Oeuvres de Turgot – 113 – Lettres à Du Pont de Nemours

113. — LETTRES À DU PONT DE NEMOURS.

LXV. (Le fils de Du Pont. — Les Éphémérides. — Les Réflexions sur les richesses. — Le Trosne. — Du Pont. — Sédition à Saint-Léonard. — Terray.)

Limoges, 12 janvier.

Je vous plains, mon cher Du Pont, et je partage bien vivement toutes vos angoisses. Je me flatte qu’elles sont à présent passées, et que vous aurez conservé ce second enfant auquel je m’intéresse tout autant que si j’étais son parrain.

Je ne me suis point étonné que, dans votre trouble, vous ne m’ayez pas mandé si vous avez reçu le denier de la veuve[1] que je vous ai envoyé par M. Boutin et si vous avez commencé à vous en servir. J’ai vu à ce propos votre dernier volume[2] dont je suis en tout assez content. Mais pour la première fois, j’ai été fâché de n’y rien voir de M. de Mirabeau. Est-ce que vous êtes brouillé avec lui ? Son fatras pourtant serait bon à remplir des volumes et à vous avancer sur les arrérages que vous devez au public. On vous a donné de sots censeurs[3] et je vous plains ; est-ce vous qu’on a voulu punir dans la personne de Louis ? Quand vous aurez du temps, vous me ferez plaisir de me marquer si vous avez reçu toutes mes lettres dont quelques-unes peuvent être intéressantes, et que je serais fâché qui eussent été perdues.

À propos du denier de la veuve, je vous prie, s’il en est temps, de retrancher la partie théologique du morceau sur l’usure. J’en ai fait usage dans un mémoire ex professo sur cette matière.

D ailleurs, c’est encore matière à querelle. Je crois que vous trouverez marqué dans le manuscrit entre deux parenthèses ce que vous avez à retrancher. En tout cas, vous n’auriez pas de peine à distinguer ce morceau du reste. S’il n’était plus temps de l’ôter, je n’en serais pas bien fâché.

Le Trosne m’a écrit que vous aviez un ouvrage de lui que vous vous étiez chargé de faire imprimer et je vois qu’il est un peu fâché que vous ne l’ayez pas fait. Adieu, mon cher Du Pont, je vous embrasse. Je vous recommande à votre courage. Ne vous désespérez pas. C’est très bien de vivre pour votre femme et pour vos enfants ; mais il faudrait encore vivre pour vos amis, et même pour ce public ingrat.

La sédition qu’il y a eu à Saint-Léonard à l’occasion des grains qu’on apportait à Limoges a été un peu exagérée. J’ai été bien aise d’y faire marcher plus de monde qu’il n’était besoin, afin d’en imposer par cet éclat aux peuples des petites villes. Tout est à présent tranquille. Le nouveau contrôleur général[4] m’a donné 50 000 écus pour les besoins de la Province qui m’ont fait un bien grand plaisir. Son prédécesseur n’eut peut-être pas été si libéral. Mes compliments à Mme Du Pont.

LXVI. (Situation de Du Pont. — Les Réflexions sur les richesses. — Mémoire sur l’usure. — Arrêt du Parlement de Bordeaux sur le commerce des grains. — Lettre de l’abbé Terray sur les règlements. — Les Dialogues de Galiani.)

Limoges, 30 janvier.

Je suis inquiet, mon cher Du Pont, de n’avoir, depuis près d’un mois aucune nouvelle de vous. Vous avez interrompu le fil de votre histoire au moment où vous étiez très intéressant, et plaisanterie à part, vous connaissez assez mon amitié pour vous pour être sûr que je ne suis pas resté sans peine dans l’incertitude sur le sort des personnes qui vous sont chères et sur votre situation. Je me flatte que votre silence n’a tenu qu’à l’excès de votre travail et non à des malheurs que vous auriez essuyés et dont vous m’auriez sans doute instruit ou fait instruire. Vous n’avez répondu à aucun des articles de mes lettres qui demandaient réponse. J’ignore si vous avez reçu seulement mon morceau sur la richesse ; j’en ai fait un sur l’usure qui pourrait être utile ; mais on ne vous le laisserait pas passer. J’y ai inséré la discussion sur le passage mutuum date ; je l’envoie au Chancelier[5] et au Contrôleur général à l’occasion d’une manœuvre de fripons qui ont entrepris de bouleverser tout le commerce d’Angoulême à l’occasion des sots principes des juges sur cette matière.

Je suis encore plus occupé que vous. Pour achever de me peindre, le Parlement de Bordeaux a rendu un arrêt pour forcer à porter au marché et pour défendre de vendre ailleurs. Heureusement, ils ont eux-mêmes limité l’exécution aux lieux où besoin serait et j’espère avoir pris d’assez bonnes précautions pour qu’il ne soit besoin nulle part. J’ai même écrit sur cela au Procureur général[6] qui approuve la circonspection que je lui propose.

On est tranquille à présent et l’exécution de cet arrêt y mettrait le trouble. Ne parlez pas, je vous en prie, de cet arrêt d’ici à six mois[7], car vous leur donneriez de l’humeur et ils voudraient l’exécuter.

Le Contrôleur général a écrit une belle lettre pour ordonner l’exécution des règlements. C’est une pièce de Montaran, et j’imagine que l’on recevra les remontrances sans humeur, mais cela est pourtant fâcheux. Veillez, graves auteurs, mordez vos doigts, ramez comme corsaires, etc. !

N’allez pas, à propos, faire la folie, comme l’abbé Morellet le veut, dit-on, de réfuter l’abbé Galiani. Il faut rire de cet ouvrage qui est très amusant et plein d’esprit, mais il faut le laisser réfuter à ceux qui n’ont ni journal, ni dictionnaire, ni intendance à faire. C’est le lot de l’abbé Baudeau.

Adieu, mon cher Du Pont, je vous embrasse. De vos nouvelles, de celles de votre famille et une réponse sur le moulin économique.

LXVII. (Les Éphémérides. — Leur censeur. — Les Dialogues de Galiani. — Les Réflexions sur les richesses : les avances foncières ; les droits de l’humanité ; l’esclavage.)

Limoges, 2 février.

J’insisterai, mon cher Du Pont, auprès de M. de Sartine, pour vous faire avoir un autre censeur que Guettard[8] qui n’est pas fait pour rien entendre à votre ouvrage et qui est d’ailleurs bête et jaloux.

Je suis fort content de votre extrait de l’abbé Galiani[9] ; mais je vous trouve un peu trop amer. Ce livre quoique vous en disiez est fort amusant et quoiqu’il y ait beaucoup de contractions, mérite d’être réfuté pour détruire l’illusion qu’il a dû faire à bien des gens.

Je prends bien part à tous vos chagrins. Sans cela, je vous gronderais beaucoup, car vous m’avez fait une vraie peine, en changeant quelques endroits de mon ouvrage, et surtout en y ajoutant des choses qui ne sont ni dans mon ton, ni dans ma façon de penser.

Ce tort-là est réel vis-à-vis de moi et je voudrais vous faire sentir à quel point il m’a fâché dans le moment et me fâche encore pour que vous n’y retombiez vis-à-vis de personne, car certainement, jamais vous n’aurez aucun correspondant si vous usez avec eux de cette manière, et malgré toute mon amitié,  je ne vous aurais pas donné mon ouvrage si j’avais cru que vous en usassiez ainsi.

J’exige absolument que vous vous conformiez à mon manuscrit pour la suite et si vous ne l’avez pas fait, que vous y mettiez des cartons. Bien entendu que j’en paierai la dépense. J’exige aussi absolument des cartons dans les trois endroits que vous avez changés pour les exemplaires que je vous ai prié de faire tirer séparément.

L’endroit des avances foncières, en particulier, m’a fait bien mal au cœur;  vous savez combien j’ai disputé avec l’abbé Baudeau sur cet article en votre présence ; je puis avoir tort, mais chacun veut être soi, et non un autre. Je n’ai pas été plus content d’une certaine violation des lois de l’ordre, phrase économiste dont je ne veux point absolument me servir et que vous avez intercalée avant les droits de l’humanité, qui est l’expression juste ou du moins la mienne. Vous m’avez encore beaucoup changé le morceau de l’esclavage.

Ce que vous avez dit sur son origine ne s’éloigne pas de mes idées, excepté que je n’aurais pas dit qu’on ne se bat que par faiblesse, mais surtout je n’aurais pas substitué à un sommaire marginal un morceau d’éloquence.

