Œuvres de Turgot – 210 – La corvée des chemins

Œuvres de Turgot et documents le concernant, volume 5

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1776

210. — LA CORVÉE DES CHEMINS[1]

I. — Lettres à Trudaine de Montigny.

(Au sujet des craintes qu’il a exprimées.)

[Vignon, III, 114.]

Première lettre.

Versailles, 3 janvier.

Je vous envoie, mon ami, le préambule. Je ne crois pas l’endroit que vous critiquez susceptible du sens qui vous alarme. Au surplus, je le corrigerai.

J’ai fait sur votre idée une réflexion, c’est qu’en Limousin l’imposition passe la proportion que vous voulez proposer. Cela est encore plus fort dans la généralité de Caen.

Je communiquerai votre lettre à M. de Maurepas et au Garde des Sceaux.

Je ne pourrai pas aller à Paris, car ma sciatique est devenue beaucoup plus forte et plus douloureuse.

Deuxième lettre.

14 janvier.

Vous vous moquez de moi, mon ami, et vous me désolez avec vos idées de méfiance. Comment peuvent-elles vous entrer dans l’esprit, et comment voulez-vous que, pressé comme je le suis, j’aie le temps de discuter par écrit de pareilles misères ? passez-moi le terme. Je vous embrasse.

II. — Observations du Garde des Sceaux (de Miromesnil)[2] et Réponses de Turgot.

[D. P., VIII, 178. — D. D., II, 251.]

(Les privilèges de la noblesse et du clergé.)

(Les observations du garde des Sceaux sont en italique, les réponses de Turgot en texte ordinaire.)

Il n’est pas possible de refuser aux intentions dans lesquelles ce projet a été dressé un hommage que la vérité exige. Il annonce des vues d’humanité et des principes de justice louables à tous égards, et, quoique les observations que je vais proposer semblent être contre ses dispositions, mon dessein est moins d’opposer une véritable contradiction que de discuter comme elle le mérite une matière si importante.

Sur le préambule. — Il est certain que la confection des grandes routes est absolument nécessaire pour faciliter le transport des marchandises et des denrées, pour la sûreté des voyageurs, et par conséquent pour rendre le commerce plus avantageux et le royaume plus policé et plus florissant.

Les avantages que l’État en doit retirer sont si évidents, si certains, que ce fut un des premiers objets dont M. le duc de Sully s’occupa lorsque Henri IV fut affermi sur le trône, et que ce ministre si vertueux et si sincèrement attaché à son maître et à la patrie fit commencer des plans et des alignements, et planter dans plusieurs provinces des arbres pour en conserver les traces. Il n’y a pas longtemps que l’on voyait encore, même dans des provinces assez éloignées, de ces arbres qui avaient conservé le nom de Rosnis.

Il eût été difficile que M. le duc de Sully eût pu pousser bien loin l’exécution de son projet à cet égard. Le règne tranquille de Henri IV n’a pas duré assez longtemps ; d’ailleurs, la guerre que ce monarque était sur le point d’entreprendre, lorsque la France eut le malheur de le perdre, aurait pu consommer les épargnes que son ministre avait faites et le forcer non seulement de continuer celles des impositions qu’il n’avait pu ôter, mais encore l’obliger à augmenter les subsides.

Les dissipations énormes qui suivirent la perte de Henri IV, les troubles de la minorité de Louis XIII, les agitations dans lesquelles son règne se passa, les guerres étrangères et intestines qu’il eut presque toujours à soutenir, ne lui permirent pas de mettre dans ses revenus l’ordre qui aurait été à désirer, ni à plus forte raison de s’occuper de la confection des grandes routes.

La minorité de Louis XIV fut encore plus orageuse, la déprédation plus terrible que jamais, et il fut impossible de rien faire de bien jusqu’au moment où ce monarque, ayant pris tout à fait les rênes du gouvernement, préposa M. Colbert à l’administration des finances.

Alors le Royaume sembla prendre un nouvel être. Ce ministre créa des branches de commerce qui avaient été inconnues jusqu’à son temps ; il établit des manufactures dans l’intérieur du Royaume ; les forces maritimes qu’il procura à son maître protégèrent et étendirent le commerce.

Sous cette administration, le Royaume de France acquit de nouvelles forces. Le ministre habile qui veillait sur tout, et à la vigilance duquel rien n’échappait, fit valoir toutes les ressources dont il était susceptible ; il affermit tellement la constitution de l’État, que les malheurs mêmes qui suivirent les victoires de Louis XIV n’ont pu l’anéantir, malgré la multiplicité des charges que les différentes guerres qu’il eut à soutenir le forcèrent d’imposer à ses peuples. On reconnut plus que jamais l’utilité et même la nécessité des grandes routes ; mais les travaux ne furent pas poussés aussi vivement qu’il eût été à souhaiter, faute de fonds suffisants.

La minorité de Louis XV a été assez tranquille, et malgré les guerres que ce monarque eut dans la suite à soutenir, les revenus de l’État ont été encore augmentés considérablement. Le commerce a souffert quelques altérations ; mais il n’en a pas moins continué d’être fort étendu. Les manufactures se sont multipliées, et malgré l’insuffisance actuelle des revenus du Roi, occasionnée par des emprunts immenses et par des emplois peut-être mal appliqués et mal réfléchis, l’on ne peut disconvenir que le Royaume est riche et a encore de grandes ressources.

C’est, à la vérité, sous le règne de Louis XV que les travaux pour la confection des grandes routes ont été poussés avec la plus grande vigueur et se sont le plus perfectionnés. Je crois que l’on est redevable de cet avantage aux rares talents de M. Trudaine le père. C’est lui qui a réglé par une sage économie la meilleure destination des fonds prélevés dans toutes les généralités pour l’entretien des Ponts et chaussées et des turcies ; c’est lui qui a formé un corps d’ingénieurs destinés à dresser les plans, à tracer les chemins, à veiller aux ouvrages ; qui a établi et excité entre eux une émulation salutaire, et qui leur a assuré un salaire honnête et même des récompenses et des retraites, lorsque l’âge et les infirmités ne leur permettent plus de travailler.

Mais comme les fonds destinés à la construction et à l’entretien des Ponts et chaussées ne pouvaient être suffisants pour la confection des grandes routes, l’on a été forcé de recourir aux corvées et de faire faire ces travaux par ceux des gens de la campagne qui sont imposés à la taille.

Ce n’est pas M. Trudaine qui a introduit l’usage des corvées ; il est plus ancien que lui pour la confection des chemins. Je crois qu’il date des dernières années de Louis XIV, et qu’on en a d’abord fait usage dans des provinces où les circonstances de la guerre, exigeant qu’on rendît promptement les chemins praticables pour faciliter le transport des munitions, on se servit du moyen de commander les paysans des environs, parce qu’on n’avait pas le temps de chercher des entrepreneurs ni de monter des ateliers et, plus encore, parce qu’on manquait d’argent.

Dans la suite, les intendants de ces provinces ayant voulu réparer d’une manière plus durable quelques chemins jugés nécessaires, usèrent de ce moyen, qu’ils avaient trouvé commode, et qu’ils imaginèrent ne rien coûter. Après avoir fait quelques chemins, on en fit d’autres. L’exemple des premiers intendants fut suivi par leurs voisins. Les contrôleurs généraux l’autorisèrent ; mais il ne fut véritablement établi que par l’instruction envoyée en 1737 aux intendants par M. Orry et ce ne fut pas, à beaucoup près, sans murmures de la part des peuples, et sans répugnance de la part d’un grand nombre d’administrateurs.

L’on ne peut disconvenir que les travaux que l’on exige des corvéables, déjà assez malheureux par le payement de la taille et autres impositions qui viennent à la suite de celle-ci, et auxquelles elle sert pour ainsi dire de tarif, sont un surcroît de charge véritablement onéreux, et qui le devient encore davantage par tous les défauts de l’administration, qui sont très bien exposés dans le préambule du projet d’édit, et qu’il est inutile de rapporter ici.

Il est impossible de présumer que M. Orry, qui a été longtemps contrôleur général des finances sous le règne de Louis XV, et M. Trudaine le père lui-même n’aient pas senti comme nous tous les inconvénients qui en résultent. Il n’est guère plus possible de penser qu’ils n’aient pas imaginé que la voie d’une imposition particulière pour cet objet paraîtra la plus simple, et qu’ils n’aient pas songé qu’il semblait plus juste et plus facile de faire partager ce fardeau aux propriétaires, et même de le leur faire supporter entièrement.

Je crois que M. Orry, qui peut-être dans la généralité où il avait servi, n’avait pas eu beaucoup occasion d’employer les corvées, n’en a pas connu tous les inconvénients que l’expérience n’a que trop fait connaître depuis.

Quant à M. Trudaine, il s’en faut beaucoup qu’il ne les connût pas, et je l’ai vu souvent désirer qu’on pût affranchir les peuples de ce fardeau. Il s’est souvent expliqué avec moi sur le véritable motif qui avait déterminé M. Orry à préférer la corvée à l’imposition, et ce motif n’était autre que la crainte qu’une imposition ne fût détournée de son objet, et que les peuples ne supportassent à la fois l’imposition et la corvée. J’ai tâché de répondre à cette objection dans le préambule de l’édit, et je crois les précautions que je propose suffisantes pour rassurer. Je reviendrai peut-être sur cet objet en suivant les observations de M. le garde des sceaux.

