Notice sur la vie et les travaux de Charles Dunoyer. Par M. Mignet

NOTICE HISTORIQUE SUR LA VIE ET LES TRAVAUX DE CHARLES DUNOYER
PAR M. MIGNET

Lue à la séance publique annuelle de l’Académie des sciences morales et politiques, le 3 mai 1813.

MESSIEURS,
La France a perdu plusieurs fois et plusieurs fois elle a recouvré la liberté. Cette liberté qu’elle avait recherchée avec tant d’ardeur en 1789, dont elle avait proclamé si haut les grands principes, dont elle avait voulu étendre si loin les nobles bienfaits ; cette liberté qu’il faut bien comprendre pour bien s’en servir, savoir respecter chez les autres afin d’en jouir pleinement soi-même, exercer avec justice pour la posséder avec durée ; cette liberté que des excès avaient compromise, que les violences d’une longue et terrible lutte avaient ensanglantée, s’était d’abord égarée dans les désordres de la révolution, puis évanouie dans les éblouissements de l’empire. Les cruautés l’avaient fait haïr, les victoires l’avaient fait oublier. Après une entière disgrâce, elle n’existait plus que dans les regrets de quelques cœurs fidèles et dans les désirs de quelques esprits généreux, lorsque les accablements du despotisme, les intempérances du génie, les revers de la gloire, les douleurs de l’invasion , en firent de nouveau le besoin de tout le monde. Il fallut derechef l’enseigner au pays qui ne la connaissait plus, en recommander l’usage courageux, mais régulier, à con qui n’en avaient que la louable ambition. Ce fut l’un des principaux mérites et ce sera le durable honneur de M. Dunoyer d’avoir contribué alors par ses écrits comme par ses actes à cette seconde éducation de la France dans la liberté dont il se montra, toute sa vie, un ami austère, un sage interprète, un propagateur infatigable, prêt au besoin à en être l’intrépide martyr.

Charles Dunoyer naquit le 20 mai 1786, à Carennac, dans l’ancienne vicomté de Turenne faisant partie aujourd’hui du département du Lot. Par sa mère Henriette de la Grange de Rouffillac, et par son père, Jean-Jacques-Philippe Dunoyer, seigneur de Segonzac, il appartenait à cette remuante noblesse du Quercy qui, dans le moyen âge , flotta longtemps entre la domination anglaise et la domination française, et, à la fin, de concert avec les Armagnacs, s’unit indissolublement à la France. Ses ancêtre paternels avaient possédé, depuis le IVe siècle jusqu’au milieu du XVIIIe, la seigneurie de Sarrazac dont on aperçoit encore les hautes tours sur la rive droite de la Dordogne. Cadet de famille, Charles Dunoyer était destiné à l’ordre de Malte qui avait une maison dans la ville de Martel, la principale des quatre petites villes de la vicomté de Turenne.

Dès son enfance, on l’appelait assez plaisamment monsieur le Chevalier. Mais la révolution française, survenue peu d’années après sa naissance, devait renverser bientôt cet ordre militaire avec tant d’autres institutions des temps passés et donner un autre cours à sa vie. C’était à lutter pour des droits qu’il jugeait nécessaires, en faveur de principes qu’il croyait tout la fois fondés et utiles, que Charles Dunoyer aurait à déployer plus tard ses qualités vaillantes, et le chevalier alors projeté de Malte devait se montrer un jour le zélé chevalier des institutions les plus libérales et le soutien belliqueux des plus hardies doctrines économiques.

Comment se forma son esprit à cette époque de bouleversement où les anciennes écoles avaient été fermées, sans que les nouvelles écoles eussent été encore ouvertes ? Il eut d’abord pour institutrices deux religieuses de l’ordre de Saint-Jean de Malte et de l’ordre de la Visitation, ses tantes paternelle et maternelle, qui donnèrent à son enfance les premiers enseignements. Il reçut ensuite une instruction à peu près classique, plus correcte qu’étendue, du dernier prieur bénédictin de Garennac que la révolution avait fait sortir de son abbaye et qui avait fondé une petite maison d’éducation dans la ville de Martel. De cette école privée il passa aux écoles centrales du Lot établies à Cahors pour y achever ses études sous des maitres publics. L’instruction n’y était certainement pas prodiguée et il y acquit moins de savoir qu’il n’y montra d’intelligence. Son esprit libre et raisonneur le fit remarquer facilement, et un goût prématuré pour le droit ainsi qu’une tendance naturelle à la controverse semblaient le destiner au barreau. Aussi le préfet de son département le proposa comme élève, envoyé aux frais de l’état, à l’Université de jurisprudence qui venait d’être fondée à Paris où le jeune Dunoyer arriva en 1803. Il y poursuivit son étude des lois et prit ses grades à l’école de droit instituée à peu près en même temps que furent promulgués nos codes modernes.

C’est sur les bancs de cette École qu’il rencontra, en 1807, le compagnon de ses futurs travaux, Charles Comte, qui, un peu plus âgé que lui, avait pu, en décembre 1804, voter contre l’établissement de l’empire et avec lequel il se lia d’une étroite amitié, attirés qu’ils furent l’un vers l’autre par la conformité des désapprobations et le goût commun de l’indépendance. En attendant l’époque, peu présumable alors, où les deux amis pourraient écrire aussi librement qu’ils pensaient, ils se formèrent aux connaissances philosophiques et politiques par des lectures fortes et réfléchies. L’Essai sur l’entendement humain de Locke, les livres de Condillac, l’Idéologie de Destutt de Tracy, les travaux législatifs de Jérémie Bentham, et d’autres ouvrages où vivaient encore les idées du dernier siècle, où se retrouvaient les principes de la révolution, devinrent les aliments habituels de leur esprit tourné de plus en plus à l’indocilité et les fortifièrent dans le dégoût de l’oppression. Ils n’aimaient pas le gouvernement impérial qui, à leurs yeux, fondé par l’ambition et reposant sur la force, avait privé le pays de tous les droits politiques pour l’établissement desquels avait été faite la grande révolution de 1789, lui avait imposé la savante organisation de l’autorité la plus despotique, lui offrait les grandeurs décevantes des conquêtes démesurées et le conduirait tôt ou tard, par d’inévitables épuisements et d’universelles inimitiés, à d’immanquables désastres.

