Oeuvres de Turgot – 136 – Lettres à Caillard

1773

136. — LETTRES À CAILLARD.

XIX. (Détails divers. — Desmarets. — Rapports de la musique et de la poésie. — Les vers métriques. — La goutte. — Voltaire. — La mesure des angles.)

Limoges, 20 avril.

J’ai reçu votre lettre du 24 mars, M., et je vous remercie de la suite des Mémoires de tersbourg que vous m’annoncez. Si vous les envoyez par mer, il faut souhaiter qu’ils ne deviennent point la proie de quelque armateur anglais. Il est vrai que la lenteur des deux cours à se décider, ou plutôt leur répugnance à faire les premières hostilités, pourra laisser au vaisseau le temps d’arriver. Désormais, il ne faudra plus vous occuper de cet objet : les libraires de Paris font venir la suite de ces Mémoires à mesure qu’ils paraissent. J’ai fait remettre chez M. de Vérac les 121 livres 10 sous que vous avez déboursés.

Nous avons raisonné ensemble, et avec M. Desmarets, sur l’impression du Voyage d’Islande. Les libraires, aujourd’hui, ont tant d’humeur de la petite modification qu’on a mise à la prétendue propriété de leurs privilèges, qu’ils sont devenus dix fois plus difficiles sur l’acquisition des manuscrits ; d’ailleurs celui dont il s’agit n’est pas dans un genre piquant dont ils prévoient un prompt débit ; quant au parti de faire les frais de l’impression, il est assez risquable ; il faudrait au moins vendre 400 exemplaires pour retirer les frais, et il est difficile de compter sur un tel débit, quand on n’a pas les ressources que les libraires trouvent dans leurs échanges entre eux pour se défaire des livres peu courus. Or, il serait imprudent de risquer de perdre. Nous avons donc pensé qu’il fallait, pour éviter ce danger, renoncer à tout profit, et chercher un libraire qui se charge de tous les frais, et de vendre à son profit en vous donnant seulement un certain nombre d’exemplaires. Si vous adoptez cette idée, M. Desmarets agira en conséquence ; il suivra aussi tous les détails de l’édition avec le zèle qu’il a pour la matière et la reconnaissance qu’il doit au soin que vous avez de multiplier les preuves de son système. Je lui ai communiqué les passages de Niebuhr[1] que vous avez transcrits ; il ignorait que l’Arabie fût remplie de prismes. Les îles de la mer du Sud, Otahiti, la Nouvelle-Zélande, que Cook a visitées, sont aussi des pays volcanisés remplis de basalte.

Je voudrais fort que vous eussiez le temps de mettre par écrit vos idées sur la Métaphysique de la musique et sur son union avec la poésie. J’en ai moi-même, sur cet objet, de fort différentes de celles que je vois régner dans les écrits des disputants : ceux-ci me paraissent raisonner sur des notions bien vagues et bien peu analysées ; mais mon ignorance en musique me rend mes propres idées suspectes, et je suis fort curieux de savoir si elles seront confirmées par celles des gens qui, sachant la musique, ont plus droit que moi d’avoir un avis. Les affaires que vous avez à traiter doivent vous laisser assez de loisir pour que vous puissiez satisfaire ma curiosité.

Quant à Didon, il est absolument impossible de la publier avant que le traité de la prosodie soit fait, et même alors je ne voudrais pas trop paraître aux yeux du public sous cette espèce de travestissement. Je lui dois d’autres choses, et j’ai grande envie de payer cette dette. Ce que je pourrai faire, ce sera de faire imprimer en secret quelques exemplaires pour n’avoir pas la peine d’en faire faire des copies.

Je connais le remède pour la goutte, appelé le remède caraïbe. Mais j’ai pensé que l’usage du gaïac, dans l’eau-de-vie, pourrait avoir les mêmes avantages, avec moins d’inconvénients. Je prends, en conséquence, tous les matins une tasse d’infusion théiforme de bois de gaïac râpé, et par-dessus un demi-setier de petit lait. Ce remède est fort agréable, il m’occasionne une légère moiteur aux pieds, que je crois fort saine.

Vous savez par les papiers publics les honneurs qu’a reçus Voltaire à la représentation d’Irène. Il n’y a point de souverain qui ne fût flatté d’en avoir de pareils. Le peuple est aussi curieux de le voir qu’on l’était de voir l’Empereur. Il se prépare à retourner à Ferney ; mais il compte revenir l’hiver, et a acheté une maison dans la rue de Richelieu.

Je vous remercie de la Traduction d’Orphée. Cela m’a fait rechercher mon allemand que j’ai bien oublié. L’exactitude de cette traduction est vraiment incroyable, et serait pour nous autres Français une chose physiquement impossible, même en prose. Reste à savoir si les Allemands n’y trouvent rien qui blesse le caractère de leur langue.