Pourquoi donc ces deux administrateurs, aussi habiles qu’attachés au bien de l’État, ont-ils préféré la corvée de bras et de chevaux à l’imposition ? Ne pourrait-on pas dire qu’ils ont pensé que les travaux, assignés avec prudence aux temps de l’année où les habitants des campagnes sont le moins occupés à la culture de la terre, leur sont le moins onéreux ?

Que les travaux des chemins peuvent être solidement faits, quelques ouvriers que l’on y mette, pourvu que les ingénieurs, les sous-ingénieurs, les piqueurs, veillent avec attention à l’emploi des matériaux et à tous les détails contenus à ce sujet dans le préambule du projet.

Que si l’on est obligé d’employer un plus grand nombre de jours de corvée pour la confection d’une route neuve, son entretien, lorsqu’elle est une fois faite, n’en demande que très peu chaque année, et, par conséquent, cesse d’être très onéreux.

Que l’on peut adoucir beaucoup cette espèce de peine en réglant avec soin les tâches des différentes paroisses, en ne les faisant point trop fortes, et en s’appliquant à ne point les marquer dans des lieux trop éloignés. Ce sont des soins que MM. les intendants et les ingénieurs doivent se donner, et dont on s’aperçoit dans les généralités où cette portion de l’administration est confiée à des personnes actives, vigilantes et exactes.

On essaye, dans les quatre alinéas que l’on vient de lire et dans les suivants, de faire entendre qu’il est absolument nécessaire de continuer les corvées en évitant une partie des inconvénients de cette méthode, que j’ai développés dans le préambule.

Je réponds que quand il serait vrai que, avec une vigilance continue dans les chefs et dans les subalternes, on pût rendre la corvée supportable, ce sera toujours un très mauvais système d’administration que celui qui exigera des administrateurs parfaits. Si l’administrateur est ou faible, ou négligent, ou trompé, qui est-ce qui souffre ? le peuple. Qui est-ce qui perd ? l’État. Tout plan compliqué ne peut être conduit qu’avec de grandes lumières et un grand travail ; donc tout plan compliqué sera généralement mal conduit. Tel est celui de la corvée.

Je répondrai, en second lieu, qu’à l’exception d’un petit nombre de provinces où la nature du terrain, la qualité des matériaux, le nombre des habitants et une sorte de police établie dans les communes, rendent l’administration des corvées un peu plus facile, il est en général impossible à l’administrateur le plus actif et le mieux intentionné de prévenir les abus de la corvée. Je puis parler de ma propre expérience, et de la province que j’ai administrée. Je suis bien assuré qu’avec un travail immense on n’aurait jamais pu réussir à mettre dans la corvée un ordre supportable.

Quant à la considération qui résulte de ce que l’entretien coûte moins cher que la construction, on répond qu’il y aura pour bien longtemps encore des routes neuves à construire, et qu’à mesure qu’elles se construiront, la masse des entretiens croîtra. D’ailleurs, c’est précisément pour les corvées d’entretien que la différence du fardeau de la corvée, comparée à la dépense en argent, est la plus frappante.

Dans les provinces où les pierres sont tendres, comme dans la généralité de La Rochelle, dans le Berry, on évalue l’entretien des chemins à la moitié de la première construction. L’entretien, en argent, de routes toutes semblables, n’était évalué, en Angoumois, qu’au vingtième de la première construction ; en Limousin, où les pierres sont meilleures, l’entretien n’en est que le quarantième, à quoi je dois ajouter que la première construction à prix d’argent est beaucoup moins chère que par corvée.

Et quant aux qualités éminentes que M. le garde des sceaux indique comme pouvant, de la part de l’administration, adoucir le régime des corvées, je demanderai s’il se flatte, si l’on peut se flatter d’avoir dans toutes, ou même dans un grand nombre de provinces, beaucoup de ces personnes actives, vigilantes et exactes, auxquelles il voudrait avec raison que l’on confiât les divers emplois.

Les propriétaires, qui paraissent au premier coup d’œil former la portion des sujets du Roi la plus heureuse et la plus opulente, sont aussi celle qui supporte les plus fortes charges, et qui, par la nécessité où elle est d’employer les hommes qui n’ont que leurs bras pour subsister, leur en fournit les moyens.

M. Trudaine n’a certainement pas pensé que les propriétaires, et surtout les propriétaires privilégiés, fussent ceux qui supportassent les plus fortes charges. Il était fermement convaincu, et il m’a souvent dit qu’en dernière analyse tous les impôts retombaient sur les propriétaires des terres, ou en augmentation de dépense ou en diminution de revenu. Il avait cela de commun avec toutes les personnes qui ont réfléchi sur la nature et les effets de l’impôt ; mais de ce que le propriétaire ressent le coup de la ruine de son fermier, il ne s’ensuit pas que ce fermier ne soit encore plus malheureux que son maître lui-même. Quand un cheval de poste tombe excédé de fatigue, le cavalier tombe aussi, mais le cheval est encore plus à plaindre.

Les propriétaires font vivre par leur dépense les hommes qui n’ont que leurs bras ; mais les propriétaires jouissent pour leur argent de toutes les commodités de la vie. Le journalier travaille et achète, à force de sueurs, la plus étroite subsistance. Mais quand on le force de travailler pour rien, on lui ôte même la ressource de subsister de son travail par la dépense du riche.

Les propriétaires ne profitent pas seuls de l’avantage des grandes routes bien entretenues. Les voyageurs, les rouliers et les paysans même qui vont à pied, en profitent également : les voyageurs font plus de chemin en moins de temps et à moins de frais, et les rouliers fatiguent moins leurs chevaux, usent moins leurs voitures et leurs équipages ; le simple paysan qui va à pied marche plus facilement dans une belle route que dans un mauvais chemin, et perd moins de temps lorsqu’il est obligé de se transporter hors de son domicile.

De là résulte que le profit des grandes routes s’étend proportionnellement à tous les sujets du Roi.

Les voyageurs gagnent à la beauté des chemins d’aller plus vite. La beauté des chemins attire les voyageurs, en multiplie le nombre. Ces voyageurs dépensent de l’argent, consomment les denrées du pays, ce qui tourne toujours à l’avantage des propriétaires. Quant aux rouliers, leurs frais de voiture sont payés moins cher à proportion de ce qu’ils sont moins longtemps en chemin et ménagent davantage leurs équipages et leurs chevaux. De cette diminution des frais de voiture résulte la facilité de transporter les denrées plus loin et de les vendre mieux. Ainsi, tout l’avantage est pour le propriétaire des terres qui vend mieux sa denrée.

À l’égard des paysans qui vont à pied, M. le garde des sceaux me permettra de croire que le plaisir de marcher sur un chemin bien caillouté ne compense pas pour eux la peine qu’ils ont eue à le construire sans salaire.

On pourra m’objecter que tous les sujets du Roi profitant de l’avantage des grandes routes, il est juste qu’ils contribuent tous à la charge de leur confection et de leur entretien.

Mais ne pourrai-je pas répondre qu’en effet ils y contribuent tous proportionnellement, parce que l’imposition pour les Ponts et chaussés est plus à la charge des propriétaires que des autres particuliers ?

L’imposition pour les Ponts et chaussées est la plus petite partie de la charge que supportent les sujets du Roi pour la confection des chemins, puisqu’il se fait plus d’ouvrage par corvée qu’il ne s’en fait sur les fonds des Ponts et chaussées ; or, c’est de la corvée qu’il s’agit ici.

Mais il n’est pas vrai que même l’imposition pour les Ponts et chaussées soit plus à la charge des propriétaires qu’à celle des autres particuliers. Cette imposition fait partie du second brevet qui s’impose conjointement avec la taille. Ainsi les privilégiés, qui possèdent et font valoir une grande partie des terres du Royaume, sont exempts de cette contribution.

Le propriétaire qui fait valoir son bien paye à proportion du produit, qu’il en retire. Celui dont le bien est affermé en tire un fermage moins considérable, attendu que le fermier calcule en prenant une ferme, et qu’il met toujours en considération dans le prix de son bail ce qu’il doit payer d’impositions.

M. le garde des sceaux paraît persuadé qu’au moyen de ce que le fermier calcule en fixant le prix de son bail les impositions dont il est chargé, le propriétaire, même privilégié, n’a aucun avantage réel sur le taillable. Il s’en faut infiniment que cette opinion soit exacte, et pour le sentir, il ne faut que faire l’énumération des avantages qu’ont les propriétaires privilégiés sur les propriétaires taillables.

1. Les propriétaires ecclésiastiques, gentilshommes, ou jouissant des privilèges de la noblesse, peuvent faire valoir, en exemption de toute imposition taillable, une ferme de quatre charrues qui porte ordinairement, dans les environs de Paris, à peu près 2 000 francs d’impositions. — Premier avantage.

2. Les mêmes privilégiés ne payent absolument rien pour les bois, les prairies, les vignes, les étangs, les terres encloses qui tiennent à leur château, de quelque étendue qu’elles soient, et tout cela sans préjudice du privilège des quatre charrues. Il y a des cantons très vastes dont la principale production est en prairies ou en vignes ; alors le noble qui fait régir ses terres s’exempte de toute l’imposition, qui retombe à la charge du taillable. — Second avantage, qui est immense.