« Nous éprouvions l’un et l’autre », dit M. Dunoyer, « une aversion vive et solidement motivée pour le pouvoir militaire que ne semblait animer aucune grande idée, qui ne renfermait qu’une question d’avancement dans les services publics, et qui ne paraissait être de la base au sommet que la mise en régie de toutes les passions cupides et ambitieuses que la révolution avait éveillées. A nos yeux cette domination toute matérielle était au plus haut point digue de haine. Nous étions surtout irrités de l’état d’étouffement où étaient tombées toutes les pensées, toutes les existences individuelles. Quelque valeur qu’on pût avoir, il était impossible de compter pour rien en dehors de la domination établie, domination qui avait tout absorbé, qu’on voyait chaque jour s’aggraver et s’étendre et qui, sans cesse victorieuse au dehors, revenait peser sur le pays de tout le poids de l’ascendant qu’elle avait conquis sur les nations étrangères. »

Pendant quelques années, l’empire se maintint dans tout son éclat et parut inébranlable en restant invincible. Les deux amis, licenciés en droit l’un et l’autre et auxquels les discussions politiques étaient interdites comme à tout le monde, s’occupèrent de matières civiles : Ch. Comte travailla au recueil de jurisprudence de Sirey, Dunoyer fit une traduction des Novelles de l’empereur byzantin Léon. Mais les parents de Dunoyer, que les idées d’ordre de l’ancien régime rendaient moins défavorables que lui à la forte autorité qui avait établi un si grand ordre dans le régime nouveau, auraient vu avec plaisir ce fils, trop indépendant d’esprit, enrôlé sous la bannière toujours éblouissante de l’empire. Son frère aîné servait comme capitaine dans l’armée ; pourquoi, lui, n’aurait-il pas servi dans l’administration ? Avec une déférence qu’il n’a jamais montrée à ce point, Dunoyer chercha, pour complaire à ses parents, à entrer en qualité d’auditeur au conseil d’État. N’y étant point parvenu, il consentit, mais non sans regret, à suivre comme secrétaire, d’abord l’un de ses compatriotes du Quercy, le frère du maréchal Bessières, envoyé dans les provinces septentrionales de l’Espagne en qualité d’intendant, ensuite l’un dos amis de sa famille chargé dune mission importante en Hollande. C’était pendant les deux dernières années de l’empire avec lequel ne le réconcilièrent point les spectacles dont il fut témoin et les désastreuses suites d’une domination qui, punir avoir poussé trop loin la conquête en Europe, laissait la France humiliée et amoindrie par l’invasion.

A la chute de Napoléon en 1814, M. Dunoyer avait vingt-sept ans. Si ses souvenirs de famille le disposaient à trouver heureuse la restauration inespérée des Bourbons, ses idées lui rendaient plus cher encore le retour nécessaire à la liberté. Royaliste par tradition, il était libéral par réflexion, et, à ses yeux, les droits du pays passaient avant les droits de la couronne. Il ne tarda pas à manifester ses opinions à ce sujet. Dans les premiers jours de la restauration, il avait fait partie d’une garde nationale à cheval composée surtout de jeunes gentilshommes et formant comme une garde d’honneur au comte d’Artois, lieutenant général du royaume, entré dans Paris avant son frère Louis XVIII. Lorsque Louis XVIII, arrivé à Saint-Ouen, y lit la célèbre déclaration qui précéda la charte de 1814, cette déclaration ne parut pas assez libérale à M. Dunoyer. Avec un esprit de généreuse critique, il écrivit contre l’insuffisance des promesses royales une brochure qu’il distribua dans le palais même des Tuileries.

Cette brochure fut son entrée en campagne pour le sincère établissement de la liberté constitutionnelle sous la monarchie restaurée. Il entreprit bientôt une lutte plus animée dans un journal qui eut un éclat retentissant et fut destiné à un succès extraordinaire. De concert avec l’ancien compagnon de ses études en droit, avec Charles Comte, qui partageait les mêmes idées, avait les nomes aversions, formait les mêmes vœux, il fit, sous le titre de Censeur, le célèbre journal qui parut régulièrement dans la forme d’un livre. Pourquoi lui donnèrent-ils cette forme et ce titre ? La charte avait établi la liberté de la presse en déclarant que les abus de cette liberté seraient réprimés par les lois. Or, par une interprétation qui permettait d’interdire de fait la liberté qu’on avait reconnue de droit, on prétendit que réprimer était l’équivalent de prévenir, ce qui autorisa à prévenir le délit en réprimant la pensée, et fit soumettre à une censure préalable tous les écrits périodiques au-dessous de vingt feuilles d’impression, c’est-à-dire de 320 pages. C’était enlever à la presse l’indépendance légale qu’on avait semblé lui rendre.

Les deux fiers et libres écrivains ne consentirent point à se laisser censurer, eux qui voulaient se faire les censeurs du gouvernement et du pays, contrôler les actes de l’un et les mœurs de l’autre, tirer celui-ci de l’engourdissement où l’avait laissé l’empire, éloigner celui-là de l’arbitraire auquel il pourrait être naturellement enclin, empêcher à la fois les écarts si prompts du pouvoir et les faiblesses si fréquentes de la nation. Ils publièrent donc leur journal en numéros de plus de vingt feuilles et chaque numéro du Censeur forma un véritable volume.

Leur entreprise politique conçue, comme le dit M. Dunoyer, avec !e désir de pousser la nation à entrer  d’une manière hardie, honnête, sérieuse dans l’examen de ses affaires et la direction de ses propres destinées, fut loyalement poursuivie par les deux collaborateurs, aussi résolus qu’infatigables dans leur amour de la justice mêlé d’un peu de rudesse, dans leur recherche de la vérité exprimée quelquefois avec une fougueuse impatience, dans leurs théories politiques où se remarquait peut-être plus de probité que d’expérience. Censurant sans vouloir renverser, n’aimant pas plus les troubles que les abus, craignant le désordre tout autant que l’oppression, ils travaillèrent de concert à donner l’esprit libéral à la France et à conseiller la pratique constitutionnelle à l’ancienne royauté. Cinq volumes parurent ainsi dans la dernière moitié de 1814 et les premiers mois de 1815. Leur journal eut plus de succès auprès du public qu’ils contribuèrent à éclairer qu’auprès du gouvernement qu’ils ne parvinrent pas toujours à contenir. Les fautes commises par une autorité trop récente pour n’être pas un peu débile, et trop longtemps étrangère à la France pour ne pas s’y montrer quelquefois maladroite, se multiplièrent ; les alarmes causées par un parti exclusif s’accrurent ; la société nouvelle, fondée politiquement par la révolution, assise civilement sous l’empire, considéra ses droits et ses intérêts comme mis en péril par un retour menaçant à l’ancien régime.

Les choses en vinrent à ce point que l’entreprenant exilé de l’île d’Elbe, croyant l’occasion favorable, se présenta avec quelques soldats pour remonter sur le trône, d’où dix mois auparavant il était descendu, accablé plus que vaincu sous l’effort de l’Europe en armes. L’à-propos de sa venue et la rapidité de son triomphe tirent supposer une conspiration à laquelle ne seraient pas étrangers les deux écrivains du Censeur.

