Oeuvres de Turgot – 147 – Lettres à Condorcet

1774

147. — LETTRES À CONDORCET[1].

[Henry, 191, 192.]

XXXVII. — (Brevet de l’abbé Bézé. — Discours de Suard. — Lettre du théologien de Condorcet. — Croix de Saint-Louis pour Pinel. —Instruments de l’abbé Magellan. — Réflexions de Marguerie, sur les ouvrages d’Euler).

Compiègne, 10 août.

J’étais plus près de vous à Limoges qu’à Compiègne, M., car j’avais du moins le temps de vous écrire.

Voici le brevet de M. l’abbé Bézé ; mais on ignore s’il doit passer au sceau. Il faut, m’a-t-on dit, écrire sur les lieux pour s’en assurer ; peut-être trouverez-vous à Paris des moyens de le savoir. Si ce brevet doit être scellé, vous me le renverrez.

Je n’ai pas eu le temps de lire une panse d’a, à la réserve de mémoires manuscrits ; je n’ai pas pu jeter les yeux sur le discours de M. Suard[2], ni même sur la Lettre du théologien, quelque faible qui me reste pour la théologie.

La croix de Saint-Louis demandée pour M. Pinel[3] est une chose impossible à vue de pays. M. de Boynes avait écrit à la Martinique et j’attendrai la réponse ; il aurait plutôt fait de dire non tout de suite.

Je donnerai la note au premier commis des fonds pour faire payer les instruments à l’abbé Magellan.

Votre ami, M. Marguerie[4] m’a fait plusieurs réflexions sur les livres d’Euler à imprimer : il vous en fera part. Ce monsieur a bien de l’esprit et bien des connaissances, mais une manière un peu plus précipitée que la mienne ; ses lumières m’inviteraient à lui marquer beaucoup de confiance, mais je voudrais que son caractère fut plus modeste et ne dut pas me faire craindre de paraître m’y livrer trop : il a souverainement déplu à bien des gens par mille petits traits désagréables pour ceux qui les éprouvent et qui retombent la fin sur ceux qui les font éprouver.

Je ne puis vous répondre sur les autres articles de votre lettre, ce n’est pas qu’ils ne soient fort intéressants, mais il faut qu’un ministre dorme.

Dîtes mille et mille choses pour moi à Mlle de l’Espinasse et à tous nos amis. Il m’est absolument impossible d’écrire à personne aujourd’hui. Je vous embrasse[5].

XXXVIII. — (Impatience de Condorcet. — Bernardin de Saint-Pierre. — Machine à dessaler l’eau de mer : D’Estelle, Lavoisier, Rochon).

Compiègne, 17 août.

Je ne réponds point, M., à toutes vos folies[6]. L’abbé de Véri m’a dit ce qu’il en pense. Sur beaucoup de points vous prêchez un converti ; sur d’autres, vous n’êtes pas à portée de juger ce que les circonstances rendent possible ; surtout vous êtes trop impatient. Votre plus grand tort est d’écrire par la poste ; il ne faut rien faire qui puisse nuire à vous, ni à vos amis, parce que vous iriez directement contre votre but. Ne m’écrivez donc rien, je vous en prie, que par des occasions ; envoyez vos lettres à Mme Blondel ; elle les donnera à mes courriers qui passent tous les jours chez elle à dix heures du matin.

Je ne crois pas trop possible ce que me propose M. de Saint-Pierre, mais je chercherai sûrement à l’employer.

Quant aux essais que j’ai à faire faire, j’en charge D’Estelle[7], officier de mérite, neveu de Mme Blondel, que j’envoie à la Martinique. Il s’embarquera à Brest au mois d’octobre. Je vous prie de l’aboucher avec M. Lavoisier pour la machine à dessaler l’eau de mer. Je suis assez de l’avis de M. Lavoisier pour l’envoi d’un ouvrier à Brest qui aidé, par M. D’Estelle et par l’abbé Rochon, assurera la bonne exécution de l’ouvrage ; il faut tâcher d’être sûr de son fait et ne pas plaindre une légère dépense à l’égard de la préférence du fer-blanc. J’en causerai à Paris avec M. Lavoisier. Adieu, je vous embrasse ; mille choses à tous nos amis.

