Oeuvres de Turgot – 117 – La disette du Limousin

117. — LA DISETTE DU LIMOUSIN.

I. — Lettre au Contrôleur général sur la situation de la Généralité.

[D. P., VI, 104.]

Limoges, 9 mars.

M., en répondant le 31 janvier à la lettre que j’avais eu l’honneur de vous écrire le 15 décembre précédent, au sujet de l’emploi des 80 000 francs destinés à établir des travaux publics pour le soulagement des pauvres, vous avez bien voulu me faire espérer d’écouter les représentations que je vous annonçais sur les besoins de cette province et sur la modicité de la diminution qui lui a été accordée.

Je vais donc, M., vous les exposer avec d’autant plus de confiance qu’il me semble que les circonstances qui paraissaient, à la fin de l’automne, pouvoir mettre des bornes à la bienfaisance du Roi pour cette malheureuse province, sont devenues aujourd’hui beaucoup plus favorables puisque, d’un côté, l’événement de la négociation entre l’Espagne et l’Angleterre paraît devoir rassurer sur les apparences alors très fortes d’une guerre prochaine, tandis que, de l’autre côté, les craintes que la cherté des grains, éprouvée immédiatement après la récolte, avait fait naître d’une disette universelle, doivent être dissipées. En effet, la diminution graduelle du prix des grains, qui a lieu dans presque toutes les provinces depuis environ un mois, annonce que l’abondance est plus grande qu’on ne l’avait pensé, du moins dans les provinces à froment, que le haut prix des grains qui s’est soutenu dans les premiers mois de l’hiver, a eu pour cause principale les inquiétudes occasionnées par l’extrême cherté qu’on a subie dans les derniers mois qui ont précédé la récolte de 1770 ; l’incertitude sur l’abondance réelle de la récolte jusqu’à ce qu’il y ait eu une assez grande quantité de grains battus ; l’interruption du commerce du Nord, tant par l’augmentation des prix en Pologne, en Allemagne et en Hollande, que par la crainte de la peste ; les bruits de guerre ; enfin, l’obstacle que les pluies excessives ont mis aux semailles dans tous les terrains bas. Il était naturel que, dans ces circonstances, les propriétaires différassent de vendre, soit pour assurer leur provision et celle de leurs colons, soit pour attendre une augmentation de prix que l’alarme générale leur faisait croire inévitable. Mais, les grains s’étant montrés plus abondants à mesure que l’on a pu battre, la saison ayant paru favorable aux semailles des grains de mars, les grains semés en automne paraissant promettre, et les craintes d’une guerre prochaine ayant été dissipées, les esprits se sont rassurés sur la disette, l’empressement des acheteurs s’est ralenti, et les propriétaires se sont, au contraire, empressés de vendre.

Telle est, ce me semble, M., la situation actuelle du plus grand nombre des provinces, et surtout de celles où la production du froment forme une partie considérable des récoltes. Les provinces dont la principale production est en seigle, et qui, étant en même temps situées dans l’intérieur des terres et trop éloignées des abords de la navigation, ne peuvent être secourues que par des grains transportés à grands frais, sont les seules qui soient à présent véritablement à plaindre. On dit qu’il y a quelques parties de la Champagne et de la Lorraine qui ont souffert beaucoup. Je n’en suis pas assez instruit pour en parler avec certitude ; ce que je sais, c’est que la montagne du Limousin, les parties de la Marche limitrophes du Limousin et de l’Auvergne, et la partie de cette dernière province qui avoisine le Limousin et le Rouergue, ont été presque entièrement privées de toute récolte ; que la misère y a été et y est encore portée au dernier excès, et qu’il ne peut y parvenir de grains du dehors qu’à des prix au-dessus de toute proportion avec les facultés non seulement des simples ouvriers, mais encore d’un très grand nombre de propriétaires, privés de leur revenu par le défaut de récolte. Le malheur des habitants de la montagne du Limousin est d’autant plus complet que, privés de leur récolte en seigle, ils sont dénués de toute autre ressource. Les châtaignes qui, dans le reste du Limousin, ont été un peu plus abondantes qu’on ne s’en était flatté d’abord, et qui ont beaucoup adouci le sort des habitants de la campagne, sont inconnues dans la Montagne, dont la température est trop froide pour cette production. L’avoine, qui, mise en gruau, fait une partie de la nourriture des peuples de ce canton, n’a pu être recueillie, l’abondance des pluies l’ayant fait pourrir sur la terre.

Cette différence entre la détresse de ce petit nombre de provinces et le reste du Royaume est, M., une observation essentielle sur laquelle je dois appuyer auprès de vous. J’avais cru dans mon Avis sur le moins-imposé, vous avoir mis sous les yeux les motifs les plus forts et les plus péremptoires pour vous déterminer à accorder au Limousin un traitement extraordinaire et proportionné à des malheurs extraordinaires. Cependant, je vois qu’il a été traité moins favorablement que dans des années où il n’avait éprouvé que des malheurs communs : le moins-imposé, je parle du vrai moins-imposé au profit des contribuables, est de 60 000 francs moins fort qu’en 1769, et de 20 000 francs moins fort qu’il n’avait été fixé pour 1770, avant que la disette se fût développée. C’est donc une augmentation réelle d’impôt sur 1769 et même sur 1770. Je conviens qu’outre la diminution accordée sur les impositions, il a été destiné une somme de 80 000 livres pour l’établissement d’ateliers publics qui facilitent aux pauvres les moyens de subsister. Mais cette grâce, dont je sens tout l’avantage, ne rend pas la charge des propriétaires moins forte. D’ailleurs, je vois, par ce qui se passe dans les généralités, que le Limousin n’a pas été traité beaucoup plus favorablement que les autres provinces : toutes ont eu leur part à ce bienfait du Roi, vraisemblablement à proportion de leur étendue. J’en juge par la généralité de Bordeaux, dans laquelle j’ai lieu de croire que les fonds accordés pour cet objet sont beaucoup plus considérables que dans celle de Limoges ; cependant, je sais que cette généralité n’a pas souffert extraordinairement dans ses récoltes, et qu’elle est à peu près dans le même état que l’Angoumois, dont assurément la situation n’est en rien comparable à celle de la Montagne du Limousin et des parties limitrophes de l’Auvergne et de la généralité de Moulins.

Je ne puis, M., expliquer la disproportion du traitement de cette généralité avec ses besoins, que par l’idée où sans doute vous avez été que la misère était à peu près universelle dans le Royaume, et que, l’immensité des besoins de l’État ne vous permettant pas de proposer au Roi des diminutions d’impôts assez fortes pour procurer aux peuples un soulagement proportionné, vous ne pouviez rien faire de mieux que de répartir à peut près également entre toutes les provinces le peu de sacrifices que la situation des finances vous permettait de faire.

Je ne pourrais concevoir autrement, M., que vous eussiez pu lire les détails dans lesquels je suis entré sans en être frappé et sans y avoir égard : ils sont tels qu’avec le plus grand désir de vous persuader et d’obtenir de vous un soulagement beaucoup plus considérable, il m’est impossible de trouver de nouvelles raisons, ni d’ajouter à la force de celles que je vous ai déjà exposées. Je suis donc forcé de vous les répéter, ou plutôt d’en faire une courte récapitulation, en vous suppliant de vous faire représenter encore ce que j’ai eu l’honneur de vous dire dans l’état des coltes et dans mon Avis sur le moins-imposé.

Le premier motif sur lequel j’insistais était l’horrible disette que la Province a éprouvée dans le cours de l’année 1770, et l’épuisement de toutes les ressources qui en avait résulté. Je vous observais que les ouvriers et les artisans n’avaient pu subsister qu’en vendant leurs derniers meubles et jusqu’à leurs vêtements ; que les propriétaires, forcés d’avancer la nourriture à leurs colons pour ne pas laisser leurs terres en friche, ont été presque tous obligés d’acheter à un prix exorbitant du grain au delà de ce qu’ils avaient récolté ; qu’ils avaient été en outre obligés de se cotiser pour nourrir les pauvres de leurs paroisses.

J’ajoutais un calcul frappant de la quantité d’argent que cette disette a dû faire sortir de la Province pour l’achat des subsistances. En prenant tous les éléments de ce calcul au plus bas, j’évaluais cette quantité à 3 600 000 livres ou 4 millions, somme presque égale au montant des impositions ordinaires de la Province, et qui ne peut rentrer par les voies ordinaires du commerce qu’au bout d’un assez grand nombre d’années, et je représentais l’obstacle que ce vide dans la circulation devait nécessairement mettre au recouvrement des impositions. J’insistais encore sur la nécessité de suppléer, par un soulagement effectif, à l’impossibilité où s’étaient trouvés une grande partie des contribuables de payer leurs impositions dans un temps où, faute de moyens pour subsister, ils étaient obligés de vivre de charité.

Tous ces faits sont exactement vrais, M., mais une chose non moins vraie, et qui ne paraît pas vous avoir assez frappé, c’est que ce malheureux sort a été particulier au Limousin et à quelques cantons limitrophes des provinces voisines, dont aucune n’a autant souffert. Le cri général qui s’est élevé dans les derniers mois de l’été dernier a pu faire illusion ; mais il est très certain que, dans le plus grand nombre des provinces, la cherté ne s’est fait sentir que pendant deux mois ou deux mois et demi tout au plus ; que nulle part, elle n’a été comparable à celle qu’on éprouvait dans le Limousin, plus éloigné des secours ; que, même à prix égal, les peuples de cette dernière province ne pouvaient manquer de souffrir davantage, parce que, le prix habituel des grains et, par conséquent, les revenus et les salaires du travail y étant plus bas que dans les provinces plus à portée des débouchés, la cherté, sans y être plus forte, y devait être plus onéreuse. Dans le grand nombre des provinces, cette cherté passagère n’est tombée que sur les journaliers et les artisans ; les propriétaires et les cultivateurs en ont du moins été dédommagés, peut-être même enrichis, par la vente avantageuse de leurs récoltes : dans le Limousin, au contraire, les propriétaires, obligés d’acheter du grain pour nourrir leurs colons, ont éprouvé des pertes dont ils se sentiront longtemps. Je vous l’ai dit, M., la la cherté des grains ne peut être profitable dans cette province qu’aux nobles et aux ecclésiastiques propriétaires de rentes seigneuriales et qui ne contribuent presque en rien à l’impôt ; il n’est donc pas vrai que la misère de l’année dernière n’ait affligé le Limousin que comme les autres provinces : cette généralité a été affligée hors de toute proportion, et j’ose dire qu’elle doit être soulagée hors de toute proportion.