Leur critique du gouvernement royal fut considérée comme un indice du complot en faveur du gouvernement impérial, et, en donnant à l’un de salutaires avertissements, ils passèrent pour avoir travaillé au rétablissement de l’autre. Vainement, à rapproche du dangereux empereur dont rien n’arrêtait la marche, Charles Comte publia-t-il un écrit lui eut trois éditions en peu de jours, et qui portait ce titre significatif : De l’impossibilité d’établir une monarchie constitutionnelle sous un chef militaire et particulièrement sous Napoléon. Un journal très royaliste, la Quotidienne, accusa MM. Comte et Dunoyer d’être les complices secrets d’un mouvement dont ils étaient les désapprobateurs. Croire qu’ils supporteraient en silence une semblable accusation, c’eut été mal les connaitre. Ils la défèrent aux tribunaux, et, le 19 mars, la veille même du jour où Napoléon, déjà à Fontainebleau, devait rentrer aux Tuileries, Charles Dunoyer plaida chaleureusement contre le journaliste poursuivi en calomnie devant la justice correctionnelle. Mais les juges, placés entre Louis XVIII qui allait partir et Napoléon qui allait arriver, craignirent sans doute de déplaire par leur décision, soit à la royauté qui succombait, soit à l’empire qui se relevait, et, prudemment, ils ajournèrent cette décision dans l’espérance peut-être que, Napoléon étant de nouveau sur soir trône, MM. Dunoyer et Comte ne tiendraient plus à injure d’avoir concouru à l’y faire remonter.

II n’en fut pas ainsi. Après que l’empereur fut redevenu le maitre, rien ne fut oublié pour les gagner à sa cause. Un ministre habile dans l’art de s’adresser aux intérêts et de séduire les hommes, le duc d’Otrante, leur fit à plusieurs reprises les offres les plus brillantes pour qu’ils servissent l’empire transformé, disait-il, par la liberté. Ils répondirent constamment que leur seule ambition était de continuer sous l’empire, s’il devenait libéral, leur journal avec la même indépendance dont ils avaient joui sous le régime constitutionnel de la royauté. Les séductions n’ayant pas réussi, on eut recours aux intimidations qui ne réussirent pas davantage. Le volume du Censeur qui parut dans les Cent jours fut saisi. Mais ils en réclamèrent la restitution légale avec une fermeté si menaçante qu’on fut contraint de le leur rendre. N’ayant pu ni les séduire, ni les réduire, on tenta de les embarrasser. On les fit appeler devant les tribunaux pour savoir quelle suite ils entendaient donner à la plainte en diffamation contre le journal qui les avait accusés d’être les complices de la révolution du 20 mars. M. Dunoyer répondit, au nom de Charles Comte comme au sien, que le triomphe plus ou moins assuré de la dernière révolution n’en changeait pas à leurs yeux le caractère et qu’ils persistaient il appeler calomniateurs ceux qui les avaient accusés de l’avoir favorisée.

Après avoir traversé dignement la crise des Cent jours, sans avoir ni transigé, ni fléchi, les deux rédacteurs austères mais incommodes du Censeur faillirent être bannis de France, à la seconde restauration. Portés sur une liste d’exil, ils en furent rayés, grâce à l’intervention efficace d’un personnage encore puissant, le prince de Talleyrand, dont ils devaient être dix-sept années plus tard les confrères à cette Académie. Honnêtes jusqu’au sacrifice, courageux avec inflexibilité, ils n’interrompirent point leur publication. Mais le Censeur, par sa libre critique, et par sa franchise audacieuse, était trop contraire aux idées du parti alors triomphant, et devait être trop importun à ses passions vindicatives, pour être supporté plus longtemps. Aussi le septième volume, publié au plus fort de la réaction royaliste, fut-il confisqué sans même être poursuivi. C’était signifier à ses auteurs qu’il leur était désormais interdit de le faire paraître. La violence régnait dans les provinces, l’arbitraire était dans le gouvernement, ils comprirent qu’ils n’avaient plus qu’à se taire et à attendre.

Ils attendirent un peu plus d’un an. Lorsqu’en 1817, le gouvernement de la restauration, sous l’heureuse influence du ministre Decazes, s’engagea ouvertement dans les voies constitutionnelles, MM. Comte et Dunoyer firent reparaitre leur journal. Sans en changer la direction, ils en étendirent l’objet. Ils s’y firent les prédicateurs de la paix comme de la liberté dont ils prirent les beaux noms pour devise et donnèrent désormais à leur journal le titre de Censeur européen. Poussant l’activité des intelligences vers le travail qui réclame partout le respect du droit et en fait prendre l’habitude, ils r furent économistes autant que libéraux, et se proposèrent de contribuer au développement industriel comme à l’instruction politique du pays en éclairant les esprits et en fortifiant les caractères.

« Les efforts qu’on a faits, dirent-ils, pour conquérir la liberté, ont presque toujours tourné au profit du despotisme. Pour qu’un peuple soit libre, il ne suffit pas qu’il ait une constitution et des lois, il faut qu’il se trouve dans son sein des hommes qui les entendent, d’autres qui veuillent les exécuter, et d’autres qui sachent les faire respecter. »

Cette difficile entreprise d’éducation politique et économique du pays, en faisant comprendre le droit et en portant les citoyens à l’aimer aussi bien qu’à le défendre, les deux auteurs du Censeur européen la poursuivirent de 1817 à 1819, non sans utilité pour les autres, ni sans profit pour eux-mêmes. Courageux dénonciateurs des abus, soutiens résolus du bon droit, ils souffrirent souvent pour la vérité et la justice, et avoir dit l’une et réclamé l’autre les lit traduire quatre fois devant les tribunaux. Quatre fois, M. Dunoyer paya de sa propre liberté la défense de la liberté publique. L’arrestation précéda toujours le jugement, et, dans son troisième procès, Charles Dunoyer fut tiré de la prison pour être conduit et jugé au fond même de la Bretagne. Quel était le grave délit qui provoqua cette poursuite sévère et inusitée ? Pensant que la loi doit être égale pour tous et la justice impartiale envers tout le monde, le Censeur avait dénoncé : un acte d’illégale indulgence du procureur du roi de Vitré, en faveur d’un royaliste de l’Ouest. Sur-le-champ, le procureur général de la cour de Rennes, intervertissant l’ordre des juridictions, lance des mandats d’arrêt contre MM. Comte et Dunoyer, qu’il cite devant un tribunal de son ressort.

