Œuvres de Turgot – 049 – Le commerce des grains

49. — LE COMMERCE DES GRAINS.

Projet de lettre au contrôleur général Bertin sur un projet d’édit[1].

[A. L., minute.]

(Les producteurs et les consommateurs. — Opinion de Vincent de Gournay. — Variations des récoltes. — Les magasins de blés. — Exportation et circulation du blé.)

La circonstance de la translation de M. de Marcheval à l’intendance de Grenoble a fait errer pendant quelque temps la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire en date du 1er août pour me demander mon avis sur la liberté du commerce des grains ; elle ne m’est parvenue qu’après plusieurs détours et c’est ce qui m’a empêché de vous répondre aussi promptement que je l’aurais désiré sur l’importante question qui fait l’objet de cette lettre et du mémoire que vous y avez joint. Je n’ai même pu m’occuper de cet objet pendant les premiers jours qui ont suivi mon arrivée, et que j’ai été obligé d’employer, soit à expédier un grand nombre d’affaires arriérées, soit à préparer le travail des départements. Je me console de ce retardement involontaire par la réflexion que la matière a été si pleinement éclaircie dans plusieurs ouvrages imprimés depuis quelques années et doit avoir reçu un tel degré de lumière par la discussion à laquelle votre lettre[2] a donné lieu, que je ne puis me flatter de vous présenter aucune idée nouvelle et qu’il ne peut me rester qu’à applaudir à la sagesse des mesures que vous allez prendre pour assurer enfin au peuple une subsistance toujours également à sa portée, aux cultivateurs le fruit de leurs travaux, et aux propriétaires des biens-fonds, un revenu proportionné à la fertilité naturelle de la terre.

Cependant, puisque vous me faites l’honneur de me demander ma façon de penser, je ne puis me dispenser de vous la développer et de faire tous mes efforts pour surmonter l’embarras où l’on se trouve nécessairement lorsqu’on est obligé d’établir des principes qui paraissent évidents et dont, cependant, quelques personnes doutent encore ; on se fatigue à vouloir deviner ce qui peut avoir besoin d’éclaircissement et l’on flotte entre la crainte de manquer à répondre aux doutes et celle de s’appesantir à démontrer laborieusement des choses trop palpables.

I. — Le blé ne vient pas tout seul ; pour en avoir, il faut labourer, semer et recueillir ; cette vérité est d’une telle évidence que l’énonciation en devient ridicule. Il n’est pas moins évident que tout cela ne se fait pas sans peine, ni sans frais.

Ceux dont le métier est de labourer, de semer et de recueillir, ne prennent cette peine et ne font ces frais que dans la vue d’en retirer un profit. Ce profit ne peut être que ce qu’ils retirent de la vente de leurs denrées. Le laboureur ne cultive donc qu’autant qu’il peut vendre son grain et le vendre assez cher pour y gagner ; s’il cessait de gagner, il cesserait de cultiver. On peut tirer de là une conséquence qui devient un principe, c’est que le gain du laboureur est le mobile de la culture et, par conséquent, la source de la production du blé. La seule manière de favoriser le consommateur et de lui procurer une abondance durable est donc de favoriser le laboureur.

II. — La faveur que le laboureur demande, l’objet qu’il se propose en cultivant, la récompense qu’il attend de son travail ne peuvent être que la vente facile et avantageuse de ses récoltes. Or, la vente est d’autant plus facile et d’autant plus avantageuse qu’il y a plus de concurrents pour l’achat. Il ne peut donc y avoir trop d’acheteurs, et tout ce qui tend à en resserrer le nombre tend à diminuer les profits et les espérances du laboureur, et diminue par contre-coup la production : seconde conséquence et second principe.