Je ne puis me refuser à faire observer que ce privilège donne un très grand intérêt à mettre en prairies et en vignes une grande quantité de terres qui seraient propres à porter du blé. Le contraste de cette législation, avec les craintes qu’on a que la liberté du commerce des grains ne prive le Royaume de subsistance, mérite l’attention du Roi.

3. Les nobles ne payent absolument que le vingtième pour les rentes seigneuriales, les dîmes inféodées et tous les profits du fief. Ces objets, qui sont peu de chose dans les environs de Paris, absorbent dans les provinces éloignées une très grande partie du revenu net des terres. — Troisième avantage des nobles.

4. Dans les provinces où l’on a voulu établir la taille proportionnellement, on a imaginé de partager l’imposition entre le propriétaire taillable et son fermier ou son colon. Dans quelques provinces, on a fait payer aux fermiers la moitié de l’imposition mise sur la terre, sous le nom de taille d’exploitation; l’autre moitié aux propriétaires, sous le nom de taille de propriété; dans d’autres provinces, on a mis la taille d’exploitation aux deux tiers, et la taille de propriété au tiers. Il est arrivé de là que dans ces provinces, les nobles, outre l’exemption dont ils jouissent sur ce qu’ils font valoir par eux-mêmes, jouissent encore de l’exemption de la moitié ou du tiers des impositions sur les terres qu’ils afferment ou qu’ils donnent à loyer. — Quatrième avantage des nobles.

5. Les nobles sont imposés, à la vérité, à la capitation comme les taillables, mais ils ne le sont pas dans la même proportion. La capitation est une imposition arbitraire de sa nature. Il a été impossible de la répartir sur la totalité des citoyens autrement qu’à l’aveugle. On a trouvé plus commode de prendre pour base les rôles des tailles qu’on a trouvés tout faits. La capitation des taillables est devenue une imposition accessoire de la taille ; on a fait un rôle particulier pour les nobles ; mais comme les nobles se défendent et comme les taillables n’ont personne qui parle pour eux, il est arrivé que la capitation des nobles s’est réduite à peu près dans les provinces à un objet excessivement modique, tandis que la capitation des taillables est presque égale au principal de la taille. Il est encore arrivé de là que tous les privilèges dont les terres des nobles sont avantagées entraînent un privilège proportionné sur la capitation, quoique, suivant son institution, ce dernier impôt doive être réparti sur tous les sujets du Roi à raison de leurs facultés. — Cinquième avantage des nobles.

6. J’ai eu quelquefois occasion d’expliquer au Roi la différence entre les provinces où les terres s’exploitent par des fermiers riches, qui font les avances de la culture et s’engagent par un bail à donner une somme fixe tous les ans à leurs propriétaires ; et d’autres provinces où, faute de fermiers riches, les propriétaires sont obligés de donner leurs terres à de pauvres paysans hors d’état de faire aucunes avances, à qui le propriétaire fournit les bestiaux, les outils aratoires, les semences, et de quoi se nourrir jusqu’à la première récolte : alors tous les fruits se partagent par moitié entre le propriétaire et le colon, qu’on appelle par cette raison métayer. Cet usage, qui a presque la force d’une loi, de partager les fruits par moitié, a été introduit dans un temps où la taille et les autres impôts n’étaient pas établis ; il est vraisemblable qu’alors il était avantageux aux deux parties : que le propriétaire tirait de sa terre un profit suffisant, et que le colon pouvait vivre et entretenir sa famille avec une sorte d’aisance. Il est évident que, lorsque la taille et tous les impôts sont venus fondre sur la tête du malheureux métayer, toute égalité dans le partage a été rompue, et qu’il a dû être réduit à la plus grande misère. Sa ruine a été plus ou moins entière, suivant les degrés de la fécondité des terres ; suivant le plus ou moins de dépense qu’exige la culture ; suivant le plus ou moins de valeur des denrées.

Dans quelques provinces, et nommément en Limousin, la misère des cultivateurs est telle que, en dépit de la loi et des privilèges, il a fallu que les propriétaires, même privilégiés, pour trouver des colons, consentissent volontairement à payer une partie de l’impôt à la décharge de leurs colons, et corrigeassent ainsi l’excès de la dureté de la loi.

Mais il est à observer que cette condescendance des propriétaires étant libre, et la loi étant toute contre le colon, le propriétaire borne cette espèce de libéralité au point précis qui est nécessaire pour que sa terre ne reste point en friche, et qu’ainsi il laisse au cultivateur toute la charge que celui-ci peut absolument supporter sans tomber dans le désespoir et l’impuissance de travailler. Certainement, les propriétaires ne gagnent pas à cet état des choses. Ils seraient plus riches si leurs cultivateurs vivaient dans l’aisance, mais ils ont du moins l’avantage qu’a la médiocrité sur la profonde misère. — C’est un sixième avantage des propriétaires privilégiés sur les cultivateurs taillables. Il faut convenir que le désavantage pour ceux-ci est bien plus grand que ne l’est l’avantage pour les premiers.

7. Le fermier et le colon étant seuls sur le rôle, c’est contre eux seuls que peuvent être dirigées les poursuites ; ce sont eux, par conséquent qui supportent tous les frais, toutes les suites des retards de payements, les saisies, les exécutions des huissiers, des collecteurs, enfin tout ce qu’entraîne de vexations et d’abus la perception d’un impôt très fort, souvent mal réparti, et levé sur la portion du peuple que son ignorance et sa pauvreté privent le plus de tous les moyens de se défendre contre toute espèce de vexations. — C’est encore un septième avantage des privilégiés sur le peuple ; mais, comme le précédent, c’est bien plus encore un désavantage pour le peuple.

8. On peut aussi regarder comme un autre grand désavantage pour le fermier taillable, mais à la vérité sans aucun avantage pour le propriétaire, l’impossibilité où est ce fermier de faire exactement, avant de fixer les conditions de son bail, le calcul des charges qu’il sera dans le cas de supporter et dont parle M. le garde des sceaux. Il est notoire que les impositions taillables éprouvent souvent des variations, et beaucoup plus en augmentation qu’en diminution. — Dès qu’il y a guerre, on fait supporter aux taillables l’imposition connue sous le nom d’ustensile ou quartier d’hiver.

Pour rentrer dans notre sujet, la corvée n’est point du tout une charge réglée : tous les ans elle varie ; et quand on ouvre une route nouvelle dans un canton, l’on appelle souvent à la corvée des paroisses qui n’y ont jamais été. Ces accroissements de charges qui surviennent dans le cours des baux, et dont aucune loi n’autorise le fermier à se faire indemniser, dérangent entièrement les calculs qu’il aurait pu faire, et peuvent opérer sa ruine.

Je crois avoir démontré que les impositions taillables sont beaucoup plus à charge aux taillables qu’aux propriétaires non taillables ; ce n’est pas qu’il ne soit très vrai aussi, comme le disait M. Trudaine, que le propriétaire paye toujours en dernière analyse toutes les impositions ; mais s’il les paye, c’est par un circuit étranger au point de vue qu’a touché M. le garde des sceaux, et que je viens de discuter. La marche de ce circuit exigerait, pour être bien développée, une longue chaîne de raisonnements auxquels ce n’est pas le lieu de me livrer.

Les gens qui n’ont que leurs bras ne contribuent presque point aux impositions.

Il s’agit, et il ne doit s’agir que de la corvée. Or, certainement que ceux qui n’ont que leurs bras y contribuent dans la proportion la plus exorbitante. Un homme qui n’a pour vivre, lui et sa famille, que ce qu’il gagne par son travail, et à qui on enlève quinze jours de son temps qu’on emploie à le faire travailler pour rien et sans le nourrir, contribue de beaucoup trop à la confection des chemins.

Le prix des denrées ne saurait augmenter sans que le salaire des ouvriers augmente ; et, si l’on met l’imposition sur les seuls propriétaires, elle ne sera supportée que par ceux dont l’aisance est la seule ressource qui puisse assurer la subsistance des gens à la journée.

Il est sans doute très vrai (quoiqu’on n’ait cessé de répéter le contraire lorsqu’on a voulu rendre la liberté du commerce des grains odieuse) que le prix des denrées ne saurait augmenter d’une manière constante sans que le salaire des journées augmente ; mais le propriétaire commence par être enrichi, et l’homme de journée n’a jamais que ce qui lui est nécessaire pour subsister. C’est l’aisance du propriétaire qui assure aux journaliers non pas l’aisance, mais le nécessaire ; or, c’est celui dont le travail des chemins augmente l’aisance qui en profite véritablement, et qui doit les payer.

Il y a grande apparence que ce sont ces considérations qui ont engagé M. Orry et M. Trudaine à préférer la corvée des bras et des chevaux à une imposition sur les propriétaires. — Et en effet, peut-être, en les pesant avec attention, diminueraient-elles l’apparence de l’injustice de ces corvées, si elles ne la faisaient pas disparaître entièrement.