M. Comte, en ce moment à la campagne, échappe à la poursuite, mais M. Dunoyer est pris et jeté dans la prison de la Force. Ses juges naturels sont à Paris où l’article incriminé a été publié. On ne veut pas moins le traduire devant d’autres juges dans l’espérance de les trouver plus sévères, et, même, un procureur du roi somme M. Dunoyer de payer sa place et celle de son escorte dans une voiture publique, sous peine d’être conduit à Rennes, de brigade en brigade, à pied et comme un malfaiteur entre deux gendarmes. M. Dunoyer répond noblement à ce trop zélé procureur du roi.

«Traduit de vive force devant des juges qui ne sont pas les miens, consentirai-je encore à pourvoir aux frais de cette violence et à paver pour être persécuté ? Non, monsieur. Vous ordonnerez à cet égard ce qui vous paraitra le plus convenable. Les articles 4 et 12 du décret du 18 juin 1811, relatifs à la translation des prisonniers, vous permettent de les faire conduire à pieds, à cheval, en diligence, en charrette. Vous choisirez entre ces modes, monsieur… Quant à moi, je n’en préfère aucun ; je les repousse également tous. De quelque manière qu’on me conduise à Rennes, on ne m’y conduira toue par un horrible abus de pouvoir, contre lequel je proteste de toutes les forces de mon esprit et de mon âme. Après cela, je suis en vos mains, disposez de moi ; vous pouvez me considérer comme un corps sans volonté : materia circa quam. A Dieu ne plaise que je repousse aucune de vos rigueur ; plus elles seront grandes, plus elles seront instructives. Jusqu’à quel point nos lois criminelles peuvent se prêter aux persécutions privées, et peut-être l’excès du mal fera-t- il sentir le besoin du remède. »

Ce vertueux citoyen, qui espérait d’un acte d’oppression tirer une leçon de liberté, n’alla point à Rennes à pied, mais il y fut conduit entre deux gendarmes. La jeune hardie et la population libérale de la ville l’y accueillirent avec d’enthousiastes applaudissements, et, à plusieurs reprises, firent entendre des sérénades au pied de la Tour (Lebat) où il fut enfermé.

Après avoir protesté contre sa translation illégale, M. Dunoyer protesta contre la compétence des juges de Rennes. Il leur adressa à ce sujet des observations, écrites d’un style aussi ferme que fier, où la logique la plus serrée prenait le tour le plus spirituel et le ton le plus élevé, vif et éloquent jusque dans une question de procédure. Il terminait cette forte démonstration de leur incompétence par le plus noble et le plus politique appel à leur esprit d’indépendance et à leur sentiment de justice. Mais ce fut bien en vain. Ses juges, malgré l’évidence, se déclarèrent compétents, et malgré l’équité ils condamnèrent M. Dunoyer à un emprisonnement. Aussitôt que le généreux condamné eut subi sa peine, il accourut à Paris, et, avec le courage qu’il montra toute sa vie contre les violations de la loi, il dénonça à la cour suprême la sentence perturbatrice des juridictions qu’avait portée le tribunal de Rennes, en demanda la cassation, l’obtint, et fit décider irrévocablement qu’un écrivain ne serait plus enlevé à ses véritables juges. Dans toute sa conduite, M. Dunoyer n’avait eu pour motif que le respect de la loi, pour objet que l’observation de la justice. Il le dit lui-même :

« J’ai protesté avec toute l’énergie dont je suis capable : je l’ai fait parce que c’était mon devoir ; parce que tout honnête homme est obligé d’empêcher, par tous les moyens que la loi met sa disposition, qu’on n’attente dans sa personne à des garanties sur lesquelles repose la sûreté publique ; parce que celui qui ne le fait pas me parait être un mauvais citoyen qui fonde par sa lâcheté la servitude commune ; parce qu’enfin ce n’est qu’ainsi qu’on peut mettre un frein aux licences du pouvoir et maintenir quelque ordre dans la société civile. »

M. Dunoyer n’était pas au bout de ses épreuves. Le Censeur européen s’était transformé en journal quotidien sous le plus illustre patronage ; le duc de Broglie, Mme de Staël, le marquis d’Argenson, s’en étaient faits les libéraux commanditaires. L’habitude qu’avaient prise MM. Comte et Dunoyer de dénoncer les actes illégaux. et de veiller à la sureté des citoyens leur attira une nouvelle poursuite, à laquelle M. Comte échappa par l’exil, et lui lit condamner encore M. Dunoyer à la prison. Il était bien difficile de continuer un journal si courageusement honnête et si périlleusement utile. Aussi, après le déplorable assassinat du duc de Berry, la censure avant été rétablie, les deux écrivains renoncèrent à une entreprise qui avait duré six ans sous diverses formes, les avait exposés a bien des persécutions, mais aussi leur avait valu beaucoup d’applaudissements, les avait élevés fort haut dans l’estime publique et leur avait fait acquérir la célébrité méritée du courage et du talent.

Durant cette longue campagne poursuivie dans l’intérêt public, pour le juste maintien et le sage développement des libertés constitutionnelles, M. Dunoyer s’est montré homme intègre, publiciste ingénieux, polémiste convaincu, toujours prêt à produire ses idées ou à les défendre. Il avait, on peut le dire, dans l’esprit du caractère et dans l’âme de la force, avec une certaine originalité dans les vues et beaucoup d’ardeur dans les sentiments. Sa personne du reste révélait bien sa nature franche et entière. Sur son visage, qui ne cachait jamais rien, on lisait, comme dans uni livre ouvert, tout ce qu’il pensait et tout ce qu’il sentait. D’une stature ordinaire, mais d’une construction solide, il prenait volontiers cette attitude un peu roide de quelqu’un qui se redresse, se prépare à la lutte et rie la craint pas. Il avait le front haut et large, un regard ferme et noble, beaucoup d’énergie dans la bouche, dont les contours arrêtés et les mouvements résolus ne laissaient jamais rien apercevoir en lui d’incertain ou de faible. Une opiniâtre honnêteté était répandue sur ses traits réguliers et tous en accord, dont l’expression animée, lorsqu’elle n’était pas austère, respirait toujours la sincérité et toujours appelait la confiance.