Ces vers me paraissent plus agréables que ceux de Klopstock. Je ne puis cependant m’empêcher de regretter les spondées et la coupe virgilienne. Les spondées et l’emploi des longues sont un des secrets de l’harmonie de Virgile ; et le vers, qui n’est point coupé au milieu des pieds, manque absolument de grâce à mon oreille : il n’est tolérable que quand ce défaut de coupe devient utile à l’harmonie pittoresque ; c’est alors une dissonance placée à propos.

Je suppose que les Allemands ne peuvent pas mieux faire ; en ce cas, notre prosodie a de grands avantages sur la leur, puisque notre vers métrique peut revêtir toutes les formes virgiliennes…

L’abbé Rochon, de l’Académie des sciences, a trouvé un moyen très ingénieux de faire servir la double réfraction du cristal d’Islande à la mesure des plus petits angles. Il a déterminé par ce moyen les diamètres des planètes à un dixième de seconde près, tandis que, par les méthodes ordinaires, on peut à peine répondre d’un angle à cinq secondes près. Ce moyen est si précis, qu’on peut, sans triangles, et en pointant directement sa lunette sur une base connue de quelques pieds, mesurer à terre des distances de 3 000 toises, avec beaucoup plus de précision qu’il n’est possible de mesurer aucune base sur le terrain ; en sorte qu’on peut lever toute carte sans quart de cercle et sans base, mesurée sur le terrain. On n’a pas même besoin, pour mesurer les distances médiocres avec une précision suffisante pour l’usage, de connaître la base à laquelle on pointe : en répétant l’opération, en s’éloignant de la base d’une quantité connue, on trouve, par un calcul très facile, et la mesure de la base, et la distance où l’on est. Je vous enverrai l’ouvrage qu’il va publier à ce sujet, aussitôt que l’impression en sera terminée.

Pour multiplier les instruments de ce genre, il faut avoir du cristal d’Islande, et autant les morceaux, petits, irréguliers d’une transparence louche ou interrompue, sont communs, autant est-il rare d’avoir des morceaux d’une belle transparence, et assez considérables pour qu’on puisse y tailler des prismes d’une étendue suffisante pour remplir le champ des plus grandes lunettes.

Vous êtes à la source du cristal d’Islande, et vous ne pouvez nous en envoyer en trop grande quantité, ni des morceaux trop gros, et trop choisis pour la transparence. Il ne faut pas même que des défauts considérables vous arrêtent ; c’est l’affaire de l’ouvrier de diriger sa coupe de façon à ne pas renfermer ces défauts entre les faces de son prisme. Vous ferez vraiment une chose utile au progrès des sciences de vous occuper de cet objet avec ardeur, et de nous envoyer successivement ce que vous pourrez rassembler de ce cristal. Si, comme il y a grande apparence, la guerre se déclare entre la France et l’Angleterre, je vous prie de prendre des voies sûres, et de préférer la voie de terre, bien entendu que le cristal ne sera point exposé aux cahots qui le feraient éclater. Les morceaux particuliers peuvent se confier à des voyageurs qui les apportent dans leur chaise de poste, et c’est la meilleure manière.

Sans le cabinet de M. de La Rochefoucauld, l’abbé Rochon aurait été fort embarrassé pour ses premiers essais.

M. de Vérac m’a parlé d’un morceau de près d’un pied cube qu’il a vu. Cela m’a donné de grandes espérances. J’ai vu avec grand plaisir qu’il avait beaucoup d’amitié pour vous, et qu’ainsi vous pouvez jouir d’un sort agréable, qui peut un jour devenir plus solide, et vous conduire à une retraite tranquille. Vous savez combien je prendrai toujours part à votre bonheur, et combien vous devez compter sur mon amitié.

XX. (Nouvelles idylles de Gessner. — Les Contes de Diderot. — Les Éloges de Thomas. — Détails divers.)

9 juin.

J’ai reçu, mon cher Caillard, dans son temps, votre lettre du 21 avril et les Nouvelles Idylles de Gessner, en allemand. J’ai reçu aussi votre lettre du 28 mai, datée de Wawron, où vous me paraissez craindre que votre première lettre ne me soit pas parvenue ; mais vous savez qu’il n’y a quelquefois d’autre conséquence à tirer de mon silence, sinon que j’ai été paresseux ou entraîné par un courant d’occupations. Vous êtes indulgent sur ce genre d’inexactitude ; mais j’avoue que j’ai eu tort de vous laisser dans l’incertitude. J’ai, dans cet intervalle, fait un voyage en Picardie et en Flandre pour visiter les ouvrages entrepris pour la navigation ; j’ai vu un très beau pays que je ne connaissais point, et beaucoup de choses intéressantes. Ce voyage m’a empêché de voir M. Simonin que j’ai cependant fait prévenir sur votre compte et à qui je me propose de demander la permission de faire passer par lui notre correspondance.