J’ai déjà dit la raison qui paraît avoir engagé M. Orry à préférer la corvée à bras. J’ai bien peur qu’il n’y en ait eu une autre. On pouvait établir la corvée insensiblement, l’appesantir par degrés sur le peuple qui ne résiste pas, au lieu qu’il aurait fallu annoncer le projet d’une imposition, la faire enregistrer, et essuyer des murmures. Nous sommes aujourd’hui dans une position avantageuse, puisque la corvée étant tout établie, étant reconnue excessivement onéreuse et très injuste, il faut bien la remplacer.

À l’égard de l’accélération de la confection des grandes routes, elle sera toujours moins prompte dans les provinces où la population est moins nombreuse. Une imposition modérée ne pourrait jamais y donner toute l’activité que l’on voudrait. Et une imposition trop forte serait aussi trop accablante pour les propriétaires.

Le nombre des ouvriers, même en les payant, sera toujours moins considérable dans les provinces moins peuplées, et par conséquent les travaux seront poussés avec moins de vigueur.

Je n’ai parlé de l’accélération de la confection des grandes routes, dans le préambule, que pour prouver qu’on s’était fait illusion, en imaginant qu’on pourrait, par la méthode des corvées, faire tous les chemins à la fois ou du moins en très peu d’années.

Il n’y a pas longtemps que les corvées ont été établies, et cependant il y a un grand nombre de routes faites en France.

Il y a quarante ans que les corvées ont été généralement établies, et beaucoup plus longtemps qu’elles ont été mises en usage dans plusieurs provinces ; certainement, les chemins ne sont pas avancés à proportion de cet espace de temps.

Il y a des provinces où ces travaux ont été poussés plus vivement que dans d’autres, sans doute à proportion de leur population et de leurs facultés. Est-on assuré que, par le moyen de l’imposition, les ouvrages seront faits plus promptement ?

Je ne prétends point du tout que l’on fasse les chemins à prix d’argent aussi vite que l’on avait prétendu les faire par corvées ; mais je suis assuré qu’on les fera plus vite qu’on ne les faisait effectivement par cette méthode. J’en juge ainsi par ce que j’ai fait dans la généralité de Limoges. Certainement, j’y ai fait en dix ans plus d’ouvrage qu’on n’en avait fait pendant trente-cinq ans de travaux de corvée.

Il paraît que l’imposition même la plus modérée sur les propriétaires égalera dans quelques généralités la moitié, dans d’autres le tiers ou le quart des vingtièmes, et qu’elle ne sera nulle part moindre du cinquième. Cette surcharge, ajoutée à la taille, aux vingtièmes, à la capitation, à la contribution pour le sel et pour les maréchaussées, aux droits d’aides, enfin à l’imposition que l’on paye déjà pour les Ponts et chaussées, serait un surcroît considérable pour les propriétaires, auxquels on ne tient compte d’aucune amodiation sur les vingtièmes pour les réparations de leurs bâtiments.

On ne peut se dissimuler que les propriétaires supportent seuls l’imposition du vingtième, qui est proprement territoriale, et qu’ils supportent la plus grande partie des autres impositions, soit par ce qu’ils payent personnellement, soit par ce qu’ils perdent sur les fermages de leurs terres, que le fermier, comme je l’ai dit, afferme moins cher, à raison des subsides qu’il paye lui-même.

On sait que l’imposition des vingtièmes est au-dessous du véritable vingtième des revenus : on sait d’ailleurs qu’elle est très mal répartie ; c’est surtout à l’imperfection de cette répartition qu’il faut attribuer la différente proportion entre les vingtièmes et l’imposition proposée, pour les différentes généralités, pour le remplacement des corvées.

La corvée est aussi une surcharge ajoutée aux impositions dont on fait ici l’énumération. La différence sera :

1° Que cette surcharge sera beaucoup moindre ;

2° Qu’elle sera répartie sur tous les propriétaires, au lieu que la corvée n’était supportée que par une partie du peuple, et par la partie la plus chargée de toutes ces impositions dont M. le garde des sceaux parle, et dont une grande portion ne tombe point sur les privilégiés. Le fardeau total sera moindre, et l’on en fera porter une partie à ceux des sujets du Roi qui n’y contribuaient pas, et qui d’ailleurs sont plus soulagés que les autres.

J’ai répondu surabondamment plus haut à toutes ces observations sur la surcharge des propriétaires.

L’on convient, dans le préambule, que l’on ne peut se flatter de faire à la fois tous les chemins, même avec le secours de la corvée de bras et de chevaux.

On ne convient pas, mais on prouve, contre les partisans de la corvée, l’impossibilité de faire à la fois tous les chemins par la corvée.

Pourra-t-on se flatter d’y réussir par la voie de l’imposition ?

Non certes, mais jamais on ne s’est proposé un pareil but dans aucun genre ; il ne faut pas vouloir tout faire à la fois.

Si l’imposition de chaque généralité est employée dans son étendue, l’inconvénient sera le même. L’on ne pourra employer d’ouvriers qu’à proportion de ce que la somme imposée permettra d’en salarier, et il y aura également des routes commencées partout, que l’on ne pourra achever qu’avec le secours du temps.

Ce n’est point un inconvénient que de ne point faire une chose impossible. Quand on n’a point la baguette des fées, on n’achève rien qu’avec le secours du temps. Mais M. le garde des sceaux a peut-être cru que j’avais fait un reproche au système des corvées de ce qu’on ne pouvait pas faire tous les chemins à la fois. Cependant, ce que j’ai dit n’est en aucune manière susceptible d’une pareille interprétation.

Il est vrai qu’on aura l’avantage de pouvoir dans chaque généralité disposer des fonds de l’imposition d’une même route, et de n’en entreprendre d’autres que lorsque cette première sera achevée, si on le juge à propos.

Cet avantage est très grand, car il fait jouir le public des travaux à mesure qu’ils avancent.

Cet avantage mérite considération ; mais n’est-il pas à craindre que le prix des journées des ouvriers, qui augmente en proportion de celui des denrées, ne rende difficile de pousser les ouvrages autant qu’il serait à désirer ; que les ouvrages ne restent imparfaits faute de fonds pour payer les travailleurs, et que la confection des grandes routes ne soit retardée au lieu d’être accélérée ?

Si l’augmentation du prix des journées d’ouvriers vient de l’augmentation de celui des denrées, et de ce que les propriétaires sont plus riches, l’impôt sera moins onéreux. Ce qu’on dit ici de la dépense est également vrai de toutes les dépenses du Roi. Si le Royaume devenait en général plus riche, s’il y avait plus d’argent, plus de capitaux, plus d’activité dans l’industrie et dans le commerce, toutes les dépenses du Roi augmenteraient en proportion. Tout est plus cher en France qu’en Pologne, tout est plus cher en Angleterre et en Hollande qu’en France. Si la France était, à proportion de son étendue, aussi riche que la Hollande, certainement le peuple serait en état de payer des impositions proportionnées à la dépense que nécessiterait cette augmentation de richesse, et personne n’aurait le droit de s’en plaindre.

La politique d’un législateur doit prévoir ce cas, et si jamais l’ordre et la régularité du système de finance, qui doit être le but d’une administration éclairée, permettait au Roi de fixer, par une loi invariable, la quotité de l’imposition proportionnellement aux facultés du peuple et aux dépenses nécessaires de l’État, il serait sage de régler aussi par la même loi l’augmentation de ces impositions, proportionnellement à l’accroissement de valeur des denrées. Nous sommes bien loin de croire cette époque prochaine, et il est fort inutile de s’en occuper ; il n’est pas vraisemblable que l’augmentation du prix des denrées, par l’effet de la beauté des chemins, soit assez rapide pour que nous n’ayons pas le temps de réfléchir aux moyens de parer à ce très léger inconvénient.

J’ai de la peine à croire que les considérations très bien traitées dans le préambule aient échappé aux lumières de M. Trudaine le père. Il n’ignorait pas qu’il faut détourner, le moins qu’il est possible, de leurs travaux ordinaires ceux qui n’ont que leurs bras pour subsister. Mais sans doute il voyait trop d’inconvénients à l’imposition sur les propriétaires pour la préférer. Il connaissait l’abus que le gouvernement a souvent fait d’impositions destinées aux besoins particuliers des villes et des provinces, en les faisant passer dans le trésor royal, et il ne voulait pas exposer à cet abus les deniers destinés à la confection des grandes routes. Il a été souvent obligé de défendre, contre les ministres qui ont administré les finances depuis la retraite de M. Orry, les deniers destinés aux Ponts et chaussées, et peut-être n’a-t-il pas toujours réussi à les conserver en totalité.

C’est ici la seule véritable objection contre l’opération. Je me suis tant étendu dans le préambule sur les précautions prises pour empêcher l’abus qu’on craint, et sur les motifs qui doivent le rendre vraiment impossible, que je crois superflu d’entrer ici dans des discussions nouvelles.

J’ajouterai cependant une réflexion, c’est que le danger de l’emploi des fonds à une autre destination n’est point ici le véritable danger ; que ce danger est tout à fait nul, si la corvée n’est point rétablie. Je crois que la véritable barrière contre le rétablissement de la corvée est la déclaration que fera le Roi de ses sentiments dans le préambule de l’édit. Mais si l’on n’a point à craindre ce rétablissement, j’ose dire que le divertissement des fonds ne devient plus qu’une affaire de nom. En effet, que la guerre arrive : il faut bien que l’on suspende toute construction de chemin pour se réduire aux simples entretiens. Alors, l’administration peut prendre deux partis : l’un, de continuer l’imposition et d’appliquer aux dépenses de la guerre l’excédent des fonds qu’on cesserait d’employer aux chemins ; l’autre, d’augmenter d’autant les impositions extraordinaires dont toute guerre nécessite l’établissement.