Après avoir émis ses vues dans un journal, M. Dunoyer voulut les répandre par l’enseignement. Il monta dans la seule chaire restée libre à cette époque, la chaire de l’Athénée, institution particulière qui avait été fondée vers la fin du dernier siècle et selon son esprit. On y faisait des cours très variés, embrassant les connaissances littéraires et les sciences positives, la morale et la physique, la politique et l’histoire. C’est là que des hommes d’un renom consacré ou d’une réputation naissante exposaient à des auditeurs déjà fort éclairés, pour le plaisir de leur esprit non moins que pour l’achèvement de leur instruction, ce qu’il leur était le plus agréable d’apprendre ou le plus utile de savoir. C’est là que La Harpe avait commencé ce vaste cours de littérature, où, montrant un bons sens ferme tout autant qu’un esprit délicat, et non moins sensible à ce qui était beau qu’à ce qui était régulier, il soumettait cependant l’imagination humaine dans les divers temps et chez les divers peuples à une discipline trop uniforme et jugeait les œuvres du génie presque uniquement d’après les règles du goût. C’est là que Benjamin Constant avait donné des leçons de cette théorie constitutionnelle dont il réclamait avec tant d’esprit la pratique à la tribune de la chambre des députés. C’est là que J-B. Say, avec une clarté élégante et dans un ordre savant, avait développé ses doctrines économiques, et que Charles Dunoyer vint à son tour exposer éloquemment les siennes dans un cours où la morale s’unissait à l’économie politique.

Pleinement convaincu que de l’état d’une nation dépend la direction de son gouvernement et que le gouvernement d’un pays vaut toujours en raison de ce que ce pays vaut lui-même, M. Dunoyer cherche à relever les idées morales de la France et à lui suggérer de saines habitudes politiques. Ce cours qu’il publia bientôt en volume sous le titre de : l’Industrie et la Morale considérées clans leurs rapports avec la liberté, n’offre à proprement parler ni un pur traité de morale ni un vrai traité d’économie politique. M. Dunoyer n’examine pas, dans son livre quelles sont les règles ni quels doivent être les effet moraux de nos action ; il n’y recherche ni comment se forment les richesses, ni comment elles se distribuent et se consomment. Il étudie seulement ce qui, dans l’industrie et la morale, se rapporte le mieux au bonheur des hommes, accroit leur bien-être, améliore leur conduite, satisfait légitimement les besoins divers de leur double nature qui les attache à la matière et les relève par l’esprit. Son objet fondamental est la société humaine, pour laquelle il ne sépare pas la morale de l’utilité et fait dépendre la liberté de la civilisation.

C’est avec beaucoup de savoir et non moins de verve que M. Dunoyer défend les mérites de la civilisation contre les moralistes un peu chagrins et les publicistes trop rigides qui l’attaquent comme détruisant les mœurs par les richesses, affaiblissant le ressort des âmes par les douceurs du bien-être, rendant les esprits débiles par les incertitudes du doute et le raffinement des idées. Loin d’admettre que la civilisation abaisse les hommes, M. Dunoyer s’attache à montrer qu’elle les élève. Selon lui, elle n’abat point leur intelligence, elle l’excite et l’agrandit ; elle multiplie leurs efforts qu’ils appliquent à tout par un travail qui s’étend sur tout ; elle ajoute à leur dignité qu’elle éclaire par le sentiment du droit qu’elle exalte, et elle fait mieux connaitre aux hommes les devoirs de l’humanité.

Pour soutenir cette théorie du progrès moral dans le bien-être matériel et du perfectionnement politique des sociétés par les lumières accrues des intelligences, M. Dunoyer avait recours à l’observation des faits et s’étayait de la raison comme de l’histoire. Il retraçait, sous des couleurs peut-être un peu chargées, les tableaux, vrais à bien des égards, des conditions par lesquelles a successivement passé l’humanité des causes qui l’y ont conduite ou maintenue, des privations physiques qu’elle y a ressenties par suite de ses ignorances, des infirmités morales dont elle a souffert par suite de ses vices, des oppressions qu’elle a endurées par suite de ses faiblesses. Il la montre s’avançant sur cette route forcée, mais lente, de la civilisation où chaque pas qu’elle lait est un progrès qu’elle accomplit. Il la fait passer ainsi par cinq états différents où, successivement, elle gagne en intelligence, acquiert en moralité, voit réduire ses assujettissements avec ses erreurs, accroitre sa liberté avec son bien-être et se développe de plus en plus jusqu’à ce qu’elle arrive à un sixième état que  M. Dunoyer regarde comme définitif (et qu’il appelle état industriel) dans lequel chacun, sachant davantage, travaillant mieux, se conduira avec mesure, jouira avec sécurité, pourra obtenir l’aide des autres dans la recherche de ses avantages en leur accordant la sienne dans la poursuite des leurs, tirera parti des choses de la nature dont il pénétrera de plus en plus les lois, mettra à profit les forces de la société dont il entendra de mieux en mieux les rapports : état de félicité et de raison, de liberté et d’accord, vers lequel tendent les peuples qui parviendront i s’y mouvoir sans trouble, à s’y reposer sans affaissement.

Faut-il chercher dans cet ouvrage l’histoire passée et la règle future des sociétés humaines ? Il serait bien glorieux pour M. Dunoyer d’avoir su retracer l’une avec une complète exactitude, et d’avoir pu indiquer l’autre avec une sûre prévoyance. Mais, économiste dans son savoir ainsi que dans ses vues, il est peut-être quelquefois un juge un peu systématique des faits de l’histoire et certainement un organisateur assez exclusif des sociétés futures. Considérant plus les occupations des peuples que leurs institutions, il fait trop uniquement dépendre leur forme de gouvernement de leur mode d’existence. Toutefois, s’il y a dans son livre quelques exagérations, l’on y trouve toujours les intentions pures et les pensées utiles d’un ardent ami du bien-être croissant des hommes et de la saisie indépendance des peuples.

Tout en s’occupant de théorie générale, M. Dunoyer n’avait pas cessé de prendre intérêt à la politique active. Il était même descendu de nouveau dans la lice constitutionnelle en champion exercé que les périls du temps appelaient au combat, mais ne destinaient certainement pas à la victoire. C’était en 1824.  La chambre des députés allait se renouveler en entier par l’élection. Pourrait-on faire sortir des colliges électoraux, tels que la loi aristocratique de 1820 les avait constitués, une majorité qui, soutenant les principes comme les résultats de la révolution, prévint des troubles en France et y empêchât des subversions nouvelles ? Il y avait peu à l’espérer. M. Dunoyer le tenta néanmoins en publiant, au sujet des élections, un écrit plein d’à-propos dans lequel il invitait ses concitoyens, dont il voulait éclairer les esprits et relever les courages, à entrer résolument dans les voies légales qui leur restaient ouvertes, afin de mieux assurer le respect de la charte et le retour à la liberté. Mais, dans ce moment de revers général pour la cause libérale en France comme en Europe, les viriles recommandations de M. Dunoyer furent sans effet et les élections donnèrent une majorité considérable au parti qui, déjà maître de l’autorité, le devint alors de la législation.

