Oeuvres de Turgot – 023 – Décision à la fin du priorat de Turgot

23. — FACULTÉ DE THÉOLOGIE : DÉCISION À LA FIN DU PRIORAT DE TURGOT

[B. N., Conclusions de la Sorbonne. — Nourrisson, 166.]

Procès-verbal du 31cembre 1750.

Die Jovis trigesima prima decembris habita sunt comitial… in quibus : primo gratiis amplissimis actis M. Turgot ob gestum maxima cum laude prioratum, censuit Societas procedendum esse via scrutinii ad electionem tum prioris domus tum conscriptoris. Lenormant, senior Societatis[1].

Turgot quitta ensuite l’état ecclésiastique. Il est intéressant de comparer entre eux les récits des divers biographes à ce sujet.

Du Pont, dans la première édition de ses Mémoires sur Turgot, s’exprime ainsi : « La plus grande pureté de mœurs, une modestie qui allait jusqu’à la timidité, une extrême application au travail, les vertus les plus douces et les plus inébranlables, justifiaient les vues de sa famille et l’espoir qu’elle avait de le voir destiné aux premières dignités de l’Église.

« Mais son caractère judicieux et réfléchi qui n’a jamais pris une résolution sans avoir d’avance embrassé et analysé toute l’étendue des principes qui peuvent déterminer, des conséquences qui doivent en résulter, des devoirs qu’il s’agit de remplir, — et sa conscience délicate qui ne lui aurait permis d’en négliger aucun, — le décidèrent à ne pas suivre ce parti.

« Personne n’a jamais été plus respectueux et plus soumis que lui pour ses parents. Néanmoins, ce penchant de son cœur à leur plaire en tout, n’empêchait pas sa raison de concevoir que leurs droits sur le choix d’un état pour leurs enfants se réduisent à celui du conseil…

« Turgot borna donc sa déférence pour les projets qu’on avait eus sur lui à l’étude de la théologie. Il en fit un cours avec distinction ; on peut dire même avec une véritable piété, celle qui s’attache au grand Être par principe, par reconnaissance et par amour. Il a conservé toute sa vie ce sentiment profond et raisonné qui est la base de toutes les religions. »

Dans le tome I des Œuvres de Turgot paru en 1811, et dans lequel Du Pont a reproduit ses Mémoires, est la note ci-après :

« La résolution de M. Turgot ne fut point approuvée par l’amitié que lui portaient ses condisciples, les abbés de Cicé, de Brienne, de Véri, de Boisgelin. Pour l’en détourner, ils lui demandèrent un rendez-vous dans sa chambre ; et l’aîné des deux abbés de Cicé portant la parole, ils lui dirent : « Nous sommes unanimes à penser que tu veux faire une action tout à fait contraire à ton intérêt et au grand sens qui te distingue. Tu es un cadet de Normandie et conséquemment tu es pauvre. La magistrature exige une certaine aisance sans laquelle elle perd même de sa considération et ne peut espérer aucun avancement. Ton père a joui d’une grande renommée ; tes parents ont du crédit. En ne sortant point de la carrière où ils t’ont placé, tu es assuré d’avoir d’excellentes abbayes et d’être évêque de bonne heure. Il sera même facile à ta famille de te procurer un Évêché de Languedoc, de Provence ou de Bretagne. Alors tu pourras réaliser tes beaux rêves d’administration et sans cesser d’être homme d’Église, tu seras homme d’État à ton loisir ; tu pourras faire toute sorte de bien à tes administrés. Jette les yeux vers cette perspective. Vois qu’il ne tient qu’à toi de te rendre très utile à ton pays, d’acquérir une haute réputation, peut-être de te frayer le chemin au ministère. Au lieu que si toi-même tu te fermes la porte, si tu romps la planche qui est sous tes pieds, tu seras borné à juger des procès ; tu faneras, tu épuiseras, à discuter de petites affaires privées, ton génie propre aux plus importantes affaires publiques. »

« M. Turgot répondit : « Mes chers amis, je suis extrêmement touché du zèle que vous me témoignez et plus ému que je ne puis l’exprimer du sentiment qui le dicte. Il y a beaucoup de vrai dans vos observations. Prenez pour vous le conseil que vous me donnez, puisque vous pouvez le suivre. Quoique je vous aime, je ne conçois pas entièrement comment vous êtes faits. Quant à moi, il m’est impossible de me dévouer à porter toute ma vie un masque sur le visage. »

« Il quitta son masque. Ils gardèrent le leur. Tous ont été remarquables et très éclairés ; le cardinal de Boisgelin et l’abbé de Véri ont joint à leurs lumières un charme entraînant. Le plus jeune des abbés de Cicé, mort archevêque d’Aix, a montré dans l’assemblée provinciale de la Haute Guyenne et dans le Ministère de la Justice en des temps bien orageux, les talents, les vertus, la capacité d’un homme d’État. Mais je révère encore plus, et surtout j’aime mieux le visage constamment découvert de M. Turgot. »

Condorcet (Vie de Turgot) a dit de son côté. « Il (Turgot) eut à peine atteint l’âge où l’on commence à réfléchir qu’il prit la résolution de sacrifier à sa liberté et à sa conscience les avantages de la carrière qui lui était destinée, et celle de suivre cependant les études ecclésiastiques et de ne déclarer sa répugnance à ses parents qu’à l’instant de prendre un engagement irrévocable. Cet instant venu, il adressa une lettre motivée à son père et il obtint son consentement. »

Dupuy (Éloge historique de Turgot) s’était précédemment exprimé comme suit :

« Ce ne fut donc qu’après avoir mûrement tout pesé qu’il prit le parti, en 1744, d’écrire et de communiquer à son père les raisons qui le déterminaient à ne point s’engager dans les ordres sacrés et à préférer la magistrature. Quoique frappé de surprise à cette nouvelle inattendue, M. Turgot, le père, fut aussi agréablement touché de la confiance que lui montrait son fils, que de la franchise avec laquelle il s’expliquait, et comme il ne pouvait qu’approuver ses motifs, il l’exhorta seulement à ne point prendre un parti définitif avant d’y avoir préparé sa mère par degrés, et, en attendant à continuer le cours de ses études, à s’avancer même le plus qu’il pourrait dans la carrière où on l’avait cru appelé… Un triste événement (la mort de son père), dont il ne se croyait pas si promptement menacé ouvrit sur ses pas une autre carrière qu’il lui fallut arroser de ses larmes. »

Enfin Morellet dit (Mémoires) : « Il ne quitta la maison de Sorbonne qu’en 1750, à la seconde année de sa licence au moment de la mort de son père. »

Quand cet événement survint, Turgot, qui n’avait pas encore vingt-cinq ans, fut émancipé d’âge (10 mars 1751). C’est probablement à la même époque qu’il prit le nom de Turgot de Brucourt.

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[1] « Le jeudi 31 décembre a été tenue une assemblée dans laquelle : 1° De très amples actions de grâce ayant été rendues à M. Turgot pour la rare distinction avec laquelle il a rempli sa charge de prieur, il a été procédé à l’élection d’un prieur et d’un assesseur. Lenormant, doyen d’âge. »

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