousse, à la réforme électorale, — parce que l’analyse conduit irrésistiblement à la synthèse, de même que plusieurs cours d’eau, descendant une pente convergente, finissent par se réunir en un lit commun.

Dans ce détail analytique, commençons par l’examen des réformes de l’ordre matériel. — Nous considérons celles-ci comme les plus importantes ; les autres, à notre avis, n’en sont guère que les corollaires.

Tout d’abord les finances se présentent à nos regards.

Les finances de la France sont dans un état critique, il n’est personne qui n’en convienne. — Chaque année augmente la somme des engagements de l’avenir, chaque année laisse tomber sa fiche dans la boite du déficit. Timon évalue ce déficit, compté pour douze années, à la somme de 950 millions, — et il semble qu’ici le spirituel pamphlétaire n’ait point trop abusé de l’art de grouper les chiffres. — Ce n’est point par d’insignifiants palliatifs que l’on peut remédier au mal d’une semblable situation. Il faut tailler dans le vif du budget, en détacher, d’un bon coup, une tranche d’une centaine de millions, sous peine de voir la plaie s’envenimer, devenir incurable, et ne laisser enfin d’autre ressource que celle de fermer les yeux sur l’avenir.

— À l’exemple de l’autruche qui se cache, dit-on, la tête dans le sable, lorsqu’elle se voit serrée de trop près par le chasseur.

Mais de quelle portion du budget détacher cette tranche de cent millions ?

L’hésitation ici ne saurait être longue. En cas d’urgence, il faut toujours frapper de préférence les dépenses improductives. — c’est donc au budget de la guerre que l’on doit viser. — Ce budget est calculé, pour l’an prochain, sur le pied de 300 millions, — qu’on le réduise à 200 millions.

Mais, objectera-t-on, la condition nécessaire d’une semblable réduction, c’est le désarmement de la France, et, désarmer la France, c’est la livrer, pieds et poings liés, à la merci des autres puissances d’Europe parmi lesquelles, en ce moment, elle ne compte pas une seule alliée, — c’est l’exposer impuissante à leurs insultes.

Pauvre objection, en vérité ! — Quelle est la puissance d’Europe qui songe à entamer la France, à laquelle soit venue la pensée de l’insulter ?

Que l’on y réfléchisse. — Depuis 1830 l’attitude de l’Europe vis-à-vis de la France a été purement défensive ; nous défions que l’on nous cite une seule circonstance dans laquelle cette attitude soit devenue offensive. — L’Europe absolutiste s’est, après le coup de main de Juillet, entourée d’un cordon sanitaire contre les idées françaises, — c’était son droit ; — mais a-t-elle fait mine de tenter une croisade contre ces idées ? —Elle s’en est gardée et s’en gardera bien. L’insuccès de ses précédentes tentatives lui a servi de suffisante leçon. Elle n’a pas oublié, croyez-le, la réponse qu’elle a reçue au manifeste de Brunswick.

Cela fait vraiment pitié de voir que, depuis le 15 juillet 1840, toute la polémique de certains journaux est accrochée à ces deux bouts de phrases : — La France est livrée à l’étranger ; — son honneur n’est plus sauvegardé.

Mais que l’on nous dise donc, une bonne fois, en quoi sa considération, son honneur ont été atteints. — En vérité c’est lui faire tort que de vouloir la poser, sans cesse, en capitan de comédie. — Elle a, ce nous semble, assez souvent fait ses preuves pour n’avoir pas besoin de se mettre, tous les jours, le poing sur la hanche, en faisant bruyamment résonner sa rapière. — Le rôle de raffiné d’honneur a bien son côté ridicule. — Dans notre siècle, c’est tout bonnement un anachronisme.

Encore une fois, lorsque l’on a eu des duels tels que ceux d’Austerlitz, d’Iéna et de Wagram, on peut bien, en honneur, laisser, pour de moindres querelles, l’épée dans le fourreau.

