Œuvres de Turgot – 008 – Correspondance avec l’abbé Bon

Œuvres de Turgot. 008. — Correspondance avec l’abbé Bon


1748.

 

8 — CORRESPONDANCE AVEC L’ABBÉ BON

I. — Lettre de l’abbé Bon, avec annotations de Turgot[a]

[A. L., original.]

(Détails divers. — Concours de l’Académie de Soissons sur les causes des progrès et de la décadence du goût dans les arts et dans les sciences.)

M. l’abbé Turgot, au collège de Bourgogne, à Paris.

Je suis touché, mon cher ami, de ce qu’enfin vous vous êtes souvenu de moi ; vous avez dû recevoir une cinquième, je me trompe, une quatrième lettre où je paraissais irrité ; détrompez-vous, je n’étais qu’affligé. Je vous pardonne ma douleur ; j’ai vécu de vos chères nouvelles ; vous m’aimez, je vous aime aussi, et je sentais bien, au chagrin que me causait votre silence, que je n’étais pas sur le point de vous haïr.

Votre expérience de physique est étonnante ; j’ai fait un plaisir sensible à M. le duc[b]. Si vous avez pareille ou non pareille nouvelle à me mander, vous ferez une chose agréable à plus d’une personne ; s’il est des nouveautés littéraires, faites-le-moi savoir.

J’ai été fâché contre l’abbé de Cicé ; il m’a ôté un sujet digne de mon cœur. Je ne suis point curieux de celui de Soissons[c] ; il passe mes connaissances et est digne de vos recherches. Je vais cependant en deux mots vous dire mon avis sur les causes de la décadence des arts.

1° L’ennui du beau produisit le joli, raison de Fontenelle. (Fausse.)

2° Le peu d’attention à cultiver les langues dont on a toujours ignoré la facture. (Fausse.)

3° Trop de respect pour ceux qui avaient brillé dans un genre. (Vraie.)

4° Les femmes ayant pris goût aux connaissances, les ont bornées aux choses de goût. (Fausse.)

5° Le goût de l’universalité, qui fait tort aux hommes médiocres qui souvent pourraient pousser loin certaines sciences. (Fausse.)

6° Le goût d’un seul genre, qui borne les grands génies, parce que les sciences ont besoin, en un sens (je parle par rapport à une nation entière) d’être menées de front. (Plus vraie, mais pas toujours.)

7° Le goût des plaisirs et de la société poussé trop loin. (Peut-être ?)

8° Les révolutions et les guerres. (Il faut encore avoir égard circonstances.)

9° La tyrannie. (Vraie ordinairement.)

10° Certain goût de religion qui abat la curiosité ou la modère trop. (Vraie.)

11° Le génie des princes sous qui elles sont tombées. (Vraie.)

12° Défaut de récompense ou de critique. (Plutôt défaut de choix dans les récompenses.)

13° Certains États, par leur constitution, n’ont pu pousser certaines sciences nécessaires pour pousser loin les autres. (Il y en a même qui n’ont pu en pousser aucune.)

14° L’air, la situation du pays ont pu contribuer à la même chose. (Fausse, selon moi.)

15° Il faut entrer dans les détails : la Grèce et Rome ont donné trop à l’éloquence pour avoir une bonne logique et physique. La servilité sous Tibère ; la religion en Italie ; le commerce en Hollande ; la société en France ; le goût des révolutions et l’envie de se mêler des affaires d’État en Angleterre ont nui, je crois, au goût et rendu ce peuple trop creuseur ; en Espagne, l’orgueil et la superstition. (Il y a du vrai et du faux.)

L’Italie a produit des poètes et des peintres ; l’Espagne, de poètes ou des théologiens ; l’Angleterre, des physiciens ; l’Allemagne, à cause de ses princes, beaucoup de jurisconsultes ; la France, un peu de tout.

16° Les occasions ont souvent manqué parce qu’il faut des occasions favorables pour produire et même pour avancer certaines sciences. (Tout ceci est bon pour expliquer le défaut de progrès des sciences, mais non pas leur décadence, encore moins celle du goût. — Ce qui, dans un temps, diminue le progrès, dans un autre précipite la décadence).

17° L’envie et le goût d’avoir un avis ; il faut savoir douter, et c’est une des choses qui vient le plus tard.