Dans une lettre particulière que j’ai eu l’honneur de vous adresser en même temps que mon Avis, j’ai appuyé sur une autre considération non moins décisive. Je vous avais déjà rappelé dans mon Avis ce que j’avais prouvé précédemment à M. de L’Averdy, que, par une suite de la surcharge qu’éprouvait depuis longtemps cette province dans la masse de ses impositions, le recouvrement s’y trouvait arriéré de temps immémorial, de façon que les impositions n’étaient, en général, soldées qu’à la fin de la troisième année, et que le seul moyen de rapprocher des temps ordinaires les recouvrements arriérés, était de mettre la Province en état de s’acquitter par degrés, en diminuant la surcharge qui lui laisse à peine de quoi se soutenir au point où elle est, sans augmenter la masse des arrérages. Dans ma lettre, je vous ai mis sous les yeux la comparaison des recouvrements en 1770, avec les recouvrements en 1769. Comme l’année n’était pas encore finie alors, je n’ai pu vous en présenter qu’un tableau incomplet. Je viens de le faire relever exactement sur les états des recouvrements de chaque mois : il en résulte qu’en 1769 la totalité des payements sur toutes les impositions des années non encore soldées a été de 4 415 431 l. 17 s. 10 d. En 1770, la totalité des payements n’a été que de 3 513 945 l. 10 s. 10 d. La Province s’est donc arréragée, en 1770, de 901 486 l. 7 s., ou en nombre rond de plus de 900 000 l. C’est environ le quart total de ses impositions.

Réunissez, M., cette augmentation énorme, dans ce que la Province doit payer en 1771, avec un vide de près de 4 millions sur la somme d’argent existante, et voyez s’il est possible, je dis possible physiquement, qu’elle paye le courant et ces énormes arrérages, et je ne dis pas, sans écraser les contribuables ; je dis, même en les écrasant.

Cependant, M., je n’ai encore insisté que sur les suites des désastres qu’a versés sur elle la disette de 1769 à 1770. Que sera-ce, si vous faites entrer en considération les malheurs qu’elle a éprouvés de 1770 à 1771, malheurs qui lui sont tellement particuliers, qu’à proprement parler elle ne les partage qu’avec deux provinces voisines ? Je sais que le défaut de récolte n’a pas été aussi général que l’année dernière ; mais, dans la plus grande partie de la Province, la récolte a encore été très médiocre et, dans tout le canton de la Montagne, elle a été presque nulle. Dans ce malheureux canton, aucune denrée ne peut suppléer au vide des grains et la détresse y est au point qu’on n’a pas même pu semer faute de semence, et que plusieurs des grains qu’on a semés n’ont pu germer en terre, parce qu’ils ne contenaient aucune farine. Je ne fais que vous répéter ce que je vous ai déjà mis sous les yeux ; mais je ne puis m’empêcher de vous redire encore qu’il est impossible de faire payer des impositions à un peuple réduit à cette extrémité. C’est un fait très constant, que la plus grande partie des terres labourables n’ont produit aucun revenu à leurs propriétaires, et qu’ils sont obligés d’acheter du blé pour eux et pour leurs colons. Je suis obligé de vous répéter, M., qu’il est indispensable de supprimer presque toute l’imposition des paroisses les plus affligées : or, le moins imposé que vous avez procuré à la Province est infiniment trop modique pour y suffire, même en n’accordant rien à tout le reste de la Province.

J’ai fini mon Avis par un calcul qui vous a sans doute effrayé, et vous avez trouvé mes demandes exorbitantes : cependant, je crois ce calcul exact, et je crois que vous devez être frappé du rapport précis qui se trouve entre son résultat et la somme dont la Province s’est arréragée sur les recouvrements, par la seule impossibilité de payer. Je puis vous protester que je n’ai pas cherché à faire cadrer ces deux résultats, et que j’avais fait mon premier calcul avant de comparer ce que la Province avait payé dans l’une et l’autre année.

Au reste, M., comme je vous le disais alors, je calculais, j’exposais les besoins, je ne demandais pas ; je connaissais assez la situation de l’État, menacé d’une guerre, pour ne pas espérer d’obtenir tout ce que je pensais être nécessaire ; mais il y a bien loin de 900 000 l. à 220 000 et je n’aurais jamais pensé qu’après vous avoir mis sous les yeux des raisons aussi fortes, vous eussiez laissé subsister sur les contribuables une charge de 60 000 francs plus forte qu’en 1769. Si les circonstances, si les craintes de la guerre, si l’opinion de la disette générale ont mis alors obstacle à votre bonne volonté, j’ose espérer du moins que, rassuré sur les dangers de la guerre, et voyant que le Limousin a essuyé deux ans de suite des malheurs que les autres provinces n’ont point éprouvés, vous voudrez bien intéresser de nouveau en sa faveur la bienfaisance du Roi.

Vous eûtes la bonté l’année dernière, sur mes représentations, d’ajouter au premier moins imposé de 250 000 l. un supplément de 200 000 l. Pour nous faire un traitement égal, il faudrait un supplément de 230 000 l. : ce ne serait point encore assez pour les besoins que j’ai exposés et, avec ce supplément même, je ne pourrais presque y faire participer la partie de l’Angoumois ; mais je pourrais du moins soulager d’une manière efficace la partie de la Montagne, et le reste du Limousin se ressentirait un peu des bontés du Roi.

J’ose vous supplier, M., de prendre en considération ces représentations, qu’il est de mon devoir de vous faire, et auxquelles je ne puis croire que l’amour du Roi pour ses peuples se refuse, si vous avez la bonté de les faire valoir.

II. — Prêt de grains destiné à mettre les pauvres habitants de la Montagne en état d’ensemencer leurs terres.

[A. municipales de Tulle[1].]

Limoges, 26 août.

M. l’Intendant ayant été instruit par les États et mémoires de ses subdélégués que les propriétaires ou métayers d’un grand nombre de paroisses situées dans la Montagne, avaient été forcées par la mauvaise récolte de 1770 à laisser vacante une partie de leurs terres faute de semence, que ce vide dans la culture joint à l’intempérie des saisons, n’avait pas permis de faire en 1771 une récolte meilleure que la précédente, ce qui pourrait faire craindre que cette année les semailles ne fussent encore plus restreintes que l’année dernière, il s’est déterminé à faire acheter des blés pour les prêter aux cultivateurs qui n’auraient pas les moyens d’ensemencer.

Les subdélégués de chacun des districts de la Montagne nommeront dans chaque paroisse un syndic. Ce syndic se réunira avec les seigneurs, décimateurs, et curés, pour former une espèce de bureau dont les membres dresseront de concert un état des blés de semence dont la paroisse aura besoin ; d’après cet état, le subdélégué leur délivrera un mandement d’une certaine quantité de blé qui leur sera fourni au dépôt indiqué, au prix courant, pour être ensuite distribué aux pauvres cultivateurs proportionnellement au besoin qu’ils ont de semence et au peu de moyens qu’ils ont pour s’en fournir. Le blé sera prêté sur le pied de sa valeur actuelle et le prix en sera payé après la récolte prochaine, ou en argent, ou en nature ; mais, dans ce dernier cas, le blé donné en payement ne sera reçu que sur le pied qu’il vaudra pour lors. Le recouvrement s’en fera, ou par un des décimateurs de la paroisse, ou par un homme solvable qu’elle présentera, lesquels s’engageront dès à présent à le faire à l’époque fixée. Ce recouvrement sera fait sans frais, et avec privilège sur les fruits provenant de la semence fournie.

Ce prêt sera fait aux conditions suivantes :

1° Que le blé qui sera fourni, sera uniquement employé aux semailles… ;

2° Que les propriétaires et cultivateurs s’engageront à en payer le prix, dans le courant de septembre 1772, sur le pied du marché qui aura lieu lors de la livraison, si mieux n’aiment donner en payement, après la moisson prochaine à ceux qui seront chargés du recouvrement, une quantité de blé au prix courant en septembre 1772 équivalente à la somme dont ils se trouveront débiteurs pour le prêt qui leur aura été fait en 1771 ;

3° La semence se prélevant toujours sur la récolte avant le partage des fruits, la restitution de cette semence doit être également assignée sur toute la récolte… ;

4° Les fermiers des rentes seigneuriales qui se payent en nature ainsi que les fermiers des dîmes ne pourront être compris dans la distribution… ;

5° M. l’Intendant exige que les décimateurs ou leurs fermiers se chargent dans chaque paroisse du recouvrement des prêts faits par le Roi…

III. — Compte rendu au Contrôleur général des opérations relatives à la disette de 1770.

[D. P., VI, 321. — A. N., K., 908.]

Limoges, 15 novembre.

M., vous attendez depuis longtemps avec impatience le compte que je dois vous rendre de toutes les opérations que j’ai faites, soit pour l’approvisionnement de la Province, soit pour le soulagement des pauvres, ainsi que de l’emploi des fonds que vous avez bien voulu accorder pour cette destination. Je ne désirais pas moins de pouvoir vous satisfaire à cet égard. Mais la difficulté de rassembler les comptes des différents commissaires à qui j’avais confié une partie des détails dans les divers cantons de la Province, le temps qu’a exigé le dépouillement des registres des négociants que j’avais chargés des achats et des ventes, la nécessité de recommencer plusieurs fois ce travail pour reconnaître des erreurs qui s’y étaient glissées ; enfin, quelques autres circonstances imprévues, ont retardé, malgré moi, la formation du tableau que je voulais mettre sous vos yeux, et ce n’est que dans ce moment qu’il m’est possible de vous le présenter.