J’observe d’abord que ces deux partis sont au fond indifférents aux peuples qui, dans les deux cas, payent la même somme, et à qui la dénomination de l’impôt ne fait rien. Je ne pense pas qu’on puisse objecter la difficulté d’établir un impôt nouveau ; cette difficulté est toujours nulle dans les temps de guerre, où la nécessité impérieuse entraîne et surmonte tout.

Mais, si le choix entre ces deux partis est indifférent pour le peuple dans la réalité, comme il ne l’est pas dans l’opinion, comme le changement de destination des fonds des chemins inquiéterait, indisposerait le public, et présenterait un fondement très évident aux murmures et aux représentations, un ministre serait le plus maladroit des hommes s’il préférait ce parti au parti tout aussi facile et plus honnête de se procurer les mêmes fonds par une imposition nouvelle ; il se rendrait odieux et s’avilirait en pure perte.

On dit que l’on a détourné plusieurs fois les fonds ordinaires des ponts et chaussées : cela est très vrai ; mais on compare ici deux circonstances qui ne se ressemblent point, et dont l’une ne conclut rien pour l’autre. L’argent destiné aux Ponts et chaussées fait partie de la masse totale des impositions versées au Trésor royal. Pour la détourner, il ne faut que suspendre le versement dans la Caisse des Ponts et chaussées, il ne faut qu’un mot ; tout se passe entre le Contrôleur général et l’Intendant des finances, qui est le seul à s’en plaindre.

M. Trudaine n’ignorait certainement pas qu’une imposition employée à des dépenses éloignées, dont les peuples ignorent l’emploi, afflige les particuliers qui la payent, et qu’une contribution dont le produit est dépensé sur les lieux mêmes et sous les yeux de ceux qui la payent, en travaux dont ils recueillent l’avantage, les console. Mais il savait qu’il n’était pas possible que l’imposition des Ponts et chaussées ne fût employée que dans les généralités où elle était levée, parce que les dépenses immenses des ponts qu’il a fait construire sur les grandes rivières du Royaume rendaient nécessaire d’appliquer les fonds par préférence à ces grands ouvrages.

Il n’en est pas de même de l’imposition pour les chemins. Pour la détourner, il faut suspendre le payement des ouvrages faits, envoyer des ordres dans toutes les provinces à des trésoriers qui sont liés par une loi. Et cela fait une fois, il faut encore, l’année suivante, arrêter l’imposition de nouveau par un état du Roi. Il faut déposer cet état du Roi au greffe du Parlement, de la Chambre des comptes, de tous les bureaux des finances. Or, croit-on que ce dépôt n’excitera pas les plus vives réclamations, lorsque l’année précédente on aurait violé la destination solennellement promise de cette imposition ? Croit-on que des remontrances aussi justes ne fussent pas plus redoutées du ministre que celles que l’on opposerait à l’enregistrement d’une nouvelle imposition ? Remontrances pour remontrances, lesquelles doit-il préférer d’essuyer ? Sans doute, celles auxquelles il peut opposer la réponse péremptoire des besoins inévitables occasionnés par la guerre, et non pas celles où on l’accuserait personnellement de mauvaise foi, sans qu’il eût rien à répondre de raisonnable. Il n’est plus nécessaire de supposer ce ministre honnête homme, il suffit de le supposer homme de bon sens, pour croire qu’il aimera mieux diminuer l’impôt sur les chemins et imposer les mêmes sommes sous un autre nom, que de détourner cet impôt de sa destination.

Au surplus, l’inconvénient relatif à l’emploi des fonds de l’imposition pour les Ponts et chaussées subsistera toujours, malgré la nouvelle imposition, qui n’aura rien de commun avec elle.

Cet inconvénient subsistera pour les anciens fonds des Ponts et chaussées, mais sera fort diminué, parce que, comme on n’osait pas ordonner des corvées à bras dans la généralité de Paris, on faisait faire tous les chemins de cette généralité aux dépens des autres provinces. Mais, la généralité de Paris devant participer à l’imposition du remplacement des corvées, on pourra tirer moins de fonds des provinces. Cet inconvénient n’aura lieu d’aucune manière pour le remplacement de la corvée, et la forme même de cette imposition assure que celle de chaque généralité y sera dépensée, ce qui certainement contribuera beaucoup à en alléger le poids pour les propriétaires.

J’ajouterai à ces observations que l’imposition pour les corvées pourra priver de la ressource des ateliers de charité. Il est à craindre qu’en effet les propriétaires, assujettis à payer un quart, un tiers ou une moitié en sus des vingtièmes de leurs revenus, ne se portent plus à faire des contributions volontaires.

Les dons des seigneurs pour les ateliers de charité sont en général un si petit objet, qu’on pourrait se consoler de cette perte.

J’ajouterai : 1° que le plus grand nombre de ceux qui donnent sont gens qui sont fort au-dessus de l’espèce d’intérêt qui fera réclamer quelques individus de la noblesse contre l’imposition du remplacement des corvées, 2° que presque tous ces dons ont pour objet d’engager à faire construire des chemins très intéressants pour ceux qui donnent, et qui ne donnent ordinairement que le tiers, ou tout au plus la moitié de ce qu’on leur accorde sur les fonds fournis par le Roi.

Cet article paraîtrait susceptible de quelque réforme dans le cas même où le projet d’édit serait adopté.

Le Roi, déclarant qu’il ne sera plus exigé aucun travail gratuit ni forcé sons le nom de corvée, ni sous quelque autre dénomination que ce puisse être, se réserve néanmoins d’en exiger en temps de guerre, si la défense du pays le rendait nécessaire. — Cette réserve est fort sage. Mais l’on ajoute que, même dans le cas de nécessité, le Roi se réserve aussi de faire payer ceux que la nécessité des circonstances forcera d’enlever à leurs travaux.

Je ne serais pas d’avis de laisser cette dernière réserve : elle semble contenir une promesse que le Roi serait dans l’impossibilité de tenir.

Une guerre longue et malheureuse peut affaiblir l’État par des dépenses excessives, et ce ne peut être qu’une guerre de cette nature qui mettra le Roi dans la nécessité d’exiger des corvées considérables dans les provinces de son royaume. Alors il pourrait se trouver forcé de les exiger gratuitement.

Si cela arrivait, les peuples pourraient donc murmurer de se voir forcés de travailler, tandis qu’on les priverait du salaire promis par une loi solennelle.

Ce n’est pas que je n’applaudisse fort à l’esprit d’équité qui engage à donner cette assurance de payement ; mais il me semble qu’il vaudrait mieux payer, si cela était possible, sans l’avoir promis, que de promettre une chose qu’il peut arriver qu’on ne tienne pas.

Il ne me paraîtrait pas décent, dans un édit où le Roi supprime les corvées pour les chemins, d’en annoncer d’autres sans promettre de les payer. Ce serait même une contradiction avec les motifs de justice qui déterminent le Roi.

J’ajoute, pour calmer les inquiétudes de M. le garde des sceaux, que ces corvées, qui n’ont lieu que dans les provinces frontières lorsqu’elles sont le théâtre de la guerre, et qui ne doivent avoir lieu que pour les cas pressés, doivent être assez rares, et seront un objet d’autant moins ruineux pour les finances du Roi, qu’il sera toujours facile d’engager l’administration de ces provinces à se charger de payer ceux qu’on aurait été forcé de commander.

J’ajoute encore une autre considération très importante, c’est qu’il est nécessaire de promettre solennellement ce payement, afin que l’autorité militaire, toujours portée à s’étendre, n’abuse pas de ce moyen, ne le pousse pas à l’excès ; et afin que, sous prétexte du service militaire, on ne se permette pas ces sortes de commandements pendant la paix, pour des transports, pour des constructions de forteresses. L’engagement de payer, et le droit qu’il donne à ceux qui ont été commandés, de réclamer leur payement, forcent de compter, et font passer les comptes sous les yeux de l’administration, ce qui la met en état de connaître les abus et de les réprimer.

Cet article me paraît susceptible d’un assez grand nombre de réflexions.

Il assujettit à l’imposition pour le remplacement des corvées tous les propriétaires de biens-fonds et de droits réels, privilégiés et non privilégiés. Il veut que la répartition en soit faite en proportion de l’étendue et de la valeur des fonds.

Il n’excepte des fonds sujets à l’imposition, que les lieux saints, et les dîmes ecclésiastiques seulement.

Il veut que les fonds et les droits des domaines de la couronne y soient assujettis, et y contribuent dans la même proportion que les autres fonds.

Enfin, il veut que la répartition en soit faite dans la même forme que celle des autres charges locales et territoriales.

