Œuvres de Turgot – 027 (2) – Fragments sur la géographie politique

II. — Fragments et pensées détachées pour servir à l’ouvrage sur la géographie politique[1].

[A. L., Copie. — D. P., II, 203 et 349.]

1. (La géographie politique et le droit public.) — La maxime qu’il faut retrancher des provinces aux États, comme des branches aux arbres, pour les fortifier, sera encore longtemps dans les livres avant d’être dans les conseils des princes. C’est un des grands objets de la géographie politique de déterminer quelle province il est avantageux à un État de conserver ; c’est à elle à démontrer qu’il y a des cas où l’on doit se croire heureux d’en perdre. Il est constant que l’ordre établi entre les puissances par la géographie politique, c’est-à-dire par les bornes que la nature a mises entre les États, aurait subsisté et qu’un prince n’aurait jamais possédé ce qu’il aurait été à portée de conserver, si la force, qui est le seul moyen de conserver, eût été le seul moyen d’acquérir. Mais le droit héréditaire des princes, joint à l’extrême division des états, introduit par le gouvernement féodal, a changé cet ordre naturel, et a mêlé les états des princes comme les terres des particuliers, parce que le sort des nations a été réglé par les mêmes lois que la distribution des héritages. L’unité du gouvernement n’est plus dans un corps de nation : le souverain est le seul point de réunion.

Dans le langage de l’Europe politique, on doit distinguer une puissance d’un état. Le roi de Prusse a une puissance, le roi de France a un état. Charles-Quint n’avait qu’une puissance et l’Espagne a été dans le même cas jusqu’à Philippe V ; elle est devenue un état depuis cette époque ; elle y a gagné une unité d’intérêt qui dirigera nécessairement ses forces, jusque là partagées, aux seuls objets qui lui peuvent être utiles. Une puissance, en un mot, redevient un état, lorsqu’elle se réduit aux bornes que sa nature lui a assignées. La géographie politique a tracé les limites des états ; le droit public forme les puissances ; mais, à la longue, la géographie politique l’emporte sur le droit public, parce qu’en tout genre la nature l’emporte à la longue sur les lois. On ne conserve longtemps que ce qu’on est à portée d’acquérir, parce qu’on doit toujours perdre à la longue ce qu’on ne peut recouvrer aisément quand on l’a perdu.

2. (La culture du sol.) — Nous sommes bien loin de penser à exécuter les idées que je vais proposer, et peut-être appartiennent-elles plus à la politique prise en général qu’à la géographie politique. Jusqu’ici, les hommes ont joui de la fécondité de la terre, comme les sauvages jouissent des fruits des arbres qu’ils n’ont point plantés ; ils en ont profité sans songer à les faire naître. Je m’explique : je ne veux pas dire assurément que le produit annuel de cette fécondité ne soit pas dû à leurs travaux ; sans doute la terre, arrosée de leurs sueurs, a plutôt vendu ses productions à leur industrie qu’elle ne les a données à leurs besoins ; mais ce travail et cette industrie se sont toujours bornés, si je l’ose ainsi dire, à cultiver la terre fertile. On a labouré, ensemencé, dépouillé quelques campagnes ; on n’à point encore songé, du moins en grand, à travailler la terre même et à tirer de notre globe le meilleur parti possible. La multitude des terrains qui sont encore incultes, malgré leur fécondité, nous a dispensés de chercher à découvrir de nouvelles ressources, quand celles qui sont connues sont si loin d’être épuisées ; et en cela nous ressemblons encore aux sauvages, qui ne songent point à labourer la terre, parce que les fruits qu’elle produit sans culture, et les animaux qu’elle nourrit, suffisent aux besoins de leur petit nombre. Pourquoi désespérerions-nous de donner à de vastes terrains une fécondité qu’ils n’ont pas reçue de la nature ? Celle-ci a-t-elle tout fait pour les hommes ? Non. Mais elle leur a toujours offert des modèles à suivre, lorsqu’ils ont assez d’industrie et de courage pour imiter ses opérations. Voyons comment elle agit pour rendre les terrains fertiles, et examinons si les mêmes moyens peuvent être mis en usage par l’industrie humaine.

Deux choses contribuent à la fertilité de la terre, la nature du sol et les arrosements.

La nature du sol dépend de la combinaison des différents principes qui composent les terrains, sable, argile, craie, principes dont le juste mélange peut seul seconder le développement des germes, et qui, séparés des autres principes, rendent souvent de vastes régions stériles et inhabitables.