Sur la première connaissance que je vous donnai de la disette dont cette province était menacée, après la mauvaise récolte de 1769, et la perte totale des blés noirs, des châtaignes et des blés d’Espagne, vous eûtes la bonté de m’autoriser, par votre lettre du 20 décembre 1769, à prendre, dans les cinq premiers mois de l’année 1770, sur la caisse du receveur général des finances, une somme de 150 000 l., dont 80 000 étaient destinées à procurer des salaires aux pauvres par l’établissement de travaux publics, et 20 000 à des achats de riz, tant pour distribuer aux infirmes hors d’état de travailler que pour vendre aux personnes aisées, et diminuer d’autant la consommation du pain. Les 50 000 l. restant devaient être employées en avances à des négociants pour les encourager à se livrer au commerce d’importation par les ports de la Dordogne et de la Charente les plus à portée de cette généralité. Votre intention était alors que ces négociants fissent le commerce pour leur compte, à leurs risques, périls et fortune, et qu’ils restituassent au mois de juin suivant la somme qui leur aurait été avancée et dont ils auraient joui sans intérêts.

Sur les nouvelles représentations que j’eus l’honneur de vous faire par différentes lettres, dans lesquelles je vous exposais : premièrement, l’impossibilité où j’étais de trouver aucun négociant qui voulût se livrer au commerce d’importation dans la Province pour son propre compte, quelque encouragement que je pusse offrir ; secondement, que, dans la nécessité où j’étais de garantir les négociants de toute perte, ou de faire faire les achats au compte du Roi, la somme de 80 000 l. était beaucoup trop faible pour suffire aux achats qu’exigeait la situation de la Province ; vous eûtes la bonté, par votre lettre du 24 mars 1770, de m’autoriser à prendre sur la caisse des receveurs-généraux une nouvelle somme de 50 000 écus, destinée uniquement à des achats de grains, conformément au plan auquel je me trouvais forcé par les circonstances.

Fonds accordés en 1770 et leur destination. — J’ai donc reçu en 1770 une somme de 80 000 1. pour des ouvrages publics, une de 20 000 l. pour des achats de riz, et une de 200 000 l. pour des achats de grains. Cette dernière somme devait rentrer au Trésor royal pour le produit de la vente des grains. Les trois ensemble formaient un objet de 300 000 l., dont voici l’emploi.

Travaux publics. — Je commence par l’article des fonds destinés aux travaux publics.

La misère était trop universellement répandue dans la Province en 1770 pour que je pusse entreprendre d’une manière utile d’ouvrir des ateliers de charité dans lesquels on admît tous les pauvres, en suivant le plan que j’ai depuis mis en œuvre en 1771, où la misère n’était portée à l’excès que dans le canton de la Montagne. Ces ateliers de charité, dans l’espace de cinq mois, ont absorbé une somme de 218 000 l. Pour procurer un secours également efficace en 1770 à toute la Province, il aurait fallu une somme de plus de 800 000 l.

J’ai donc cru devoir me contenter de distribuer la plus grande partie de cette somme entre les différents ateliers déjà ouverts sur les grandes routes dans toutes les parties de la Généralité. Il fut enjoint aux entrepreneurs d’admettre sur leurs ateliers les pauvres du canton, sans distinction d’âge et de sexe, en les payant à proportion de leur travail ; le tout néanmoins jusqu’à concurrence de la somme qu’ils recevaient chaque mois, tant sur les fonds ordinaires que sur celui que vous aviez accordé. C’était toujours un moyen de subsistance offert à une portion du peuple des campagnes, et j’étais débarrassé, par cet arrangement, de toute espèce de détail pour la régie de ces ateliers, puisque, les routes dans cette province se faisant toutes à prix d’argent, les entrepreneurs avaient déjà leurs ateliers tout montés. Les sommes distribuées de cette manière aux entrepreneurs des routes ont été portées à 77 252 l.

Je fis, de plus, établir un atelier de charité pour occuper les pauvres de la ville de Limoges. Je les employai à réparer le sol d’une certaine étendue des anciens remparts qui forment l’enceinte de cette ville et qui, en même temps qu’ils forment une promenade assez belle, font partie de la grande route de Paris à Toulouse. La dépense de cet atelier a monté à 6 065 l. 8 s. 3 d., qui, joints aux sommes données aux entrepreneurs, font en total 83 317 l. 8 s. 3 d.

J’avais aussi destiné une partie des 80 000 francs que vous m’accordiez à l’établissement de filatures dans quelques petites villes de la Généralité, et à procurer de l’occupation dans ce genre aux femmes et aux enfants dans la ville de Limoges. La dépense pour cet objet est montée à 1 691 l. 15 s. Cette somme, jointe à la dépense faite sur les routes et sur les remparts de Limoges, forme celle de 85 009 l. 3 s. 3 d., qui surpasse, comme vous le voyez, de 5 009 l. 3 s. 3 d. celle de 80 000 francs que vous aviez destinée à cette partie.

Achats de riz et de fèves. — J’ai aussi passé de beaucoup la somme de 20 000 francs que vous aviez destinée à des achats de riz.

J’y ai été engagé par l’excessif retardement d’un bâtiment attendu à Bordeaux, dont j’avais arrhé une partie. La crainte de voir manquer le secours que j’avais annoncé dans les paroisses me détermina à faire un autre achat considérable à Nantes, et de plus à faire acheter une assez grande quantité de fèves pour suppléer au défaut du riz.

Tous ces achats, joints aux frais de transport dans les différents lieux de la Généralité où la distribution s’en est faite, ont employé une somme de 37 180 l. 13 s. 5. d. On pouvait espérer qu’une partie de cette somme rentrerait par la vente d’une partie des riz, et j’aurais désiré que les personnes aisées eussent pris assez de goût à cet aliment pour encourager le peuple par leur exemple à s’y accoutumer. Mes espérances à cet égard ont été trompées : la totalité des ventes qu’on a faites s’est bornée à une somme de 759 l. 18 s. 9 d., laquelle étant soustraite de la somme des achats, celle-ci se réduit à 36 420 l. 13 s. 6 d., ce qui surpasse de 16 420 l. 13 s. 6 d. celle de 20 000 1. destinée à cet objet.

Achats de grains. — J’avais chargé, dès les premiers moments, le sieur Henri Michel, négociant, de faire venir des blés de Nantes et de Bordeaux. Le sieur Petiniaud avait écrit de son côté à Amsterdam, et j’avais chargé le sieur François Ardent, le négociant le plus considérable et le plus accrédité de cette ville, de faire venir de son côté des grains de Dantzig. La totalité des achats faits par ces trois négociants a monté, y compris les frais de transport, à une somme de 383 396 l. 11 s. 8 d. La totalité des grains achetés a monté à 47 285 setiers, mesure de Limoges. La plus grande partie de ces grains avait pris la route de la Charente. J’étais un peu rassuré sur les parties de la Province qui peuvent être approvisionnées par la Dordogne et la Vézère, parce qu’étant moins éloignées des lieux où ces rivières cessent d’être navigables et, par conséquent, les frais de transport dans l’intérieur étant moins considérables, ces parties pouvaient être plus aisément approvisionnées par les seuls secours du commerce laissé à lui-même. Je savais que le sieur de Chaumont, directeur des fermes à Limoges, avait fait charger à Dunkerque deux bâtiments de différents grains qu’il se proposait de faire venir dans la Dordogne pour en faire monter les grains jusqu’à Saint-Léon sur la Vézère, lieu qui est assez à portée d’une partie du bas Limousin.

D’un autre côté, le sieur Malepeyre, négociant à Brive, s’était associé avec les sieurs Jauge, de Bordeaux, et Dupuy, de Sainte-Foy, pour faire venir une très grande quantité de grains, tant du Nord que des provinces de France d’où l’on en pouvait tirer à un prix raisonnable. Ils faisaient remonter leurs grains par la Dordogne, soit au port de Souillac, petite ville du Quercy, qui n’est qu’à huit lieues de Brive, soit au port de Saint-Léon sur la Vézère, d’où ils se débouchaient dans l’intérieur du Limousin. Ces trois négociants se sont livrés à ce commerce jusqu’à la récolte de 1770, avec un zèle dont je ne puis assez me louer, et même avec un désintéressement vraiment estimable ; bien loin de chercher à s’emparer seuls de ce commerce, il est à ma connaissance qu’ils procurèrent toutes sortes de facilités à tous les autres négociants du pays qui voulurent l’entreprendre, et ce sont eux principalement qui ont assuré la subsistance de l’élection de Brive et d’une partie de celle de Tulle pendant l’année 1770.

J’avais aussi pris des arrangements pour qu’ils envoyassent à Angoulême un vaisseau chargé de seigle, qu’ils avaient fait venir de Stettin ; mais la cargaison de ce vaisseau, s’étant trouvée un peu altérée, donna lieu à une condamnation de la part des officiers de police d’Angoulême, en sorte que, d’un côté, cette ressource devint absolument nulle, et que, de l’autre, ces négociants firent sur cette cargaison une perte très considérable. Je reviendrai sur cet objet à la fin de cette lettre, en vous parlant de l’indemnité qu’il me paraît juste de leur accorder.

Comme l’effet de ces mesures générales était nécessairement un peu lent, et comme d’ailleurs la quantité de grains que j’avais pu faire venir du dehors ne pouvait qu’être très disproportionnée à l’immensité des besoins ; comme enfin ces blés étrangers, quoique rendus à Limoges ou à Brive, se trouvaient encore très éloignés d’un grand nombre de lieux affligés de la disette, et qui pouvaient trouver quelque ressource dans le commerce avec les provinces circonvoisines, je crus devoir faciliter ce commerce par quelques avances faites à plusieurs villes, et qui devaient être confiées sans intérêt à quelques négociants ou autres citoyens accrédités, qui y joindraient leurs propres fonds, pour faire venir, des lieux les plus à portée, le plus de grains qu’il serait possible, à l’effet de vendre ces grains sur-le-champ, et de reverser successivement le produit des ventes dans de nouveaux achats. J’exigeais seulement que les fonds rentrassent en totalité dans le courant du mois d’octobre 1770.

J’employai une somme de 28 000 l. à ces prêts et je la répartis entre plusieurs villes de la Généralité. Cette opération eut assez de succès, et dans quelques-unes de ces villes, au moyen des fonds qu’y joignirent plusieurs particuliers, et en faisant plusieurs fois la navette avec le produit des grains vendus, on parvint à subvenir jusqu’à la récolte aux besoins du peuple. Comme je n’ai point exigé un compte détaillé des achats et des ventes de la part de ceux qui ont remis les sommes avancées au terme marqué, je ne suis point en état de vous dire avec précision la quantité de grains que cette opération a procurés au peuple de cette généralité ; mais je suis assuré que les achats ont au moins surpassé trois fois la somme avancée.