1° Je ne répéterai pas ici ce que j’ai dit, dans mes observations sur le préambule du projet, relativement aux inconvénients que l’on peut trouver en général dans l’établissement d’une imposition territoriale substituée à la corvée de bras et de chevaux ; mais j’observerai qu’il peut être dangereux de détruire absolument tous ces privilèges. Je ne parle pas de ceux qui sont attachés à certains offices, que je ne regarde volontiers que comme des abus acquis à prix d’argent, que comme de véritables privilèges ; mais je ne puis me refuser à dire qu’en France le privilège de la noblesse doit être respecté, et qu’il est, je crois, de l’intérêt du Roi de le maintenir.

M. le garde des sceaux semble ici adopter le principe que, par la constitution de l’État, la noblesse doit être exempte de toute imposition. Il semble même croire que c’est un préjugé universel, dangereux à choquer. Si ce préjugé est universel, il faut que je me sois étrangement trompé sur la façon de penser de tout ce que j’ai vu d’hommes instruits dans tout le cours de ma vie ; car je ne me rappelle aucune société où cette idée eût été regardée autrement que comme une prétention surannée, et abandonnée par tous les gens éclairés, même dans l’ordre de la noblesse.

Cette idée paraîtra, au contraire, un paradoxe à la plus grande partie de la nation dont elle blesse vivement les intérêts. Les roturiers sont certainement le plus grand nombre, et nous ne sommes plus au temps où leurs voix n’étaient pas comptées.

Au surplus, il faut discuter la proposition en elle-même.

Si on l’envisage du côté du droit naturel et des principe généraux de la constitution des sociétés, elle présente l’injustice la plus marquée.

Qu’est-ce que l’impôt ? Est-ce une charge imposée par la force à la faiblesse ? Cette idée serait analogue à celle d’un gouvernement fondé uniquement sur le droit de conquête. Alors le prince serait regardé comme l’ennemi commun de la société ; les plus forts s’en défendraient comme ils pourraient, les plus faibles se laisseraient écraser. Alors, il serait tout simple que les riches et les puissants fissent retomber toute la charge sur les faibles et les pauvres, et fussent très jaloux de ce privilège.

Ce n’est pas là l’idée qu’on se fait d’un gouvernement paternel, fondé sur une constitution nationale où le monarque est élevé au-dessus de tous pour assurer le bonheur de tous ; où il est dépositaire de la puissance publique pour maintenir les propriétés de chacun dans l’intérieur par la justice, et les défendre contre les attaques extérieures par la force militaire. Les dépenses du gouvernement ayant pour objet l’intérêt de tous, tous doivent y contribuer ; et plus on jouit des avantages de la société, plus on doit se tenir honoré d’en partager les charges. Il est difficile que, sous ce point de vue, le privilège pécuniaire de la noblesse paraisse juste.

Si l’on considère la question du côté de l’humanité, il est bien difficile de s’applaudir d’être exempt d’impositions, comme gentilhomme, quand on voit exécuter la marmite d’un paysan.

Si l’on examine la question du côté de l’avantage politique et de la force d’une nation, l’on voit d’abord que, si les privilégiés sont en très grand nombre et possèdent une grande partie des richesses, comme les dépenses de l’État exigent une somme très forte, il peut arriver que cette somme surpasse les facultés de ceux qui restent sujets à l’impôt. Alors il faut, ou que le gouvernement soit privé des moyens de défense dont il a besoin, ou que le peuple non privilégié soit chargé au-dessus de ses forces, ce qui certainement appauvrit bientôt et affaiblit l’État. Un grand nombre de privilégiés riches est donc une diminution réelle de force pour le Royaume.

Les privilèges en matière d’impositions ont encore un inconvénient très préjudiciable aux nations, par la nécessité où ils les mettent d’adopter de mauvaises formes d’impositions pour éluder ces privilèges, et faire payer les privilégiés sans qu’ils s’en aperçoivent. C’est parce qu’on ne pouvait faire payer ni les nobles ni les ecclésiastiques, qu’on a fait payer leurs fermiers et leurs misérables métayers. De là tous les vices de la répartition de la taille et de la forme de son recouvrement qui se perpétuent, quoique tout le monde en connaisse les tristes effets. C’est pour éluder les privilèges qu’on a multiplié les droits sur les consommations et sur les marchandises ; qu’on a établi les monopoles du sel et du tabac, si funestes pour l’énormité de la somme qu’ils coûtent au peuple, pour ne procurer au Roi qu’un revenu incomparablement plus faible ; plus funestes encore par l’existence d’une nouvelle armée de contrebandiers et de commis perdus pour tous les travaux utiles, occupés à s’entre-détruire par les meurtres et par les supplices qu’occasionnent, d’un côté l’attrait de la fraude, et de l’autre la nécessité de la réprimer.

Les privilèges ont produit ces maux. Le respect pour les privilégiés empêcherait à jamais qu’on ne pût y toucher : car comment supprimer la gabelle, comment supprimer le tabac, si le clergé, si la noblesse, qui payent l’impôt sur ces deux consommations, ne peuvent pas être assujettis à celui qu’on établirait en remplacement ? Tout ce que je viens de dire est d’une évidente vérité, et n’est, j’ose le croire, contesté par personne qui ait réfléchi sur cette matière, sans avoir l’esprit occupé d’un intérêt personnel.

S’ensuit-il de là qu’il faille détruire tous les privilèges ? Non : je sais aussi bien que tout autre qu’il ne faut pas toujours faire le mieux qu’il est possible ; et que, si l’on ne doit pas renoncer à corriger peu à peu les défauts d’une constitution ancienne, il ne faut y travailler que lentement, à mesure que l’opinion publique et le cours des événements rendent les changements possibles.

Il serait absurde de vouloir faire payer la taille à la noblesse et au clergé, parce que les préjugés ont attaché, dans les provinces où la taille est personnelle, une idée d’avilissement à cette imposition ; mais d’un autre côté ce serait une étrange vue dans un administrateur que de vouloir supprimer la capitation et le vingtième, ou d’en exempter la noblesse, sous prétexte que, dans la constitution ancienne de la monarchie, les nobles ne payaient aucune imposition.

Je conclus de tout ceci qu’il faut laisser subsister le privilège de la noblesse sur la taille, comme une chose établie et qu’il ne serait pas sage de changer ; mais qu’il ne faut pas en être dupe, ni le regarder comme une chose juste en elle-même, encore moins comme une chose utile. (Je discuterai tout à l’heure les raisons d’utilité que croit y voir M. le garde des sceaux.)

Je conclus surtout qu’en conservant ce privilège, il faut bien se garder de l’étendre à de nouveaux objets ; qu’il faut au contraire le tenir soigneusement renfermé dans ses bornes actuelles ; qu’il faut même, autant qu’on le pourra, tendre à en retrancher par degrés ce qu’il a de trop exorbitant ; suivre en un mot à cet égard la marche que tous les ministres des finances ont constamment suivie depuis quatre-vingts ans et davantage ; car il n’y en a pas un qui n’ait constamment cherché à restreindre en général tous les privilèges, sans en excepter ceux de la noblesse et du clergé.

L’examen historique de ce privilège de la noblesse, et la comparaison des circonstances dans lesquelles il a été établi avec les circonstances actuelles, prouvent combien la façon de voir de mes prédécesseurs à cet égard était juste, et que, bien loin de déranger follement la constitution de la monarchie, ils ont au contraire cherché à rapprocher sagement les choses de la constitution actuelle, en affaiblissant des prérogatives nées sous une constitution qui n’existe plus depuis longtemps, et qui ne peut ni ne doit être rétablie

Il n’a jamais pu arriver, et il n’est jamais arrivé dans aucun pays, qu’on ait imaginé de donner de propos délibéré à une partie de la nation, et à la partie la plus riche, le droit privilégié de ne point contribuer à la dépense de l’État. Cela n’est pas plus arrivé en France qu’ailleurs. Bien loin que, dans la constitution primitive de la monarchie, la noblesse fût exempte des charges publiques, elle était au contraire chargée seule et de rendre la justice et du service militaire. Cette double obligation était attachée à la possession des fiefs. Il est notoire que la noblesse était obligée à servir à ses dépens, sans recevoir aucune solde du prince. C’était sans doute une mauvaise institution avec laquelle l’État ne pouvait avoir aucune force réelle au dehors, ni le monarque un pouvoir suffisant au-dedans : l’expérience fit connaître les vices de cette institution. À mesure que nos Rois étendirent leur autorité, et pour l’affermir de plus en plus, ils s’occupèrent de former par degré une constitution meilleure. Ce ne fut que sous Charles VII, après l’expulsion des Anglais, qu’on tenta de lever une milice perpétuelle et soudoyée, pour trouver au besoin une troupe toujours prête et pour assurer la tranquillité intérieure par une police un peu plus exacte. C’est à cette époque que la taille fut établie d’une manière permanente.

Mais la noblesse était encore chargée du service personnel ; elle avait encore dans ses mains la plus grande force militaire de l’État. La milice des francs-archers, qui en donnait une au Roi en armant le peuple, tendait à diminuer le pouvoir de la noblesse. On craignait, sans doute, de l’avertir du coup qu’on lui portait, et d’exciter son mécontentement en lui faisant payer les dépenses de cette même milice par une imposition qu’elle aurait regardée comme formant un double emploi avec l’obligation de servir personnellement.

Il fut donc établi que la nouvelle imposition ne porterait pas sur la noblesse, et le principe de son privilège fut d’autant plus affermi que l’on avait donné à cette imposition le nom de taille déjà depuis longtemps avili, parce que c’était le nom des contributions que les seigneurs levaient en certains cas sur leurs vassaux roturiers.