Les arrosements dépendent de la situation du sol, de la disposition des montagnes, de la pente insensible qui, depuis leur sommet jusqu’aux rivières et à la mer, dirige le cours des eaux que l’atmosphère, dans laquelle le soleil les tient suspendues, décharge de temps en temps sur la terre, où elles se distribuent suivant cette inclinaison variée des terrains qui les reçoivent. Cette pente doit être assez douce pour qu’une partie des eaux puisse s’insinuer dans les interstices des terrains supérieurs, en amollir les glèbes, en délayer les sucs et y charroyer ceux dont elle s’est chargée dans l’atmosphère ; assez rapide en même temps pour qu’il vienne assez d’eau pour abreuver à leur tour les terres inférieures ; et cependant assez inégale pour que l’eau trouve à chaque pas des enfoncements où, comme dans des réservoirs, elle se rassemble en plus grande quantité sous une plus petite surface : afin que, d’autant moins exposée aux effets d’une évaporation trop prompte, elle se rende par mille détours dans d’autres réservoirs où, recueillie et conservée pour les besoins des animaux et des végétaux, elle forme des fontaines, des ruisseaux, et enfin des fleuves qui la rapportent à la mer.

Par cette distribution, dont l’immense variété ne présente à nos sens que l’image du désordre, parce que l’ordre réel n’est jamais que dans l’ensemble, et qu’ici l’ensemble est trop vaste pour nos sens, la terre est rendue habitable et fertile. Je ne crois pas impossible aux hommes d’employer tantôt l’une tantôt l’autre de ces deux voies, et toutes les deux mêmes au besoin, pour donner à certains terrains une fertilité qu’ils n’ont pas et suppléer ainsi à la nature, ou plutôt la remplacer de la seule façon possible en l’imitant. Voyons d’abord ce qu’on peut faire pour corriger la nature du sol…

3. (Les législateurs.)[2] — J’ai dit dans le brouillon de mon premier discours[3] que ce n’est guère que dans la première antiquité ou chez des peuples encore barbares qu’il y a eu des législations systématiques, et j’en donne pour raison que pour être législateur systématique, il faut pouvoir se flatter d’avoir tout prévu et que cette confiance ne peut se trouver que dans des têtes fort ignorantes. Cela a du vrai, mais l’exception du Paraguay et de la Pensylvanie aurait dû m’en faire voir une raison plus décisive dans tous les temps. Il est à croire que les hommes qui se sont mêlés de la législation dans les temps modernes ont été peut-être aussi bornés au moins que les législateurs des premières nations, qui toutefois avaient du génie au défaut de connaissances. Il est plus difficile de croire que, dans les derniers temps, ils aient pu se flatter d’embrasser tout le système de la législation. Quand une nation est étendue et formée, trop d’objets se présentent à la fois, trop d’établissements positifs se sont succédé dans la suite des temps et trop de corps se sont formés dans le corps même de l’État, avec des intérêts et des privilèges différents ; trop de tribunaux, de juridictions dépendantes et indépendantes, se sont établis. La machine du gouvernement s’est compliquée de trop de rapports pour qu’un homme puisse aisément croire qu’il les a tous combinés, et il est encore plus impossible de les oublier. Ils font naître chaque jour une foule de questions à décider qui les présentent aux yeux mêmes qui ne voudraient pas les voir. Ce sont des causes continuellement agissantes et dont les effets se font sentir. Le législateur d’une nation qui commence à se former n’est pas de même contredit dans ses opérations par des établissements positifs, etc. Les législateurs du Paraguay et de la Pensylvanie ont eu, de même que Lycurgue, cet avantage, si c’en est un.

4. (Le pouvoir de prévision.) — La loi de l’aberration n’est pas bornée à l’astronomie. Elle s’étend à tous les objets de la connaissance humaine et surtout à la politique. Toute espèce de lumière ne vient à nous qu’avec le temps ; plus la progression est lente, plus l’objet, entraîné par le mouvement rapide qui éloigne ou rapproche tous les êtres, est déjà loin du lieu où nous le voyons ; avant que nous ayons appris que les choses sont dans une situation déterminée, elles en ont déjà changé plusieurs fois. Ainsi, nous apprenons toujours les événements trop tard et la politique a toujours besoin de prévoir pour ainsi dire le présent.

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[1] Titre du manuscrit conservé à Lantheuil.

[2] Le texte a été altéré par Du Pont.

[3] Nous n’avons pas retrouvé ce brouillon, mais, dans les fragments publiés par Du Pont de Nemours comme appartenant à l’un des ouvrages sur l’histoire universelle, etc., et reproduit ci-dessus (p. 326), est un passage analogue à celui auquel Turgot fait allusion.

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