Je ne dois pas, au surplus, vous dissimuler que la totalité de cette avance n’est point rentrée. Quelques-uns de mes subdélégués, malgré les instructions que je leur avais données de veiller à ce que les grains provenant de ce commerce ne fussent livrés que pour de l’argent comptant destiné à être employé sur-le-champ à de nouveaux achats, n’ont pas pu résister à un mouvement de commisération qui les a engagés à faire donner des grains à des particuliers hors d’état de payer, et à leur faire crédit jusqu’à la récolte suivante. Malheureusement, la récolte de 1770 ayant encore été très mauvaise, ces particuliers n’ont pas été plus en état de payer, et la plus grande partie de ces prêts n’est point encore rentrée. Il ne sera peut-être pas impossible d’en recouvrer dans la suite une petite partie ; mais il n’y faut pas compter, et je regarde l’objet de ces prêts faits à de pauvres gens comme presque entièrement perdu. Au surplus, s’il en rentre quelque chose, on en portera le montant en recette dans le compte des opérations de 1772.

À cette perte sur les grains prêtés, il faut ajouter une somme qui a été prise sur les fonds prêtés à la ville de Chalus, et qui a été donnée à M. le Marquis du Masnadau, que j’avais engagé à faire porter au marché, dans un moment de crise, le seigle qu’il avait pour la provision de sa maison et des colons de ses différents domaines. Je lui avais promis de lui remplacer ce seigle en grains de la même espèce et de la même valeur. On ne put lui rendre des grains du Nord, d’une qualité fort inférieure au seigle du pays qu’il avait fourni. Il a été juste de le dédommager de cette différence de valeur, et cette indemnité, montant à 650 l., a formé, avec le défaut de rentrée de la valeur des grains livrés à crédit, une perte de 10 633 l. sur les 28 000 que j’avais avancées aux différentes villes.

Les dernières cargaisons demandées à Dantzig arrivèrent un peu plus tard qu’on ne l’avait compté, et une partie des grains ne put être transportée à Limoges qu’après la récolte. Ç’a été une occasion de perte sur l’opération générale qui, sans cette circonstance, aurait au contraire donné du profit. De plus, les grains étant un peu diminués de prix, quoique la récolte de 1770 eût été médiocre, je pensai qu’il serait plus avantageux de garder ces grains pour les besoins que je prévoyais devoir être grands en 1771, que de le vendre au moment même de la récolte, et je me déterminai à les garder.

Situation après la récolte de 1770. — Après la récolte de 1770, voici donc quelle était ma situation par rapport à l’emploi des fonds que vous m’aviez accordés.

J’avais reçu une première somme de 80 000 l. pour procurer des salaires aux peuples par différents travaux, soit en remuement de terres, soit en filatures, et j’avais dépensé sur cette partie 85 009 l. 3 s. 3 d.

J’avais reçu une autre somme de 20 000 l. pour être employée en achats de riz et en aumônes. J’avais dépensé, déduction faite des riz vendus, 36 420 l. 13 s. 6 d. Mais je dois observer qu’il me restait en nature 37 barriques de riz, faisant à peu près 176 quintaux, évalués 4 400 l., à raison de 25 1. le quintal. C’était une avance pour les besoins de l’année suivante.

Enfin, j’avais reçu 200 000 l. pour employer en approvisionnements de grains, et il avait été acheté pour 396 728 l. 11 s. 8 d. de grains de différentes natures. J’avais de plus prêté à différentes villes une somme de 28 000 l. employée à des achats de grains dans les provinces circonvoisines, et j’évalue à peu près la totalité de ces achats à une somme de 84 000 l. Ainsi, la totalité des grains importés dans la Province sur les fonds que vous aviez eu la bonté d’accorder montait environ à la valeur de 480 000 l., y compris les frais de transport dans les lieux de la consommation. La somme des achats n’aurait pas pu surpasser autant le fonds d’approvisionnement, si les premiers fonds rentrés n’avaient pas été reversés sur-le-champ dans de nouveaux achats, et si les négociants chargés de cette opération n’avaient pas aussi trouvé des facilités dans leur crédit.

Comme une partie des fonds ne sont rentrés que dans le courant de 1771, par la vente faite des grains restés en nature, il n’était pas possible de connaître exactement à la fin de 1770 la balance exacte de la perte ou du gain, et je n’ai su qu’en arrêtant les comptes de 1771, que la perte totale, sur les achats de grains faits en 1770, s’est réduite à une somme de 3 6301 l. 1 s. 7 d. ; cet article sera compris dans le tableau général de l’opération à l’époque actuelle du mois de novembre 1771.

À celle du mois de septembre 1770, le sieur François Ardent était en avance de 68 392 l. sur les achats dont les fonds ne lui étaient pas rentrés en totalité ; il restait d’ailleurs à rentrer les 28 000 l. d’avances que j’avais faites à différentes villes, et de plus environ 18 000 l. sur les sommes reçues par les sieurs Petiniaud et Michel de la vente des grains venus d’Amsterdam et de Nantes ; mais ces dernières sommes sont rentrées peu de temps après. Il s’en fallait donc d’environ 115 000 l. que la totalité des fonds accordés pour l’approvisionnement ne fût rentrée ; mais il restait en nature environ 15 000 setiers de seigle, mesure de Limoges, qui, à ne les estimer que 7 l. le setier, valaient 105 000 l., et qui par l’événement ont produit un peu davantage.

Opérations de 1771. — Sur le compte que j’eus l’honneur de vous rendre du mauvais état de la récolte de 1770 dans toutes les provinces. où le seigle forme la principale production, et surtout dans le canton de la Montagne, vous eûtes la bonté de m’autoriser, dès le mois d’août, à continuer de faire venir des grains pour les besoins de l’année 1771, et vous voulûtes bien me laisser pour cet objet les 200 000 l. que vous m’aviez accordées pour l’approvisionnement de 1770.

De plus, vous destinâtes, sur le moins-imposé de 1771, une somme de 80 000 l. à l’établissement de plusieurs ateliers de charité dans les cantons les plus affligés, afin de procurer, par ce moyen, aux pauvres, des salaires qui les missent en état de vivre.

L’excessive cherté des grains dans le Nord et en Hollande, les prohibitions de sortie faites dans une partie des ports de la mer Baltique, et les obstacles qu’avaient mis à ce commerce, à la fin de 1770, les craintes prématurées de la contagion qui s’était manifestée dans quelques provinces méridionales de la Pologne ; toutes ces circonstances ne permirent pas d’exécuter le projet que j’avais eu d’abord de tirer une grande quantité de grains du Nord ; il fallut tourner toutes ses vues du côté des ports de Bretagne, où cependant les grains étaient déjà à un prix très haut : les achats ont été bornés à 34 614 setiers, mesure de Limoges, qui ont coûté, y compris les frais, 354 993 l. 1 s. 8 d.

De plus, il a encore été acheté à Nantes et à Bordeaux 90 barriques de riz qui ont coûté, avec les frais de transport, 14 074 l. 5 s.

Je n’entre point dans le détail des achats et des ventes de ces grains : vous trouverez tous ces détails rassemblés dans un des tableaux que je joins à cette lettre, qui est intitulé : Résultat des comptes des achats de grains pendant les années 1770 et 1771. Vous pourrez observer dans ce résultat, qu’en général il y a eu un peu de profit sur les grains venus en 1770 de Dantzig et d’Amsterdam ; mais qu’il y a toujours eu de la perte sur les grains venus de Nantes et de Bordeaux, tant en 1770 qu’en 1771.

En 1770, les profits sur les grains du Nord ont surpassé la perte sur les grains de Nantes et de Bordeaux de 7 062 l. 18 s. 5 d., mais ce profit s’est trouvé plus qu’absorbé par la non-rentrée de 10 633 l. sur les 28 000 l. avancées pour les approvisionnements de différentes villes, en sorte qu’il y a eu une perte réelle sur les opérations de l’approvisionnement de 1770 ; mais cette perte s’est réduite, comme j’ai déjà eu l’honneur de vous le dire, à une somme de 3 630 l. 1 s. 7 d.

Il s’en faut bien que la balance des approvisionnements de 1771 ait été aussi peu désavantageuse, puisque la valeur des grains rendus dans les lieux de la consommation a monté à 354 993 l. 1 s. 9 d. tandis que la totalité des ventes n’a monté qu’à 246 984 l. 4 s. 3 d. ; ce qui fait une différence de 108 008 l. 17 s. 6 d. Mais cette différence que présente la comparaison de la totalité des achats à la totalité des ventes, n’est pas le montant de la perte réelle, puisqu’il reste une certaine quantité de grains invendus qui serviront à remplir une partie des besoins de 1772.

Il convient donc de déduire de cette perte apparente : 1° la valeur de 3 003 setiers de seigle restés invendus, et qu’on peut évaluer quant à présent 7 l. le setier ; 2° la valeur de 84 setiers de baillarge ou d’orge de mars, évaluée à 5 l. 10 s., ce qui fait en total pour ces deux objets 21 483 l. et réduit, par conséquent, la perte réelle sur les approvisionnements de 1771 à 86 525 l. 17 s. 6 d.

Les raisons de cette perte excessive sont d’un côté, le haut prix des grains dans les ports de Bretagne, où l’on avait été forcé de s’approvisionner, parce que c’était encore le lieu de l’Europe d’où l’on pouvait tirer des seigles au meilleur marché ; de l’autre, l’extrême cherté du transport de ces grains pour les rendre dans les lieux où ils ont été débités. En effet, la plus grande partie en a été consommée dans la Montagne et, par conséquent, il a fallu leur faire supporter un transport quelquefois de plus de quarante lieues par terre, dans des chemins difficiles, et qui ne sont praticables que pour des bêtes de somme, ou tout au plus pour des voitures à bœufs très peu chargées.

La perte de 1770 forme, avec celle de 1771, une somme totale de 90 155 l. 19 s. 1 d.

