Des objections qu’on a soulevées dans ces derniers temps contre le régime de la concurrence (2/2)

Comme nous l’indiquions dans la récente publication de l’introduction du Journal des économistes, les partisans du « laissez-faire laissez-passer » sont confrontés en 1840 à un environnement idéologique relativement défavorable, qui les pousse à adopter un argumentaire résolument défensif. L’un des cadres du mouvement, Charles Dunoyer, propose dans le premier article du premier numéro du Journal une grande défense du credo des libéraux du XVIIIe siècle, sous cette forme nouvelle de la défense systématique contre les attaques des écoles concurrentes, les socialistes, communistes et les variantes. Contre les observateurs inattentifs, qui affirment que le machinisme et le développement de la production industrielle détériore la condition des masses laborieuses, il prouve que cette condition, grâce à la hausse des salaires et à la baisse des prix des produits de première nécessité, ne cesse en vérité de s’améliorer. Il prouve encore que les solutions qu’ils prétendent apporter au paupérisme manquent rigoureusement leur cible, et qu’en détruisant les seuls ressorts de la prospérité (l’initiative individuelle, la liberté économique, la responsabilité), elles causent plus de mal que de bien. Enfin, il relève que le régime de la libre entreprise, qu’on accuse tant, n’est pas encore réalisé — argument qui n’a pas perdu de sa valeur, loin s’en faut, à notre époque où l’Etat pèse 57% du PIB et où l’on n’en accuse pas moins le méchant marché. B.M.


DES OBJECTIONS QU’ON A SOULEVÉES DANS CES DERNIERS TEMPS
CONTRE LE RÉGIME
DE LA CONCURRENCE

par Charles Dunoyer (Journal des économistes, tome 1, 1842)

(suite et fin.)

Ainsi les économistes, je devrais dire les poètes, les romanciers, qui nous entretiennent avec tant d’émotion, depuis une dizaine d’années, de la situation du paupérisme, nous font visiblement du mal une peinture trop enluminée, et nous trompent à la fois sur la cause et sur le remède. Le mal est incontestablement moindre qu’on ne le dit, et, dans ce qu’il a de réel, il est attribué à des causes qui ne sont pas les véritables, et combattu par des moyens qui ne seraient ni justes, ni sensés. Les remèdes au mal, en tant, répétons-le, qu’il est possible d’y remédier par la législation, les remèdes au mal, dis-je, sont précisément dans le régime que l’on nous dénonce comme la cause qui le produit, c’est-à-dire dans un régime réel de liberté et de concurrence ; et l’on peut affirmer hardiment que plus ce régime se réalisera et plus on se trouvera dans une situation favorable tout à la fois au rapide développement des travaux et à l’équitable rémunération des travailleurs ; que plus il se réalisera et plus l’activité des classes laborieuses verra s’ouvrir de débouchés devant elle, et sera sûre d’obtenir de ses services le prix qu’ils vaudront véritablement.

Je crois ces deux propositions parfaitement incontestables.

Et d’abord, ne tombe-t-il pas sous le sens que moins il y aura de barrières entre les pays, entre les professions, entre ceux qui les exercent et ceux qui aspirent à les exercer ; que moins il y aura de monopoles nationaux ou professionnels, particuliers ou généraux ; que plus, en un mot, s’étendra le champ de la concurrence, et plus les entreprises utiles pourront se multiplier, et plus devra être demandé le travail des classes laborieuses ? Les progrès de la liberté favoriseraient de deux manières l’extension des travaux : en donnant plus de facilité pour la multiplication des entreprises, et en stimulant d’une manière plus vive l’énergie des entrepreneurs. On ne conteste pas, au surplus, ces effets naturels de la concurrence. On convient, au contraire, qu’elle est l’excitant le plus actif qu’il soit possible d’appliquer à l’industrie, et qu’il faut lui attribuer en grande partie les merveilleux accroissements qu’elle a pris depuis un demi-siècle. On l’accuse seulement de donner lieu à un partage inique de ses produits.

Eh bien ! s’il est vrai de dire qu’elle est le régime le plus propre à accélérer les développements du travail, on peut affirmer avec non moins de confiance qu’elle est aussi le plus favorable à l’équitable distribution de ses fruits. Et, en effet, n’est-il pas sensible que moins elle tolère de monopoles, et moins elle permet à certaines classes d’abuser de l’avantage que le monopole leur donnait sur d’autres ? que plus elle laisse le champ du travail libre, et plus elle permet à chacun de choisir sa condition et de n’accepter que celle où ses services lui paraîtront suffisamment rémunérés ? N’est-il pas sensible, en un mot, que l’effet d’un régime réel de liberté et de concurrence est de nous placer tous dans une situation où non seulement rien ne gêne l’action de nos facultés ; mais où rien ne trouble la spontanéité de nos transactions, où chacun peut tirer de ses forces et de ses ressources tout ce que légitimement elles peuvent donner ? et, s’il en est ainsi, n’est-il pas démontré que le régime où le travail est le plus libre est, par cela même, celui où les produits du travail se répartissent le plus justement ?

Sans doute, de ce que ce régime serait celui où s’étendraient le plus les entreprises et où la main-d’œuvre serait le plus demandée, il ne s’ensuit pas qu’entrepreneurs et ouvriers y seraient également dispensés de prévoyance, et que désormais il n’y aurait plus de bornes à ce que les premiers pourraient créer de produits et les seconds offrir de bras et de travail avec chance de les placer avec avantage. Les limites du possible reculeraient, mais elles ne disparaîtraient pas. Il n’y aurait encore, à chaque moment donné, qu’une certaine masse de produits qu’on pût trouver à vendre, qu’une certaine quantité de travail qu’il fût possible de placer ; quantité accrue, mais bornée encore, et qu’on ne pourrait pas excéder sans tomber dans tous les inconvénients dont on se plaint aujourd’hui.