III. — Je ne puis m’empêcher de placer ici une réflexion de feu M. de Gournay bien lumineuse et bien propre à montrer combien les préjugés qui ont régné depuis si longtemps en France sur la police des grains nous ont écartés des vrais principes de l’administration. « Nos lois sur la police des grains, disait-il, ont eu principalement en vue de les retenir dans le Royaume et d’écarter de nos marchés le consommateur étranger pour favoriser le consommateur national. » En même temps, nos lois sur le commerce renferment toutes sortes de précautions pour fermer l’entrée du Royaume aux productions des manufactures étrangères, afin de procurer aux manufactures nationales un débit plus assuré. Qu’arrive-t-il ? Le laboureur a besoin de vendre son blé et d’acheter du drap ; le fabricant a besoin de vendre son drap et d’acheter du blé ; mais le fabricant peut acheter son blé et vendre son drap chez toutes les nations de l’univers ; le laboureur ne peut, au contraire, ni vendre son blé, ni acheter son drap à d’autres qu’à des Français. Le fabricant vend à qui il veut, achète de qui il veut ; le laboureur ne peut vendre qu’à ses concitoyens et ne peut acheter que de ses concitoyens ; ceux-ci exercent ainsi contre lui un double monopole, et comme acheteurs, et comme vendeurs. La condition du laboureur est donc moins avantageuse dans les deux cas que celle du fabricant, et il résulte de ce rapprochement des principes suivis jusqu’ici, pour l’administration de l’agriculture et pour celle du commerce, qu’en croyant favoriser le commerce, on a sacrifié l’agriculture. On est bien tenté de comparer cette conduite à celle d’un jardinier qui s’imaginerait rendre les branches d’un arbre plus touffues et plus vigoureuses en empêchant ses racines de s’étendre.

IV. — Si du moins le travail, auquel le laboureur se livre tous les ans pour mettre sa terre en état de produire, était tous les ans suivi d’une récolte également abondante, les soins qu’on prendrait pour exclure les étrangers de nos marchés n’auraient d’autre inconvénient que de restreindre la culture à la quantité de terrain suffisante pour répondre à la consommation du Royaume et de retrancher de la somme des richesses nationales le produit des terres qui, dans l’hypothèse d’une plus grande liberté, auraient été cultivées pour fournir à la consommation de l’étranger. La consommation étant toujours la même et proportionnée à la population, la culture s’y proportionnerait d’elle-même. Le peuple trouverait toujours sa nourriture au même prix et le laboureur recevrait toujours le même prix de son travail.

Malheureusement, cette égalité de récoltes n’a jamais eu lieu plusieurs années de suite. La température des saisons est tantôt favorable, tantôt contraire aux productions de l’agriculture ; mille accidents inévitables détruisent souvent la plus grande partie des récoltes. Dans tous les lieux de la terre, l’abondance et la stérilité se succèdent avec une variété qui n’est assujettie à aucune règle et dont les vicissitudes ne se compensent que dans une assez longue suite d’années. C’est surtout dans les zones tempérées, les seules qui soient propres à la production du blé, que l’inégalité des récoltes est plus sensible et plus irrégulière. Il suit de là que si la consommation était proportionnée à la production des années abondantes, une grande partie du peuple mourrait de faim dans les années stériles. Si, au contraire, la consommation ne répondait qu’à la production des années stériles, le laboureur, dans les années abondantes, ne pourrait vendre qu’une partie de son blé à très bas prix et ne pourrait en retirer de quoi payer le prix de sa ferme et les impositions, ni de quoi se rembourser de ses avances qui sont toujours les mêmes ; il perdrait donc au lieu de gagner ; le travail serait découragé et le revenu des terres serait anéanti.

Dans le fait, la consommation n’est et ne peut être précisément égale, ni à la production des années abondantes, ni à celle des années stériles ; mais elle répond à la quantité moyenne des denrées que les terres produisent, année commune et compensation faite des années abondantes avec les années stériles, ou pour mieux dire, la culture s’étend ou se restreint d’elle-même à la quantité de terre suffisante pour produire, année commune, la quantité qui répond à la consommation annuelle.

V. — Puisque la consommation est égale à l’année commune de la production, il est évident, d’un côté, que le peuple ne peut vivre dans les années stériles que du superflu des années abondantes et que, de l’autre, le laboureur ne peut vendre avantageusement les denrées qu’il a recueillies au delà de la consommation dans les années abondantes qu’en les réservant pour les années stériles. Il est donc évident que les magasins, formés du superflu des années abondantes pour être vendus dans les années stériles, sont le soutien du laboureur dans l’abondance et le salut du consommateur dans la cherté.

On ne peut donc trop donner de facilités et même d’encouragements à l’emmagasinement des blés et on ne peut trop éviter tout ce qui peut en détourner.