À la suite de ce compte général, j’ai joint un compte semblable des achats de riz et de fèves, tant en 1770 qu’en 1771, dans lequel sont détaillés les prix d’achats, les frais de transport, depuis Bordeaux ou Nantes, jusque dans les lieux principaux de la Généralité, et ceux qu’a occasionnés le transport dans les différents cantons où ont été faites la distribution et la consommation de ces denrées. Vous y verrez aussi le produit de la vente d’une partie de ces riz, et le montant de ce qui en est resté en magasin ; soit à la fin de 1770, soit à la fin de 1771. Ce dernier article fait un objet d’environ 96 quintaux, évalués 2 400 l.

Cet objet et celui des ventes étant déduits de la totalité des frais d’achats et de transports, la dépense réelle pour cet article se trouve monter pour les deux années à 42 805 l. 2 s. 6 d.

Je dois vous observer que, dans la dépense de ces deux états, je n’ai compris aucun droit de commission, ni gratification, pour les négociants de Limoges qui ont été chargés des détails des achats et des ventes, ni les intérêts des avances très considérables faites par le sieur François Ardent, l’un d’entre eux, ni les indemnités qu’il me paraît juste d’accorder pour les pertes faites par quelques négociants dans des entreprises auxquelles je les avais excités. Je réserve la discussion de ces objets pour la fin de ma lettre, après que je vous aurai rendu compte de l’opération des ateliers de charité, et présenté le tableau général de toutes les opérations de ces deux années, et de l’emploi des fonds que j’ai eus à ma disposition.

Ateliers de charité en 1771. — Vous m’aviez accordé une somme de 80 000 l. pour être employée aux ateliers de charité dans le canton de la Montagne. Comme le duché de Ventadour, appartenant à M. le prince de Soubise, renferme une grande partie de ce canton, et comme les chemins que je me proposais d’exécuter devaient être très utiles aux principales villes de ce duché, M. le maréchal de Soubise a eu la bonté de contribuer à ces ateliers pour une somme de 6 000 l.

Vous savez déjà, M., par le tableau que j’ai eu l’honneur de vous envoyer de la dépense de ces ateliers, en vous adressant mon Avis sur le moins-imposé de l’année prochaine, que la dépense a infiniment surpassé les fonds qui y étaient destinés, puisqu’elle est montée en total à 218 404 l. 3 s. 7 d. Chaque espèce de dépense y est détaillée atelier par atelier, et la nature des ouvrages y est aussi expliquée, ainsi que les motifs qui ont engagé à les entreprendre par préférence à d’autres. Je crois inutile de m’y arrêter davantage ici. Je me bornerai à vous assurer que j’ai eu lieu d’être satisfait, en général, de la quantité d’ouvrage fait en le comparant à la dépense, et qu’il résultera, des routes ouvertes dans ce canton, surtout si, comme je l’espère, elles peuvent être terminées en 1772, un avantage considérable pour le commerce ; car cette partie de la Province se trouvera traversée en tous sens par plusieurs routes très praticables qui lui ouvriront autant de communications avec les provinces voisines, au lieu que, jusqu’à présent, le commerce n’a pu s’y faire qu’à dos de mulets.

J’aurais bien voulu pouvoir produire ce bien, et procurer aux habitants de ce canton les soulagements dont ils avaient un besoin absolu, et ne point outrepasser les fonds que vous m’aviez accordés pour ces objets ; mais je n’ai pas été longtemps sans en reconnaître l’impossibilité absolue.

Les ateliers de charité n’ont pu être ouverts qu’au mois de mars, et je n’ose dire que ce soit un mal, car si on les eût ouverts plus tôt, la dépense eût été encore bien plus excessive. Dès le premier mois, je sentis combien la somme destinée à ces travaux serait insuffisante, et j’en instruisis M. d’Ormesson par une lettre du 29 mars. Je lui marquai encore, par une autre lettre du 21 juin, que la multitude d’ouvriers qui s’étaient présentés était telle, et la misère si extrême, qu’il ne m’avait pas paru possible de renvoyer tant de malheureux qui n’avaient d’autres ressources, pour ne pas mourir de faim, que le travail de ces ateliers ; qu’ainsi j’avais pris le parti de ne plus calculer la dépense et de m’abandonner à la Providence, en laissant subsister les ateliers, sans limiter le nombre des travailleurs, jusqu’au moment où la levée des foins et des grains présenterait aux habitants de la Montagne un travail équivalent. Je n’avais d’autre ressource, pour subvenir à cette augmentation de dépense, que l’espérance que vous voudriez bien consentir à la rejeter sur les fonds d’approvisionnement qui rentreraient par la vente des grains, et je fis part de mon idée à M. d’Ormesson avec d’autant plus de confiance, que j’avais vu, par sa réponse à ma lettre du 29 mars, combien vous étiez touché de la situation de cette province, et que vous n’aviez fait aucune difficulté de m’autoriser à prendre sur les fonds d’approvisionnement à rentrer une somme de 30 000 l. pour employer au soulagement des malades, vieillards, enfants et infirmes hors d’état de travailler. J’instruisis M. d’Ormesson, par ma lettre du 21 juin, que l’excessive dépense des ateliers de charité m’avait obligé de retrancher la plus grande partie de cette aumône. En effet, je l’ai bornée à une somme de 4 000 l. pour les pauvres de la ville et de la banlieue de Tulle, où, indépendamment de la misère générale, il régnait une espèce de maladie épidémique, et à la distribution de quelques barriques de riz en faveur de quelques paroisses de la Montagne. Cette distribution de riz est détaillée dans l’état des achats et de l’emploi des riz annoncé ci-dessus et joint à cette lettre.

J’avoue que je ne croyais pas alors que la perte de l’achat à la vente des grains fût aussi considérable. Mais quand il n’y en aurait eu aucune et, quand la totalité des fonds d’approvisionnement serait rentrée, j’aurais toujours été dans un très grand embarras pour subvenir à la dépense journalière de ces ateliers, qui ne pouvait rouler que sur l’argent comptant, si je n’avais trouvé toutes les ressources dont j’avais besoin dans la façon de penser et dans le crédit du sieur François Ardent, qui, non content d’avoir avancé sur ses propres fonds la plus grande partie des achats de grains en 1771, en attendant la rentrée complète des ventes de 1770, a bien voulu continuer d’avancer toutes les sommes nécessaires pour les ateliers de charité, et y verser sur-le-champ tous les produits des ventes à mesure qu’ils lui rentraient. Aussi est-il encore pour cet objet dans des avances très considérables, dont vous trouverez sans doute juste de lui tenir compte ainsi que de ses soins ; mais, avant d’entamer ce nouveau chapitre de dépense, je crois convenable de vous mettre sous les yeux la récapitulation de la totalité des opérations dans les deux années 1770 et 1771, ce qui comprendra le tableau général de l’emploi des fonds et de ma situation au 10 novembre 1771, abstraction faite des gratifications, intérêts et indemnités dus à différents négociants, objets dont je traiterai ensuite, et qui formeront un nouvel article de dépense à joindre au déficit de ce tableau.

RÉCAPITULATION GÉNÉRALE

Recette. — Les sommes que j’ai eues à ma disposition dans le courant de ces deux années montent en total à 386 000 l. ; savoir 200 000 l. destinées à des achats de grains                   200 000 l. » s. » d.

20 000 livres pour être employées en achats de riz et distributions gratuites                                                        20 000 » »

Pour les travaux publics en 1770              80 000 » »

Pour les travaux publics en 1771              80 000 » »

Plus de M. le prince de Soubise pour le même objet        6 000 » »

                  Somme pareille                 386 000 l. » s. » d.

Dépense. — Voici maintenant la totalité de la dépense :

1° Perte sur les approvisionnements en grains, dans laquelle je comprends le défaut de rentrée des sommes avancées aux villages 90 155 l. 19 s. 1 d.

2° Travaux des chemins, ateliers de charité à Limoges, et dépense pour filature en 1770                         85 009 3 3

3° Travaux publics et ateliers de charité en 1771    218 404 3 7

4° Aumônes et distribution de riz et de fèves en 1770 et 1771

47 200 3 6

Total de la dépense                    440 769 l. 9 s. 5 d.

Partant, la dépense excède la recette de            54 769 l. 9 s. 5 d.

Je dois vous observer que, quoique le déficit réel ne soit que de cette somme, l’avance effective du sieur Ardent est de 101 616 l. 8 s. 4 d.

Cette différence provient de ce que je ne compte point en dépense : 1° les grains et riz qui sont en nature ; 2° plusieurs articles en argent qui ne sont point encore rentrés ou qui ne l’étaient pas au 10 novembre, époque à laquelle j’ai arrêté les comptes ; 3° enfin, quelques dépenses accessoires des ateliers de charité, tels que des ponceaux et autres ouvrages d’art, lesquels doivent être à la charge des Ponts et chaussées. Comme il fallait exécuter ces ouvrages au moment, et comme la caisse des Ponts et chaussées suffisait à peine aux destinations ordinaires, la dépense en a été faite sur les fonds qu’avançait le sieur Ardent pour les ateliers de charité ; mais cette avance sera remplacée le plus tôt qu’il sera possible par la caisse des Ponts et chaussées.

Gratifications, intérêts et indemnités en faveur des négociants. — Malheureusement, ce déficit d’environ 55 000 l. ne forme pas la totalité de la dépense indispensable des opérations de ces deux années, puisque je n’ai pas encore parlé des gratifications, intérêts d’avances et indemnités que j’ai à vous proposer.

Vous pouvez bien penser, M., que les achats, les détails relatifs au transport des grains dans les différents lieux, et la vente journalière de ces grains, ont exigé des soins et pris beaucoup de temps aux négociants qui en ont été chargés, et qu’il n’est pas juste que ces soins soient absolument gratuits. Dans la plus grande partie des affaires de commerce, pour peu qu’elles exigent du détail, la commission pour le seul achat est rarement au-dessous de 2%. Ce n’est donc pas assurément traiter les négociants de Limoges trop favorablement que de leur accorder 2% du prix de l’achat, y compris les frais de transport, dont tous les détails ont roulé sur eux, et ont demandé beaucoup de travail par la nécessité de se servir de voitures à bœufs, qui marchaient par entrepôts depuis Angoulême jusqu’à Limoges, et depuis Saint-Léon jusqu’aux lieux de l’intérieur de la Généralité où les grains venus par la Vézère ont été conduits. J’ai donc cru devoir fixer sur ce pied la commission ou gratification que je vous propose pour eux.