À présent que vous voilà bien averti, je vous préviens que si vous ne me donnez pas cette satisfaction, je fais imprimer une lettre au Mercure pour désavouer toutes ces additions qui toutes tendent à me donner pour économiste, chose que je ne veux pas plus être qu’encyclopédiste.

Encore un mot ; je vous prie de retrancher de l’édition particulière votre petit avertissement, non que n’ayez peut-être très bien fait de le substituer à ma lettre sur laquelle je vous avais laissé tous pouvoirs, mais parce qu’il contient un éloge et que, voulant donner quelques exemplaires de cet ouvrage à mes amis, il ne me convient pas de donner mon éloge , cela ne convient qu’à l’abbé Galiani.

Gardez-moi aussi mon manuscrit et renvoyez-le moi, quelque gras qu’il puisse être ; je n’en ai pas d’autre.

Adieu, je vous embrasse de tout mon cœur sans rancune.

Quand vous aurez un moment, répondez à mes différentes lettres sur les articles qui exigent réponse.

Je suis cloué ici jusqu’à ce que l’on n’y ait plus aucune inquiétude sur les grains.

LXVIII (Les Réflexions sur les richesses ; l’esclavage. — Le commerce des Indes. — Un prieuré en Limousin.)

Limoges, 6 février.

Je vous aurai fâché, mon cher Du Pont, par ma dernière lettre et j’en ai des remords, quoique je croie ma fâcherie, qui vous a fâché, très juste en elle-même. Elle aurait été bien plus forte si vous aviez rempli le vide dont vous me parlez[10] et dont je ne puis juger parce que je n’ai point ici de copie de mon morceau. Au reste, il doit y avoir des vides dans un ouvrage fait comme celui-ci l’a été, sans plan et sans autre objet que de rendre intelligibles les questions que je faisais à des Chinois sur leur pays. Je bénis Dieu que vous n’ayez pas eu assez d’esprit dans le moment pour y suppléer, car j’aurais crié, comme le bossu qu’on mettait sous une presse pour le guérir de sa bosse. Au reste, la seule longueur du morceau mettait dans l’indispensable nécessité de le couper et j’y ai toujours compté.

Quant à l’article des esclaves, je vous ai dit ce que je pensais de votre addition. J’aurais mieux aimé que vous l’eussiez gardée pour l’extrait de Ziméo[11]. Franklin a aussi montré que le travail des noirs est plus cher qu’il ne paraît au premier coup d’œil, cause des remplacements, mais je n’en pense pas moins que dans nos Iles, il y a un avantage à avoir des esclaves, non pour la colonie, mais pour le possesseur qui veut avoir des denrées d’une grande valeur vénale pour faire une prompte fortune par le commerce. Je crois avoir donné, dans mon ouvrage même, les raisons qui rendent le travail des esclaves utile dans un pays où l’on veut que la richesse et le commerce précèdent la population. Vous ne savez pas que dans les Iles, un bon ouvrier se paye 6 l. par jour ; ce qui fait au moins 1 500 l. par an.

J’ai reçu et lu votre Compagnie des Indes.[12] J’ai trouvé votre développement du système de Law très bien et fait pour plaire au public, qui, comme vous le dites très bien, n’a aucune idée de ce grimoire. Quant au fond de l’ouvrage, j’en pense toujours de même. Il ne commence pas par le commencement et tout ce que vous dites sur les désavantages du commerce des Indes, n’est bon que comme réponse à une objection et comme un transeat, car je ne crois pas que le commerce des Indes ait besoin d’établissements, même dans la position actuelle qui, cependant, n’est que passagère. Ce que je dis est, au reste, le sentiment du fameux Milord Clive[13] qui connaît mieux que personne les Indes et qui est persuadé que le commerce libre doit anéantir celui des compagnies. Je le crois aussi, mais pour cela, il faudrait établir bien solidement les deux colonies-entrepôts de l’Ile de France et de celle de Bourbon, et 2°, ôter les sottes entraves qu’on a laissées au commerce de l’Inde.

Je me suis informé du prieuré de Magni ; on m’a dit qu’il avait des lettres patentes pour donner la nomination aux évêques diocésains. Cependant, j’en reparlerai à l’évoque de Limoges de qui cela dépendrait si le bureau nommait ; mais à moins qu’il ne soit forcé de nommer un régulier, sûrement, il nommerait quelque sujet qu’il connaîtrait. Adieu, mon cher Du Pont, je vous ai mandé que j’étais loin de penser à revenir.

LXIX. (Arrêt du Parlement de Bordeaux sur le commerce des grains. — Le procureur général Dudon.)

Limoges, 16 février.

J’ai, mon cher Du Pont, envoyé dernièrement à M. de Mirabeau[14], un arrêt du Parlement de Bordeaux tendant à obliger les propriétaires à faire porter du grain dans les marchés. Cet arrêt aura sans doute scandalisé beaucoup le concile œcumenico-économique du Luxembourg[15] ; mais il me vient une peur, c’est que vous soyez tenté de donner à cet arrêt dans vos Éphémérides le genre d’éloges qu’il mérite, et dont la modestie de ceux qui l’ont rendu serait très blessée. Je vous prie instamment de résister à la tentation. Vous me feriez, sans le vouloir, un très grand mal ainsi qu’à la Province, en donnant de l’humeur à ces Messieurs. Cet arrêt m’a mis dans une correspondance très suivie avec le procureur général du Parlement de Bordeaux[16]. Quoique nous pensions un peu différemment, nous sommes quant à présent fort d’accord et j’espère qu’en joignant à cette négociation quelques précautions pour engager des propriétaires de bonne volonté à se garantir d’un plus grand mal en portant d’eux-mêmes des grains au marché, l’arrêt n’aura aucune exécution, mais vous sentez que, si ces Messieurs se mettaient en colère, toute ma négociation serait rompue ; l’on ne manquerait pas d’ordonner partout l’exécution rigoureuse de l’arrêt et le trouble serait dans toute la Province, d’autant plus que le Gouvernement n’a, je crois, nulle envie de se compromettre pour une pareille bagatelle avec nos seigneurs[17]. Vous voyez donc qu’il est essentiel que vous gardiez le silence, et que vous laissiez les ufs-tigres beugler à leur aise, de peur qu’ils ne viennent à griffer aussi.

Adieu, je vous embrasse ; mes compliments à Mme du Pont. J’attends avec impatience le 12e volume des Éphémérides[18] et le premier de 1770. Vous m’en devez aussi un pour remplacer celui que M. Caillard a dû vous rendre.

LXX. (Du Pont. Le censeur des Éphémérides. — Les Réflexions sur les richesses ; l’esclavage ; l’injustice ; les avances foncières ; les valeurs. — L’Intérêt général de l’État, de la Rivière. — Les Économiques, du marquis de Mirabeau. — Divers.)

Limoges, 20 février.

Vous savez, mon cher Du Pont, la part que je prends à tout ce qui vous touche ; ainsi recevez mon compliment sur la mort de votre beau-père et sur le succès de vos démarches pour votre beau-frère. C’est une belle chose que d’avoir un crédit supérieur à celui de M. le duc de Praslin, de M. le duc de Choiseul, de Mme de Brionne et de M. le Procureur général, mais je croyais que la place était assurée à votre beau-frère dès avant le départ de M. Trudaine ; du moins, il me semble que vous me l’avez mandé.

À propos de crédit, je n’ai point encore écrit à M. de Sartine pour l’engager à vous délivrer de Guettard, parce que je n’en ai réellement pas eu le temps, étant, s’il m’est permis de le dire, presque aussi occupé que vous. Je craindrais à présent de lui demander une chose faite ; ainsi, j’attendrai que vous m’ayez mandé qu’il faut lui écrire.

J’ai reçu le commencement de mon manuscrit ; si j’avais un peu plus de loisir, je ferais aussi, de mon côté, un gros livre pour vous prouver qu’il ne fallait pas me corriger. Je me contenterai de vous dire sommairement : 1° qu’on ne pouvait nullement induire de ce que j’avais dit que l’esclavage fût bon à aucune société, même dans l’enfance. Quant aux particuliers qui ont des esclaves, c’est autre chose. Je voudrais fort que vous eussiez raison de soutenir que l’esclavage n’est bon à personne, car c’est une abominable et barbare injustice, mais j’ai bien peur que vous n’ayez tort, et que cette injustice ne soit quelquefois utile à celui qui la commet. Le genre humain n’est pas assez heureux pour que l’injustice soit toujours punie sur-le-champ. Il y en a d’énormes et qui certainement ont procuré à ceux qui les ont faites de très grandes satisfactions. Quelquefois, le remords peut être une compensation de ces satisfactions qui sont le fruit de l’injustice, mais lorsque l’injustice n’est point reconnue par l’opinion, elle n’excite point de remords. Croyez-vous que Philippe en ait eu d’avoir soumis la Grèce, et Alexandre d’avoir conquis le royaume de Darius ? César en a peut-être eu d’avoir usurpé la puissance suprême à Rome, mais il n’en a sûrement pas eu d’avoir conquis les Gaules. Je ne crois pas non plus que, chez les peuples où l’esclavage est établi, les maîtres aient aucun scrupule d’avoir des esclaves. Il est donc incontestable que l’injustice est souvent utile à celui qui la commet et celle de l’esclavage l’est tout comme une autre.