Qu’arriverait-il en définitive, si la France désarmait ? De quelles puissances aurait-elle à redouter le mauvais vouloir ? — Serait-ce des grandes puissances allemandes, de la Prusse, de l’Autriche ? — Mais celles-ci, avec leurs grandes annexes, encore si mal soudées, des provinces rhénanes et du Lombard Vénitien auraient, à une guerre, beaucoup à perdre, peu à gagner. D’ailleurs le peuple allemand n’a nullement le caractère agressif. — Pourvu que l’on ne songe point à le séparer de son vieux fleuve, le Rhin, pourvu que les vignobles du Hochheim et du Johannisberg continuent à croître et à mûrir sur un sol germanique, le peuple allemand ne bougera du coin de son foyer. Avant d’entonner de nouveau les hymnes guerriers de Ludwig Kœrner, il y réfléchira à deux fois. — En outre, l’Allemagne, dans ces derniers temps, s’est tournée tout entière du côté des améliorations matérielles, elle se sillonne de chemins de fer, elle cherche bourgeoisement à augmenter son petit bien-être. Laissez-là en paix chez elle, volontiers elle vous laissera en paix chez vous. — Redouteriez-vous davantage la Russie? — Mais la Russie est séparée de vous par toute l’épaisseur de l’Allemagne ; — et puis la Russie n’est pas riche. — Vous savez à quel taux elle négocie ses emprunts. — D’ailleurs c’est plutôt contre l’Angleterre que contre la France que ses intérêts permanents la portent à se tourner.

Les autres états du continent ne comptent point.

Reste l’Angleterre. — L’Angleterre, cet artisan maudit de toutes les coalitions dirigées contre la France. — Les coalitions suscitées par l’Angleterre, que l’on se rassure, ne sont plus à craindre. Celles qu’elle a tramées contre ce pays lui ont coûté, en total, une quinzaine de milliards. — Que lui ont-elles rapporté ? …. Maintenant qu’elle en connaît le prix, elle se gardera d’en soudoyer de nouvelles. Écrasée sous le poids de sa dette, elle n’est point assez dénuée de sens pour l’alourdir encore.

Sur terre, l’Angleterre n’est plus une adversaire redoutable pour la France, parce qu’il ne lui reste plus assez d’or disponible ; sur mer, elle l’est toujours parce qu’elle possède encore assez de vaisseaux.

Pour ces raisons donc, nous sommes d’avis que la Chambre, en diminuant, par exemple, le budget de la guerre de 110 millions, et en augmentant celui de la marine de 10 millions, ferait une chose à la fois profitable aux intérêts matériels du pays et à ceux de sa politique extérieure.

Telle est la première réforme que nous voudrions voir accomplir.

G. de Molinari.


Troisième article. Le biographe universel, 2e année, quatrième volume, 1ère partie, Paris, 1842, p.92

POLITIQUE.

MISSION DE LA CHAMBRE NOUVELLE.

(Troisième article.)

Paris, 31 juillet 1842.

« La révolution française a suscité beaucoup de questions et les a toutes résolues bien ou mal… Mais elle nous a laissé à résoudre la plus grave de toutes peut-être…. C’est la question des prolétaires, celle qui repose au fond de toutes les autres, celle peut-être qui les résume toutes. Vous murmurez contre ceux qui la soulèvent ; vous les accusez d’une perturbation qu’ils signalent, mais qu’ils n’ont pas faite ; vous l’écartez en vain de vos pensées comme un nuage sur notre horizon ; elle éclatera en une explosion terrible tôt on tard, si la société ne la résout pas. »

( A. DE LAMARTINE, DISCOURS SUR LES CAISSES D’ÉPARGNE, 4 février 1835.)

Le 13 de ce mois un fatal événement a plongé la famille royale dans le deuil. La France entière s’est associée de cœur à cette grande douleur d’une famille, et pendant quelques jours les haines politiques se sont tues. Il a semblé qu’une sympathie commune réunissait les partis autour du cercueil d’un jeune homme dont ils estimaient tous le noble caractère. Puisse cette union de quelques jours laisser une trace, puisse-t-elle, dans la Chambre renouvelée, donner trêve à ces vaines et stériles querelles que déjà si souvent nous avons déplorées, puisse-t-elle enfin inspirer aux représentants de la France, en même temps que des sentiments de paix, quelques idées généreuses et progressives. Que cette douleur qui a frappé ceux dont la place est au plus haut rang de la société, fasse songer un peu aux douleurs qui sont souffertes tout en bas.

.   .   .   .   .   .   .   .