1° Les achats faits par le sieur Michel en 1770, tant à Nantes qu’à Bordeaux, montent en total à 152 023 l. 11 s. 5 d.

Les 2 pour 100 de cette somme font                          3 040 l. 9 s. 5 d.

2° Les achats du sieur Petiniaud, en 1770, ont monté à 61 084 l. 2 s. 4 deniers.

Dont les 2 pour 100 font                             1 221 13 9

3° Les achats du sieur Ardent, en 1770, ont monté à 192 550 l. 15 s. 2 deniers.

Dont les 2 pour 100 font                             3 851 » 3

4° Le sieur Petiniaud n’a été chargé, en 1771, que de l’achat d’une seule cargaison, montant à 28 720 l. 1 s.

Dont les 2 pour 100 font                             574 8 »

5° Les achats du sieur Ardent ont monté, en 1771, à 339 332 l. 3 s. 9 d.

Dont les 2 pour 100 font 6 786 12 11

Total des commissions et gratifications à 2 pour 100      15 474 l. 4 s. 4 d.

J’observe que la totalité des achats mentionnés ci-dessus ne comprend pas la totalité des grains, riz et fèves qui font l’objet du compte général joint à cette lettre ; il y a quelques parties qui ont été achetées directement de quelques négociants qui les avaient demandées pour leur compte, et qui ont cédé leur marché. Ces parties regardent principalement les fèves que je me proposais de faire distribuer en aumône.

Le sieur Ardent est dans un cas particulier. Outre les soins et les peines multipliées qu’il a prises pour cette opération, c’est lui seul qui en a fait les avances de ses propres fonds toutes les fois qu’il a été nécessaire. Tous les achats de Dantzig en 1770, et tous ceux de 1771, ont été payés avec son papier ; et comme le produit des ventes était fort lent à rentrer, ses avances sont devenues très considérables : elles étaient portées au 10 février 1771 à plus de 205 000 l. J’ai déjà eu l’honneur de vous observer que, depuis l’établissement des ateliers, une grande partie des fonds qui rentraient y ont été reversés. Par ce moyen, les avances de M. Ardent se sont perpétuées, et sont restées d’autant plus considérables, que la dépense des ateliers a été fort au-dessus des fonds qui y étaient destinés, en y ajoutant même ceux qui sont rentrés de la vente des grains. Cette avance se trouvait être, au 10 de ce mois, de 101 616 l. 8 s. 4 d. Il n’est pas possible que le sieur Ardent perde les intérêts d’une avance à laquelle il s’est prêté de si bonne grâce, et au moyen de laquelle il a seul soutenu le service. Ces fonds ont été tirés de son commerce, ou il les a empruntés, et il a payé l’escompte des termes qu’il prenait sur le pied de 1/2% suivant l’usage du commerce ; il est donc indispensable de lui passer l’intérêt sur ce pied.

Comme le sieur Ardent avait payé sur ses fonds tous les achats faits à Dantzig en 1770, il se trouvait, avant d’entamer l’opération de 1771, en avance d’environ 68 000 l. Il n’a cependant demandé aucun intérêt pour cette partie et, dans le compte que j’ai arrêté avec lui, il n’a porté d’intérêts que pour les avances qu’il a faites relativement à l’approvisionnement de 1771 et à la dépense des ateliers de charité.

Vous comprenez que sa situation à cet égard a continuellement varié : à chaque payement qu’il faisait, son avance augmentait ; elle diminuait chaque fois qu’il recevait des fonds, soit du receveur général sur mes ordonnances, à compte des fonds destinés aux ateliers de charité, soit par la rentrée des grains vendus.

Entreprendre de calculer les intérêts des différentes sommes avancées jour par jour, en prenant pour époque le jour précis de chaque payement, et en partant pareillement, pour les déductions à faire à raison des fonds rentrés, du jour précis de la recette de chaque somme, c’eût été se jeter dans un labyrinthe de calculs qui aurait consommé un temps infini, et dont peut-être je n’aurais pas encore vu la fin. J’ai pris le parti, pour simplifier l’opération, de prendre toujours pour époque le 10 de chaque mois, jour auquel le commis à la recette générale faisait tous ses payements. C’était aussi le jour auquel les fonds provenant des grains vendus dans la Montagne étaient censés rentrer au sieur Ardent, et se trouvaient reversés sur-le-champ dans de nouvelles avances par les mandements que lui renvoyaient ses commissionnaires en montant des fonds tirés sur eux pour les dépenses des ateliers de charité. J’ai donc supposé que toutes les avances faites par le sieur Ardent, dans le courant d’un mois, étaient faites au 10 du mois suivant, et que pareillement tous les fonds qui lui rentraient dans l’intervalle du 10 d’un mois au 10 du suivant, lui rentraient le 10 de ce second mois, et devaient être déduits de la somme de ses avances existantes à cette époque ; en conséquence, je lui ai alloué 1/2% de la somme dont il restait en avance à l’échéance de chaque mois. C’est en opérant de cette manière que j’ai trouvé, pour la totalité des intérêts à lui dus à l’époque du 10 novembre 1771, une somme de 8 307 l. 15 s. 10 d.

La totalité de ces avances et, par conséquent des intérêts, eût été un peu moindre, si une proposition que j’avais pris la liberté de vous faire le 26 octobre 1770, et que vous adoptâtes par votre réponse du 28 novembre suivant, avait été réalisée. Ma proposition consistait à autoriser le receveur des tailles de Limoges à fournir au besoin pour subvenir à la dépense du transport des grains, laquelle devait être nécessairement payée comptant, des fonds tirés de sa caisse, pour la valeur desquels il lui serait remis des lettres de change tirées par le sieur François Ardent sur quelques-uns des meilleurs banquiers de Paris, payables à trois et quatre usances. Le receveur aurait remis ces lettres de change, ou à ses receveurs généraux, ou directement au Trésor royal, lequel en aurait fourni ses récépissés aux receveurs généraux en décharge de leur recette, et ceux-ci en auraient tenu compte pareillement à leur receveur particulier.

Vous me marquâtes, par votre lettre du 28 novembre, que, quoique les receveurs généraux fussent déjà dans des avances considérables, ils n’avaient pas hésité à consentir de faire celles dont il s’agissait pour le payement des voitures des grains, et qu’ainsi je pouvais faire les dispositions nécessaires à ce sujet. Votre lettre ne s’expliquait point sur l’intérêt de cette avance ; et, le commis à la recette générale ayant dit au sieur Ardent que les receveurs entendaient que l’escompte en serait payé sur le pied de 1/2% par mois, il devenait indifférent que cette avance fût faite par les receveurs généraux ou par le sieur Ardent lui-même, et celui-ci choisit le dernier parti comme plus simple et ne dérangeant personne. Au moyen de quoi, toutes les avances nécessaires ont été faites en son nom.

La totalité des intérêts dus au sieur Ardent jusqu’au 10 novembre 1771, jointe à la totalité des commissions, forment un objet de 23 782 l. 2 d.

Indemnité en faveur des sieurs Malepeyre, Jauge et Dupuy. — Je vous ai annoncé que j’avais encore à vous proposer quelques objets d’indemnité qui me paraissaient justes. La première et la principale de ces indemnités est en faveur des sieurs Malepeyre, de Brive, Simon Jauge, de Bordeaux, et Dupuy, de Sainte-Foy. Les titres sur lesquels ils se fondent pour demander une indemnité sont : 1° la perte qu’ils ont faite d’un bateau chargé de 300 boisseaux de grains, mesure de Bordeaux, équivalant à 450 setiers, mesure de Limoges, lequel a péri au printemps de 1770, en remontant la Dordogne.

2° La perte qu’ils ont faite sur une cargaison venant de Stettin et qui, s’étant trouvée altérée, fut condamnée par les juges d’Angoulême, et aurait été brûlée presque en entier sans l’Arrêt du Conseil que vous voulûtes bien faire rendre le 1er octobre 1770, pour donner au propriétaire de cette cargaison la main-levée des grains condamnés, à la charge qu’ils ne seraient point vendus pour la nourriture des hommes.

Ils se fondent, en troisième lieu, sur les pertes énormes qu’ils ont faites à cause des achats auxquels ils se sont livrés, à ma sollicitation, pendant l’hiver de 1770 à 1771, achats que la baisse survenue dans les prix leur a rendus très préjudiciables. Il convient de discuter successivement chacun de ces titres.

Je crois d’abord pouvoir écarter la demande fondée sur la perte d’un bateau de grains en remontant la Dordogne au printemps de 1770. Certainement, le commerce que faisaient à cet égard les sieurs Malepeyre, Jauge et Dupuy, a été infiniment utile à la partie du bas Limousin, et je leur ai rendu à ce sujet, auprès de vous, le témoignage qu’ils ont mérité. Mais, quoique leur conduite, en général, soit digne d’éloges, je ne puis croire qu’il en résulte un titre en leur faveur pour demander d’être indemnisés des pertes qu’ils ont faites dans un commerce entrepris volontairement et à leurs risques, périls et fortunes, sans aucun engagement de la part de l’administration d’entrer dans les pertes qu’ils pourraient faire. La maxime Res perit domino me paraît entièrement applicable à ce premier objet de demande.

L’indemnité réclamée sur la perte de la cargaison condamnée par la sentence des juges de police d’Angoulême, du 20 août 1770, me paraît mériter beaucoup plus de faveur. Pour vous mettre en état de décider sur cette demande, il est nécessaire de remonter à l’origine de l’envoi de cette cargaison à Angoulême.

Les dernières cargaisons achetées à Dantzig pour l’approvisionnement de Limoges ayant été retardées par différents obstacles, je craignis beaucoup que le grain ne manquât tout à fait aux approches de la récolte. Je savais que les sieurs Malepeyre et Jauge avaient en mer un vaisseau chargé de seigle, venant de Stettin, et qui devait relâcher aux rades de La Rochelle pour se rendre de là soit à Nantes, soit à Bordeaux, suivant les ordres que le capitaine devait recevoir, et suivant que les intéressés croiraient y trouver plus d’avantages. Je proposai au sieur Jauge de mander à son correspondant de La Rochelle de tenir ce navire aux ordres des négociants de Limoges chargés de l’approvisionnement, afin de le faire passer à Charente, d’où la charge serait envoyée par gabarres à Angoulême et transportée ensuite à Limoges. Le sieur Jauge se rendit à mes propositions. Les négociants de Limoges écrivirent, en conséquence, au correspondant du sieur Jauge, à La Rochelle, de faire passer cette cargaison à Angoulême pour leur compte. Ils ajoutaient cependant la condition que le grain fût bon et marchand. Malheureusement, soit que le correspondant de La Rochelle ait mal connu l’état de la cargaison, soit que le grain ne fût pas encore aussi échauffé qu’il l’a été depuis, le vaisseau fut envoyé à Charente.