Je vous dirai que, quoique les avances que vous appelez foncières contribuent pour leur part à la production des récoltes, ce que j’aurais dit si mon objet avait été de développer les principes du Tableau Économique, il est cependant faux que les avances foncières soient le principe de la propriété. Ainsi, en croyant me corriger, c’est vous qui m’avez prêté une grosse erreur, mais c’est bien pour vous le prouver qu’il faudrait faire un gros livre, et je n’en ai nulle envie. C’est cette correction qui m’a le plus fâché.

Quant à votre troisième correction, je ne m’en étais pas même aperçu. Il est assurément bien évident que la faculté de payer entre pour beaucoup dans la demande, mais je n’avais pas cru nécessaire de le dire dans l’endroit dont il s’agit. Lorsque vous verrez ce que j’ai fait sur les principes de la fixation des valeurs, vous reconnaîtrez que je n’ai nullement oublié d’y faire entrer dans mes calculs la faculté de payer. Au surplus, je vous remercie d’avoir rétabli l’édition détachée, comme le manuscrit, et j’en ai autant de reconnaissance que si vous aviez eu pleinement raison.

Je ne vois pas, au reste, pourquoi vous n’auriez pas voulu être d’un autre avis que moi. Il n’y a pas deux hommes qui puissent être en tout du même avis et j’aurais beaucoup mieux aimé que vous m’eussiez combattu par une note que de me corriger comme vous l’avez fait sur l’article des avances foncières.

M. Caillard a dû vous remettre un tome des Éphémérides que je vous prie de me remplacer. Je remettrai votre Compagnie des Indes à la Société d’Agriculture.

J’ai reçu le livre de M. de La Rivière[19]. Je n’ai pu encore que le parcourir. J’y ai trouvé des faits bien discutés, mais trop de facilité à convenir avec le commissaire Lamare[20] de la réalité des prétendues disettes factices produites par l’accord des marchands. Je trouve aussi que l’ouvrage commence mal, par une métaphysique qui remonte au déluge, lorsqu’il s’agit d’un chapon. C’est, ce me semble prouver le clair par l’obscur. Enfin, j’ai été fâché de voir les Parlements continuellement cités en pareille matière et jusqu’aux bonnes intentions du Parlement de Rouen encensées. Cela m’a paru aussi dégoûtant que les remontrances emphatiques de l’abbé Roubaud. Il y a pourtant plus de substance dans le livre de M. de La Rivière auquel j’écris directement pour le remercier.

J’ai lu le premier volume des Économiques[21] et j’en suis fort content. J’y ai trouvé nos principes exposés fort clairement et plus simplement qu’ils ne le sont ordinairement dans les écrits de l’auteur.

M. de Puymarets m’a écrit pour me conseiller de prendre plutôt un homme des environs de Chartres qu’un commis de Bucquet pour établir la mouture économique et je penche fort à cet avis. Je lui répondrai vendredi. M. Desmarets et M. de Montchalin sont tous deux à Limoges et vous remercient de votre souvenir.

Adieu, mon cher Du Pont, je vous embrasse ; mes compliments à Mme Du Pont.

LXXI. (Les Éphémérides. — La mouture économique. — Les Dialogues de Galiani et leurs réfutations par Baudeau et Roubaud. — Les Réflexions sur les richesses. — L’abbé Terray et ses opérations financières. — Le commerce des grains et la sénéchaussée de Tulle. — L’intérêt général de l’État, de la Rivière.)

Limoges, 2 mars.

J’enverrai, mon cher Du Pont, au bureau d’Angoulême[22] que vous aviez oublié, l’exemplaire de votre Compagnie des Indes que vous destiniez à celui de Limoges, et je donnerai à celui-ci le mien, de votre part ; au moyen de quoi vous aurez tout le temps de le remplacer à votre aise.

J’ai reçu les lettres de M. de Puymarets. C’est Barbou qui veut faire un moulin économique pour le louer à un meunier qui fait lui-même le commerce des farines et qui est déjà dans le moulin. La chose presse parce que le moulin a besoin de grosses réparations qu’il faut faire au printemps. J’aurai recours, ou à M. de Puymarets, ou à des gens qui sont à Clermont où ils en ont établi un.

J’ai reçu votre onzième volume[23] où j’ai vu avec plaisir que vous avez changé de censeur[24]. Vous avez un peu trop loué la légèreté de l’abbé Roubaud[25] dont la gaieté me paraît, ainsi que son éloquence, un peu factice et de commande, mais je suis bien aise que beaucoup de gens se mettent aux trousses de l’abbé Galiani.

J’ai surtout grande impatience de voir la suite de l’abbé Baudeau[26].

Je crains que vous n’ayez pas retranché la partie théologique sur l’usure ou que vous ne parliez au public de ce retranchement. Je serais fâché de l’un et de l’autre. Puisque vous aviez pris tant de temps, vous auriez pu m’envoyer ces deux ou trois feuillets, j’aurais fait moi-même le retranchement. J’ai, au reste, l’idée de l’avoir moi-même marqué avec deux crochets que j’ai ensuite effacés.

Votre addition sur les moyens de payer ne nuit pas ; mais elle est surabondante. Il ne s’agit dans cet endroit que d’un change isolé entre deux hommes qui sont supposés avoir du superflu ; par conséquent, je ne devais pas parler des moyens de payer, puisqu’ils sont compris dans la supposition.

La sénéchaussée de Tulle[27] a fait toutes les sottises auxquelles l’a autorisée le Parlement de Bordeaux et tout ce qui devait s’ensuivre s’est ensuivi. Terreur, secousses dans le prix, précautions pour cacher, empressement des bourgeois pour s’approvisionner, opposition des paysans au transport des grains à la ville. Malheureusement, les secours étrangers viennent lentement, parce que la Dordogne cesse à tout moment d’être navigable.

J’ai achevé M. de La Rivière[28] et j’en suis beaucoup plus content ; il y a des développements admirables, mais aussi des chapitres bien mauvais où il affaiblit lui-même sa cause par la manière de la présenter. Il ressemble quelquefois à une certaine brochure d’Abeille que vous avez si bien critiquée en la réfutant comme elle devait l’être. De plus, son ton pédantesque nuira beaucoup au succès.

M. de Nauclas a renouvelé sa souscription et je vous avertis qu’il est un peu piqué de ce que vous ne lui ayez pas répondu. C’est le plus galant homme du monde et le plus estimable, mais qui a la faiblesse de croire qu’on dédaigne son état, en sorte qu’il est sensible au plus petit manquement.

J’ai reçu l’argent de M. de Rochebrune et celui de la Société[29]. J’ai prié Mme Blondel qui a de l’argent à moi de vous payer ces deux souscriptions ainsi que la mienne ; ce sera une occasion pour la faire penser à payer la sienne. Si M. Caillard, qui demeure rue de Bourbon chez M. de Boisgelin, est encore à Paris, vous pouvez le prier de demander cet argent à Mme Blondel. À propos j’ai reçu par la poste mon douzième volume[30]. Est-ce que vous ne pouvez plus me l’envoyer par M. Cornet et faudra-t-il que je vous en paye le port ? Je prierai Mme Blondel de vous faire payer tout ce que je devrai pour l’édition de M. Y[31] dont vous m’enverrez les deux exemplaires en grand papier avec trois ou quatre autres. Je vous enverrai une petite liste de présents à faire. Vous n’avancez guère et je suis d’autant plus effrayé de cette continuation de retards que ce dernier volume a dû vous coûter.

Que dites-vous des opérations nouvelles ? Ce M. l’abbé[32] est tranchant comme un rasoir ; mais il pourrait bien se blesser lui-même ; arrêter d’un trait de plume une circulation de 200 millions ! Et il croit par là se donner des ressources ! Le pauvre Silhouette avait fait cette opération sans le savoir et sans le vouloir. Il ne payait pas, parce qu’il n’avait pas d’argent ; mais aujourd’hui cela se fait avec réflexion et ex libero voluntatis arbitrio. Pauvre France ! Or, maintenant, veillez graves auteurs, mordez vos doigts, ramez comme corsaires ! allez, faites des opéras-comiques, et riez si vous pouvez, car il n’y a que cela de bon.