Que si, par exemple, les entrepreneurs, au lieu de régler avec un peu d’intelligence et de fermeté les mouvements de leur industrie, de savoir limiter à propos leurs entreprises, et d’apprendre à se contenir au milieu même de leurs succès et dans leurs plus grandes veines de bonheur, continuaient à produire, comme il leur arrive presque toujours, sans frein et sans règle, à abuser à qui mieux mieux des moments de prospérité, et à pousser les affaires, dans ces moments, avec un emportement frénétique, il finirait inévitablement, quoique peut-être un peu plus tard, par arriver ce qui arrive, c’est-à-dire qu’on en viendrait encore à dépasser les besoins, à encombrer les marchés, et que force serait de s’interrompre ; qu’il faudrait, comme aujourd’hui, attendre dans l’inaction que le trop-plein se fût écoulé, et que l’industrie continuerait à passer par les alternatives d’affaissement et d’activité qui sont depuis longtemps sa manière d’être habituelle ; avec cette différence pourtant que, étant plus développée et travaillant sur une plus grande échelle, l’abus qu’elle ferait de ses forces, dans les moments de production effrénée, se ferait sentir avec plus d’intensité aux époques d’inaction forcée qui ne pourraient manquer de les suivre, et que les désastres résultant pour les chefs d’entreprise et pour leurs légions d’ouvriers de ces crises violentes et périodiques seraient plus graves et plus étendus.

Que si les ouvriers, à leur tour, au lieu de prévoir ces crises redoutables, et de se préparer, par un peu de prévoyance, de modération et de retenue, à les franchir sans trop de souffrance, ne songeaient qu’à se dédommager, aux époques d’activité lucrative, des privations endurées dans les temps de chômage, dépensaient régulièrement tous leurs profits, se multipliaient en même temps avec une fécondité bestiale, et craignaient encore moins de surcharger la place d’ouvriers que les chefs d’entreprises de l’encombrer de produits, il n’est pas douteux qu’ils ne contribuassent puissamment par cette conduite à augmenter la gravité des crises préparées par l’imprudence de leurs supérieurs.

Mais faudrait-il dire, comme on le fait sans cesse, que ces maux sont l’ouvrage de l’industrie, qu’ils sont l’effet naturel et nécessaire de ses progrès, de son activité croissante ? Assurément non. Il est bien évident que l’industrie, qui n’est qu’un moyen, ne peut pas être responsable de l’abus qu’on fait de ses forces. La liberté d’en user ne commande, certes, à personne d’en faire un mauvais emploi. Si la concurrence est un stimulant énergique, elle est aussi un frein puissant, et plus elle devient générale et active, plus elle fait de la prudence une nécessité. Quel est, en effet, le régime où l’activité ait plus besoin d’être intelligente et circonspecte, où l’on soit plus averti de la nécessité de se maîtriser et de se modérer ? Ce n’est pas, à coup sûr, parce que des milliers d’hommes se livrent à la même production que moi, que je suis entraîné à produire outre mesure. Ce n’est pas parce que les ouvriers sont entourés de concurrents innombrables qu’ils sont poussés à se multiplier avec excès. Si donc les populations industrieuses tombent si souvent dans des situations critiques, il ne faut pas l’attribuer aux excitations de la concurrence, mais au mépris qu’elles font de ses avertissements les plus clairs. Les maux qu’elles endurent sont l’œuvre de la passion et de la sottise, et non celle du régime industriel dont elles méconnaissent les plus sages et les plus simples lois.

L’incroyable méprise où tombent nos faiseurs d’utopies consiste à supposer que le législateur pourrait placer les hommes dans une situation économique telle qu’elle les dispensât de toute vertu, telle qu’elle fît le bonheur de tous sans imposer de devoirs à personne. Ne leur parlez pas d’activité, de patience, de courage, de prévoyance, d’économie, de contrainte morale. Tout cela, nécessaire peut-être dans un régime vicieux, ne l’est qu’à cause de ce régime, et ne le serait pas dans un état social plus habilement organisé. L’essentiel est de trouver cet état, d’inventer une organisation qui fonctionne comme d’elle-même, et fasse le bonheur des hommes par la seule vertu de l’institution.

Est-il besoin de faire remarquer ce qu’il y a d’insensé dans une telle poursuite ? On court après un état qui, non seulement n’est pas possible, mais qui n’est pas même désirable ; car il serait le renversement de cette loi fondamentale de l’humanité et de la société, qui veut que la situation de chacun, en tenant compte de l’état où il est né, dépende surtout de sa conduite, et se proportionne à l’activité, à l’intelligence, à la moralité, à la persistance de ses efforts.