Le correspondant de ce dernier port en envoya sur-le-champ des montres à Limoges. Les négociants chargés de l’approvisionnement trouvèrent le grain trop altéré, et mandèrent qu’ils ne pouvaient s’en charger, et qu’ils laissaient la cargaison au compte du sieur Jauge. Il eût été à souhaiter que le correspondant de Charente eût pris le parti de le faire mettre en grenier et de le faire remuer ; vraisemblablement ce grain, qui n’était encore que médiocrement altéré, se serait assez bonifié pour pouvoir être vendu avec avantage. Mais le correspondant de Charente, sachant que les besoins étaient très grands à Angoulême, et ne croyant pas le grain assez échauffé pour ne pouvoir être mis en vente, imagina faire le bien du sieur Jauge et des autres intéressés, en le faisant charger sur-le-champ dans des gabarres et partir pour Angoulême. Ce grain resta longtemps sur la rivière ; la saison était très chaude et le temps pluvieux ; ces grains continuèrent de s’échauffer et, à leur arrivée à Angoulème, la plus grande partie se trouva gâtée au point de ne pouvoir être vendue.

Il est certain que cet envoi fait à contre-temps par le correspondant de Charente a été, par l’événement, la principale cause de la perte essuyée par le sieur Jauge et ses associés. Ce correspondant agissait à bonne intention. Il ne pouvait pas prévoir la conduite que tiendraient les juges de police d’Angoulême, et en tous cas, ni moi, ni les négociants chargés de l’approvisionnement de Limoges, n’avions influé en rien sur le parti qu’il prit à cet égard. Ni eux, ni moi, n’avions pris non plus aucun engagement avec le sieur Jauge d’acheter sa cargaison que dans la supposition où elle serait marchande. Ainsi, l’on ne peut douter qu’à la rigueur la perte ne dût retomber en entier sur le sieur Jauge et ses associés, propriétaires de la cargaison. La seule considération que ceux-ci pussent faire valoir était que le correspondant, auquel les grains avaient été adressés à Charente et qui les avait envoyés à Angoulême, leur avait été indiqué par les négociants de Limoges, et qu’ils n’auraient jamais pensé à envoyer ce vaisseau à Charente, pouvant l’envoyer à Nantes ou à Bordeaux, sans l’invitation que je leur avais faite.

Quoi qu’il en soit, malgré l’augmentation d’altération de ces grains, il était peut-être encore possible d’en tirer parti, soit en les faisant travailler dans des greniers pour bonifier les parties qui étaient moins altérées, soit en vendant pour d’autres usages ce qui ne se trouverait pas propre à la consommation des hommes. Vous savez que des grains, quoique fort altérés, peuvent encore s’employer dans différents arts, qu’ils peuvent servir à faire de l’amidon, à brasser des eaux-de-vie de grains, à tanner des cuirs, à décaper des fers destinés à l’étamage, etc., et que tous ces usages leur assurent encore une valeur assez forte, surtout dans les temps de cherté.

Les juges de police d’Angoulême ne voulurent point entrer dans ces considérations, malgré le soin que je pris de les leur présenter dans mes lettres. Sur les premières nouvelles qu’ils eurent de l’altération d’une partie des grains du sieur Jauge, ils s’empressèrent d’en faire constater la mauvaise qualité par des procès-verbaux, et de commettre à la garde des magasins des huissiers, jusqu’à ce qu’il eût été statué définitivement sur le sort de ces grains. Le 20 août, ils rendirent un jugement, par lequel il fut ordonné que ce grain serait brûlé.

Le commissionnaire du sieur Jauge ayant interjeté appel de cette sentence, ils commirent à la garde de ces grains, jusqu’au jugement de l’appel, cinq huissiers à cent sous par jour, sans avoir égard à l’offre que faisait le commissionnaire du sieur Jauge de s’en rendre gardien volontaire.

Vous avez reconnu, M., l’iniquité de cette sentence, et vous l’avez fait casser par l’Arrêt du Conseil du 1er octobre 1770 ; vous avez ordonné, par cet arrêt, que les blés seraient restitués au commissionnaire du sieur Jauge, avec défenses de les vendre pour la consommation ordinaire, jusqu’à ce qu’il en eût été autrement ordonné.

Cet arrêt, M., n’a pas à beaucoup près réparé le tort qu’avait fait à ces grains la conduite des juges d’Angoulême. Vous concevez que, depuis la fin de juin jusque vers le 15 octobre, ces grains entassés à Angoulême dans des chais à la garde des huissiers, sans qu’il fût libre au commissionnaire du sieur Jauge de les faire remuer et vanner, ont dû s’altérer de plus en plus et perdre encore beaucoup de leur valeur.

Enfin, l’Arrêt du Conseil étant arrivé, et toutes les difficultés étant levées, les propriétaires ont eu la libre disposition de leurs grains. Comme les sieurs Jauge et Malepeyre avaient pour associé, dans cette cargaison, le sieur Brandt, négociant à Brême, celui-ci désira que ces grains lui fussent renvoyés pour être employés à fabriquer de l’eau-de-vie de grains, ce qui fut exécuté. Les propriétaires sauvèrent ainsi une partie de la valeur de leur cargaison.

Je vois, par les factures qui m’ont été mises sous les yeux, que cette cargaison, composée de 81 lasts, mesure de Hollande[2], a coûté en tout pour achats, fret jusqu’à La Rochelle, frais de transport et de toute espèce à Angoulême, frais de retour à Brême, 27 883 l. 8 s. 8 d. La totalité de ce qu’elle a produit, en y comprenant la vente d’une portion des grains moins altérés faite à Angoulême, a monté à 15 135 l. 10 s. 9 d. Il résulte, de la comparaison de ces deux sommes, que les propriétaires de cette cargaison sont en perte de 12 747 l. 7 s. 11 d.

Si moi, ou les négociants chargés par moi des approvisionnements, avions pris avec le sieur Jauge un engagement absolu de prendre sa cargaison ; si, dans les lettres qui lui ont été écrites et à son correspondant de la Rochelle, il n’avait pas été expressément énoncé de ne la faire passer à Angoulême qu’autant qu’elle serait marchande ; si c’était par mon fait ou par l’ordre des négociants de Limoges que la cargaison eût été envoyée de Charente à Angoulême, je me croirais rigoureusement obligé de tenir compte au sieur Jauge et à ses associés, non seulement de cette perte de 12 747 l. 7 s. de l’achat à la vente, mais encore de tout l’excédent de valeur qu’auraient eu ces grains en supposant que, conformément à leur première destination, ils eussent été vendus à Nantes ou à Bordeaux ; car alors ils auraient certainement été placés à un prix très haut, et n’auraient pas supporté tous les frais dont ils ont été chargés en pure perte.

D’après la connaissance que j’ai de ce que valaient alors les grains à Nantes et à Bordeaux, j’ai lieu de croire que cette cargaison, qui contenait un peu plus de 1 800 setiers, mesure de Paris, aurait rapporté bien près de 6 000 l. de profit sur le pied de 18 francs le setier, mesure de Paris. Ces 6 000 l. ajoutées à plus de 12 000 l. de perte, forment une différence de plus de 18 000 l. Peut-être serait-il juste que les juges de police d’Angoulême, dont l’erreur a été si funeste, fussent responsables en leur propre et privé nom d’une perte qui est leur ouvrage. Ils le mériteraient d’autant plus, que j’ai toutes sortes de raisons de penser que leur prétendu zèle a été principalement allumé par l’idée où ils étaient que c’était moi qui avais fait venir ce grain, et par le désir de persuader au peuple que je voulais le faire vendre pour en faire du pain. Je sens cependant combien il y aurait de difficultés à prononcer contre eux une semblable condamnation. Il y en aurait peut-être une plus grande encore à la faire exécuter, vu la médiocrité de leur fortune ; mais je ne puis m’empêcher de sentir vivement combien il est dur, pour d’honnêtes citoyens, que des juges ignorants puissent ainsi se jouer impunément de leurs biens et compromettre leur réputation.

Je reviens à ce qui me concerne. Je vous ai déjà observé que je n’avais point d’engagement rigoureux avec le sieur Jauge. La question a été discutée en ma présence par l’examen des lettres écrites de part et d’autre, entre les négociants de Limoges chargés de l’approvisionnement et le fils du sieur Jauge, qui s’était rendu à cet effet à Limoges ; mais, quoique le sieur Jauge n’ait aucun droit rigoureux à l’indemnité qu’il réclame, je ne puis m’empêcher d’être touché des considérations multipliées qui s’élèvent en sa faveur. Il est certain, comme je l’ai déjà remarqué, que cette cargaison eût été vendue à Nantes avec profit, et qu’elle y serait arrivée avec infiniment moins d’altération qu’elle n’en a subi dans le transport de La Rochelle à Charente, et de Charente à Angoulême, dans une saison très chaude et très humide. Je ne puis me dissimuler que c’est principalement sur mes invitations que le sieur Jauge s’est déterminé à faire passer ce vaisseau à Charente. Le tort des officiers de police d’Angoulême ne m’est assurément pas personnel , mais il me paraît incontestable que, quand des raisons de police ou d’utilité publique obligent à donner atteinte à la propriété d’un citoyen auquel il n’y a aucun délit à reprocher, le public lui doit une indemnité proportionnée à la perte qu’il essuie pour le service du public. Ce principe est surtout applicable à la circonstance dont il s’agit. Aucune propriété ne mérite certainement plus de faveur que celle d’un négociant qui, dans un temps de disette, vient au secours d’une province affligée en y faisant importer des grains. Le transport de cette denrée par mer est par lui-même sujet aux plus grands risques ; celui de l’échauffement est un des plus fâcheux. Un négociant est déjà trop à plaindre de perdre par cet accident la plus grande partie de la valeur des grains qu’il fait importer ; il est au moins de toute justice de ne pas lui enlever le reste en anéantissant la denrée même et en détruisant la valeur que lui donnent les usages auxquels elle peut être propre encore. Je crois que, s’il peut y avoir des raisons de police bien fondées pour ordonner cette destruction, il est de justice rigoureuse de tenir compte au propriétaire de la valeur détruite dans le cas où des juges, par ignorance ou par prévention, auraient fait perdre à un négociant sa propriété. Le Gouvernement, au nom duquel ces juges agissent toujours, serait sans doute en droit de leur faire supporter l’indemnité due au citoyen lésé ; mais, soit que le Gouvernement trouve la conduite de ces juges bien fondée et qu’il l’approuve, soit qu’il use d’indulgence envers eux, je pense qu’il doit se charger de l’indemnité.

