Notice historique sur Nicolas Dutot, par Eugène Daire

NOTICE HISTORIQUE SUR LA VIE ET LES TRAVAUX DE DUTOT.

par Eugène Daire

(Économistes financiers du XVIIIe siècle, Paris, Guillaumin, 1843)

Dutot fut l’un des caissiers de la Compagnie des Indes du temps de Law[1]. On ne sait pas autre chose de la vie privée de cet écrivain, et le nom de l’un des commentateurs les plus savants et les plus ingénieux du Système ne s’est rencontré sous la plume d’aucun biographe[2]. On incline à croire qu’il eût préservé sa mémoire de ce singulier oubli, si, au lieu de se livrer à des travaux utiles, il eût composé quelque roman obscène, ou sacrifié sur l’autel des Muses, à la manière des petits poètes de l’école de Dorat. Cependant, et le fait est incontestable, le livre de Dutot n’avait pas été une œuvre sans retentissement dans le monde intellectuel du dix-huitième siècle. Il fixa l’attention de Voltaire[3], et fut tour à tour attaqué et défendu de la manière la plus vive, par tous ceux qui s’occupaient d’économie politique à cette époque[4]. Aussi doit-on ajouter que, malgré le dédain des biographes, l’on retrouve le nom de cet auteur dans tous les livres qui ont pour objet l’étude des choses sociales du dernier siècle.

Une des questions qu’il était le plus urgent de trancher en économie politique, et que, toutefois, il a fallu, en ne remontant que jusqu’à Charlemagne, près de dix siècles pour résoudre, celle de la fixité ou de l’immutabilité de la monnaie, a fait naître, en partie, l’ouvrage publié par Dutot, sous le titre de Réflexions politiques sur les finances et le commerce. Les services que l’écrivain a rendus à la science sous ce rapport ne peuvent être bien appréciés qu’en se rappelant quelles idées étranges eurent cours, pendant tonte la durée de l’ancienne monarchie, sur la nature et l’usage de la mesure universelle de la valeur.

Plus de trois cents ans avant l’ère chrétienne, Aristote avait défini la monnaie : Une marchandise intermédiaire destinée à faciliter l’échange entre deux autres marchandises. Il suffisait d’approfondir cette remarque, échappée à la tête la plus encyclopédique du monde ancien, pour se convaincre qu’il n’était pas plus rationnel d’altérer la monnaie[5], que de vicier les divers produits auxquels elle sert d’instrument de circulation. Mais, antérieurement à Philippe le Bel, avant d’avoir, comme après avoir lu Aristote, en France, on ne tint pas compte de l’observation, et l’Autorité publique, qui défendait au marchand de tromper le consommateur sur la nature des choses qu’il lui vendait, ne se fit elle-même aucun scrupule de forcer celui-ci et tous les autres citoyens à recevoir, en échange de leurs denrées ou de leurs services, une marchandise-monnaie qui était livrée au-dessus de sa véritable valeur. Mais, au moins, ce n’était là qu’un fait, un simple acte dont le gouvernement ne se dissimulait pas la fraude, et pour la justification duquel il n’avait pas encore inventé de théorie. Il n’en fut plus de même, au contraire, à partir de Philippe le Bel, dont le règne marque l’avènement des légistes au pouvoir : ceux-ci, par leurs sophismes, imprimèrent au fait la sanction du droit, et décidèrent hardiment qu’il était de l’essence de la Souveraineté de créer de la valeur. S’ils n’énoncèrent pas cette proposition en termes formels, ils élaborèrent des lois qui en supposaient le principe. Ainsi, n’admettant pas, sans doute, qu’un boisseau de blé pût se transformer en deux par la volonté du prince, ils n’hésitèrent pas, cependant, à soutenir, ce qui revenait au même, que la moitié d’un marc d’or ou d’argent, poids de 8 onces, devenait une valeur égale à la totalité de ce même poids, quand il avait plu au souverain de diviser 4 onces en autant de parties ou livres que les 8, ou le tout, avaient été divisées précédemment. La raison de cela, disaient-ils, est que, dans la monnaie, on ne considère pas le métal, ipsa nummorum corpora, mais seulement la valeur que le souverain donne aux espèces[6]. Et l’application de cette doctrine se traduisit par les mots augmenter et diminuer la monnaie, dont le sens logique équivaut bien évidemment à ceux-ci : CrÉer De La Valeur ad libitum. L’augmentation avait lieu quand le marc d’or ou d’argent était porté, d’un certain nombre de livres, à un nombre supérieur ; et la diminution, au contraire, quand il était ramené, du nombre supérieur, au point de départ, ou même plus bas. De telle sorte que, depuis la découverte de cette admirable théorie, la monnaie ne fut plus réputée autre chose qu’un signe, qui empruntait exclusivement sa valeur à la marque ou à l’effigie du prince, et non à la matière dont elle était composée.

L’essor que prirent les sciences et les lettres sous Louis XIV n’affaiblit pas l’empire de cette fausse opinion, bien qu’elle fût en révolte avec les notions les plus vulgaires du sens commun, et que les faits témoignassent combien, sous tous les rapports, ses conséquences étaient désastreuses. Elle fut partagée par Colbert, qui, malgré le tribut d’éloges que méritent la droiture de ses intentions, son infatigable activité et son dévouement à la grandeur de la France, ne paraît pas, quand on examine sans prévention tous les actes de son ministère, s’être élevé jamais au-dessus des préjugés de son époque. Colbert altéra les monnaies, et Desmarets, son neveu, ministre dont l’intégrité et l’habileté relative sont presque aussi remarquables, l’imita dans ce funeste exemple, et appliqua comme lui, aux besoins de la société, une ressource qui ne blessait pas moins ses intérêts matériels qu’elle n’outrageait les lois de la morale. Law, qui vint ensuite, après avoir soutenu, dans un Mémoire spécial[7], avec autant de vigueur que de logique, la thèse de la fixité de la monnaie, affecta cette mesure de la valeur, durant les quatre années du Système, de plus de variations qu’elle n’en avait subi pendant tout le cours du siècle précédent.