Adieu, je vous embrasse. Mes compliments à Mme Du Pont.

LXXII. (La disette du Limousin. — Les Réflexions sur les richesses.)

Limoges, 23 mars.

Si je ne vous ai pas écrit depuis quelque temps, mon cher Du Pont, ce n’est ni faute de matière, ni faute d’envie de vous écrire, mais notre misère qui est au comble me prend tout mon temps. Je n’en ai pas assez pour répondre à tous les exprès qu’on m’envoie de tous côtés pour me demander des secours, ou des conseils, ou des ordres pour faire ouvrir les greniers et dégorger les usuriers qui resserrent le blé. Il faut répondre à ces sottises, instruire et consoler de son mieux. L’arrêt du Parlement a fait bien du mal et la cassation ne le répare pas ; mais il faut avouer que le plus grand mal vient du vide réel des subsistances. On prétend que cette année est incomparablement plus désastreuse que celle qui a suivi la récolte de 1709, et je le crois, car il n’y avait que les grains qui avaient souffert, et cette année, tout a été perdu. Le seigle vaut actuellement 30 l. le setier de Paris, et le froment 36 l. ; à ce prix, et à ce prix seul, le commerce peut nous alimenter sans perte, mais que peut faire à ce prix un peuple accoutumé à trouver le seigle trop cher à 9 l., qui ne vit en conséquence que de châtaignes et de blé noir, et qui n’a ni blé noir, ni châtaignes. Où prendre des fonds pour lui donner l’aumône, pour le faire travailler quand les propriétaires ont perdu la plus grande partie de leurs revenus ? Et il faut encore payer des impositions !

Laissons cela. Voici un errata pour l’ouvrage de M. Y.[33] qui voudrait bien qu’on pût trouver quelqu’un qui, en payant s’entend, voulût corriger à la main proprement les plus essentielles de ses fautes. Il y a aussi trois cartons à faire. Cet article est facile à remplir. Quand cela sera fait, il faut faire relier trois exemplaires en beau veau écaillé doré sur tranches à filet, l’un pour l’éditeur[34], l’autre pour Mme Blondel, l’autre pour Mme la duchesse d’Enville et les envoyer à ces deux dames par la petite poste de la part de M. Y. Il faudra joindre au paquet de Mme Blondel deux exemplaires brochés, l’un pour M. de Malesherbes, l’autre pour M. l’abbé de Véri ; deux aussi au paquet de Mme d’Enville, l’un pour M. le duc de la Rochefoucauld, l’autre pour M. l’abbé de Mably. Il faut que la destination soit sur les brochures. Outre cela, il faut que l’éditeur donne un exemplaire au Docteur[35], un à M. de Mirabeau, un à M. de La Rivière, un à l’abbé Baudeau, un à l’abbé Morellet, un à M. Caillard ; je vous enverrai une liste pour la destination des autres.

M. Y. doit une belle chandelle à Dieu et il s’applaudit bien de s’être fâché. Quelle correction vous lui faisiez ! Confondre emploi des capitaux avec la formation des capitaux ! Appeler la dépense, recette, et s’imaginer qu’épargner et thésauriser sont deux mots synonymes ! Quel renversement d’idées ou plutôt de langage, et cela pour couvrir quelques fausses expressions échappées au bon Docteur dans ses premiers écrits. Oh ! esprit de secte !

À propos, vous avez fait, mon cher correcteur, une belle étourderie. C’est bien celle-là qui mérite qu’on s’en fâche. J’ai été bien étonné de l’apprendre. Je ne sais si vous me devinez, mais vous m’entendrez par quelque autre lettre.

Adieu, je vous embrasse ; mes compliments à Mme Du Pont à qui je souhaite une meilleure santé.

LXXIII. (La disette du Limousin. — La liberté du commerce de grains. — Les Réflexions sur les richesses. — Les Éphémérides.)

Limoges, 29 mars.

Non, mon cher Du Pont, le pain ne vaut pas tout à fait sept sols[36] à Limoges ; mais le seigle y vaut 30 l. le setier, mesure de Paris, prix désespérant pour des malheureux qui, quand le seigle valait 9 l. 10 s. ou 9 livres, la même mesure, vivaient une partie de l’année de châtaignes et de blé noir, parce qu’ils n’ont pas de quoi payer le seigle. L’Arrêt du Parlement a certainement fait beaucoup de mal ; mais il y en a un qui vient de la nature des choses, c’est-à-dire du vide réel dans les productions de la terre. Cette année a été incomparablement plus désastreuse que celle qui a suivi 1709. Ce qui nous manque est précisément ce que le commerce ne peut remplacer : les châtaignes, le blé noir, les raves, tous les légumes, etc. Le commerce ne fournit que des denrées d’une plus grande valeur et la pauvreté invétérée de notre peuple les met trop hors de sa portée. Pour que le commerce puisse prévenir entièrement les disettes, il faudrait que le peuple fût déjà riche et que le prix des denrées ne fût pas trop au-dessus du marché général. Ce prix est déjà cherté pour nos habitants et cependant il faut qu’il soit augmenté encore par des frais de voiture énormes.

Le Contrôleur général vient de nous donner de nouveau 50 000 écus et l’on doit lui en savoir grand gré ; cependant, il est un peu tard. Notre grand malheur est venu de ce que la disette n’a pas été prévue assez à temps pour donner des ordres dans le Nord, avant que les ports fussent fermés par les glaces et de ce qu’une liberté ancienne et consolidée n’a pas encore rendu à nos ports l’entrepôt des grains du Nord.

Vous ne devez pas être étonné que je sois revenu de la liberté du commerce des grains, puisque l’abbé Morellet écrit en faveur de la Caisse de Poissy. Je ne doute pas qu’il n’y ait aussi des gens qui aient vu en bon lieu les premières feuilles de son ouvrage[37]. Vous êtes bien bon de vous égosiller et de vous fâcher contre des gens capables de débiter pareilles inepties. Passe encore contre ceux qui disent qu’il faut des fripons pour rétablir les affaires d’un État lorsqu’elles sont en désarroi ; du moins, cela peut faire matière à dispute : positis ponendis. Croyez-vous que M. de Sully eût été ministre de Louis XIII ? Il fût resté dans sa terre et n’eût rétabli que ses propres affaires, et puis, qu’entend-on par rétablir les affaires ? Faire aller la machine tant bien que mal et au risque de ce qui peut en arriver par la suite, faire ce qu’on appelle le service et puis qu’entend-on par fripons ? Il y a des gens qui ne connaissent de vertu que dans les formes parlementaires, et qui, ne croyant pas trop à la loi naturelle, sont devenus fanatiques des formes. Ces gens-là doivent parler et penser comme celui contre lequel vous disputez. Je soupçonne que cet homme est M. T. qui vous a donné une fable assez plate sur le bal de l’Opéra[38].

Je vous ai déjà marqué que je paierai à M. Barbou pour vous tout ce que je vous dois, mais il faut m’en envoyer l’état. Je ne veux point que vous vous acquittiez sur les frais de ma petite édition[39] : 1° Je ne suis pas assez content de mon éditeur pour vouloir prendre son édition pour argent comptant et j’ai toujours sur le cœur ses corrections ; 2° Quoique vous ayez un crédit inépuisable, cependant il est très bon de le diviser entre votre imprimeur et vos amis ; 3° et cette dernière raison est décisive : vous me gêneriez pour vous demander des cartons quand ils seront imprimés. Vous m’en ferez passer six exemplaires pour les six exemplaires de l’ouvrage que vous m’avez adressés assez inutilement, car, que voulez-vous que j’en fasse ici ? Voici une petite liste des Économistes auxquels vous en donnerez : Le Docteur, M. de Mirabeau, Mme de Pailli[40], si vous croyez que cela puisse lui faire plaisir, M. de la Rivière, l’abbé Baudeau, M. Le Trosne et M. de Saint-Péravy. Je vous enverrai peut-être quelque autre liste un autre jour.

J’aurais bien à vous gronder sur le retard de vos Éphémérides. Je désespère que vous vous mettiez au courant. Je vous embrasse pourtant comme si vous n’étiez pas encore plus paresseux que moi.

Si j’avais douté des principes sur la liberté, l’expérience actuelle m’en démontrerait la nécessité.