On sait l’usage qu’il lit de sa trop complète victoire. Par les lois qu’il présenta, par la politique qu’il suivit, en quelques années d’une domination sans ménagement, il alarma tellement la France qu’elle se déclara avec résolution contre lui. Les mêmes collèges électoraux qui, en 1824, n’avaient envoyé que dix-neuf députés de l’opposition à la chambre, y envoyèrent, vers la fin de 1827, les célèbres 221 dont la nomination causa la chute du ministère Villèle et marqua l’avènement du ministère Martignac.

M. Dunoyer avait applaudi et contribué à ce salutaire mouvement électoral. Il avait vu avec bonheur le pays montrer la prévoyante intelligence et prendre les habitudes régulières de la liberté. Il avait même espéré une conciliation durable entre l’ancienne maison de Bourbon et la nouvelle société française sous un ministère qui, très monarchique dans ses sentiments et fort libéral dans ses actes, devait inspirer également confiance à la royauté rassurée et à la nation satisfaite. Aussi, lorsque le roi Charles X renonça brusquement au ministère Martignac qui l’aurait sauvé, pour nommer le ministère Polignac qui devait le perdre, M. Dunoyer déplora sa fatale erreur, et, onze mois après, quand ce malheureux prince, pour conserver un ministère désastreux malgré le vœu du pays et pour se rendre le maitre absolu de l’État malgré la loi, prit la dictature royale et détruisit la liberté en violant la charte, M. Dunoyer protesta hardiment contre ce coup d’État . Le jour même où parurent les fameuses ordonnances du 26 juillet 1830. M. Dunoyer, avec ce noble courage qui n’hésitait jamais dans l’accomplissement d’un devoir, écrivit et publia la lettre suivante :

« Ayant fait en maintes occasions, et deux fois notamment aux élections dernières, serment de fidélité au roi et d’obéissance à la charte constitutionnelle et aux lois du royaume, je jure sur ma vie de ne payer aucune contribution jusqu’à ce que j’aie vu rapporter les ordonnances monstrueuses consignées dans le Moniteur de ce jour, ordonnances subversives de nos lois les plus fondamentales et violemment attentatoires à l’honneur du roi et à la sûreté du trône. »

Cette lettre parut dans le National en même temps qu’y fut imprimée la célèbre protestation que signèrent quarante-quatre écrivains de journaux déclarant que, les ordonnances étant la plus éclatante violation des lois, le régime légal était interrompu, celui de la force commencé ; que dans cette situation l’obéissance cessait d’être un devoir et la résistance devenait un droit.

La résistance en effet fut soudaine, générale, victorieuse. Elle triompha par une évolution à la suite de laquelle fut établi un gouvernement tout à fait constitutionnel et encore monarchique, approprié aux vœux comme à l’état du pays, conforme à ses mœurs, favorable à ses progrès, qui soumit tous ses actes à la discussion, laissa la presse libre et ne lui donna dans ses écarts que l’opinion pour frein et le pays pour juge ; qui ne fit rien au dedans que selon la loi et n’entreprit rien au dehors qu’en l’honneur ou dans l’intérêt de la nation. Ce gouvernement le meilleur que la France put avoir dans le sens de ses droits et pour le développement de ses prospérités, se fonda sur la nécessité publique qui commande et l’assentiment national qui légitime.

M. Dunoyer y adhéra comme à peu prés tout le monde. Il n’approuva pas seulement le gouvernement nouveau, il le servit. M. Dunoyer devint et resta préfet pendant sept années. Il fut d’abord préfet de Moulins. Sur le désir de son vénérable maître le comte Destutt de Tracy, que la province du Bourbonnais avait envoyé aux États généraux de 1789, et sur les instances de son digne ami M. Victor de Tracy, qu’elle avait nommé membre de la chambre des députés sous la restauration, M. Dunoyer se chargea d’administrer le département de l’Allier.

Ce qu’il avait été comme écrivain, M. Dunoyer le fut comme administrateur. Il fut un préfet libéral. Du reste, il n’était pas malaisé de l’être sous un régime de contrôle et de discussion qui ne permettait pas aux préfets d’exercer une autorité presque dictatoriale et de faire détester la centralisation comme abusive en la faisant sentir comme tyrannique. Avec la liberté, la centralisation ne saurait être nuisible. Utile en restant surveillée, son action porte les lumières de la civilisation et les ressources de l’État, du centre aux extrémités du pays, dont elle achève l’unité territoriale par l’homogénéité politique et contribue à faire un grand corps qui a le même esprit, s’anime de la même volonté et peut, du même vlan, agir dans le mène intérêt. En rendant une nation plus forte, la centralisation ne l’empêche pas d’être libre, et, si l’on parvient à accroître en elle la vie locale tout en lui conservant le bienfait de l’action centrale, on ajoute d’heureux mobiles d’indépendance à des moyens éprouvés de grandeur.

C’est ce que M. Dunoyer eut constamment en vue dans ses deux préfectures de l’Allier et de la Somme. Fidèle administrateur des intérêts généraux, à Moulins comme à Amiens il se montra le conseiller soigneux des intérêts locaux. Dans le premier de ces départements il s’efforça d’étendre l’instruction populaire qu’il n’y trouvait pas assez étendue, d’accroitre la prospérité agricole qui n’y était pas assez développée, d’exciter la vie publique qu’il y trouvait trop languissante. Dans le second, il administra libéralement un pays fort riche, se fit le guide attentif d’une population sage qu’il dirigea toujours vers ce qu’il croyait le meilleur en soi et le plus avantageux pour elle. Dans tous les deux, il exerça doucement son autorité, prescrivit moins qu’il ne recommanda, et, préfet un peu discoureur, il s’adressait souvent à ses administrés par voie d’avertissement ou de conseil. Après sept années d’une administration non moins bienveillante que régulière, M. Dunoyer, entouré d’estime et suivi de regrets, quitta la carrière des préfectures pour entrer bientôt au Conseil d’État.
Il siégea plus de dix années dans ce grand corps dont il remplit les fonctions élevées avec une sollicitude laborieuse. Tout en y restant fidèle à ses devoirs, il ne s’y montra point oublieux de ses doctrines, et, dans les délibérations du Conseil, ses avis, qui ne prévalurent pas toujours, tendirent souvent à relâcher les liens de ce qu’il appelait la tutelle administrative, en rendant plus grande l’émancipation des volontés particulières et en étendant l’exercice des libertés locales.