Ce que nous reprochons à la bourgeoisie qui gouverne actuellement l’État, c’est son égoïsme, c’est le peu de souci qu’elle prend de tout ce qui n’est pas elle, c’est-à-dire de tout ce qui est peuple. Ce que nous lui demandons, c’est d’étendre sur les classes inférieures dont l’existence est si peu assurée, si pleine de privations et de souffrances, une action salutaire, bienfaisante, fraternelle. — Nous ne réclamons point d’elle des droits politiques pour ce peuple. Qu’en ferait-il ? avec son ignorance et ses instincts généreux et spontanés, il serait bientôt pris pour dupe. Il ne l’a été que trop souvent. Un homme qui n’a que des instincts se gouverne mal. Il faut de l’intelligence pour se bien diriger soi-même. Ainsi d’une nation. Que la bourgeoisie, dont l’intelligence est cultivée, gouverne au temps actuel, quoi de plus juste, de plus rationnel ; mais, encore une fois, qu’elle songe que ce droit que la nation lui confère ou plutôt l’autorise tacitement à exercer, implique aussi un devoir, — celui d’exercer le pouvoir, non pas au profit d’elle-même, mais au bénéfice de tous. Voilà ce dont elle se souvient trop peu. Nous ne lui demandons que de s’en souvenir.

Ainsi point de droits politiques, au temps présent, pour le peuple, mais des institutions qui lui procurent ce bien-être dont il a tant besoin. Lorsque sa condition matérielle se sera améliorée, il aura du loisir pour améliorer aussi son état intellectuel, pour développer son intelligence. Et, son éducation terminée, il sera temps de songer à lui donner des droits politiques.

Tout donc dérive de la question du bien-être matériel. — Si cette question pouvait sans cesse être à l’ordre du jour dans la presse et à la tribune de France, à l’ordre du jour dans l’esprit de nos hommes d’État, certes la cause de la démocratie ne tarderait pas à être gagnée.

Mais cette cause a en France de tristes champions. Ces austères républicains de salons qui se proclament les défenseurs des intérêts du peuple, savez-vous ce qu’ils déplorent, ce qu’ils couvrent surtout de leur blâme dans la voie suivie jusqu’à ce jour par le gouvernement de juillet ? C’est la tendance matérialiste de ce gouvernement, c’est-à-dire la propension qu’ils lui trouvent à s’occuper des questions de l’ordre matériel plutôt que de celles de l’ordre intellectuel. Ils nomment cela le culte du veau d’or.

Pour notre part, nous trouvons qu’ils flattent un peu le gouvernement en lui attribuant une telle propension. Plût à Dieu que leurs plaintes fussent fondées.

Cette inintelligence du parti républicain fait sa faiblesse. Ce parti vit sur une faute de logique. Il dit : Ayez de la liberté (ou autrement : des droits politiques) et vous aurez du bien-être, soyez puissant et vous serez riches ; tandis que la proposition inverse seule est vraie. Quand, en effet, la liberté réduite à elle-même, dépouillée de tout autre influence, a-t-elle amené le bien-être chez un peuple, et quelle est la condition essentielle de la puissance si ce n’est la richesse ?

Il y a un grand fait que ces républicains ont négligé d’étudier ou qu’ils ont étudié à faux. Ce fait est celui qui a fondé la liberté en Europe ; c’est l’émancipation des communes au Moyen âge ; or, quand les communes ont-elles songé à s’émanciper ? — Lorsqu’elles ont possédé quelque bien-être. —Quand ont-elles été puissantes ? — Lorsqu’elles ont été riches. Quelles ont été les plus puissantes ? — Les plus riches.

Au lieu de considérer cet enfantement de la liberté et de la puissance des États modernes, ils préfèrent se reporter à l’ origine de la prospérité des États de l’antiquité. Ainsi ils prennent pour exemple Rome, Rome qui a acquis ses richesses par le moyen de sa puissance. — Oui, mais qu’étaient donc les Romains ? sinon une bande de voleurs audacieux et disciplinés, voleurs jusqu’à ce que, leur part faite, il ne restât plus dans le monde rien qui valût la peine d’être volé. Leurs procédés ne sont plus applicables dans nos sociétés civilisées selon le Christianisme. — Napoléon, par sa chute, a d’ailleurs récemment prouvé, d’une façon assez péremptoire, ce nous semble, que la puissance ne peut plus être acquise au moyen de la conquête.