VI. — Pour faire des magasins de blé considérables, il faut faire d’avance des achats pour ne vendre quelquefois qu’après plusieurs années. La garde du blé est d’ailleurs sujette à de grands frais et à un déchet très considérable. Il faut donc que le magasinier puisse espérer de retrouver dans les années stériles, non seulement le principal de ses achats, mais les intérêts de ses avances et l’indemnité, tant de ses frais de garde que du déchet. S’il arrivait que le magasinier put être forcé de vendre son blé d’une façon moins avantageuse et s’il était toujours dans le cas de craindre que le gouvernement ou les magistrats ne l’obligeassent d’ouvrir ses greniers plus tôt qu’il ne l’eût voulu, on ne trouverait personne qui voulût entreprendre un pareil commerce et s’exposer en même temps à une ruine certaine et à des imputations déshonorantes de la part d’une populace autorisée dans son injustice et animée par des magistrats qui devraient la calmer. Le commerce de la garde du blé, devenu ruineux et odieux, tombera totalement et ne sera plus exercé que par des hommes vils et sans fortune ou par des riches protégés et malintentionnés ; le blé tombera en non-valeur dans les années abondantes et le peuple souffrira dans les années stériles toutes les horreurs de la famine.

VII. — Si l’on ne fait pas de magasins de blé dans les années où la production surpasse la consommation, que fera-t-on du blé superflu ? Car, quelque bas que puisse en être le prix, le peuple n’en achètera pas au delà de ses besoins. Il faut opter entre trois partis : ou le garder pour des années dont la production sera au-dessous de la consommation, ou l’envoyer dans des lieux où la récolte soit moins abondante, ou bien le perdre et le faire consommer par des animaux.

Personne n’a jamais pu penser sérieusement que ce dernier parti fût le plus avantageux ; mais on s’est conduit comme si l’on eût été dans cette opinion, car c’est le seul parti sur lequel on ait laissé une liberté pleine et entière, puisque toutes les lois qu’on a faites sur la police des grains tendent, d’un côté, à gêner leur exportation et leur circulation de province à province et de ville à ville et, de l’autre, à intimider ceux qui seraient tentés de les emmagasiner, c’est-à-dire, en d’autres termes, qu’elles tendent à ce que les grains soient toujours consommés le plus qu’il est possible dans la même année et dans le même lieu où ils ont été produits.

VIII. — Il ne faut cependant pas des réflexions bien profondes pour sentir que si le blé n’est pas transporté des lieux où il regorge dans ceux où il manque, et conservé dans les années abondantes pour subvenir à la stérilité des années qui doivent suivre, il y aura toujours quelque canton où le peuple mourra de faim, et que chaque canton en particulier aura son tour et passera de l’excès du superflu aux horreurs de la disette. Plus il y aura de facilité au transport et à la conservation des grains, c’est-à-dire en d’autres termes, plus la circulation et l’emmagasinage des grains seront encouragés et plus l’inégalité des saisons sera corrigée, plus le prix des grains se rapprochera de l’égalité dans tous les temps, plus les revenus de la terre et la subsistance du peuple seront assurés.

IX. — La circulation libre des grains dans un grand nombre de lieux a sur l’emmagasinage, qui ne serait pas joint à cette circulation, l’avantage immense de rendre les spéculations du commerce des grains beaucoup plus certaines, non seulement parce qu’il est plus aisé à un négociant de fonder ses opérations sur l’état présent et connu des récoltes que sur la prévoyance fautive des variations d’une année à l’autre, mais encore parce que les calculs fondés sur des risques sont d’autant plus sûrs que le nombre des hasards compensés les uns par les autres est plus grand.

X. — Cette circulation a encore un autre avantage, encore plus précieux, en ce qu’elle abrège le temps de la conservation des grains, ce qui épargne aux consommateurs les intérêts des avances pendant tout le temps de la garde du blé et conserve au genre humain l’immense quantité de grains que la corruption ou les insectes auraient détruits.

XI. — La circulation facilitée devient une sûreté de plus pour le magasinier qui ne peut retirer ses frais que dans les temps de cherté. Si l’abondance lui ferme des débouchés dans un lieu, la disette lui en ouvrira dans d’autres. La circulation encouragera donc l’emmagasinage, et la multiplicité des magasins, en multipliant les entrepôts, facilitera la circulation ; ces deux voies de communication toujours ouvertes réuniront les lieux et les temps et entretiendront entre les prix des grains un niveau partout uniforme et toujours constant. Le laboureur ne verra jamais dans l’abondance qu’un sujet de joie et ne craindra pas de perdre le fruit de ses travaux, tandis que l’artisan laborieux verra sans inquiétude la vicissitude des saisons et trouvera toujours sa subsistance dans une portion déterminée de son salaire. La non-valeur et la cherté ne peuvent être bannies que par l’égalité du prix et l’égalité du prix ne peut être établie que par la liberté entière de la circulation et du magasinage.