Réflexion faite, je n’envoie pas ce nouveau carton qui n’est pas absolument nécessaire, mais ajoutez à l’errata les cinq fautes marquées sur le petit billet ci-joint.

LXXIV. (La liberté du commerce des grains. — La disette du Limousin. — Les Éphémérides.)

Limoges, 4 mai.

Je n’ai, mon cher Du Pont, que le temps de vous embrasser et de vous dire combien je suis fâché de vos souffrances de toute espèce.

Il n’y a pas un mot de vrai dans tout ce qu’on a dit, et vous m’avez rendu justice en croyant que j’aurais sacrifié ma sensibilité[41]. Non, non je ne serai jamais un lâche déserteur. Mais, dans le vrai, ma sensibilité n’a été aucunement mise à l’épreuve et je n’ai, au contraire, qu’à me louer de l’abbé Terray.

Voici les souscriptions dont je paierai le montant à Barbou :

Moi                                               18 l.

Mme Blondel                                18

M. de Rochebrune 18

M. de Saint-Laurent 24

La Société[42] de Limoges               24

Total :                                            102 l.

Envoyez-moi la note de ce que je vous dois pour mon impression, afin de le lui payer aussi. Je vous embrasse.

LXXV. (Les Réflexions sur les richesses. — Les Éphémérides.)

Limoges, 5 juin.

Il y a mille ans, mon cher Du Pont, que je n’ai reçu de vos nouvelles ; encore étaient-elles si laconiques que vous n’avez presque rien répondu à aucun article de mes lettres. Vous avez même oublié de m’envoyer cinq assortiments de cartons pour les cinq exemplaires que j’ai ici de l’ouvrage de M. Y[43]. Une chose non moins essentielle, c’est la note de ce que je vous dois, afin que je paye M. Barbou.

Je vous demande encore la liste des exemplaires que vous avez distribués afin que je vous adresse un petit supplément.

Je crois vous avoir marqué que je payerais ici 102 l. pour vos souscripteurs, et il faut y ajouter 6 l. parce que l’évêque de Lavaur[44] n’ira point cette année à Paris. Envoyez-lui les trois premiers volumes à Limoges où il sera encore une quinzaine de jours ; le reste à Lavaur.

Adieu mon cher Du Pont, je vous embrasse bien vite, car je suis pressé.

LXVI. (Divers objets.)

3 juillet[45].

Voici, mon cher Du Pont, une brochure anglaise qui pourra vous être utile. N’oubliez pas de me renvoyer à Limoges :

1° Le discours de M. Poivre.

2° Les questions chinoises.

3° Le morceau sur la richesse.

Sur ce, je vous embrasse et vous souhaite toute sorte de bonheur.

M. de La Rivière pourra faire lire notre mémoire au Dr Quesnay seul, si celui-ci vient cette semaine à Paris. M. de La Rivière voudra bien ensuite l’envoyer à l’adresse que je lui ai indiquée.

LXXVII. (Arrivée de Turgot à Paris. — Les Éphémérides.)

Limoges, 29 juillet.

Il y a bien longtemps, mon cher Du Pont, que je ne vous ai donné de mes nouvelles. J’en suis tout honteux et d’autant plus que ce n’est presque plus la peine de vous écrire, car je vais faire une course à Paris où je compte être avant 15 jours ; je ne recevrai pas même votre réponse, à moins qu’elle ne soit à la poste dimanche matin de bonne heure. Je vous avertirai de mon arrivée par la petite poste. Tous vos amis devraient se donner le mot pour ne vous point écrire jusqu’à ce que vous soyez au courant pour vos Éphémérides. Vous mériteriez bien d’être grondé, mais je remets cette justice au temps où je vous verrai.

Adieu, je vous embrasse. Mes compliments à Mme Du Pont.

LXXVIII. (Le Président Dupaty. — Les Éphémérides.)

Limoges, 12 octobre.

J’ai reçu, mon cher Du Pont, le papier que vous m’avez annoncé et je ne l’ai point lu sans une vive et douloureuse émotion, moins fondée sur aucun danger réel que j’envisage dans votre position que sur les idées sinistres dont je vois que votre imagination est occupée beaucoup trop fortement. Ce n’est que vous que je crains, car je ne vois aucun motif pour penser qu’il doive naturellement arriver d’ici à peu de jours aucun changement dans votre sort. Vous semblez cependant le croire et c’est ce qui m’alarme. Si M. Dupaty[46] ne s’était occupé que de la liberté du commerce des grains, certainement, il ne serait point à Pierre-Encise et vous n’avez jamais écrit, ni pour, ni contre M. d’Aiguillon[47]. Je mets les choses au pis et qu’on se fâche de l’ardeur avec laquelle vous défendez la liberté du commerce ; le plus grand mal qu’on puisse vous faire est de révoquer le privilège des Éphémérides et, si cela arrivait, vous seriez encore loin d’avoir à faire votre testament. Vous auriez toujours le premier pis aller que vous avez quitté pour les Éphémérides et vous pourriez vous établir en Limousin.

Au surplus, je regarderais cette suppression des Éphémérides comme un mal pour vous, et pour la chose, et je crois que vous ferez prudemment de mollir et de plier comme le roseau plutôt que de braver la tempête et de rompre comme le chêne.

Il ne faut se sacrifier que pour un bien réel et non pas quand, en se sacrifiant, on nuit plus à la chose qu’on n’y sert. Voilà mon avis.

Vous aurez bientôt pour réconfort M. de Mirabeau et l’abbé Baudeau que j’ai vus ici en passant et avec lesquels j’ai un peu parlé de vous ; ils m’ont dit l’offre qu’ils vous avaient faite de vous faire trois volumes entiers pour vous mettre au courant, tandis que vous feriez les trois suivants. Je m’étonne que vous n’ayez pas accepté cette offre qui me paraît avantageuse à tous égards ; elle vous acquitterait vis-à-vis du public et certainement grossirait le nombre de vos souscripteurs. Je vous exhorte fort à ne pas manquer de revenir sur vos pas et de profiter de la bonne volonté de ces deux messieurs.

Adieu, mon cher Du Pont, je vous embrasse bien tendrement et j’attends de vos nouvelles avec impatience.

LXXIX. (Situation de Du Pont. — Les Lettres du curé de Mondreville. — Les Éphémérides.)

Limoges, 19 octobre.

Je suis si excessivement pressé de besogne, mon cher Du Pont, que je ne vous écrirais pas si vous vous portiez bien. Tâchez de vous ménager ; c’est quelque chose que vous soyez un peu guéri de vos terreurs paniques.

J’ai reçu les Lettres du curé de Mondreville ; ce qu’il y a de mieux à faire est d’en distribuer la plus grande quantité possible et d’en faire la charité aux aveugles. Vous pourrez encore m’en envoyer quelques douzaines pour nos bureaux d’agriculture.

Adieu, je vous embrasse de tout mon cœur. Si vous êtes mécontent de Barbou, vous pourriez, par le moyen de mes secrétaires, traiter directement avec des fabricants de Tulle qui vous serviraient bien et à bon marché, et de première main, mais peut-être seriez-vous plus embarrassé de la voiture. Il faudrait leur envoyer le modèle du papier que vous désirez. Je joins dans ma lettre un échantillon de leur pâte. Mes compliments à Mme Du Pont.

LXXX. (Dupaty. — Les Lettres sur le commerce des grains. — Les Œuvres limousines. — Les Éphémérides. — La disette du Limousin.)

Limoges, 20 octobre.

Je vous ai écrit un mot hier, mon cher Du Pont, je profite de l’occasion de M. d’Aubusson pour répondre à la lettre que j’ai reçue de vous ce matin. Je m’étais bien douté que vos craintes étaient fondées sur la détention de M. Dupaty, à qui vous aviez écrit sur l’affaire des grains. Cet objet-là n’est pas ce qui tient au cœur des gens qui ont fait arrêter votre correspondant ; ainsi, ils ne vous auraient pas fait mettre à la Bastille ; mais ils auraient fort bien pu vous priver de vos Éphémérides.

J’avais su que M. Dupaty avait eu le temps et la présence d’esprit de glisser la clé de son cabinet à un domestique qui a fait brûler tous ses papiers ; cela est heureux pour ceux que son sort aurait pu compromettre ; je ne sais, au reste, si les honnêtes gens malheureux ont plus d’esprit que les méchants. J’ai bien peur qu’en fait d’intrigue et de précautions de toute espèce, les honnêtes gens, même avec de l’esprit, soient souvent bien sots, de même que les gens pacifiques savent moins bien faire des armes que les gens hargneux. Je ne connais point M. Dupaty, mais l’expérience m’a appris à me défier de l’héroïsme parlementaire et ce n’est guère chez ces démagogues-là que j’ai vu la vertu se nicher. Je vous exhorte à être sage avec eux et à ne point chercher à soutenir la bonne cause autrement que par de bonnes raisons.