Eh bien, la plupart de nos démocrates en sont encore là cependant en fait de science sociale. Ils ne voient point de fortune et de puissance possibles pour la France sans la conquête armée. La frontière du Rhin est toujours leur vieux rêve, leur dada favori. Ils caressent ce rêve avec amour, et pour le réaliser, ils poussent, en toute occasion, à une guerre européenne. La belle panacée, en vérité, pour soulager les souffrances du peuple, l’ingénieux moyen de le tirer de la misère, de lui créer un bienêtre stable !

Du reste, ils procèdent tous de Danton, de Danton qui sapait à grands coups de hache la société ancienne sans trop se soucier de celle qui surgirait d’entre les ruines qu’il amoncelait. Seulement Danton abattait une société pourrie, un tronc dont la sève s’était desséchée et qui tenait une place marquée pour la fructification d’un germe nouveau. — Ce germe, en effet, a été planté, à peine maintenant a-t-il eu le temps de s’épanouir, et déjà nos démocrates veulent y porter la cognée…. Danton arrachait du sol des abus enracinés dans les profondeurs de douze siècles : ses continuateurs songent à abattre une société dont les racines ont à peine pénétré dans la pleine terre. L’homme du 10 août s’efforçait de broyer sous sa main puissante les dernières souches de l’inégalité des droits parmi les hommes ; eh que veulent donc détruire les républicains d’à-présent dans une société fondée tout entière sur le principe de l’égalité des droits ?

Ils s’efforcent de briser un arbuste fragile, dont ils devraient au contraire chercher à accélérer la croissance.

Ils veulent démolir un édifice dont les fondements sortent à peine de terre, au lieu d’aider à en élever les murailles.

Les saint-simoniens et les fouriéristes sont tombés dans un extrême opposé. Ils ont poussé trop loin les idées de reconstruction sociale. Ils ont voulu rebâtir la société en un jour et comme d’un seul bloc, depuis les fondations jusqu’aux combles, tandis qu’elle ne saurait être édifiée que lentement et pierre à pierre. Dieu seul peut construire instantanément et d’un seul jet. L’homme n’atteint point à cette perfection sublime, ses œuvres sont plus lentes, elles exigent des siècles de labeur. — Les disciples de Saint-Simon et de Fourier ont donc présenté des théories trop vastes, trop complètes et par cela même impraticables. Ils ont trop regardé dans l’avenir pendant que les républicains d’ancienne école se reportaient trop dans le passé. — De là les divergences qui les séparent les uns des autres, les antipathies qui règnent entre eux, antipathies dont nous avons eu tout récemment encore des témoignages[1].

Du reste, il y a un meilleur parti à tirer des idées saint-simoniennes et fouriéristes que de celles du parti républicain proprement dit. Sans doute, la plupart de ces idées sont fausses, quelques-unes mêmes ne sont que de malheureuses aberrations, qui témoignent de la débilité de l’esprit humain, lorsqu’il s’aventure dans des terres dont il ignore la topographie ; mais dans le nombre, il en est quelques-unes marquées au coin de la raison et qui semblent destinées à fournir, dans l’avenir, le prix de quelques utiles acquisitions. — Ce sont des lingots d’or dont, peut-être, il serait bon de monnayer déjà quelques parcelles pour les nécessités du temps présent.

Dans ce nombre nous placerons, par exemple, la théorie économique et agricole de l’association fouriériste.

G. de Molinari.

(La fin à un prochain numéro.)

 

 


Quatrième article. Le biographe universel, 2e année, quatrième volume, 1ère partie, Paris, 1842, p.200

MISSION DE LA CHAMBRE NOUVELLE.

(Quatrième et dernier article.)

Paris, 30 août 1842.

La loi de la régence vient d’être votée en quelques jours.

— On devait prévoir qu’elle serait adoptée sans difficulté.

— Elle a cependant fourni à la Chambre des députés la matière d’assez vifs débats. M. Thiers s’est empressé de la mettre à profit, pour abandonner la gauche qu’il a définitivement reconnue impuissante à le porter jusqu’au sanctuaire élevé du pouvoir. Il vient, de nouveau, de sauter en croupe du parti conservateur qu’il trouve d’une allure à la fois plus facile et plus sûre. Nous connaîtrons, probablement dans quatre ou cinq mois, les avantages qu’il aura retirés de ce revirement.