Sûrement le devoir du législateur est d’écarter, autant qu’il le peut, tout ce qui tend à rendre la pratique de ces devoirs plus difficile. Il ne saurait mettre assez de soin à réprimer, d’où qu’elles viennent, les prétentions injustes. Il doit à tous protection et sûreté. J’accorderai volontiers qu’il doit protection surtout aux classes les moins heureuses. Plus elles sont faibles, et plus elles ont besoin d’être défendues ; plus elles sont dénuées, et moins elles peuvent supporter l’injustice. Il faut les mettre, autant que possible, à l’abri de toute exaction, de toute fraude, de toute oppression ; éloigner d’elles tout ce qui tend à les corrompre ; leur ouvrir à deux battants la porte de tous les travaux ; empêcher qu’elles ne soient trompées dans leurs échanges ; veiller avec une sollicitude paternelle à la conservation de leurs petits capitaux, si lentement et si péniblement amassés ; leur rendre l’acquisition de la propriété aussi facile qu’il est légitimement possible…

Mais plus on va au fond de cette question, et plus on acquiert l’assurance que, rigoureusement, les devoirs du législateur ne s’étendent pas plus loin, et qu’après avoir placé les populations dans une situation qui n’accorde à aucun ordre de citoyens d’injuste privilège sur aucun autre, qui les protège également tous, qui leur laisse, dans la mesure de la justice, la pleine disposition de leurs moyens d’action, il doit, autant qu’il le peut, éviter de rien faire qui trouble le mouvement d’ascension et de décadence auquel ils sont naturellement livrés, et qui les empêche de se classer ainsi que le veut le jeu libre et régulier de leurs forces.

Il y a les meilleures raisons, à mesure surtout que la justice sociale devient plus exacte et plus complète, pour s’abstenir de déranger ce mouvement naturel des individus, des familles, des classes, et pour laisser, même aux plus faibles, autant que c’est humainement possible, le soin de leur avancement.

Plus l’état social s’améliore, et plus il est permis de tenir compte de la situation favorable où se trouvent les classes même les moins heureuses, comparativement aux générations qui les ont précédées, à celles surtout qui sont arrivées les premières ; et quand celles-ci ont su se faire jour, malgré leur dénuement, à travers toutes sortes d’obstacles, comment craindre que celles qui leur succèdent aujourd’hui de si loin, au milieu de la protection, des sympathies et des facilités de toute espèce qui les entourent, ne parviennent à s’affranchir aussi des maux de leur situation ? Il leur faut encore sûrement de l’activité, de la conduite, du courage ; mais est-il désirable et serait-il juste qu’elles pussent s’élever sans aucun effort ?

Il faut songer d’ailleurs à la véritable impossibilité qu’il y a de les avancer plus rapidement que ne le comporte la nature des choses, et de les transformer, au gré de leur impatience et de la nôtre, en classes riches et cultivées. Il faut songer qu’on ne parviendrait pas à les enrichir en leur donnant beaucoup ; qu’on n’y parviendrait pas en leur partageant tout ; que, pût-on leur donner spontanément la richesse matérielle, on ne leur donnerait pas du même coup la richesse intellectuelle et morale ; qu’il n’y a rien au monde de plus impossible que d’improviser leur fortune et leur éducation ; que leurs progrès doivent être surtout leur propre ouvrage, et qu’on ne peut, pour ainsi dire, rien attendre pour elles que d’elles-mêmes, de leurs constants efforts, de leur activité patiente, de leurs lentes accumulations, du concours, en un mot, de toutes les vertus nécessaires à la transformation de leur existence.

On ne saurait, d’un autre coté, se préoccuper trop sérieusement du grave danger qu’il y a à vouloir accélérer leur avancement outre mesure. Ce que par là on parvient surtout à hâter démesurément, c’est le progrès de leurs prétentions, de leurs exigences, de leur ambition ; et ce qui résulte de ce progrès, si déplorable quand il n’est pas réglé, c’est, au sein même du bien-être, un malaise profond, une inquiétude extrême, une irritation qu’on ne peut ni définir ni calmer ; ce sont des désordres et des crimes de toute espèce. Il arrive ainsi que les pays les plus prospères sont en même temps les plus malheureux et les plus troublés. Rien ne serait si aisé que d’en citer des preuves. On en trouverait partout, et surtout chez les peuples les plus riches et les plus industrieux. Il a été remarqué chez nous, par exemple, que sur 21 941 crimes commis dans l’intervalle écoulé de 1828 à 1832, 1 230 seulement l’avaient été par des mendiants, gens sans aveu et autres individus véritablement indigents. Tout le reste, c’est-à-dire la presque totalité, avait été l’ouvrage de gens ayant les moyens de vivre, c’est-à-dire d’hommes dont les passions étaient excitées par des besoins d’un autre ordre, créés et non satisfaits ; d’hommes qui s’étaient fait ou à qui l’on avait donné des goûts, des désirs, un esprit supérieurs à leur fortune. Cette situation morale est ce qu’on peut imaginer de plus fatal. Elle rend tout repos et toute satisfaction impossibles ; elle empoisonne jusqu’à nos progrès ; elle fait que les privations augmentent alors même que l’indigence diminue, et qu’en étant de moins en moins dépourvu on se sent toujours plus à plaindre. Elle est, en un mot, la principale cause de la misère de ce temps-ci, qui est surtout, ai-je dit, une misère morale, née de l’immodération des désirs, et du peu de soins qu’on a, dans les rangs inférieurs plus encore peut-être que dans les rangs élevés, de régler le progrès de ses besoins sur celui de ses ressources. On ne saurait donc, quand on presse avec tant de vivacité le mouvement des classes laborieuses vers un avenir meilleur, calculer avec trop de soin l’effet des excitations qu’on leur donne ; et, pour peu qu’on ait pitié d’elles, on doit bien prendre garde, en voulant accélérer leurs progrès, de ne pas imprimer un mouvement déréglé à leurs passions.