Tout ceci est écrit fort à la hâte, il y a bien des raisons faibles ; mais dame ! je n’ai pas voulu me donner la peine de penser à un sujet qui est au-dessus de moi.

Tenez votre parole au sujet des langues.

La démonstration de l’abbé de C.[d] est bonne à faire des athées ; je ne vous demandais pas la sienne, mais la vôtre.

Adieu, je suis las ; aimez-moi toujours ; répondez-moi au long ; je vous en promets autant et moins de paresse.

Mon petit[e] vous fait ses compliments.


II. — Lettre de Turgot à l’abbé Bon.

[A. L., minute.]

(Détails personnels. — Livres de Maupertuis sur la formation du monde et de Bouguer sur les planètes. — Énigme de Fontenelle sur Mlle de La Rochefoucauld. — Dissertation sur l’existence de Dieu.)

Quand je pense à vous, mon cher abbé, il ne peut guère me venir dans l’esprit de vous gronder et voilà pourquoi : dans la lettre que je vous ai écrite, j’ai totalement oublié les sujets que j’en avais : premièrement pour Burlamachi[f] que vous m’avez emporté contre votre promesse ; en second lieu pour Mazovius, auquel vous aviez promis de travailler vous-même et que vous m’avez envoyé tout brut et tel qu’il sortait des mains de Brunet[g], moyennant quoi il est inintelligible ; il était plus simple de ne vous en point charger. En voilà assez sur ce point, je ne suis pas méchant ; je n’ai pas même de mérite à ne point l’être, surtout avec vous. Passons donc aux autres articles sur lesquels je vous dois réponse.

Primo, vous demandez de la physique ; l’expérience de la médecine a piqué votre curiosité ; les expériences aussi curieuses que celles-là étant fort rares, je serai réduit à vous parler d’un nouveau livre de Maupertuis[h], où il prétend expliquer la formation du monde dans les principes de l’attraction, à l’exemple de son ami Buffon ; si ce n’est par émulation contre Descartes[i] ou par amitié pour Spinosa ; je ne vous en dirai rien.

Je vous dirai encore que M. Bouguer[j] a fait une nouvelle édition de ses Entretiens sur l’inclinaison de l’orbite des planètes, où il embrasse le système de l’attraction dans toute l’étendue imaginable ; or, je ne veux entrer là-dessus dans aucun détail ; je ne veux point vous forcer à penser à des choses trop au-dessus de vous. Je ne m’attendais guère à une pareille excuse ; franchement, n’avez-vous pas honte d’être modeste ?

À défaut de physique, je crois que je puis, sans risque, vous envoyer une pièce de vers que vient de faire M. de Fontenelle ; c’est une énigme :

Mon nom est grec, non pas tiré du grec par force,

Par le secours d’une savante entorse,

Mais grec, purement grec, et tel que Casaubon,

Les deux Scaligers et Saumaise,

Épris d’amour pour moi, se seraient pâmés d’aise

En soupirant pour ce beau nom.

S’il m’eût manqué, réduit à me fournir en France,

J’en avais sous ma main un autre assez heureux

Qui, des siècles naissants retraçait l’innocence,

Les plus tendres liens, les plus aimables jeux.

Charmes qui, de nos jours, s’en vont en décadence.

Au défaut des deux noms, il me serait resté,

Une figure si parfaite,

Que je pouvais, en toute sûreté,

Être Mathurine ou Colette.

Le mot de l’énigme est Mlle de La Rochefoucauld d’Urfé, la cadette, qu’on appelle Mlle de Lascaris.

Je n’avais pas compris que vous demandiez mes démonstrations de l’existence de Dieu[k] et que j’étais moi-même l’abbé… Je m’en souviendrai une autre fois. Puisque vous voulez savoir ce que je pense là-dessus, je vais vous l’exposer.

Il est évident que nous ne pouvons découvrir l’existence de Dieu que par le rapport des effets à leur cause ; il faut, pour la prouver, partir de l’existence du monde physique ; et on le fait de deux manières : ou en ne supposant que l’existence d’êtres finis ; ou en entrant dans un certain détail des phénomènes. La première méthode a quelque chose de plus métaphysique et a besoin elle-même d’un certain détail quand on veut approfondir l’idée de Dieu ; la seconde a toujours besoin de quelques principes métaphysiques pour repousser toutes les objections. Voici à peu près comme je les conçois :

1° Quelque chose existe ; donc, quelque chose existe de toute éternité et nécessairement par le principe de la raison suffisante.