Je suis dans l’impossibilité d’envoyer au Contrôleur général, dans le terme fixé, la discussion complète sur l’affaire de blés[48].

J’y suppléerai par une lettre raisonnée qui contiendra la substance des principes et beaucoup d’arguments ad hominem.

Est-il donc vrai que nous allons avoir la guerre, qu’on va faire banqueroute ? Si cela est, il faut renoncer à tout soulagement, à toute ressource pour nos misérables Limousins qui vont être plus affamés en 1771 qu’ils ne l’ont été en 1770, car la récolte en total y a été plus mauvaise. Il n’y a ni denrées, ni moyens de payer. J’ai demandé des grains de partout, mais partout ils sont chers et les précautions prématurées contre la peste en retardent encore l’arrivée. Nos négociants d’ici sont buttés contre l’achat des voitures de Franche-Comté ; ils répugnent à une avance forte qu’ils croient mieux employée en achats de grains.

Je n’ai ni le temps ni le cœur de vous faire chercher mes Œuvres limousines[49] ; vous ne sauriez croire combien je suis honteux de ces platitudes.

Adieu, mon cher Du Pont, je vous embrasse de tout mon cœur et vous souhaite autant de santé que de courage.

Je vous exhorte toujours à profiter des offres de vos amis pour vous mettre au courant sur vos Éphémérides, car je vois que plusieurs de vos souscripteurs se dégoûtent du retard.

Je vous envoie une feuille entière du papier de Tulle. Il coûte six francs la rame ; celui qu’il vous faut coûterait un peu plus cher, parce qu’il est d’un format plus grand, mais il est beau et bien fabriqué.

Adieu, mes compliments à Mme Du Pont et à M. de Mirabeau, ainsi qu’à l’abbé Baudeau.

Je ne conçois pas comment vous n’avez pas vos livres. J’en ai fait un paquet en partant, avec votre adresse. Desmarets s’était chargé de vous les faire porter le jour même ; il faut qu’il l’ait oublié ou que mon portier ait fait quelque quiproquo. Le plus sûr est que vous alliez vous-même les retirer chez moi.

LXXXI. (Les Éphémérides.)

Limoges, 26 octobre.

J’ai reçu, mon cher Du Pont, votre lettre et vos paquets, mais il m’est physiquement impossible de vous répondre aujourd’hui, et je ne vous écris que pour que vous ne vous inquiétiez pas. Le papier dont je vous ai envoyé un échantillon ne coûte que 5 l. 10 s. la rame. Le carré fin, même pâte, coûterait 6 livres, mais il faut ajouter le port, depuis Tulle, et les droits[50].

Je vous embrasse.

LXXXII. (La disette du Limousin. — Les Éphémérides. — Observations de Du Pont sur le commerce des grains sous le nom de Fréval. — Critique de l’ouvrage de Linguet. — Les Lettres sur le commerce des grains. — Le Mémoire sur l’usure.)

À Bort, 13 novembre.

Vous devez être désolé de mon silence, mon cher Du Pont, mais en vérité, au milieu de mes courses, je ne puis pas mieux faire. Je suis venu visiter nos montagnes pour aviser aux moyens d’y former quelques ateliers pour faire travailler les pauvres et employer les secours que j’ai demandés.

J’ai reçu toutes vos lettres jusqu’à celles du 30, où vous m’en annoncez d’autres que je trouverai sans doute à Limoges. Je ne crois pas qu’il faille faire imprimer le mémoire de M. de F.[51] ni vos propres Observations ; ce serait vous compromettre sans utilité. Cependant, j’y réfléchirai encore. Quant à vos Observations[52], il y avait, ce me semble, un moyen de les répandre sans compromettre personne, c’était de faire tirer un assez grand nombre d’exemplaires de votre sixième volume pour les vendre séparément. La critique de Linguet[53] est assez piquante pour exciter la curiosité et provoquer le débit.

Hélas, je suis un paresseux ! J’ai été forcé par le temps à me réduire à cinq lettres[54] jetées au courant de la plume et qui ne contiennent que 53 pages d’in-4° de ma fine écriture. Je ne sait si M. l’abbé les lira. Toutes les bonnes raisons y sont et dites sans réserve, mais elles n’y sont pas développées comme je l’aurais voulu : je retravaillerai le tout de manière à pouvoir être donné au public.

Vous devez à propos avoir reçu mon Mémoire sur l’usure que Mme Blondel me mande vous avoir envoyé. Quelque jour, je vous donnerai cela, mais il faut que l’affaire particulière[55] soit décidée ; quand vous l’aurez lu, vous me le renverrez, car je n’en ai aucune copie au net.

Adieu, mon cher Du Pont, je vous embrasse. Mes compliments à M. de Mirabeau et à l’abbé Baudeau, ainsi qu’à Mme du Pont.

J’ai été fort content de la critique de Linguet, telle qu’elle est.

LXXXIII. (Les Lettres sur le commerce des grains. — Les Éphémérides. — Le Mémoire sur l’usure.)

Angoulême, 27 novembre.

J’ai reçu, mon cher Du Pont, en passant par Limoges, la lettre par laquelle vous me témoignez vos inquiétudes. Je vous avais cependant accusé la réception de tous vos paquets et je vous ai même depuis écrit de Bort, pendant ma tournée des montagnes.

J’ai envoyé à l’Archevêque de Toulouse ce que vous m’avez adressé pour lui, mais j’attends de vous des nouvelles ultérieures. Je ne sais où en est le projet de règlement[56] ; je n’ai cessé d’écrire à l’auteur[57], et je crois lui avoir dit des choses terrassantes, mais je crains fort qu’il ne sache les esquiver. Vous m’aviez mandé que vous aviez de nouvelles inquiétudes, mais vous ne vous êtes point expliqué et je vous serai obligé de me mander si vous êtes plus tranquille.

Mm Blondel m’a mandé vous avoir envoyé mon Mémoire sur l’usure. Il faudra que vous me le renvoyez, car je n’en ai point de copie disponible, mais seulement le brouillon de ma main, écrit à la façon de l’abbé Morellet, comme les feuilles de la Sybille. On me mande que le chagrin a pris sensiblement sur la santé de ce pauvre abbé. Cela m’afflige beaucoup.

Adieu, je vous embrasse de tout mon cœur. Je serai samedi à Limoges. Le temps qu’il fait est un vrai déluge ; il y a beaucoup de terres qu’on n’a pas pu semer. Aurons-nous donc encore une mauvaise année ? Les éléments sont donc conjurés contre la liberté des grains ; il faut cependant se dire : Fortis est veritas et prævalebit.

Adieu, mon cher Du Pont, je vous embrasse. Mille compliments à Mme Du Pont. Barbou a vos lettres de change.

LXXXIV. (Les Lettres sur le commerce des grains. — Les Observations de Du Pont. — Les Arrêts des Parlements de Bordeaux et de Paris. — Bruits de changement de ministres. — Corruption des Parlementaires ; de Fréval. — Craintes pour les Éphémérides. — L’abbé Aubert. — La Gazette d’agriculture. — Mémoire sur la Caisse de Poissy. — Chute de Choiseul.)

Limoges, 14 décembre.

Je profite, mon cher Du Pont, du premier moment de loisir où je puisse vous écrire un peu au long. Mon département, mes courses et plus que tout cela mes écrivailleriez continuelles au Contrôleur général, soit pour toucher son cœur en faveur des pauvres affamés, soit pour convertir son esprit et le ramener en faveur de la liberté ont consumé tout mon temps. Je vous ai mandé que j’avais été obligé, pour finir, de renoncer à mon plan d’ouvrage[58] et de me borner à des lettres écrites au courant de la plume. Mon homme aura trouvé mes abrégés longs au dernier point. Mes sept lettres bout à bout contiennent 150 pages de mon écriture fine sur ce même papier-ci. Les trois dernières sont la réponse détaillée à son raisonnement qu’il me fit à Compiègne sur les trois intérêts des cultivateurs, des propriétaires et des consommateurs. Elles contiennent à elles seules cent pages. L’évidence m’en paraît si frappante qu’en vérité, il y a des moments où je me flatte qu’elle pourra faire son effet, si on me lit, mais la réflexion détruit bien vite cette illusion. L’on ne fait point voir le soleil en plein midi aux gens qui ont besoin qu’on le leur montre. S’il n’est pas convaincu, il est vraisemblable qu’il se fâchera, car je ne lui ai mâché aucune vérité. S’il se fâche, tant pis pour lui, et surtout pour le peuple qui souffrira de son aveuglement.