Il y a d’ailleurs à l’avancement des familles des lois qu’il est impossible d’éluder, et auxquelles il faut, bon gré mal gré, qu’elles apprennent à se soumettre. Cet avancement, au début surtout, ne peut avoir lieu qu’avec une extrême lenteur. Il est soumis à des gradations inévitables, à de nombreuses oscillations, à des perturbations plus ou moins graves. Il ne saurait être le même pour toutes les familles d’ailleurs : ne partant pas toutes du même point, ne s’avançant pas par les mêmes voies, ne disposant pas des mêmes ressources et des mêmes forces, il est matériellement impossible qu’elles avancent du même pas ; et l’inégalité, même sous le régime le plus libéral et le plus juste, est une loi de leur développement. Non seulement cette inégalité est la compagne naturelle de leurs progrès, mais elle en est la condition nécessaire ; elles n’avancent que parce que, à chaque génération, chacune d’elles peut partir du point où elle se trouve, et se promettre de faire un chemin proportionné à l’intelligence et à l’énergie de ses efforts. Vouloir les faire partir du même point et marcher d’un mouvement égal, ce serait évidemment les arrêter toutes, et surtout celles qui, par la puissance de leurs facultés et des ressources accumulées dont elles disposent, sont les plus capables d’ouvrir et de frayer aux autres la voie.

Ajoutez que, dans la meilleure organisation sociale, la misère, comme l’inégalité, est, dans un certain degré, chose inévitable, et que, comme elle aussi, elle est un élément du progrès social. Vous dites qu’elle est incompatible avec la civilisation ? je dis qu’elle en est inséparable. Vous trouvez qu’elle est un mal hideux ? ajoutez qu’elle est un mal nécessaire. Plus l’humanité, dans son développement, avait à redouter l’effet de certains vices, et plus il était essentiel qu’ils fussent entourés de maux capables de l’en détourner. Il est bon qu’il y ait dans la société des lieux inférieurs où soient exposées à tomber les familles qui se conduisent mal, et d’où elles ne puissent se relever qu’à force de se bien conduire. La misère est ce redoutable enfer. C’est un abîme inévitable, placé à côté des fous, des dissipateurs, des débauchés, de toutes les espèces d’hommes vicieux, pour les contenir, s’il est possible, pour les recevoir et les châtier s’ils n’ont pas su se contenir. Il ne sera peut-être donné qu’à la misère et aux salutaires horreurs dont elle marche escortée, de nous conduire à l’intelligence et à la pratique des vertus les plus vraiment nécessaires aux progrès de notre espèce et à son développement régulier. Si elle ne dit rien aux natures complètement déchues, aux âmes tout à fait avilies, elle offre un salutaire spectacle à toute la partie demeurée saine des classes les moins heureuses ; elle est faite pour les remplir d’un salutaire effroi ; elle les exhorte aux vertus difficiles dont elles ont besoin pour arriver à une condition meilleure ; elle leur rend possibles et même faciles la patience, la modération, le courage, l’économie, et cette autre contrainte, la plus nécessaire de toutes, qu’elles ont à se faire pour limiter leur fécondité et ne pas appeler à la vie des générations plus nombreuses que ne leur permettent d’en élever l’espace demeuré libre autour d’elles et les ressources dont elles peuvent disposer.

Il y a quelque chose d’inexcusable dans le peu de soin que la nouvelle économie politique met à les instruire de ces lois naturelles du mouvement social, et des conditions auxquelles sont inévitablement subordonnés leur pénible affranchissement de la misère, et leur douloureuse rédemption de l’état imparfait où elles sont nées. On a le tort, tout à la fois de demander pour elles des choses insensées, et de n’attendre leur salut que de ce que la société fera pour elles ; de croire à la possibilité de les relever pour ainsi dire sans leur concours. Non seulement on oublie de leur dire qu’elles ont autant besoin de vertu personnelle que de justice sociale ; mais on repousse avec dédain, comme inutiles et impuissantes, les vertus privées dont elles peuvent le moins se passer, et qui sont les plus capables d’améliorer leur sort.

C’est ainsi, par exemple, que l’on conteste à leur sujet la puissance de l’épargne. Commencez, dit-on, par leur donner le moyen de faire des économies ; reconstituez la société sur des bases plus justes… — Avait-on commencé par là pour les familles innombrables que le travail et l’épargne ont élevées ? Se trouvaient-elles, à leur début, dans une situation meilleure ? Étaient-elles moins dénuées ? Vivaient-elles sous des lois plus libérales et plus douces ? L’épargne a été possible à tous les âges de la société. Elle l’a été aux individus les plus malheureux, sous les régimes les plus violents et les plus injustes. Elle fut possible aux esclaves de l’antiquité ; elle l’était aux serfs du Moyen âge ; elle l’est aux esclaves de nos colonies, dont plusieurs milliers trouvent tous les ans dans leur pécule le moyen d’opérer leur rachat ; elle l’est, parmi nous, à des individus placés au plus bas degré de l’échelle sociale ; elle l’est aux mendiants doués de quelque énergie, lesquels parviennent souvent à accumuler des sommes considérables… Et elle aurait cessé d’être possible aux ouvriers ! et elle le serait de moins en moins à mesure que les voies de travail s’étendraient davantage, que les monopoles disparaîtraient, que la liberté serait plus grande et la sûreté de tous plus complète ! Le moyen, s’il vous plaît, de comprendre ceci ?

On conteste également la nécessité et l’efficacité de la vertu désignée par le nom de contrainte morale. Les excès de population, observe-t-on, sont un effet de la misère, plutôt qu’ils n’en sont la cause. Donnez aux familles humaines des moyens réguliers d’existence, et vous n’aurez pas à craindre qu’elles se développent trop rapidement. Partout où la population a des ressources, elle a de la prévoyance, et elle ne s’accroît qu’avec mesure ; partout où elle est assez misérable et assez déchue pour désespérer de se relever, la prévoyance lui devient inutile, et elle s’accroît sans aucun frein. Voyez combien son accroissement est plus calme et plus régulier en Autriche qu’en Angleterre, en France qu’en Irlande, et en général dans les classes aisées que dans les classes pauvres.