XII. — Plus le commerce des grains embrasse un espace étendu, et plus les climats et les terrains sont variés, plus les avantages de ce commerce sont grands et assurés. La circulation des grains de ville à ville dans la même province n’empêcherait pas la disette de se faire sentir quelque fois et le magasinage serait sa principale ressource. Dans un grand royaume, les avantages commencent à être plus sensibles par la différence des climats des différentes provinces et l’inégalité de leurs productions ; enfin, la circulation dans l’Europe et dans le monde entier qui résulte de la libre exportation du grain ôte à ce commerce toute espèce de risque. Le négociant qui compte sur les besoins du monde entier calcule à coup sûr.

XII. — Jusqu’ici, je n’ai considéré la liberté du commerce des grains ou plutôt l’égalité de prix qui en résulte que par rapport au profit du laboureur et à la subsistance du consommateur.

Il est un autre point de vue aussi important à considérer ; je parle de l’effet de cette égalité de prix sur le revenu des terres et par conséquent sur la richesse et la puissance des États[3]

DÉCLARATION DU ROI, PORTANT PERMISSION DE FAIRE CIRCULER LES GRAINS, FARINES ET LÉGUMES DANS TOUTE L’ÉTENDUE DU ROYAUME, EN EXEMPTION DE TOUS DROITS, MÊME CEUX DE PÉAGES[4].

Versailles, 25 mai 1763.

Louis… etc. La culture et le commerce des denrées nécessaires à la vie ayant toujours été regardée comme l’objet le plus important pour le bien des peuples, les Rois nos prédécesseurs ont donné une attention particulière aux moyens d’en procurer l’abondance, en ménageant également les intérêts des cultivateurs et ceux des consommateurs. Ils ont regardé la liberté de la circulation dans l’intérieur comme nécessaire à maintenir ; mais les précautions qu’ils ont cru devoir prendre pour empêcher les abus ont souvent donné quelque atteinte à cette liberté. Animés du même esprit et persuadés que rien n’est plus propre à arrêter les inconvénients du monopole qu’une concurrence libre et entière dans le commerce des denrées, nous avons cru devoir restreindre la rigueur des règlements précédemment rendus pour encourager les cultivateurs dans leurs travaux, et donner à cette portion précieuse de nos sujets des marques particulières du soin que nous prenons de ses intérêts ; à ces causes…

ARTICLE PREMIER. — Permettons à tous nos sujets de quelque qualité et condition qu’ils soient, même les nobles et privilégiés, de faire ainsi que bon leur semblera, dans l’intérieur du Royaume, le commerce des grains, d’en vendre et d’en acheter, même d’en faire des magasins, sans que, pour raison de ce commerce, ils puissent être inquiétés, ni astreints à aucune formalité.

ART. II. — Permettons pareillement à tous nos sujets de transporter librement d’une province du Royaume dans une autre, toutes espèces de grains et denrées, sans être obligé de faire aucune déclaration, ni prendre aucun congé ou permission. Faisons très expresses inhibitions et défenses à tous nos officiers, et à ceux des seigneurs, d’exiger aucune formalité, sous quelque prétexte que ce puisse être.

ART. III. — Défendons pareillement à tous nos sujets qui jouissent des droits de péage, passage, pontonage, ou travers, à titre de propriété, engagement, ou à quelqu’autre titre que ce soit, d’exiger aucun desdits droits sur les grains, farines et légumes qui circuleront dans le Royaume, sans préjudice néanmoins des droits de halage, minage et autres droits de marchés, qui continueront à être perçus à la manière accoutumée.

ART. IV. — N’entendons néanmoins, quant à présent, rien changer ni innover aux règlements rendus précédemment pour l’approvisionnement de la ville de Paris, qui continueront d’être exécutés.

ART. V. — Dérogeons par ces présentes, à tous les précédents édits et règlements, en ce qui pourrait y être contraire.