La traduction des Nouvelles Idylles est élégante, mais il s’en faut bien qu’elle soit faite avec la scrupuleuse exactitude qu’on s’était prescrite dans la traduction des premières. Gessner a traduit Diderot bien plus exactement.

Si vous pouvez me procurer les quatre premières parties des œuvres de l’auteur, du même format que les Idylles allemandes, et les Idylles françaises du même format, vous me ferez toujours grand plaisir.

À propos d’allemand, j’avais un Dictionnaire allemand en 2 vol. in-8° imprimé à Strasbourg. Il est même dans le catalogue que vous avez fait en petites cartes, et je ne le trouve point parmi mes livres ; c’est le seul que j’aie. Je ne puis concevoir ce qu’il est devenu, à moins que vous ne l’ayez confondu avec vos livres, ce qui est très possible, si vous avez eu besoin de le consulter.

J’ai fait dernièrement l’emplette des quatorze premiers volumes des Mémoires de l’Académie de Berlin. Il en reste huit, et si vous prévoyez pouvoir me les faire parvenir tôt ou tard, je ferai écrire à M. de Lagrange[2] de vous les faire passer à Cassel. J’attendrai votre réponse avant de faire écrire. Si vous avez occasion de trouver les Lettres d’Euler à une princesse d’Allemagne, 2 vol. in-8° imprimés à Pétersbourg, je ne serais pas fâché de les avoir.

M. Desmarets n’est pas assez déraisonnable pour exiger que vous l’imitiez dans ses cours lithologiques ; il sait bien que vous avez autre chose à faire ; mais tout ce que vous pourrez recueillir chemin faisant lui sera bon. Ainsi, les pierres noires de Weissenstein et qui donnent un si beau démenti à leur nom, seront très bien reçues.

Je suis enchanté de ce que vous me dites de votre santé et du bonheur dont vous jouissez auprès de M. de Vérac, à qui je vous prie de dire de ma part combien je suis flatté de son souvenir et combien je désire que les circonstances me mettent à portée de cultiver sa connaissance et de mériter son amitié.

Mme d’Enville vous fait ses compliments, et MM. Delacroix, Tresaguet, Desmarets, etc., vous disent mille choses.

Mme de Boisgelin et l’archevêque d’Aix me dirent, il y a quelque temps, qu’ils n’avaient pas entendu parler de vous. Peut-être ont-ils eu depuis de vos nouvelles.

L’abbé Venini vit assez solitaire ; MM. de Cond… et de Ker…[3] lui ont fermé la maison de Mlle de Lespinasse.

Les Contes de Diderot n’ont pas eu grand succès ; quelques traits de mauvais goût en ont effacé tout le mérite. On a réimprimé les Éloges de M. Thomas, avec une préface ou Traité des Éloges en 38 chapitres faisant 2 volumes in-8°, où chaque ligne contient au moins une pensée fine, profonde ou brillante. Jugez du plaisir qu’on trouve à cette lecture. C’est dommage, car il y a réellement beaucoup de choses intéressantes dans cet ouvrage, et surtout une honnêteté courageuse qui fait aimer et estimer l’auteur.

Adieu, mon cher Caillard ; vous savez combien vous devez compter sur mon amitié.

XXI. (Détails divers. — Les Éloges de Colbert. — Necker.)

6 septembre.

… Je suis enchanté de ce que vous me marquez de vos occupations et du bonheur dont vous jouissez auprès de M. de Vérac, que je vous prie de remercier pour moi de son souvenir.

Dès qu’il y a des pierres ponces à Weissenstein, c’est une preuve que ce pays a brûlé. Quant à la reconnaissance des courants de lave et de leur direction, cela demande des yeux exercés et un examen détaillé, car ces courants ne sont sensibles que par la nature des pierres répandues sur le terrain et qui, le plus souvent, sont mêlées et recouvertes en partie de terre végétale.

Je vous envoie une épître charmante de Voltaire à Marmontel, avec la réponse qui ne coule pas d’une verve aussi facile. Nous avons des Éloges de Colbert, qui excitent assez de fermentation et qui révoltent, comme de raison, non seulement les économistes, mais tous les partisans de la liberté. Celui de M. Necker, qui a remporté le prix, n’a pas assez d’éloquence, à beaucoup près, pour compenser l’absurdité du fond des choses ; mais il a enchéri sur le boursouflage de M. Thomas, et ce bruit est apparemment très propre à réveiller les oreilles accoutumées à reposer sur le fauteuil académique.

Je compte m’en retourner incessamment à Limoges. M. Delacroix vous fait mille compliments. Desmarets est à courir l’Auvergne.

Adieu, mon cher Caillard, portez-vous bien, comptez toujours sur mon amitié, et donnez-moi quelquefois de vos nouvelles.

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[1] Niebuhr (1733-1815), danois ; son voyage en Arabie date de 1772.

[2] Lagrange (1736-1813) établi à Berlin de 1766 à 1787.

[3] Peut-être Condorcet et de Keralio.

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