Cependant, quelques-unes des provinces méridionales, rendant hommage à l’exemption de la noblesse, eurent la sagesse de l’attacher non à la personne des nobles, mais aux biens possédés par les nobles à l’époque où la taille a été établie. Ce principe leur permit de faire porter l’imposition sur les fonds de terre à proportion de leur valeur, et d’éviter par là les suites ruineuses de la taille personnelle et arbitraire que le reste du Royaume adopta. Dans ces provinces, les nobles payent la taille quand ils possèdent les biens reconnus roturiers à la première époque de l’imposition ; les roturiers sont exempts pour les terres nobles dont ils sont en possession ; en sorte qu’il n’y a, par rapport à l’impôt, aucune distinction personnelle entre le noble et le roturier.

Ces provinces ont recueilli le fruit de leur sagesse, car c’est principalement à la forme de son imposition que le Languedoc doit la prospérité dont il jouit encore.

Depuis le premier établissement de la taille, les dépenses de l’État se multiplièrent, et malheureusement on prit l’habitude d’y subvenir par des augmentations qu’on mit successivement à la taille, sous le nom de crues et accessoires. Par là, l’exemption qu’avaient eue les nobles de la contribution à la dépense des francs-archers, s’étendit à des dépenses différentes. Elle leur devint plus précieuse, et plus à charge au peuple ; mais le préjugé s’affermissait.

Il eût été sage d’établir pour ces nouvelles dépenses des impositions générales sur tous les citoyens ; mais l’on n’y pensa pas, ou l’on n’osa pas attaquer les privilèges d’un corps puissant, ou l’on jugea que chaque augmentation qu’on établissait successivement formait un trop petit objet pour en valoir la peine ; souvent on prit le parti d’éluder le privilège, en augmentant les impôts sur les denrées.

Le Royaume fut longtemps agité par les guerres civiles, et l’autorité royale fut longtemps chancelante. Il était difficile que le ministère eût assez de force pour imposer la noblesse, quoique chaque jour en fit voir la nécessité. Ce n’est qu’après l’épuisement occasionné par la guerre qui précéda la paix de Riswick, et pendant les malheurs de la guerre de succession, qu’on établit d’abord la capitation, ensuite le dixième ; ce ne fut qu’avec ménagement et pour un temps. Le dixième a été successivement ôté et remis. Aujourd’hui, ces deux impositions sont établies à demeure ; car, quoique le second vingtième ait un terme suivant les édits, il n’est personne qui pense qu’on ne le continuera pas à l’expiration du terme. Le premier est établi indéfiniment. C’est donc un fait que la prétention de la noblesse de n’être sujette à aucun impôt est actuellement vaincue, et c’est une grande victoire du Roi et du peuple contre un privilège nuisible à l’un et à l’autre ; c’est un grand pas vers le rétablissement d’un meilleur ordre dans les finances. La noblesse n’en est, quoi qu’on en dise, ni dégradée, ni humiliée ; elle n’en est ni moins belliqueuse, ni moins soumise, et la constitution de la monarchie n’en est point affaiblie.

Tout démontre qu’il est également juste et nécessaire de ne plus adopter cette prétention de la noblesse.

Le privilège a été fondé originairement sur ce que la noblesse était seule chargée d’un service militaire qu’elle faisait en personne à ses dépens. D’un côté, ce service personnel, devenu plus incommode qu’utile, est entièrement tombé en désuétude ; de l’autre, toute la puissance militaire de l’État est fondée sur une armée nombreuse entretenue en tout temps et soudoyée par l’État. La noblesse qui sert dans cette armée est payée par l’État, et n’est pas moins payée que les roturiers qui remplissent les mêmes grades. Non seulement les nobles n’ont aucune obligation de servir, mais ce sont au contraire les seuls roturiers qui y sont forcés, depuis l’établissement des milices, dont les nobles, et même leurs valets, sont exempts.

Il est donc avéré que le motif qui a fondé le privilège ne subsiste plus.

Aux dépenses immenses de l’entretien de l’armée se sont jointes celles des forteresses et de l’artillerie, l’établissement d’une marine puissante, les dépenses de la protection des colonies et du commerce, celles des améliorations intérieures de toute espèce, enfin un poids énorme de dettes, suites de guerres longues et malheureuses. Il n’y a jamais eu de motif pour exempter la noblesse de contribuer à ces dépenses.

Le privilège dont elle a joui peut être respecté à titre de possession, de prescription, de concession, si l’on veut ; mais il n’y a aucune raison pour l’étendre à toutes les impositions et à toutes les dépenses qui n’existaient point lors de l’établissement du privilège. Non seulement cette extension serait sans fondement, mais elle serait injuste, mais elle serait impossible.

Quand une charge est très légère, les inégalités dans sa répartition blessent l’étroite justice, mais elles ne font pas d’ailleurs un grand mal. Si deux hommes ont ensemble un poids de deux livres à porter, l’un pourra sans inconvénients faire porter à l’autre les deux livres à lui tout seul.

Si le poids est de deux cents livres, celui qui le portera seul aura tout ce qu’il peut porter, et souffrira très impatiemment que l’autre ne porte rien ; mais si le poids est de quatre cents livres, il est absolument nécessaire qu’il soit partagé également, sans quoi celui qu’on voudrait charger seul succombera sous le faix, et le poids ne sera point porté. Il en est de même des impositions : à mesure qu’elles ont augmenté, le privilège est devenu plus injuste, plus onéreux au peuple, et il est à la fin devenu impossible à maintenir.

Une autre raison achève de rendre ce privilège et plus injuste et plus onéreux, et en même temps moins respectable. C’est qu’au moyen de la facilité qu’on a d’acquérir la noblesse à prix d’argent, il n’est aucun homme riche qui, sur-le-champ, ne devienne noble ; en sorte que le corps des nobles comprend tout le corps des riches, et que la cause du privilégié n’est plus la cause des familles distinguées contre les roturiers, mais la cause du riche contre le pauvre. Les motifs qu’on pourrait avoir de respecter ce privilège, s’il eût été borné à la race des anciens défenseurs de l’État, ne peuvent certainement pas être regardés du même œil, quand il est devenu commun à la race des traitants qui ont pillé l’État. D’ailleurs, quelle administration que celle qui ferait porter toutes les charges publiques aux pauvres pour en exempter tous les riches !

Ces raisons ont frappé tous les administrateurs des finances.

Il est difficile de changer tout à coup le génie, le caractère, les préjugés mêmes d’une grande nation ; il n’est pas toujours sage de le tenter.

M. le garde des sceaux parle de tentatives d’un changement total dans le caractère, le génie et les préjugés de la nation. Il semble que ce soit moi qui, le premier, aie essayé de ramener le privilège pécuniaire de la noblesse à ses justes bornes.

Il est cependant notoire que tel a été le but constamment suivi par tous les ministres des finances, qui, sans exception, depuis M. Desmarets, M. Orry, M. de Machault et leurs successeurs, de caractères très différents, ont tous pensé et agi de même ; tous ont cherché à consolider l’impôt des vingtièmes, tous ont cherché à restreindre les privilèges de la taille.

La nation française est naturellement belliqueuse, il faut qu’elle soit telle.

On ne peut lui conserver ce caractère qu’en maintenant dans l’esprit de sa noblesse cet heureux préjugé qui la dévoue à la profession des armes, et, par conséquent, au service de l’État le plus important et toujours nécessaire. Ce n’est que par les distinctions que l’on peut entretenir dans le cœur des nobles cette ardeur salutaire qui produit des officiers et inspire aux roturiers mêmes le désir de s’ennoblir en portant les armes.

Quand la noblesse payera la contribution pour les grands chemins comme elle paye le vingtième, elle n’en sera pas moins destinée à la profession des armes. Au reste, ce préjugé, devenu trop exclusif, n’est peut-être pas aussi heureux qu’il le paraît à M. le garde des sceaux. Il a d’abord l’effet infaillible d’avilir toute autre profession, et nommément celle de la magistrature, qu’il serait pourtant très utile qui fût honorée. En second lieu, il a beaucoup surchargé le militaire d’officiers inutiles qui, en rendant la constitution des troupes françaises la plus dispendieuse de l’Europe, a contribué beaucoup à ruiner les finances et à énerver par contre-coup nos forces militaires. Je m’en rapporte volontiers sur ce point à M. de Saint-Germain.

Réduire la noblesse à la condition ordinaire des roturiers, c’est étouffer l’émulation et faire perdre à l’État une de ses principales forces.

Personne n’a jamais parlé de réduire la noblesse à la condition ordinaire des roturiers ; ainsi, M. le garde des sceaux peut être tranquille à cet égard.

Que l’on réfléchisse sur le désintéressement avec lequel la noblesse française sert le Roi, l’on conviendra qu’elle supporte une grande partie des frais de la guerre.

Il serait bon de mettre à côté de cet article l’état de la dépense du militaire de France, qui est à peu près les cinq dixièmes de ce que coûtent ensemble les forces militaires de l’Autriche et de la Prusse. Il serait bon aussi d’y ajouter l’état des grâces de toute espèce accordées aux militaires.