Registré, ouï et ce requérant le Procureur général du Roi pour être exécuté selon la forme et teneur, sans néanmoins que les officiers de police puissent prétendre être compris directement ou indirectement dans la permission accordée par l’article premier de ladite Déclaration, comme aussi sans préjudice de l’indemnité, s’il y a lieu, pour raison des droits mentionnés dans l’article III de ladite Déclaration.

ÉDIT DU ROI, CONCERNANT LA LIBERTÉ DE LA SORTIE ET DE L’ENTRÉE DES GRAINS DANS LE ROYAUME.

Compiègne. juillet 1764.

Louis…, etc. L’attention que nous devons à tout ce qui peut contribuer au bien de nos sujets, nous a porté à écouter favorablement les vœux qui nous ont été adressés de toutes parts, pour établir la plus grande liberté dans le commerce des grains, et révoquer les lois et les règlements qui auraient été faits précédemment, pour le restreindre dans des bornes trop étroites. Après avoir pris les avis des personnes les plus éclairées en ce genre, et en avoir mûrement délibéré en notre Conseil, nous avons cru devoir déférer aux instances qui nous ont été faites pour la libre exportation et importation des grains et farines, comme propre à animer et à étendre la culture des terres dont le produit est la source la plus réelle et la plus sûre des richesses d’un État, à entretenir l’abondance, par les magasins et l’entrée des blés étrangers, à empêcher que les grains ne soient à un prix qui décourage le cultivateur, à écarter le monopole par l’exclusion sans retour de toutes permissions particulières, et par la libre et entière concurrence dans ce commerce, entretenir enfin entre les différentes nations cette communication d’échanges du superflu avec le nécessaire, si conforme à l’ordre établi par la divine Providence, et aux vues d’humanité qui doivent animer tous les Souverains. Nous avons reconnu qu’il était digne de nos soins continuels, pour le bonheur de nos peuples, et de notre justice pour les propriétaires des terres et pour les fermiers, de leur accorder une liberté qu’ils désirent avec tant d’empressement ; et nous avons même cru devoir mettre par une loi solennelle et perpétuelle, les marchands et négociants à l’abri de toute crainte de retour aux lois prohibitives[5] : mais pour ne laisser aucune inquiétude à ceux qui ne sentiraient pas encore assez les avantages que doit procurer la liberté d’un tel commerce, il nous a paru nécessaire de fixer un prix au grain, au delà duquel toute exportation hors du Royaume en serait interdite, dès que le blé serait monté à ce prix ; et comme nous ne devons négliger aucune occasion d’exciter l’industrie, nous avons résolu de favoriser en même temps la navigation française, en assurant aux vaisseaux et aux équipages français, exclusivement à tous autres, le transport des grains exportés. À ces causes…

ARTICLE PREMIER. — Notre déclaration du 25 mai 1763, concernant le libre transport des grains dans notre Royaume, avec permission d’en faire les magasins, ensemble les Lettres patentes interprétatives d’icelle du 5 mars dernier, seront exécutées en leur forme et teneur ; en conséquence, voulons qu’il ne puisse être donné aucune atteinte à ladite circulation dans l’intérieur.

ART. II — Permettons aussi à tous nos sujets de quelque qualité et condition qu’ils puissent être, même les nobles et privilégiés, de faire commerce de toutes espèces de grains, graines et grenailles, légumes et farines, soit avec les régnicoles, soit avec les étrangers, et de faire à cet effet de tels magasins qu’ils jugeront nécessaires, sans qu’ils puissent être recherchés, inquiétés ou astreints à aucune formalité, autre que celles portées par le présent Édit, ni que lesdits nobles et privilégiés puissent être assujettis à aucune imposition pour raison de ce commerce seulement.

ART. III. — Voulons, en conséquence, que la sortie à l’étranger de tous grains, graines, grenailles et farines, soit entièrement libre par terre et par mer, aux seules exceptions et limitations portées par les articles suivants. Faisons très expresses inhibitions et défenses à tous nos officiers et à ceux des seigneurs d’y mettre aucun obstacle ou empêchement en aucun cas et sous quelque prétexte que ce puisse être.

ART. IV. — La sortie des blés, seigles, méteils et farines, ne sera permise par mer quant à présent, jusqu’à ce qu’il en soit par nous autrement ordonné, que par les ports de Calais, Saint-Valery, Dunkerque, Fécamp, Dieppe, Le Havre, Rouen, Honfleur, Cherbourg, Caen, Granville, Morlaix, Saint-Malo, Brest, Port-Louis, Nantes, Vannes, La Rochelle, Rochefort, Bordeaux, Blaye, Libourne, Bayonne, Cette, Vendres, Marseille, et Toulon ; et l’exportation ne pourra en être faite que sur des vaisseaux français, dont le capitaine et les deux tiers au moins de l’équipage seront français, sous peine de confiscation.