Pendant que M. Thiers se livrait à cette petite évolution vers la droite, M. de Lamartine faisait précisément l’inverse : il mettait le pied dans l’étrier de la gauche. Nous verrons s’il parviendra à rendre quelque vigueur à ce coursier vieilli et épuisé par douze années de manège, s’il parviendra à le lancer dans une voie nouvelle, et surtout à lui donner cette direction ferme et unie qui double la force des partis politiques, direction que la main flasque et indécise de M. Barrot n’a jamais su imprimer à la gauche.

M. de Lamartine a, du reste, un beau rôle à jouer dans la Chambre nouvelle. Il est, pour ainsi dire, le seul homme politique éminent de ce pays qui n’ait point encore été engagé et usé dans ce jeu perpétuel de combinaisons ministérielles dont nous avons le spectacle depuis la révolution de juillet. — M. de Lamartine, à qui l’on reproche de ne contempler le monde que du haut d’un nuage, est peut-être l’homme qui comprend le mieux, en France, la mission du gouvernement constitutionnel, qui apprécie avec le plus de vérité les conditions d’existence de ce gouvernement, et qui juge le plus rationnellement le parti que l’on en doit tirer. — M. de Lamartine croit, non sans raison, qu’il ne s’agit pas seulement de conserver ce qui existe déjà (tout excellent que ce puisse être), mais qu’il faut encore perfectionner et acquérir. — Il croit que, sous peine de se voir déborder par les partis, le gouvernement doit MARCHER, c’est-à-dire ne jamais se laisser en arrière de la société. Or voilà ce que n’accordent pas les conservateurs routiniers. Ceux-ci refusent d’avancer parce qu’ils craignent, à chaque pas, de voir s’ouvrir devant eux le gouffre des révolutions. — M. de Lamartine marche sans crainte, lui, vers cet abîme, non pour s’y jeter, mais pour le combler à force de travail, d’améliorations, de bien-être procuré aux masses, de forces vives habilement conduites. Et, certes, là est la vérité. Le régime constitutionnel n’a de chances de durée qu’autant qu’il réalisera les promesses par lesquelles ses adversaires séduisent les esprits. Il faut qu’il s’efforce de donner à la France la prospérité, la grandeur et la liberté que lui promettent et les carlistes et les républicains, sinon tôt ou tard il périra. Or, ces conditions, il ne les remplira que lorsque les hommes du pouvoir se seront bien pénétrés de cette vérité, que, plutôt que de comprimer l’exubérance de vie qui tourmente les nations à de certaines périodes de leur existence, il est préférable de l’utiliser, de s’en servir comme d’un nouveau et providentiel moyen de grandeur et de puissance.

Voilà ce que M. de Lamartine a admirablement compris, et voilà ce qu’il s’est efforcé de faire comprendre aux conservateurs de la Chambre ; mais, hélas ! sa voix, jusqu’à ce jour, a stérilement retenti… On a préféré suivre la route facile du gouvernement au jour le jour, ou se préoccuper mesquinement d’intrigues personnelles plutôt que de s’élever à la hauteur de ces grandes théories sociales que les siècles passés ont léguées, à notre siècle, mûres pour l’application. — M. de Lamartine, enfin, s’est lassé, et il a rompu avec ces hommes qui ne savent que donner des portefeuilles à des parleurs habiles, mais qui écoutent impatiemment les enseignements désintéressés. — Pourtant, M. de Lamartine aurait tort de se décourager, car, nous le répétons, il est dans le vrai : les errements de la vieille politique sont usés jusqu’à la corde, quand ils auront cédé sous la main de ceux qui s’y raccrochent, eux, leurs systèmes et leurs ambitions, il est un des hommes vers lesquels la France tournera les yeux, à qui elle demandera des idées plus larges, plus appropriées aux besoins de ce siècle, de nouveaux véhicules sociaux… Un beau rôle alors lui sera destiné. — Saura-t-il le remplir ? — Nous l’espérons. — Mais, du reste, peu importe sur quel banc de la Chambre il siège, à gauche ou à droite, on saura bien l’y aller chercher quand le moment sera venu.