Je n’ai point encore reçu réponse de l’Archevêque de Toulouse et, de votre côté, vous ne m’avez point envoyé vos pièces justificatives qui feront une partie intégrante de l’ouvrage[59]. D’après ce qu’il me répondra et ce que vous me manderez du succès de la tentative que vous avez faite, je verrai à prendre un parti définitif. Ce que je crains surtout est de vous compromettre. Il est important pour vous et pour la chose que vous conserviez votre privilège et la contravention formelle à des défenses de la police serait un très beau prétexte pour vous l’ôter. Si vous étiez une fois dépossédé, je serais plus hardi pour vous ; mais, je crois inutile de vous compromettre sans bien réel pour la chose. Cet ouvrage est bon et doit faire du bien. Cependant, il ne convaincra point les entêtés et prêtera même à leurs critiques par quelques légères inexactitudes dans les faits, ce qui est un pêché originel des économistes. Par exemple, l’article du Limousin n’est pas exact et vous y donnez trop d’influence à l’Arrêt du Parlement de Bordeaux. Cet arrêt n’a eu d’exécution qu’à Tulle ; il produisit effectivement une secousse dans les prix, mais il n’a fait qu’accélérer un effet qui aurait toujours naturellement résulté du vide réel. Le plus grand mal qu’il a fait a été d’entretenir le préjugé contre le commerce et les commerçants en grains. Il a aussi servi de prétexte à quelques fripons du Périgord qui avaient vendu du grain à des Limousins pour se dispenser de le livrer afin de profiter de l’augmentation du prix dans l’intervalle de la vente à la livraison.

Même chose arrive aujourd’hui en conséquence de l’Arrêt du Parlement de Paris de septembre dernier. Il y a un bourg appelé Sauvial[60], à sept lieues de Limoges, qui dépend de la sénéchaussée de Guéret. Un boulanger de Limoges a fait au mois de juin un marché avec un particulier de ce bourg qui s’est engagé à lui livrer cent setiers de seigle au mois de septembre à un prix assez haut ; mais, comme il est fort augmenté depuis ce temps-là, l’homme en question a prétendu que, son marché ayant été fait au mois de juin avant la moisson, il avait contrevenu à l’Arrêt du Parlement qui défend de vendre en vert. Sub judice lis est.

Si vous voulez m’envoyer la feuille où est l’article du Limousin, je vous la renverrai corrigée.

À l’égard des Observations de M. de Fréval, je voudrais bien moins les faire imprimer : 1° Vous m’avez marqué que l’auteur du règlement les avait lues, et indépendamment de cette circonstance, votre cachet y est si bien que vous seriez infailliblement reconnu. Or, la tournure ne laisse pas d’être piquante et des observations imprimées sur un projet qui n’est pas public seraient regardées comme une offense. Le déguisement même serait une circonstance aggravante. J’aurais aussi personnellement de la répugnance à faire imprimer ces observations dans le temps où je m’occupe de la manière la plus forte à convaincre l’homme de son erreur et où je suis, par conséquent, censé en avoir l’espérance, il me semble peu décent de le traîner au tribunal du public. Ce serait en quelque sorte l’attaquer en face et par derrière. J’y ajoute que ces observations, quoique bonnes, ne sont pas plus fortes que celles qu’a mises l’abbé Baudeau à la suite de son troisième Avis au public. J’aimerais autant réimprimer celles-là qui ne compromettraient personne ou, si vous l’aimiez mieux, faire ex professo un examen raisonné des anciens règlements.

Si les bruits d’un changement s’étaient réalisés, alors, on aurait pu être plus hardi, mais il n’y a nulle apparence, à moins que, comme vous l’imaginez, ce ne soit Arlequin qui ait le plus de peur, mais je ne le crois pas. Il est très vrai qu’on ne vend pas son existence, mais on vend très bien celle de son corps. Je sais qu’alors, on perd beaucoup d’avantages, et entre autres, celui de se vendre journellement, mais c’est un revenu qu’on échange contre un capital, ainsi que fait tout seigneur qui vend sa terre. D’ailleurs, ces messieurs ont peur aussi, et ceux qui sont vendus font semblant d’être les plus poltrons, ce qui est plus honnête pour des magistrats que de s’avouer des fripons.

Avez-vous connu ce M. de Fréval ? Je l’ai vu quelquefois et je n’en ai pas pris grande idée. Il me paraissait avoir la pédanterie et l’air d’importance d’un jeune conseiller et réunir la suffisance à la médiocrité. Je ne serais point du tout surpris qu’il eût, en son vivant, adopté des principes tout opposés à ceux que vous lui prêtez. Mais peut-être avez-vous eu sur ses opinions des notions plus détaillées que moi. Quoi qu’il en soit, mon avis n’est point de l’imprimer quant à présent. Je ne pense pas qu’il prévienne le retour des mauvaises lois et je craindrais qu’on ne punît les vivants pour les morts.

Je suis vraiment inquiet sur votre situation ; l’esprit prohibitif gagne de jour en jour, et certainement vous devez lui être plus en butte que le Journal de législation. Soyez le plus sage que vous pourrez, ne songez qu’à conserver votre existence pour des temps meilleurs. Je suis persuadé que si vous conservez votre privilège, le nombre de vos souscripteurs augmentera. Votre réponse à M. Linguet doit vous en procurer. J’aurais voulu qu’elle fût plus répandue et que ce volume eût été débité séparément, car, pour le projet de faire une nouvelle édition de cette réponse, quoique vous eussiez pu en tirer quelque argent, j’approuve fort les motifs qui vous ont fait résister aux sollicitions du pauvre Morellet dont je suis très inquiet. À propos de critique, j’ai trouvé la fable de l’abbé Aubert vraiment très jolie, mais les jaloux et l’envie sont un pléonasme ; je voudrais corriger, malgré la cabale et l’envie.

J’ai cru d’abord comme vous que l’article de la Gazette d’agriculture était une méchanceté, mais j’ai su qui est-ce qui l’avait écrit et ce n’est que bêtise. Il est juste que le correspondant de Limoges soit à l’avenant des autres ; on voit que l’auteur de cette gazette a de meilleurs principes que son prédécesseur, mais son ouvrage n’en est guère meilleur. On ne sait ce qui domine le plus de la négligence ou de l’ignorance, soit du rédacteur, soit des correspondants. M. de l’Épine s’est chargé de lui envoyer un démenti sur l’article de notre abondance.

Le Mémoire sur la caisse de Poissy est-il de vous ? J’en suis très content, mais je n’aurais pas voulu qu’on y joignît ce grand discours de Grenoble qui est à la suite et qui m’a paru phrasier et souvent erroné dans les principes. J’aurais voulu qu’on eût aussi imprimé les édits, etc., portant établissement de la caisse de Poissy. J’aurais voulu que vous eussiez trouvé quelque manière détournée, comme par exemple, le contreseing de M. Trudaine ou de M. Boutin pour m’envoyer M. de Fréval. Il faut se méfier beaucoup de la poste. Si je les eusse fait imprimer et que votre lettre eût été ouverte, toutes les précautions pour cacher l’auteur, l’éditeur et l’imprimeur n’eussent servi de rien.

Je ne vous aurais pas écrit aujourd’hui tout ce détail si je n’avais trouvé une occasion particulière pour vous faire tenir ma lettre. Je mets, par la même raison, dans votre paquet, celle que j’ai écrite à l’abbé Morellet. Mes compliments à l’abbé Baudeau. Profitez de sa bonne volonté et forcez de voiles. Adieu.

Ce 29. Cette lettre que vous auriez dû recevoir beaucoup plus tôt, est restée ici avec le porteur ; il doit partir après-demain.

Vous avez reçu depuis différentes lettres de moi. J’ai appris hier au soir la chute des cèdres du Liban[61]. Sans doute que le même vent renversera la Forêt noire que je ne crois pas bien affermie sur ses racines, sans compter beaucoup de tiges qui portent leur tête fort haut et dont le tronc est tout pourri.

Je n’aimais pas ceux qui s’en vont, mais ceux qui viennent me font trembler. Je crains aussi la guerre.