Il put en même temps assister avec régularité aux séances de l’Académie dont il avait été nommé membre dès 1832, à l’époque même où une ordonnance royale avait rétabli cette Académie supprimée par un arrêté consulaire en 1803. Lorsqu’il. y avait été élu, M. Dunoyer venait de faire paraître, en deux volumes, un nouveau Traité d’économie sociale. Répétition agrandie du livre publié en 18 25, cet ouvrage ne fut lui-même que le prélude de l’ouvrage plus considérable que M. Dunoyer donna en trois volumes, dans l’année 1845, sous ce titre définitif : De la liberté du travail, ou simple exposé des conditions dans lesquelles les forces humaines s’exercent avec le plus de puissance. Mêlant l’observation à la doctrine, des vues ingénieuses à des convictions arrêtées, M. Dunoyer y embrasse le vaste ensemble de l’économie sociale qu’il parcourt, examine, explique dans ses éléments complexes et ses divers modes d’existence comme d’action. Il traite ainsi avec étendue et avec originalité de tout ce qui ajoute à l’utilité des choses ou au mérite des hommes, soit par les arts qui s’exercent sur la matière pour en former et en varier la valeur, soit par les arts plus relevés qui agissent sur l’homme pour étendre ses facultés en perfectionnant sa culture, accroître sa-puissance en développant ses ressources, rendre sa vie plus morale en la rendant plus aisée et plus heureuse.

Dans ces trois ouvrages successifs où la science économique est considérée dans ses rapports avec l’état social, M. Dunoyer se complète toujours sans se contredire jamais. Il ne cesse de s’appuyer sur ce qu’il a d’abord établi et il émet une suite de théorèmes qui, sortant les uns des autres, s’enchaînent dans ses livres comme ils se sont développés dans son esprit. Absolu dans ses idées, plus que varié dans ses formes, M. Dunoyer n’était pas fait pour être jamais en désaccord avec lui-même. Ce qu’il avait pensé une fois, il le pensait toujours, mais en y ajoutant sans cesse. Les variations étaient aussi étrangères à son esprit que les inconstances à son caractère et il a montré dans ses vues la même persévérance que dans sa conduite.

En économie politique, M. Dunoyer aspirait à faire école, et son système trouvait des partisans s’il rencontrait des contradicteurs. Comme Adam Smith, le vrai fondateur de la science économique ; et comme les célèbres continuateurs qui ont travaillé, après lui, au développement de cette science, M. Dunoyer en faisait reposer les principes sur la création des valeurs par le travail de l’homme et sur l’opportune distribution des valeurs par la liberté des échanges. Mais, dans son zèle à la fois enthousiaste et raisonné pour le travail humain, il en réclamait plus que la liberté et en voulait l’universalité. L’économie politique étant la science des valeurs créées par le travail et le travail dans son action libre et multipliée s’étendant à tout, l’économie politique l’embrassait dans ses plus diverses applications, que ce travail s’exerçât sur les choses de l’esprit ou sur les choses de la matière ; qu’il eût pour objet les pensées du génie, les œuvres des arts, les actes des gouvernements, ou les produits de l’industrie . L’esprit ne produisait-il pas des idées profitables aux hommes et des découvertes fécondes en richesses ; les arts ne produisaient-ils pas pour eux, avec de doux agréments, de précieux avantages ; les gouvernements ne produisaient-ils pas de la sécurité publique et de la justice sociale dont le mérite se mesurait et la valeur se payait, comme la culture de la terre et la pratique de l’industrie produisaient des fruits nécessaires à leur subsistance et des objets utiles à leur service ? Hardi dans ses assertions et très habile à les défendre, M. Dunoyer soutenait que toute valeur créée relevait de la science économique, que toute utilité produite rentrait dans ses cadres pour être soumise à ses lois. D’une science particulière, controversée encore sur quelques points de doctrine et dans plusieurs de ses applications, il faisait ainsi une sorte de science universelle dont il était le théoricien convaincu et le fervent propagateur.

Servant la science comme la société avec zèle et à sa façon, M. Dunoyer, que son indépendance ne rendait pas toujours commode, mais que son caractère rendait encore plus respecté, heureux dans sa famille, honoré dans l’État, très aimé dans l’Académie bien qu’il y fût quelquefois contredit, vécut non sans discussion, mais sans tribulation, jusqu’en février 1848. A cette époque, en voyant succomber la monarchie constitutionnelle de 1830, il exprima avec une éloquente vivacité ses regrets d’un changement qui, selon lui, blessait les vrais sentiments du pays, menaçait ses intérêts, troublait son repos, compromettait ses libertés. Le courageux auteur de la protestation contre les ordonnances de Juillet protesta contre la révolution de Février. Il adressa à ce sujet une lettre hardie à son confrère de l’institut, M. de Lamartine, promoteur d’une république dont bien des républicains eux-mêmes hésitaient encore à essayer l’établissement comme trop prématuré. Nous devions descendre l’escalier marche à marche, disait alors l’un d’entre eux, et l’on nous a fait sauter par la fenêtre. D Cette noble lettre, que les journaux n’osèrent pas publier, M. Dunoyer la terminait en disant :

« Il m’appartenait de faire ces douloureuses réflexions ; il y a trente-quatre ans que je sers la cause de la liberté. Si dans le cours de ces longues années, il m’est jamais arrivé de la trahir, je consens à perdre ce qui m’est le plus cher au monde, l’estime des hommes de cœur et de bon sens. »

Que devint M. Dunoyer après qu’une Assemblée constituante, issue du suffrage universel, eut légitimé la république nouvelle en la régularisant ? L’Assemblée constituante de 1848, qui avait institué les deux grands pouvoirs publics avec assez d’imprévoyance, les rapprochant sans les unir, faisant élire directement par le peuple et les dépositaires de l’autorité législative et le possesseur de toute l’autorité exécutive, mettant le droit à la disposition des premiers et la force entre les mains du second, laissait à celui-ci, s’il était ambitieux, le moyen de se rendre violemment le maitre de la république, et lui permettait, s’il était entreprenant au dehors autant qu’ambitieux au dedans, après avoir soumis la France à un dur assujettissement, de l’exposer aux grands désastres de la guerre, cette assemblée maintint le conseil d’État, dont les attributions furent étendues et qui, régulateur conservé d’une administration nécessaire, devint de plus pour elle un auxiliaire actif dans la formation des lois. Les membres de ce corps, ainsi agrandi, furent laissés à son choix et elle nomma pour en faire partie M. Dunoyer, sans lui tenir rigueur des reproches qu’il avait pu adresser à la révolution dont elle était sortie. Elle voulut conserver au service du pays, qu’elle espérait sans doute rendre plus libre, le concours d’un citoyen si éclairé et si ferme. Comme la république était alors le gouvernement de tout le monde, appelé avec confiance à la servir, M. Dunoyer la servit avec sa loyauté connue et son accoutumée indépendance. Mais il ne la servit point au delà du jour où sa constitution périt par un coup d’État, en attendant que son titre, devenu menteur, disparût sous la forme d’un nouvel empire.