D’accord. Je reconnais sans difficulté la justesse de cette remarque que les classes très misérables croissent ordinairement avec leur misère, et que c’est à l’extrême limite de dénuement que les êtres humains se pressent en plus grand nombre, comme pour se disputer le droit de souffrir. J’admets ce que l’on dit des pauvres Irlandais, que, destitués de prévoyance, parce qu’ils sont privés d’espoir, ils pullulent au hasard, comme des plantes sauvages dans un champ abandonné. Mais de ce que l’extrême misère, en devenant une cause d’imprévoyance, pousse à un accroissement déréglé de population, s’ensuit-il que les accroissements déréglés de population ne sont pas une cause de misère ? et en demeure-t-il moins vrai que, sur les points où la population est déjà trop nombreuse pour ce qu’il y a d’ouvrage à faire, elle aurait besoin de limiter sa fécondité ? Qui pourrait le contester sans démence ?

Commencez par rendre cette limitation possible, dit-on ; donnez aux familles humaines des moyens réguliers d’existence, et leur accroissement se régularisera. La proposition est singulière ! Donnez des moyens d’existence ! comme si ces choses-là se donnaient ! Comme si d’ailleurs il suffirait de donner des moyens de vivre réguliers pour créer des familles régulières ! Comme si, enfin, les choses avaient pu commencer par là ! Comme si chacun n’était pas parti du dénuement pour arriver à la possession du bien-être, et n’avait pas dû puiser en lui-même les vertus nécessaires pour l’acquérir et le conserver ! Sans doute ces vertus, et celle notamment dont il s’agit ici, sont particulièrement difficiles aux classes encore très dénuées ; mais le fait prouve qu’elles ne leur sont pas impossibles ; et ne tombe-t-il pas sous le sens qu’elles leur sont d’autant plus indispensables qu’elles sont encore moins avancées ?

Elles ne leur sont pas impossibles ; car, au milieu même des classes à qui on a donné le nom significatif de prolétaires, et qui sont celles de toutes où la population s’accroît le plus irrégulièrement, il y a toujours un certain nombre de familles dont l’accroissement est moins désordonné, et l’on ne conçoit pas trop pourquoi la réserve et la retenue qu’elles ont la vertu de s’imposer ne seraient pas possibles à beaucoup d’autres. J’ajoute que cette contrainte leur est particulièrement nécessaire. Est-il besoin de le prouver ? Et quand on loue les classes aisées de ne s’accroître qu’avec mesure, y a-t-il quelque bon sens à dire qu’il convient aux classes pauvres de ne s’imposer à cet égard aucun frein ?

C’est quelque chose d’inouï que les écarts de raisonnement où l’on se jette, de propos délibéré, sur cette grave et délicate matière.

S’il arrive, sur quelques points, que la population croisse moins rapidement que la richesse, on n’hésite pas à signaler cet état de choses comme un fait économique infiniment heureux ; et néanmoins on ne veut pas entendre dire que la population doit proportionner sa fécondité à l’étendue de ses ressources : le fait, excellent s’il est providentiel, serait qualifié d’immoral si l’on pouvait soupçonner qu’il est le résultat de la volonté de l’homme.

On n’a pas de termes assez forts pour blâmer en général une production outrée ; on ne cesse de dire qu’il est insensé de trop accroître la masse des produits : et, dans le même temps, on ne voit rien que de très sensé à multiplier indéfiniment la masse des hommes. Le fait d’encombrer la place de marchandises est extravagant : celui de la surcharger d’ouvriers ne présente rien que de simple et de raisonnable.

On parle de la contrainte morale comme d’une vertu tout à fait convenable dans les classes riches et aisées ; et quant à celles à qui elle serait plus particulièrement indispensable, on n’admet pas qu’elle puisse leur être recommandée.

Souhaiter que les pauvres gens sussent s’imposer à cet égard quelque réserve, c’est les traiter comme des abstractions, et oublier qu’ils sont des hommes comme les gens riches ; et l’on perd de vue, en s’exprimant de la sorte, que les gens riches sont des hommes aussi, et que cette réserve, qu’ils s’imposent, pourrait bien, peut-être, être pratiquée par ceux à qui leur situation la rend plus spécialement nécessaire. On ne prend pas garde d’ailleurs que s’il est interdit de prêcher cette vertu aux pauvres gens parce qu’ils sont hommes, il n’en est plus une qu’il soit permis de leur recommander.

Je n’exagère rien en disant qu’on est moins prévoyant, et qu’on s’en fait gloire, dans la multiplication des hommes que dans celle des plantes et des animaux. Personne ne croirait agir sensément s’il ne proportionnait le nombre de ses bestiaux à l’étendue de ses herbages ; s’il voulait contraindre son champ à nourrir trois ou quatre fois plus d’arbres ou de céréales que, dans l’état où il se trouve, il n’est capable d’en porter. Mais on n’y regarde pas de si près quand il s’agit de l’accroissement des familles humaines, et l’on n’admet pas qu’à cet égard il faille tenir compte des ressources dont on dispose et de l’espace qu’on a devant soi.

On raisonne toujours comme s’il n’y avait pas de borne assignable au nombre des hommes. On ne prend pas garde qu’il n’y a, dans chaque pays, à chaque moment donné, qu’une certaine population possible ; que chaque famille n’a devant elle qu’un espace déterminé et limité, et que chacune ne peut mener à bien qu’un très petit nombre d’hommes.