LXXXV. (Pamphlet sur le commerce des grains. — Les Lettres de Turgot à l’abbé Terray. — Les Éphémérides. — L’autorité tutélaire. — Béranger. — Linguet.)

Limoges, 21 décembre.

J’ai reçu, mon cher Du Pont, une lettre de l’homme que vous m’avez chargé de consulter[62]. Il pense que l’on ne pourrait imprimer sans compromettre l’auteur et l’ouvrage ; que, dans ce moment, ce ne sont point les écrivains qui arrêteront la mauvaise besogne, attendu que les gens dont il s’agit[63] ne les lisent pas, que le public capable d’être convaincu l’est à peu près et que le clabaudage des autres peut difficilement être réduit au silence quand il est soutenu de la cherté. Ici, je commente un peu mon texte. Il ajoute que les corps seuls peuvent opposer une résistance efficace ; celle des trois parlements et des États[64] sera respectable ; d’ailleurs, il croit qu’on sera occupé d’autre chose.

Je ne sais si on m’aura lu[65]. J’ai prié M. Albert de s’en informer.

Je vous conseille de suivre l’avis et de rester tranquille. Songez que risquer votre privilège c’est risquer doublement, pour la chose, et pour vous. J’ai été fort content du nouveau volume, à cela près que MM. les Économistes ne peuvent se défaire de leur tic sur l’autorité tutélaire, laquelle déshonore leur doctrine et est l’inconséquence la plus inconséquente de leur dogme de l’évidence. Ne répétez donc plus, vous personnellement, cette sottise. Les hommes n’ont pas besoin de tuteurs. Quand ils sont raisonnables, ils savent s’entendre et il ne faut que s’entendre. Le mot de M. Gobe-mouches contient toute la politique.

Je suis d’ailleurs content du morceau de l’abbé Baudeau sur Béardé[66] qui me paraît devoir être déconcerté. Mais ce qui m’a charmé, c’est votre réponse au copiste de Linguet ; elle m’a donné l’envie de voir l’ouvrage.

J’ai été aussi infiniment satisfait de la lettre de M. Béranger[67] et si ce qu’il dit de lui est vrai, ce doit être un homme très estimable. D’après ce que vous dites de sa position, j’ai imaginé que peut-être il pouvait avoir peu de ressources, celle de travailler en orfèvrerie étant peu agréable. J’ai pensé en même temps que j’avais besoin d’un secrétaire qui sût écrire. J’ai regretté que vous ne me l’ayez pas fait connaître pendant mon séjour à Paris. Mais que sais-je ? Quel est son caractère ? Est-il instruit ? De quoi ? Pourra-t-il prendre sur lui de se pénétrer de matières sèches pour les développer avec netteté par un travail sans gloire ? Tel écrit bien quand il est échauffé sur ce qui l’intéresse, qui ne peut rien faire sur ce qui lui est indifférent. Les têtes chaudes sont de terribles gens.

Et savez-vous, à propos de têtes chaudes, qu’il n’a tenu à rien que je n’aie eu Linguet pour secrétaire ? On me l’avait proposé dans un temps où il était sous-folliculaire aux gages de Fréron. Pensez, réfléchissez sur cela à part vous, et dites-moi ce que vous aurez pensé. N’oubliez pas qu’il faut toujours que je vous garde votre place, si vous veniez à descendre du Trône, ou si vous voulez de la Chaire, où vous dictez les lois de l’Ordre Physique et Moral, car vous êtes M. Speaker.

Adieu, mon cher Du Pont ; je vous embrasse. Je suis honteux de ne pas répondre encore aujourd’hui à M. de Mirabeau.

LXXXVI. (Les supplications des États du Languedoc.)

Limoges, 25 décembre.

Envoyez-moi, je vous prie, mon cher Du Pont, les supplications des États du Languedoc sur les grains que vous aviez fait imprimer pour l’archevêque de Toulouse. J’en ai besoin pour joindre à d’autres choses.

Je vous embrasse et n’ai pas le temps de vous en dire davantage.

—————

[1] Les Réflexions sur les Richesses.

[2] Éphémérides de 1769, tome X.

[3] Ils avaient biffé deux chapitres d’un article de Du Pont sur la Compagnie des Indes. Voir la note (a) de la lettre LXVII.

[4] L’abbé Terray.

[5] De Maupeou.

[6] Dudon.

[7] Dans les Éphémérides.

[8] Il avait succédé à Louis à partir du 1er janvier 1770 et fut remplacé par Moreau.

[9] Dans les Éphémérides de 1769, tome XI, approuvé par le censeur Guettard, avec quelques coupures, le 23 janvier 1770.

[10] Nous ne savons quel est ce vide.

[11] Roman de Saint-Lambert.

[12] Tirage en volume des articles de Du Pont sur ce sujet.

[13] Clive (1725 à 1774), gouverneur de Bengale, qui s’empara de Calcutta en 1755 et éleva très haut la puissance de la Compagnie des Indes anglaises ; accusé de concussion, il fut déclaré innocent, mais se donna la mort.

[14] Le marquis de Mirabeau.

[15] uesnay avait un logement au palais du Luxembourg.

[16] Dudon.

[17] Les membres des Parlements.

[18] De 1769 ; il fut approuvé par le censeur le 17 février 1770.

[19] L’Intérêt général de l’État, en réponse aux Dialogues de Galiani.

[20] Delamare, auteur du Traité de la Police.

[21] Par le marquis de Mirabeau.

[22] La Société d’Agriculture de Limoges était divisée en plusieurs bureau régionaux.

[23] Des Éphémérides de 1769.

[24] Moreau était substitué à Guettard.

[25] Lettres économiques de l’auteur des Représentations aux magistrats à M. le chevalier Zanobi, principal interlocuteur des Dialogues sur le commerce des blés.

[26] Lettres de M. l’abbé Baudeau, prévôt mitré de Widzyniski à M. l’abbé G… sur ses Dialogues anti-économiques.

[27] Voir ci-dessus p. 136.

[28] L’Intérêt général de l’État.

[29] D’agriculture de Limoges.

[30] Des Éphémérides.

[31] Lettre qui avait servi de signature aux Réflexions sur les richesses.

[32] Terray, qui avait fait une série de banqueroutes de janvier à mars 1770.

[33] Les Réflexions sur les richesses.

[34] Du Pont.

[35] Quesnay.

[36] La livre.

[37] Il n’a jamais existé.

[38] Éphémérides de 1769, tome XII.

[39] Des Réflexions sur les Richesses.

[40] Amie du marquis de Mirabeau.

[41] À la liberté du commerce des grains.

[42] D’agriculture.

[43] Les Réflexions sur les Richesses.

[44] Boisgelin.

[45] Année incertaine.

[46] Président à mortier au Parlement de Bordeaux, emprisonné pour ses écrits sur l’affaire de La Chalotais.

[47] Duc d’Aiguillon (1720-1780), gouverneur de Bretagne, accusé de concussion par le Parlement de Paris, ministre des affaires étrangères (1771).

[48] Terray avait demandé à court délai l’avis des Intendants sur son projet de règlement. C’est à cette occasion que Turgot lui envoya ses Lettres sur le commerce des grains.

[49] Collection des Circulaires de Turgot.

[50] De traite.

[51] De Fréval, conseiller décédé, auquel Du Pont prêtait fictivement, dans un projet d’article, des opinions favorables à la liberté du commerce des grains.

[52] Observations sur les effets de la liberté du commerce des grains et sur ceux des prohibitions ; Éphémérides de 1770, tome VI.

[53] Lettres sur la Théorie des Lois.

[54] Les lettres à l’abbé Terray sur le commerce des grains sont au nombre de sept.

[55] D’Angoulême.

[56] Sur le commerce des grains.

[57] L’abbé Terray.

[58] Sur le commerce des grains.

[59] Observations de Du Pont sur les effets de la liberté du commerce des grains.

[60] Canton de Saint-Léonard.

[61] La chute de Choiseul et de De Praslin, exilés l’un à Chanteloup, l’autre à Praslin.

[62] L’archevêque de Toulouse.

[63] Terray.

[64] Contraires à la réglementation.

[65] Les Lettres sur le commerce des grains.

[66] Lettre à M. Béardé de l’Abbaye sur sa critique prétendue de la Science économique.

[67] Lettre au premier syndic de la République de Genève du 14 mars 1770. — Béranger était un jeune homme de vingt-sept ans, natif de Genève, qui avait été orfèvre jusqu’à vingt-trois ans. Il y avait eu à Genève des troubles graves la suite des prétentions des citoyens et bourgeois natifs, à l’égard des habitants et sujets.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publié.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.