La conséquence de ces principes serait peut-être d’indemniser le sieur Jauge et ses associés, sinon du profit qu’ils auraient fait en vendant leur cargaison à Nantes, du moins de la totalité de la perte de l’achat à la vente. Cependant, j’observe qu’il est assez difficile de connaître précisément le tort que le voyage d’Angoulême et la conduite des juges de police de cette ville ont fait à ce grain, et qu’il est constant qu’en arrivant à Charente il avait déjà souffert quelque altération dont le Gouvernement ne doit pas répondre. D’ailleurs, j’avoue que l’excédent des dépenses qu’ont entraînées toutes mes opérations sur la recette, et la somme très forte dont je me trouverai à découvert, me rendent un peu moins hardi, que je ne le serais dans toute autre circonstance, à vous proposer de dédommager pleinement le sieur Jauge et ses associés. Je me bornerai donc à vous proposer de porter leur indemnité aux deux tiers, ou tout au moins à la moitié de la perte. Mais, avant de me fixer sur cette alternative, je vais examiner le troisième motif sur lequel ce négociant et ses associés se fondent pour demander une indemnité.

Me trouvant à Brive au commencement de novembre 1770, je fis part au sieur Malepeyre de mes inquiétudes sur la subsistance des habitants de la Montagne. Il me fit sentir combien, dans les circonstances, ce commerce était devenu difficile, vu l’impossibilité de tirer des grains du Nord, et le haut prix qu’avait cette denrée dans les différents ports de France d’où l’on pouvait s’en procurer. Je lui proposai, s’il voulait s’engager à faire passer à Tulle, avant le mois de janvier, 3 000 boisseaux de seigle, mesure de Bordeaux, de le garantir de toutes pertes.

Il me dit que lui et ses associés feraient leurs efforts pour remplir mes vues ; mais quelque temps après, ils me mandèrent que la chose était absolument impossible ; que, cependant, pour secourir autant qu’il était en eux la Province, ils avaient donné des ordres illimités pour acheter des grains dans différents ports, afin de les faire passer en Limousin avant le printemps. En effet, ils firent plusieurs achats, soit en Bretagne, soit à Marans, à des prix fort hauts, et je sais qu’ils ont perdu assez considérablement sur la vente de ces grains. Ils évaluent leur perte à 15 p. 100. Je ne leur ai point demandé un compte exact, parce que je ne les crois point en droit de réclamer à cet égard une indemnité. Je leur en devrais une, sans difficulté, s’ils avaient exécuté ma proposition de faire passer à Tulle, avant l’hiver, la quantité de grains que j’avais demandée, en leur promettant de les garantir de perte ; mais cet engagement n’existe plus de ma part, puisque, de la leur, ils n’ont pu en remplir les conditions : les achats qu’ils ont faits à Marans et à Nantes ont été faits pour leur propre compte. Le zèle avec lequel ils se sont exposés à perdre, mérite des éloges ; mais il ne peut en résulter un droit pour réclamer une indemnité. Cependant, la considération résultant, en leur faveur, du zèle qu’ils ont montré, de l’utilité réelle dont leur commerce a été à la Province en 1770, enfin de la perte qu’ils firent alors d’un chargement de 300 boisseaux sur la Dordogne, me paraît devoir vous déterminer à porter la totalité de leur indemnité plutôt à 8 000 livres qu’à 6 000, en leur accordant 6.000 livres d’indemnité sur la cargaison condamnée à Angoulême, et 2 000 livres à titre de gratification, en considération de l’utilité de leur travail et des pertes générales qu’ils ont essuyées.

Le second objet d’indemnité que j’ai à vous proposer est en faveur du nommé Joseph Touvenin, aubergiste à Limoges. La difficulté d’obliger les boulangers à proportionner exactement le prix du pain à celui des grains, l’impossibilité même de prévenir toutes leurs manœuvres, me déterminèrent en 1770, de concert avec le lieutenant de police de cette ville, à encourager quelques particuliers à faire construire des fours publics où tous les bourgeois pourraient faire cuire leur pain ; et il fut convenu, entre le lieutenant de police et moi, que ceux qui feraient construire ces fours auraient la liberté de vendre du pain au public. Ce moyen de réprimer, par la concurrence, la cupidité des boulangers, m’a parfaitement réussi, et il est certain que le peuple a eu, en général, de meilleur pain et à meilleur marché qu’il ne l’aurait eu sans cette concurrence. Le nommé Touvenin s’est prêté avec beaucoup de zèle à mes vues ; il a fait construire des fours, monté une boulangerie, et a mis en achats de grains une grande partie des fonds qu’il employait dans son commerce de vins. Il a fourni de très bon pain et à plus bas prix que les boulangers de la ville. Il aurait dû naturellement gagner dans ce commerce ; mais la crainte de ne pouvoir suffire la consommation, et l’idée où l’on était dans l’automne 1770, que les grains augmenteraient beaucoup plus qu’ils ne l’ont fait, l’avaient engagé à se charger d’une quantité considérable de grains, sur lesquels il a perdu par la diminution survenue dans les prix. J’ai vérifié que sa perte va aux environs de 4 000 l. S’il s’agissait d’un négociant qui se fût livré à ce commerce d’après ses propres spéculations, je le plaindrais, mais je n’imaginerais pas de l’indemniser. Je dois penser autrement, puisque c’est uniquement à mon instigation, et pour rendre service au public, que Touvenin a quitté un commerce dans lequel il gagnait, pour verser ses fonds dans une opération où une grande partie de sa fortune se trouve compromise. Je pense, M., qu’il serait injuste de lui laisser supporter la totalité d’une perte que je lui ai en quelque sorte occasionnée, et qu’il n’aurait point éprouvée s’il n’avait pas cherché à entrer dans mes vues. Je crois donc devoir vous proposer de l’indemniser en partie par une gratification de 3 000 l., qui, jointe aux 8 000 l. que je vous ai déjà proposées en faveur des sieurs Jauge et Malepeyre, fait monter la totalité des indemnités à 11 000 l.

Ces 11 000 l., ajoutées aux 15 474 l. 4 s. 4 d. de commission ou gratification en faveur des négociants chargés à Limoges des opérations de l’approvisionnement, et aux 8 307 l. 15 s. 10 d. d’intérêts dus au sieur Ardent pour ses avances, font en tout une somme de 34 782 l. 2 d. Si, comme je l’imagine, vous adoptez à cet égard mes propositions, il faudra ajouter cette somme à la dépense totale de l’opération et, par conséquent, au premier déficit de 54 769 l. 9 s. 5 d. ; ce qui portera le déficit réel et définitif, au 10 novembre 1771, à la somme de 89 551 l. 9 s. 7 d.

C’est de cette dernière somme que je me trouverai véritablement à découvert. Je ne m’occuperai point encore à chercher les moyens de remplacer ce déficit. J’ignore quel sera l’événement des opérations de 1772, et si la perte sur les approvisionnements sera aussi considérable qu’elle l’a été en 1771 ; j’avoue que je le crains beaucoup. Mais, quoi qu’il en arrive, j’attendrai jusqu’à ce que l’opération de cette année soit terminée, et que je sache qu’elle sera définitivement la perte totale : il sera temps de vous proposer les moyens d’y subvenir. Heureusement le temps favorable qu’on a eu cet automne pour faire les semailles, et la manière dont s’annonce la levée des blés, donnent lieu d’espérer que cette année 1772 sera le terme des misères qui nous affligent depuis si longtemps.

C’est avec beaucoup de peine, M., que je vous présente un déficit aussi considérable ; je crois pourtant devoir faire remarquer, pour ma justification, qu’il vous paraîtrait moins fort si, au lieu de le comparer à la totalité des fonds que j’ai reçus, vous vouliez le comparer à la totalité des opérations que j’ai faites avec des fonds. En effet, j’ai reçu, dans le cours des deux années 386 000 l. Avec cette somme, dans le courant des deux années, j’ai fait entrer dans la Généralité des grains de différentes natures, des riz et des fèves pour la valeur de 890 248 l., j’ai fait exécuter dans les deux années pour 303 400 l. d’ouvrages et j’ai distribué pour 47 200 1. d’aumônes, en sorte que la totalité des opérations monte à plus de 1 240 000 l. J’ai donc fait pour près de 855 000 l. d’opérations au delà des 386 000 l. que j’ai reçues.

J’ose me flatter qu’un déficit de moins de 90 000 l. sur des opérations de plus de 1 240 000 l., vous étonnera moins, et que vous jugerez moins défavorablement de mon économie, peut-être même vous paraîtrai-je mériter quelque approbation ; c’est la principale récompense que je désire de mon travail.

Je vous serai infiniment obligé de vouloir bien m’instruire promptement de votre décision sur l’article des gratifications et des indemnités que je vous ai proposées, afin que je puisse annoncer aux personnes qu’elles concernent le sort auquel elles doivent s’attendre.

Vous trouverez ci-joints à cette lettre trois états, savoir : 1° le compte général des approvisionnements en grains pendant les deux années 1770 et 1771 ; 2° le compte général des achats de riz et de fèves et de leur emploi, pendant ces mêmes années ; 3° le tableau de la dépense des ateliers de charité, et des ouvrages exécutés pendant l’année 1771.

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[1] Communiqué par M. Lafarge.

[2] Le last équivalait à un poids de 2 000 livres.

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