On se rassure en considérant les nécessités et les facilités de l’émigration. Le monde, observe-t-on, est vide d’hommes après six mille ans d’existence. Le beau malheur quand, sur quelques points privilégiés, il y aurait de grandes fabriques d’hommes pour peupler le globe désert ! À merveille : croissez et multipliez, ouvriers de Londres et de Paris ; l’espace ne manque pas sur les plateaux du Thibet [Tibet] et dans les pampas de l’Amérique méridionale. Reste à savoir seulement si les populations dont on provoque ainsi la naissance seront bien heureuses d’être nées pour aller peupler les déserts de l’Amérique ou de l’Asie.

On insiste sur les besoins de la colonisation. Comment, dit-on, se peuplerait le monde s’il ne naissait sur les points habités et cultivés que la population qui peut y vivre ? N’est-ce pas grâce aux excédants de population que se sont formées, dans tous les temps, de nouvelles colonies, et que l’espèce humaine s’est successivement répandue sur tous les points de la sphère terrestre aujourd’hui habités ? ne reste-t-il pas à peupler d’immenses et de féconds espaces ? N’est-il pas heureux qu’il naisse sur les points du globe les plus actifs une population surabondante que le défaut de place, d’air, d’aliments ; que l’inquiétude, les privations, les souffrances poussent impérieusement à déserter la terre natale pour aller s’établir sur des points inoccupés ou non suffisamment occupés ? et les familles qui créent la population vouée à cette destinée, n’obéissent-elles pas, sans le savoir, à une loi providentielle, et ne contribuent-elles pas d’une manière puissante aux progrès du genre humain ? Ne sont-ce pas même les populations au sein desquelles pullulent le plus de ces misérables, destinés en naissant à l’expatriation, qui servent le mieux les intérêts de la race humaine ? — Non, répondrai-je ; et, dans ce légitime intérêt de la colonisation que vous invoquez, rien ne serait si désirable que de voir se modérer et se régler le mouvement des naissances. Il n’est point d’œuvre, en effet, qui requière des natures plus fortes, plus intelligentes, plus énergiques que la colonisation, et ce n’est pas avec les populations de pacotille nées dans les grands centres industriels qu’on ira fonder au loin de nouveaux peuples. L’essentiel, d’ailleurs, n’est pas que le monde se peuple vite, mais qu’il se peuple bien ; l’essentiel est qu’il se forme dans les pays à coloniser des noyaux de population respectables, dignes de la confiance des autres hommes, et autour desquels on puisse aller se grouper avec sécurité : il n’y a de colonisation utile et désirable que celle-là, et celle-là on ne la formera pas avec les myriades d’êtres étiolés et corrompus qui naissent, dans notre imparfaite civilisation, de l’abus des forces génératrices, mais avec les races saines et vigoureuses qu’on trouve seulement là où la population a pris un développement régulier.

On dit encore que toute population, excessive ou non, est une richesse ; et, au même instant, on signale toute une série de fléaux, les épidémies, la peste, la famine, les révolutions, la guerre civile et extérieure, comme le correctif obligé et inévitable des excès de population. On n’a pas l’air de comprendre ce qu’il y a d’extravagant à qualifier de richesse un bien qui provoque de tels maux et exige de pareils remèdes.

Si la misère et la maladie amènent la destruction d’une population surabondante, on s’en réjouit presque comme d’un mal devenu nécessaire, et l’on n’a pas une parole de blâme pour le fait d’avoir appelé cette triste population à la vie. « Avez-vous des enfants ? demandait-on en Angleterre à un ouvrier indigent. — Non ; j’en ai eu deux ; mais, grâce à Dieu, ils sont morts. — Vous êtes satisfait de la mort de vos enfants ! — Oui ; je suis débarrassé du fardeau de les nourrir, et eux, pauvres chères créatures, ils sont affranchis des misères de cette vie mortelle. » Or, voulez-vous savoir quel nom on donne à de tels sentiments ? On appelle cela de l’intelligence et de la force morale. De sorte que l’intelligence et la force morale consistent, non pas à s’affliger d’avoir fait naître des enfants dans une condition misérable où ils ne pouvaient vivre que pour souffrir, mais à savoir se réjouir quand la mort est venue mettre fin à leur misère. Voilà qui est au mieux. Seulement, les choses étant ainsi, je ne sais plus que penser des paroles de cet autre indigent qui disait : chaque jour de ma vie je demande pardon à mes enfants de les avoir fait naître si pauvres. Le père malheureux qui éprouvait ce juste remords n’avait apparemment ni intelligence ni morale.