ART. V. — Désirant pourvoir, par l’introduction des blés étrangers dans notre Royaume, à ce que le blé ne monte pas à un prix onéreux à nos peuples, nous permettons à tous nos sujets et à tous étrangers de faire librement entrer dans le Royaume, sur toutes espèces de vaisseaux indistinctement, tous grains, graines, grenailles, farines et légumes, venant de l’étranger, en payant les droits ordonnés par le présent Édit.

ART. VI. — Dans le cas néanmoins où, contre notre attente et malgré les espérances légitimes que donne la libre entrée des dits blés étrangers, le prix du blé serait porté à la somme de 12 livres 10 sols le quintal et au-dessus, dans quelques-uns des ports ou des lieux situés sur la frontière de notre Royaume, et que ce prix serait soutenu dans le même lieu pendant trois marchés consécutifs, voulons que la liberté, accordée par les articles précédents, demeure suspendue dans ce lieu de plein droit, et sans qu’il soit besoin d’aucun nouveau règlement. Faisons, en conséquence, très expresses inhibitions et défenses dans le dit cas, à tous nos sujets, de faire sortir aucuns grains par ledit lieu jusqu’à ce que, sur les représentations des officiers dudit lieu, qui seront adressées au Contrôleur général de nos finances, l’ouverture du dit lieu ait été ordonnée en notre Conseil, à l’effet d’y rétablir la liberté générale et indéfinie pour l’entrée et la sortie des grains, sans que, dans aucun cas, nos gouverneurs, commandants, commissaires départis, et autres nos officiers, puissent donner à ce sujet aucune permission particulière.

ART. VII. — Le blé froment sera assujetti, à l’entrée du Royaume, à un droit de 1 p. 100, et les seigles, menus grains, graines, grenailles, farines et légumes, à celui de 3 p. 100 ; voulons néanmoins que lesdits grains ne payent à la sortie de notre Royaume que le droit d’un demi p. 100, à l’effet de quoi, ceux qui voudront faire entrer et sortir ces denrées seront tenus, sous de telles peines qu’il appartiendra, de faire aux bureaux établis sur les frontières de notre Royaume pour la perception de nos droits, des déclarations conformes aux règlements, des quantité et qualité desdites denrées.

ART. VIII. — Permettons à tous étrangers ou régnicoles de faire entrer toutes espèces de grains dans notre Royaume et de les y laisser en entrepôts, savoir : les blés pendant un an, les menus grains, graines, grenailles, farines et légumes pendant six mois seulement ; pendant lequel temps, ils pourront les exporter librement à l’étranger, soit en nature de grains, soit en farines sur tous vaisseaux indistinctement, sans payer aucuns droits ; et ils ne seront assujettis à payer les droits portés dans l’article précédent, que dans les cas où lesdites denrées seraient introduites pour la consommation des habitants de notre Royaume, ou après l’expiration du terme fixé pour l’entrepôt.

ART. IX. — Dérogeons à tous Édits, Déclarations et Règlements à ce contraires, sans néanmoins rien innover, quant à présent, aux règles de police suivies jusqu’à ce jour pour l’approvisionnement de notre bonne ville de Paris, lesquelles continueront d’être observées, comme par le passé, jusqu’à ce qu’il en ait été par nous autrement ordonné.

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[1] Ce projet d’Édit est l’origine de la Déclaration du 23 mai 1763, par laquelle a été établie la liberté du commerce des grains à l’intérieur du Royaume et qui a été suivi de l’Édit plus général de juillet 1764. On trouvera ci-après le texte de ces deux documents dont la lecture est indispensable pour comprendre les divers écrits de Turgot sur le commerce des grains.

[2] La lettre de Bertin n’est pas connue.

[3] Turgot n’a pas développé ce point de vue.

[4] Voir la note (c) de la p. 122.

[5] À la première partie de ce préambule, toute physiocratique, et à la rédaction de laquelle collaborèrent Turgot et Du Pont, le contrôleur général, L’Averdy, ajouta la partie restrictive qui suit.

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