————

[1] Condorcet avait écrit à Turgot :

Juillet. — « Je vous envoie le rapport fait du loch de M. Magellan ; c’est l’original, ainsi, je vous prie de me le renvoyer. M. Magellan me remettra un mémoire de ce que vous lui devez, y compris les ports, dont il n’a pas fait mention dans le premier. Il se propose de faire imprimer la description de son instrument ».

20 juillet. — Il a paru, depuis votre départ, M., un petit ouvrage intitulé : Lettre d’un théologien à l’auteur du Dictionnaire des Trois Siècles. Il réussit assez bien. Je l’ai trouvé fort agréable. Si l’on ne peut donner la chasse aux bêtes féroces, il faut du moins faire du bruit pour les empêcher de se jeter sur les troupeaux. Mais toutes ces brochures ne sont que des coups d’épingle que le colosse de la superstition peut à peine sentir et qui ne font qu’exciter sa fureur sans lui ôter de ses forces.

Votre entrée dans le ministère est un coup de foudre… On dit à Paris que vous réussissez à merveille auprès du Roi ; je le désire pour bien des raisons ; je ne voudrais pas que l’arrangement des Parlements se fit sans vous.

Qu’il y a de choses à faire pour le bien public ! Proscrire le fanatisme, et faire justice aux assassins de La Barre, assigner pour chaque crime une peine légale, supprimer la question…, établir un tribunal où le particulier insulté par un magistrat ou qui aurait un procès avec lui serait jugé par d’autres que par les confrères de son adversaire.

On m’a dit qu’il était question de disperser les régiments de cavalerie et de dragons dans les villages ; c’est une source abondante de corruption et de misère pour les campagnes et une source d’indiscipline pour les troupes. J’ai peur que l’esprit petit et étroit de cet homme* ne nous fasse beaucoup de mal et qu’à force de faire des sottises, il ne vienne à bout de persuader que M. de Choiseul est un homme nécessaire. Prenez garde aux dévots. Je commence à sentir que j’ai perdu à votre ministère, et j’ai besoin de réflexion pour me consoler. Il faut que je pense à nos colonies, à leurs malheureux habitants opprimés par des gens déshonorés en Europe, à ces nègres que Louis XV a abandonnés à la barbarie de leurs maîtres dans la sainte espérance qu’on pourrait les rendre chrétiens à force de coups de fouet. Je vois d’avance le bien que vous ferez à ces infortunés…

(Dimanche, août). — Ceux qui vous ont vu disent que vous vous portez à merveille et que vous êtes aussi calme que si vous n’aviez rien à faire. Je suis curieux de voir si ce visage là tiendra le Contrôle général.

* Le maréchal Du Muy.

[2] Discours de réception à l’Académie française.

[3] Célèbre aliéniste.

[4] Officier de marine et géomètre.

[5] Marguerie contestait l’utilité de l’impression des livres d’Euler.

[6] Condorcet lui avait écrit :

Août. — « On commence à savoir dans le monde que le clergé ne paie point les corvées et on en est un peu indigné. On vous accuse de faiblesse, ce qui n’est pas juste. Vous pourriez, pour réparer cela, faire imposer à la taille les fermiers d’Église proportionnellement au prix de leur bail et à la somme que la généralité où ils sont, paient pour les chemins, et remettre au peuple une quantité de tailles égales. Cela ne serait pas injuste envers ces fermiers que vous exemptez de la corvée. Vous auriez par là les déclarations des biens d’Église et vous soulageriez le peuple ».

[7] Grimaux (Œuvres de Lavoisier) l’appelle Deslette et M. Henry (Correspondance de Turgot et de Condorcet), Estelle. Le nom exact est D’Estelle. La même correspondance renferme en outre un projet de lettre de Condorcet de juillet où il faisait valoir les titres de Bernardin de Saint-Pierre à un emploi dans les colonies.

Condorcet insista plusieurs fois dans d’autres lettres en faveur de Bernardin de Saint-Pierre.

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