Mais on se lasserait à énumérer les balivernes qu’il a plu à quelques esprits de débiter sur ce grave sujet. S’il est une vérité naturellement évidente, c’est qu’un des premiers besoins des familles qui visent à s’élever à une condition meilleure, est de régler dans leur sein le mouvement des naissances ; de tenir compte, dans leur accroissement, des facilités et des difficultés de leur situation ; de proportionner la production des hommes, comme celle des choses, à la demande qui en est faite et à la possibilité d’en trouver le placement et l’emploi. Ce que peut éprouver de souffrances, en Angleterre, la portion la plus à plaindre des classes laborieuses, dû en partie, comme ailleurs et plus qu’ailleurs peut-être, à l’exagération des entreprises et aux vices de la législation, provient surtout de l’imperfection des mœurs de cette partie de la nation anglaise, de son penchant à l’ivrognerie notamment, et plus particulièrement encore du manque absolu de réflexion avec lequel elle pullule. Ce dernier fait n’est pas susceptible de la moindre contestation. Si, malgré des perfectionnements mécaniques et des développements de travaux qui ont permis à la plupart des industries d’employer infiniment plus de monde, et à telle d’entre elles, par exemple, d’occuper une masse trente-sept fois plus considérable d’ouvriers, il est pourtant arrivé que beaucoup d’ouvriers n’ont pu trouver d’ouvrage, et que la situation d’une partie de ceux qui en avaient s’est plus ou moins détériorée, c’est évidemment que la création des produits, tout exagérée, tout exorbitante qu’elle a été, a été moins effrénée encore que celle des hommes. Il y a eu abus, abus manifeste, abus monstrueux du principe de la population. C’est démontré parce seul fait que l’ouvrage, en se décuplant, en se centuplant peut-être, est pourtant demeuré au-dessous de la demande qu’en faisait une population toujours plus nombreuse d’ouvriers. C’est encore mieux établi par tout ce qu’on a publié d’informations sur la situation des classes ouvrières. Les commissaires enquêteurs, dans leurs visites aux familles malheureuses, rencontrent partout des légions d’enfants. M. Buret en a compté à Liverpool, dans une seule rue, jusqu’à cent quarante, de l’âge de quatre à huit ans, vaguant dans la boue, nu-pieds et à peine vêtus. Il nous fait visiter à Londres, dans l’affreux quartier de Bethnal-Green et de Shoreditch, les familles de plusieurs ouvriers dans la plus grande détresse, dont il loue l’intelligence et la moralité, et qui, tout intelligents et tout moraux qu’ils sont, n’en ont pas moins fait naître dans la boue et dans l’ordure où ils vivent, des troupes de six et huit enfants. On trouverait aisément, là et ailleurs, des familles de malheureux encore plus nombreuses. Rien n’est moins rare en Angleterre, et surtout en Irlande, que d’en voir de très pauvres qui ont donné naissance jusqu’à douze et à quinze enfants. Le fait d’une population excessive, surtout dans les classes inférieures de la société, est, là, le plus saillant des faits économiques : fait volontaire et désastreux, qui ne tient pas nécessairement, quoi qu’on en dise, à la situation de ces classes, puisqu’il est loin d’être universel parmi elles ; mais qui, bien certainement, est la principale cause de cette situation et des maux affreux dont elle est pleine.

Combien donc n’est-il pas déraisonnable de contester la nécessité de la seule vertu qui, en de certains lieux, fût capable de le modifier ? L’école socialiste ne veut pas entendre parler de cette sorte de contrainte. Elle ne connaît, elle, que le principe : Tout homme vivant a le droit de vivre. Sûrement, tout homme vivant a le droit de vivre ; il a le droit de vivre cent ans, il a le droit de vivre mille ans, s’il peut. Mais de ce qu’il a le droit de devenir centenaire, s’ensuit-il que la société est obligée de lui garantir cent ans de vie ? De ce que tout homme vivant a le droit de vivre, s’ensuit-il que les autres sont obligés de le nourrir ? Et quand la communauté voudrait se charger de nourrir tout ce qui a le droit de vivre, s’ensuit-il aussi qu’elle le pourrait ? Y a-t-il un système qui ait la vertu de faire exister tout ce qui pourrait avoir envie de naître ? Les socialistes ne croient pas aux excès de population, je le sais. L’école de Fourier n’a pas même prévu qu’elle dût s’accroître ; et, après avoir logé tous les humains dans de magnifiques palais, contenant de 1 800 à 2 000 âmes de population, ni plus ni moins, elle ne dit pas ce qu’elle compte faire des surcroîts de population qui chaque jour pourront survenir. Mais nous est-il permis, à nous économistes de la vieille école, qui, à défaut de génie, sommes tenus d’avoir un peu de bon sens, nous est-il permis de commettre de telles inadvertances ? et s’il est vrai, non seulement que la population croît, mais que sur divers points, et surtout dans de certaines classes, elle croît souvent d’une manière infiniment trop rapide, de manière à rendre vaines toutes les corrections qu’on pourrait faire subir à la législation, toutes les extensions nouvelles qu’a pu recevoir l’industrie, avons-nous rien de mieux à faire que d’avertir les classes qui tombent dans cet excès, des maux qui en résultent pour elles, et de l’indispensable besoin qu’elles auraient de faire, à cet égard, de leurs forces un usage plus intelligent et mieux réglé ?

La pratique de cette vertu, observe-t-on, est difficile. La pratique de celle-là et de toutes ; qui le pourrait nier ? Le travail est difficile au paresseux, l’épargne au dissipateur, la continence au voluptueux. Toute vertu est d’une pratique difficile, et c’est même pour cela qu’elle est une vertu. Elle est difficile même pour l’homme vertueux, à plus forte raison pour l’homme faible, à plus forte raison pour le vicieux ; et, comme il y a naturellement dans la société beaucoup d’hommes vicieux et faibles, ce serait certes une grande folie d’attendre qu’on s’y conduira, tout à l’heure, comme s’il n’y avait que des gens vertueux et forts. Espérer qu’on ne verra plus bientôt de gens vicieux dans la société ! autant espérer qu’on ne verra plus dans la foret ni ronces ni broussailles, qu’il n’y poussera que des arbres sains, à tige droite et vigoureuse, et assez heureusement espacés pour se soutenir et se stimuler les uns les autres, sans se faire réciproquement de tort. Encore cet espoir serait-il comparativement raisonnable ; car, enfin, le cultivateur, maître de son bois, peut en régler à son gré la culture, écarter les arbres contrefaits, extirper les plantes parasites, remplacer par de plus robustes les sujets faibles et étiolés, pratiquer des éclaircies où la semence a été répandue trop épaisse. Mais le législateur n’a pas les mêmes pouvoirs dans la société. Tout ce qui vit a le droit de vivre. Placé au milieu des hommes, son devoir est de les protéger tous, en réprimant du mieux qu’il peut les entreprises des uns sur les autres, mais en respectant d’ailleurs leur libre arbitre, et en laissant, à beaucoup d’égards, au vice et à l’inconduite le soin d’élaguer ce qu’il peut y avoir parmi eux de plus imparfait et de plus vicieux. C’est un travail d’épuration qui ne s’accomplit qu’avec une excessive lenteur et qui demande le concours des siècles. Aussi s’en écoulera-t-il un bon nombre, sans doute, avant que les hommes aient suffisamment appris, non seulement à mettre dans leurs rapports une justice exacte, mais encore à faire, par rapport à eux-mêmes, un usage intelligent et raisonnable de leurs facultés.