En 1734, enfin, alors que la question n’était pas encore jugée par le public, et que le gouvernement, instruit par les expériences de Law, commençait à incliner vers les saines doctrines, l’auteur de l’Essai politique sur le commerce, Melon, élève du grand agitateur économique de la France, tenta de faire prévaloir les erreurs de son maître, sur les vrais principes que celui-ci avait d’abord professés. Tout en admettant l’importance de la fixité de la monnaie, il prétendit que son affaiblissement, dans les crises financières de l’État, devenait une ressource dont la politique commandait l’usage, et dont l’emploi n’était pas désavoué par la morale, parce qu’il favorisait les débiteurs, qui sont toujours en plus grand nombre que les créanciers. Ces paradoxes obtinrent le suffrage de Voltaire, et l’apparente philanthropie des arguments de Melon était de nature à séduire encore beaucoup d’autres lecteurs.

Ce fut donc, tout à la fois, pour les réfuter, pour faire l’apologie du système de Law, dont il était l’admirateur, et pour exposer ses idées sur le crédit, les finances et le commerce, que Dutot publia, en deux volumes in-12, ses Réflexions politiques sur les finances.

Du premier de ces points de vue, l’on peut dire qu’il a bien mérité de la science, de son pays et de tout le monde commercial, car la stabilité, l’immutabilité de la monnaie est un principe du droit des gens, dont le respect intéresse toutes les nations ; des deux autres, il a continué, avec beaucoup de talent, la tâche glorieuse qu’avaient entreprise Boisguillebert, Vauban, Law et Melon, ses prédécesseurs, d’appeler l’attention des hommes d’étude sur les intérêts matériels de la société, trop dédaignés par les théologiens et les philosophes, qui ne s’apercevaient pas que, Dieu n’ayant point fait de l’homme un pur esprit, l’amélioration morale ne pouvait être isolée de l’amélioration physique, et qu’il y avait, au contraire, connexion intime entre l’une et l’autre. Et tous ces précurseurs de la généreuse et savante école de Quesnay jetaient, ne l’oublions pas, la semence de ces paroles qui devaient retentir un jour dans une chaire publique : « L’homme qui a faim n’est pas libre ; il n’a pas la disposition de ses facultés ; il ne peut ni les développer, ni les exercer. Moralement, il s’abrutit ; intellectuellement, il tombe dans la torpeur ; la force physique elle-même, la force brute lui fait défaut[8]. »

Le livre de Dutot est, en outre, l’un de ceux qui répandent le plus de jour sur l’histoire économique et financière de la fin du dix-septième et du commencement du dix-huitième siècle. Il dispense, par les nombreux faits de détail qu’il rapporte, de beaucoup de recherches, aussi longues que fastidieuses, sur ce grave sujet. L’apologie qu’il contient du Système, quoique erronée, selon nous, n’en est pas moins, après l’ouvrage de Pâris-Duvernay, sa contre-partie, le Mémoire qui contribue le mieux à faire connaître ce grand événement, à en dessiner toutes les phases et à meure en relief, si l’on peut s’exprimer de la sorte, le mélange d’idées justes et fausses qui l’ont produit dans le monde. Ajoutons, enfin, que ce livre, écrit d’un bout à l’autre d’une manière simple, claire et correcte, réunit les principales qualités de style exigées par la matière que traitait l’auteur.

Les Réflexions politiques sur le commerce et les finances parurent d’abord en trois lettres, adressées, au commencement de 1735, à l’auteur de l’Essai politique sur le commerce. Dutot compléta ce travail en 1736, et le publia en 1738, sous forme de livre, en deux volumes in-12. Une seconde édition fut publiée en 1743, et une troisième en 1754. Cependant, comme nous l’avons dit au début de cette notice, il n’existe aucun renseignement biographique sur la personne de cet écrivain savant et laborieux, et nous en sommes réduits à ignorer même l’époque de sa naissance, celle de sa mort, et jusqu’au nom de la province française qui lui donna le jour.

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[1] Voyez Law, Lettres sur les Banques, page 602 de ce volume.

[2] Aucun dictionnaire biographique, en y comprenant le plus complet des ouvrages de ce genre, la Biographie universelle, ne parle de Dutot. Nous avons-nous-même fouillé beaucoup d’écrits contemporains, sans pouvoir y trouver le moindre renseignement sur sa personne.

[3] Voyez, dans les œuvres de Voltaire, Politique et Législation, la Lettre à M. T***, sur l’ouvrage de M. Melon et sur celui de M. Dutot, 1738.

[4] Pâris-Duverney a publié, contre le livre de Dutot, deux volumes in-12, intitulés : Examen des Réflexions politiques sur les finances et le commerce, La Haye, 1740.

[5] Nous entendons, par l’altération de la monnaie, non seulement la fraude sur le poids ou titre, mais encore l’élévation, par la loi, de la valeur nominale ou numéraire, au-dessus de la valeur intrinsèque ou réelle.

[6] Voyez Domat, Droit public, page 12, édition in-folio de 1723 ; — Pothier, tome XII, page 424, édition de 1818 ; et surtout les jurisconsultes qui ont écrit antérieurement à ces auteurs.

[7] Voyez ce Mémoire, page 637 de ce volume.

[8] M. Michel Chevalier, Cours d’économie politique, au Collège de France.

A propos de l'auteur

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