Après le 2 décembre 1851, M. Dunoyer cessa de faire partie du conseil d’État. Il passa ses dernières années à écrire un livre dans lequel il racontait l’établissement du second empire, en examinait les formes, en caractérisait les procédés, en discutait les actes, en prévoyait les destinées. Cet ouvrage où, inébranlable soutien du droit outragé, revendicateur persévérant de la liberté encore une fois détruite, il émettait ses honnêtes jugements, exprimait ses blâmes quelquefois courroucés, laissait voir ses lointaines espérances, M. Dunoyer n’eut pas le temps de l’achever avant de mourir. Il en confia le dépôt à un fils digne de lui, héritier de ses sentiments comme de ses idées, et qui, longtemps professeur dans la Suisse libre où il a enseigné avec talent l’économie politique à Berne et aujourd’hui maitre des requêtes au conseil d’État, publia en deux volumes à l’étranger ce périlleux ouvrage de son père qu’il ne pouvait pas alors publier en France.

M. Dunoyer ne s’occupait pas seulement de ce livre dans les derniers temps de sa vie. Par la parole comme au moyen de l’impression, avec la ténacité d’un esprit résolu et la fougue des convictions ardentes, il exposait, discutait, défendait en toute occasion ses doctrines morales et ses théories économiques. Je dis défendait, car, fondant la morale sur l’intérêt bien entendu et comprenant toute production humaine dans le domaine économique, il était quelquefois accusé de compromettre à certains égards la morale et de défigurer jusqu’à un certain point l’économie politique, en rendant l’une de ces sciences trop étroite, et l’autre trop illimitée.

En effet, avec certains philosophes du dernier siècle, il était d’avis que là plus grande utilité pour les hommes était conforme à la plus parfaite honnêteté. Il aurait dit volontiers, avec le sage et habile Franklin, que si les coquins entendaient bien leur intérêt, ils seraient honnêtes gens par coquinerie. Il professait donc, en fidèle économiste, la doctrine morale de l’intérêt bien entendu, doctrine en grande partie vraie, mais en partie insuffisante, puisqu’elle ne serait pas capable en certains cas d’arrêter les écarts de l’intérêt par le frein du devoir, de surmonter les avidités de l’égoïsme par le généreux mobile du sacrifice, de faire préférer aux profitables sécheresses de l’utilité les nobles et coûteuses satisfactions du dévouement. M. Dunoyer, qui en toute chose sentait avec délicatesse et agissait avec rectitude, n’en assurait pas moins qu’apprendre aux hommes à bien connaître leurs intérêts et à les suivre avec discernement, c’était leur enseigner que tous les intérêts humains sont solidaires, que la meilleure règle de l’utilité est la règle même de la justice, et que la voie qui mène le plus sûrement au bonheur est la voie droite de l’honnêteté.

Combien de fois ne l’avons-nous pas entendu, dans les séances de l’Académie, soutenir cette thèse avec sa verve chaleureuse ! Combien de fois aussi n’avons-nous pas assisté à des discussions animées où il maintenait très habilement la théorie économique qui lui était d’autant plus chère qu’il l’avait lui-même conçue, et qui, présentant peut-être plus d’originalité qu’il n’en fallait en économie politique, rencontrait beaucoup d’adversaires même parmi les économistes ! Les adversaires du reste ne déplaisaient pas à M. Dunoyer et la lutte avec eux ne lui causait aucune crainte. Il était même si persuadé d’avoir raison qu’il voyait avec un sincère chagrin que les autres s’obstinassent à avoir tort.

Au déplaisir de trouver ses idées quelquefois contredites, à la douleur incessante pour lui de sentir son pays encore asservi, à ces grandes tristesses d’un esprit élevé et d’une âme patriotique, s’ajoutèrent bientôt de dures épreuves qui exercèrent sa patience et épuisèrent ses forces. Une maladie longue et cruelle fondit sur lui. Après en avoir supporté courageusement les vives souffrances, il y succomba le 4 décembre 1862.

M. Dunoyer avait soixante et seize ans lorsqu’il fut enlevé à l’affection d’une compagne dévouée, à la tendresse respectueuse de ses enfants formés à cette école d’austère vertu et de généreuses pensées, aux regrets de l’Académie, à l’estime de la France. Il méritait ces regrets et cette estime, le confrère excellent et le noble citoyen qui, toute sa vie et avec une dignité constante, avait cultivé la science, recherché la justice, aimé le bien, servi le droit. Tout ce qui était bas avait encouru son mépris violent, son indignation. Il avait détesté, dans le gouvernement des États, la force seule employée même avec génie, accablant les peuples sous le poids d’une onéreuse grandeur et les étourdissant sur la perte des droits par les enivrements de la gloire. La dignité des hommes lui avait été aussi chère que leur liberté. Il aurait voulu que relevés par la fierté des pensées, rapprochés par l’équité des sentiments, fortifiés par les habitudes du droit et du travail, en devenant des citoyens éclairés, énergiques, justes, ils formassent des nations sages et libres.

Dans tous ses ouvrages, M. Dunoyer a poursuivi l’amélioration intellectuelle et morale des individus qu’il aurait voulu rendre de plus en plus capables de travailler dans l’État avec accord, de s’y arranger avec ordre, de s’y gouverner avec habileté. Ses idées à cet égard étaient comme des croyances qu’il s’attribuait le devoir de répandre et qu’il mettait une chaleur singulière à développer. Sève de son talent que l’émotion accompagnait encore plus que l’éclat, sa foi convaincue et ardente circulait dans des pages abondantes qui n’étaient pas sans une agréable harmonie et qu’une certaine véhémence rendait éloquentes.

M. Dunoyer était sans souplesse, mais aussi sans détour. Son esprit allait tout droit comme son caractère. Il ne connaissait ni les condescendances, ni les accommodements. D’une honnêteté inflexible et d’une doctrine invariable, il n’agissait jamais que d’après ce qu’il pensait, et il pensait toujours d’après ce qui lui semblait vrai et juste. Les opinions avaient pour lui la force et la durée des sentiments ; il n’en était pas seulement persuadé, il en était possédé. Théoricien opiniâtre de la liberté et chevaleresque soutien du bon droit, sans tache dans sa conduite et sans défaillance dans son courage, il a vécu en homme d’un noble cœur, d’une âme ferme, d’un esprit élevé, d’un talent généreux, et il mérite le bel éloge d’avoir, dans le long cours de ses laborieuses années, pratiqué naturellement le bien qu’il a recherché savamment.

A lire en anglais, sur le site très complet de David Hart : //davidmhart.com/FrenchClassicalLiberals/Dunoyer/Dunoyer-BioBibliography.html

Merci à G. d. M. pour sa contribution.

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