Mais ai-je dit que ces progrès fussent faciles ? Non ; j’ai dit qu’ils étaient possibles et nécessaires, et qu’il n’y avait pas d’artifices d’organisation sociale qui pussent en tenir lieu. La tâche que nous avons devant nous est simple et claire. Nous n’avons qu’à poursuivre cette œuvre de l’affranchissement du travail et des échanges, qui a été commencée il y a vingt siècles et qui est si loin encore d’être achevée ; et, en même temps, à tâcher de faire acquérir aux populations laborieuses les habitudes de prudence qu’exigent de plus en plus, à mesure que la société devient plus nombreuse et plus active, la pratique éclairée de l’industrie et le développement régulier des familles. Les novateurs qui sont venus, depuis quelques années, jeter au travers de ce grand et ancien travail leurs projets subversifs de rénovation sociale, poursuivent une œuvre de ténèbres, et qui ne conduirait qu’à la confusion et au chaos. On le voit assez déjà par le trouble qu’ils ont mis dans les plus saines intelligences. Des esprits qui ne manquent certes ni de sagacité ni de force nous viennent signaler avec un puéril effroi je ne sais quelles analogies qu’ils aperçoivent, disent-ils, entre l’époque actuelle et celle de la chute de l’empire romain. On croit la civilisation menacée de nouvelles irruptions de barbares, qui devraient s’élancer, non pas des régions polaires, mais des rangs inférieurs de la société. On rappelle enfin, comme susceptibles d’être prochainement adressées à ces futurs envahisseurs, les paroles qui allaient réveiller les barbares des bords du Danube, à l’époque où Tertullien faisait remarquer les prétendus progrès de la société romaine : « Levez-vous, races opprimées, etc. » Ce sont là de singuliers rapprochements et un plus singulier langage. Où sont aujourd’hui, en bonne conscience, les hommes qu’on peut assimiler aux malheureux que Rome immolait dans les cirques et qu’elle faisait si cruellement servir à ses spectacles ? L’histoire de la civilisation, depuis la chute de l’empire romain, n’est, à proprement parler, que l’histoire de l’avancement des classes laborieuses. Leur progrès a été constant. Jamais il n’a été fait d’efforts plus bienveillants, plus étendus, plus universels qu’aujourd’hui pour leur venir en aide. Et c’est là le temps qu’on pourrait choisir pour leur dire : « Levez-vous, opprimés !…»

Il est vrai que ces efforts faits en leur faveur peuvent ne pas être tous aussi éclairés qu’ils sont sincères. Ils ne s’attaquent pas assez peut-être aux principales difficultés. Ils en ont jusqu’ici laissé subsister un bon nombre ; et il y aura fort à faire, il faut l’avouer, avant que les populations aient été placées dans des rapports parfaitement naturels, avant qu’on ait suffisamment réduit les monopoles, les règlements arbitrairement restrictifs, les tarifs de douanes compliqués, les innombrables dispositions législatives qui gênent de tant de manières encore la liberté du travail et celle des transactions. Ces mesures, calculées partout, soi-disant, dans l’intérêt de la société, y jettent, en réalité, les perturbations les plus graves et nuisent également à sa prospérité et à son repos. Passe donc qu’on travaille à leur faire subir des altérations successives, et qu’on s’efforce de placer les populations dans des rapports toujours plus exacts de justice et de liberté. Mais le reste, à vrai dire, les regarde. C’est à elles, dans quelque état qu’elles se trouvent, à tâcher de faire de leurs forces un usage assez actif et assez avisé pour arriver à une condition meilleure. Ce serait véritablement les servir que de leur imposer, à mesure qu’elles jouissent d’une liberté et d’une sécurité plus entières, une plus grande responsabilité. Non seulement il ne faut pas leur accorder cette initiation violente à la propriété qui est sollicitée pour elles ; non seulement il n’est pas permis de les enrichir par des spoliations, ni de les favoriser par aucune sorte d’injustices ; mais c’est réellement leur nuire que de leur accorder des secours abusifs, que d’alimenter leur paresse, que d’inspirer de la sécurité à leur imprévoyance, que d’éveiller prématurément leur sensibilité, que de ne pas laisser le progrès de leur éducation se subordonner naturellement à celui de leur fortune ; et ce peut être pour de bons esprits le sujet d’un doute sincère, que de savoir si la part de leurs maux qui est justement imputable à la société, et les dangers dont elles la menacent, ne sont pas autant venus de l’assistance peu judicieuse qu’elle leur a accordée que de la justice insuffisante qu’elle leur a rendue.

Charles Dunoyer.

 

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