2° L’existence nécessaire ne peut se trouver que dans un être individuel. Il est impossible qu’une série infinie d’êtres, produits les uns par les autres, existe nécessairement…

3° La nécessité d’exister s’étend au plus grand degré d’être possible, au maximum de l’être.

4° Je pense ; donc, il existe quelque intelligence ; par conséquent, quelque intelligence existe nécessairement et de toute éternité.

5° La considération de la matière et du monde physique ne prouve pas moins fortement la nécessité d’une intelligence productrice…

6° Il est contraire à toutes les lois de la mécanique qu’une force indifférente à toutes les directions s’exerce dans celle où elle trouve la moindre résistance…

7° L’attraction n’est pas plus propre à donner à la matière le mouvement nécessaire pour former le monde…

8° La configuration des particules des différents corps qui en déterminent la nature, la formation des corps organisés et la dureté des corps fournissent un argument aussi démonstratif en faveur d’un principe moteur étranger à la matière…

9° Il est donc démontré géométriquement, dans les articles précédents, que le monde ne peut s’être formé tout seul par des voies mécaniques ; il faut donc admettre au moins un être intelligent capable de le produire, ou soutenir que la nécessité l’a formé tel qu’il est, que les planètes ont éternellement tourné autour du soleil dans des courbes différentes par la seule nécessité. Or, l’absurdité de ce système saute aux yeux, car, les planètes ayant fait de toute éternité les mêmes révolutions, il n’y a aucun point dans leurs orbes dont on puisse les considérer lancées avec une force qui se combine avec leur pesanteur dans le système de Newton ou avec toute autre force dans tout autre système…

10° Voilà donc une intelligence nécessaire, agissante sur la matière trouvée incontestablement, par conséquent, une intelligence infinie…


III. — Portrait de l’abbé Bon.

[A. L., autographe.]

Quand je dirai que l’abbé Le Bon est, de tous les hommes que j’ai vus, celui qui a le plus d’esprit, je ne dirai rien dont il ne soit déjà très persuadé. Personne ne connaît moins cette espèce de modestie qui consiste à ignorer son mérite et je ne lui en fais pas un crime. Il passe pour méprisant ; il ne l’est pas à proprement parler, mais on sent quelquefois trop l’effort qu’il fait pour ne le pas être.

___________

[a] Les notes de Turgot sont en italique.

[b] L’abbé Bon était précepteur des enfants du duc de Chartres, dit Morellet ; c’est plus probablement du duc de Chaulnes.

[c] D’après Du Pont, Turgot aurait renoncé à prendre part au concours ouvert par l’Académie de Soissons quand il sut que l’abbé Bon concourrait. Cela ne paraît pas exact, ainsi qu’on le verra plus loin.

[d] Probablement Cicé l’aîné.

[e] Le fils du duc, élève de Bon.

[f] Principes du droit naturel, 1747.

[g] Libraire.

[h] Essai de cosmologie, 1748.

[i] Maupertuis (1698-1759) combattait le cartésianisme.

[j] Mathématicien (1698-1758).

[k] « On a trouvé dans les papiers de Turgot, dit Du Pont (Mémoires, p.11), trois fragments précieux d’un Traité sur l’Existence de Dieu, qu’il avait composé en 1748, âgé de vingt et un ans et quelques autres dissertations théologiques où brillent une grande justesse d’esprit et cet amour de la vérité qui caractérisent un cœur honnête ».

Les archives de Lantheuil renferment au sujet de l’existence de Dieu :

1° La présente lettre à l’abbé Bon principalement consacrée à ce sujet ;

2° Un fragment sur quelques preuves de l’Existence de Dieu qui nous a paru être d’une date postérieure à 1748.

Un projet d’article sur Dieu que nous croyons être du temps où Turgot travailla pour l’Encyclopédie.

Il serait sans intérêt de publier intégralement la lettre à l’abbé Bon : nous nous bornons à donner le commencement de chacun des paragraphes où Turgot a développé, assez longuement, les divers points de son argumentation.

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