Ce moment où les questions d’utilité sociale prendront enfin le dessus dans les régions du pouvoir parlementaire, nous l’appelons de tous nos vœux. — C’est qu’en vérité il y a beaucoup à améliorer en France. — Il y a surtout, dans les couches inférieures de la société, tant de plaies à cicatriser, tant de germes malsains qu’il importe d’assainir, tant de maux, dont les racines ont poussé dans la misère, dans l’ignorance des classes pauvres, dans l’insouciance des classes riches, qu’il est urgent d’extirper ! …

La misère… Voilà la terrible mais non l’incurable plaie qui ronge les sociétés modernes. — Certes, le grand problème social à résoudre est toujours celui que Henri IV indiquait si bien lorsqu’il disait : qu’il voulait que, sous son règne, chaque famille pût mettre la poule au pot le dimanche. — Aucune intelligence n’a jamais été ni si loin ni si juste.

Ce problème, pour n’avoir point, jusqu’à présent, été résolu, n’est cependant pas insoluble.

La cause de la misère, du malaise des classes laborieuses, est facile à découvrir. — Elle n’est ni multiple, ni complexe, elle consiste uniquement, comme chacun sait, dans L’AGGLOMÉRATION D’UN NOMBRE TROP CONSIDÉRABLE DE TRAVAILLEURS SUR UN POINT DONNÉ. — Eh bien, ne serait-ce pas au gouvernement, aux hommes qui conduisent la société, à prévenir une telle agglomération, à veiller à ce que la matière suffise toujours aux nécessités de ceux qui l’exploitent, c’est-à-dire, à ce que le rapport entre les besoins et les subsistances ne soit jamais faussé. — Ainsi, ne faudrait-il pas que lorsqu’une industrie languit et laisse inoccupée une partie de ses travailleurs, le gouvernement s’inquiétât quelque peu du sort de ceux-ci, qu’il prît soin de les diriger sur d’autres points du territoire et de les appliquer à des industries différentes auxquelles, peut-être, dans le même temps, les bras manquent ; ou bien, si tous les rangs sont comblés, si la société souffre de pléthore, ne serait-il pas bon qu’il pratiquât lui-même de grandes saignées aux populations, qu’il prit l’initiative des grandes entreprises de colonisation ?

Il y a là toute une science de statistique sociale à fonder, science dont les révolutions qui se produisent journellement dans l’industrie mécanique démontrent assez la nécessité dans ce siècle. — À chaque instant, en effet, n’arrive-t-il pas à la plupart de nos industries ce qui est arrivé à l’industrie des copistes à l’époque de l’invention de l’imprimerie : une invention nouvelle, un perfectionnement inattendu se produisent et laissent inopinément inactifs des milliers de bras, qui, en attendant que la secousse se soit régularisée, que le surcroît de force et de vie produites par cette idée nouvelle, ait permis de les utiliser encore et plus fructueusement pour eux, deviennent fatalement les moteurs de tous les désordres, les artisans de ces grands troubles populaires devenus si fréquents depuis cinquante années. — Eh qui cependant oserait jeter l’anathème sur ces populations inquiètes et tumultueuses, dont aujourd’hui même l’Angleterre nous offre le spectacle ; n’ont-elles point pour elles la plus légitime, la plus irréfutable de toutes les excuses : l’excuse de la faim ?

C’est donc surtout à l’œuvre que nous venons d’indiquer sommairement, que nous voudrions que le gouvernement mît la main… On comprend, du reste, quelles sont les parties qui en dépendent : la colonisation de l’Algérie, l’exécution rapide de nos grands travaux publics, les encouragements au commerce extérieur, etc. — L’espace nous manque pour les détailler et les discuter ici, nous nous réservons d’y revenir.

Bornons-nous seulement à exprimer l’espérance que la Chambre nouvelle saura enfin entrer dans cette sphère d’idées.

G. de Molinari.

 

 

________________________

[1] On sait que dans les dernières élections les radicaux ont combattu de toutes leurs forces la candidature de M. Michel Chevalier, l’ex-saint-simonien, et celle de M. Victor Considérant, l’écrivain le plus remarquable de l’école fouriériste.

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