En effet, les officiers en temps de paix ne peuvent pas vivre avec ce que le Roi leur donne, et lorsque l’on est en guerre, ils font des efforts incompréhensibles pour subvenir aux dépenses des campagnes.

Les roturiers, qui servent en très grand nombre, font les mêmes efforts. Au surplus, ce que dit M. le garde des sceaux est une des causes de la ruine de l’État. On paye trop peu les officiers parce que tout le monde veut servir, et qu’on crée des places inutiles pour avoir à les donner. Ces officiers, trop peu payés, dépensent beaucoup au delà de leur paye, parce que les officiers un peu plus riches forcent les autres, par leur exemple, à se monter sur un ton de luxe qu’ils ne peuvent pas soutenir. Dans les grades supérieurs, on veut représenter. Tout le monde se fait un titre de sa ruine pour en être dédommagé par l’État, et l’État est ruiné à son tour pour entretenir un militaire dont la force, à beaucoup près, ne répond pas à ce qu’il coûte.

Ôtez à la noblesse ses distinctions, vous détruisez le caractère national, et la nation, cessant d’être belliqueuse, sera bientôt la proie des nations voisines. Pour se convaincre de cette vérité, il ne faut que jeter les yeux sur les principales révolutions que la France a éprouvé sous le règne de plusieurs de nos rois. Celui de Louis XIV pourrait en fournir d’assez touchantes dans le temps de ses adversités.

Les nations chez qui la noblesse paye les impôts comme le peuple ne sont pas moins belliqueuses que la nôtre. Dans notre nation, les roturiers ne sont pas des poltrons, et dans les provinces de taille réelle, en Languedoc, en Provence, en Dauphiné et dans une partie de la Guyenne, quoique les nobles et les roturiers soient traités exactement de la même manière par rapport à la taille, la noblesse n’en est ni moins brave, ni moins attachée au Roi, ni même moins élevée au-dessus de la roture, par les distinctions honorifiques qui la constituent.

On ne croit pas qu’aucun des principes de la constitution, ni du génie national, ait souffert dans ces provinces aucune altération ; rien n’y montre les désastres qui paraissent alarmer M. le garde des sceaux.

Les malheurs de la fin du règne de Louis XIV, ni ceux que la France a essuyés en d’autres temps, n’y ont aucun rapport.

On m’objectera peut-être qu’une imposition modique, répartie sur les propriétaires nobles ou roturiers dans la proportion des vingtièmes, n’est pas suffisante pour faire regarder ce privilège de la noblesse comme anéanti. Je répondrai que c’est toujours une première atteinte que l’on regardera comme le présage assuré d’une plus grande destruction de ce privilège, surtout lorsqu’il s’agit de remplacer, par cette imposition sur la noblesse, un travail qui n’était supporté que par les taillables.

Il est très vrai que les nobles ne contribuaient point à la corvée, mais il ne s’ensuit pas de là qu’ils ne doivent pas contribuer à la dépense des chemins. Ce n’est pas parce que le privilège des nobles devait embrasser les dépenses de la construction des chemins qu’ils n’y ont pas contribué, c’est parce qu’on s’est avisé de faire les chemins par corvées, mais c’était une première injustice de faire les chemins par un moyen qui exemptait de la dépense ceux qui en tiraient le plus grand profit. Heureusement cette corvée n’a jamais été établie légalement ; elle s’est introduite par degrés d’une manière insensible, et j’ose dire une manière de surprise. La corvée doit être supprimée précisément parce qu’elle nécessitait un privilège injuste et exorbitant. En la supprimant, il faut revenir aux vrais principes, à la justice, qui doit faire charger de la dépense ceux qui y ont intérêt ; il ne faut point étendre sur un impôt nouveau un privilège qu’il ne faut conserver que sur les anciens impôts, par ménagement pour les préjugés et l’ancienne possession.

L’article Ier [3] porte que la répartition de la nouvelle imposition sera faite à proportion de l’étendue et de la valeur des fonds.

Quelle sera la méthode que l’on prescrira pour fixer l’étendue et la valeur des fonds ? Il me semble que l’étendue des fonds est assez indifférente à cette proportion, et qu’elle devrait être réglée seulement sur leur valeur.

En effet, dans un pays fertile, les fonds, quoique moins étendus, rapportent davantage qu’un très grand espace de terre dans un terrain stérile.

Si l’on prend pour règle la répartition des vingtièmes, j’observerai qu’il n’y a point encore de méthodes certaines établies à cet égard. — La manière la plus ordinaire, et qui paraît la plus naturelle, est de régler les vingtièmes par les prix des baux, pour les biens qui sont affermés. Quant à ceux que les propriétaires font valoir par eux-mêmes, on s’en rapporte le plus souvent à leurs déclarations.

Il est vrai que, depuis quelques années, l’on a chargé des contrôleurs des vingtièmes et d’autres préposés de faire des arpentages, dans les différentes généralités, pour connaître l’étendue et la valeur des fonds. Mais cette opération est encore bien éloignée d’être à sa perfection. Ainsi, jusqu’à ce qu’elle soit faite entièrement, l’on ne peut guère prendre pour tarif que la répartition actuelle des vingtièmes.

Au moyen de ce que, dans la rédaction de l’article dont il s’agit, on a dit que la répartition serait faite au marc la livre de vingtièmes, je crois pouvoir me dispenser de suivre M. le garde des sceaux dans la discussion où il entre ici. Voilà une règle fixe. Je sais bien que la répartition du vingtième a des vices sans nombre ; mais en la réformant, on réformera en même temps celle de la contribution pour les chemins.

Les lieux saints et les dîmes ecclésiastiques seront les seuls biens-fonds et les seuls droits réels qui seront exceptés de cette imposition.

Qu’entend-on par les lieux saints ? Cela se réduira sans doute à l’emplacement des églises et aux terrains des cimetières.

Les terres attachées aux fabriques et aux cures, les presbytères, les maisons religieuses et les lieux claustraux, le terrain des maisons abbatiales et priorales, les fonds appartenant aux évêques et aux bénéficiers, seront susceptibles de l’imposition.

Cette disposition excitera une réclamation générale de la part du clergé de France, et l’on ne pourra pas dire qu’elle soit mal fondée. Les privilèges du clergé ne sont pas moins respectables en France, eu égard à la constitution de la monarchie, que ceux de la noblesse, et ils tiennent de même au caractère de la nation.

Le privilège du clergé est susceptible des mêmes discussions que celui de la noblesse, je ne le crois pas mieux fondé. Cependant comme, en retranchant les dîmes et les casuels, les biens ecclésiastiques ne formant pas un objet très considérable, je ne m’éloignerai pas de remettre à un autre temps la discussion des principes, et de retrancher ici la disposition qui concerne le clergé ; quoique la proposition en soit très juste, il est certain qu’elle exciterait une vive réclamation et peut-être les opinions du Roi et du ministère ne sont-elles point assez décidées, pour qu’il ne soit pas à propos d’éviter d’avoir deux querelles à la fois[4].

Il y a en France trois grands ordres, le clergé, la noblesse et le tiers-état. Chacun de ces ordres a ses droits, ses privilèges, peut-être ses préjugés, mais enfin il est nécessaire de les conserver tels qu’ils sont. Y donner atteinte, c’est risquer d’affaiblir dans le cœur des sujets le sentiment d’intérêt et d’amour qu’il faut qu’ils aient tous pour le souverain.

Ce sentiment s’affaiblit nécessairement, lorsqu’il paraît vouloir priver chacun des droits et des privilèges dont il est en possession de tout temps. D’ailleurs les privilèges du clergé, quelque considérables qu’ils soient, ne l’empêchent pas de contribuer autant que les autres ordres aux besoins de l’État. Il n’a jamais ou presque jamais emprunté que pour payer les dons gratuits qu’il donne au Roi tous les cinq ans, et les dons extraordinaires, qu’il n’a jamais refusé lorsque les circonstances l’ont exigé. Les rentes dont ces emprunts ont chargé le clergé sont si considérables, qu’elles exigent de la part des bénéficiers un service annuel de décimes, qui monte bien plus haut que le dixième des autres propriétaires.

Les fermiers des ecclésiastiques payent la taille et les autres impositions, et afferment par conséquent les terres des ecclésiastiques moins chèrement à proportion.

Les gens d’église payent les impôts et les consommations comme tous les autres sujets du Roi. Ainsi, je ne crois pas que l’on puisse bien établir que l’ordre ecclésiastique contribue moins que les autres aux charges de l’État.

Lorsqu’il survient une guerre, une assemblée extraordinaire du clergé fournit dans l’instant même un don gratuit qui met le Roi en état de faire plus promptement les avances de la première campagne.

Toutes ces considérations méritent attention, et il me semble qu’elles concourent à faire penser qu’il est intéressant pour le Roi de ne point donner atteinte aux privilèges du clergé.

Les curés ont ordinairement beaucoup de charges et le plus souvent peu de revenu ; il me semble bien dur de les faire payer pour l’emplacement de leurs presbytères et pour les terres qui sont attachés à leurs bénéfices.

Les fabriques qui ont des terres et des rentes ne sont pas non plus dans le cas d’être imposées.

Ces revenus sont destinés aux dépenses nécessaires pour la célébration du service divin et pour l’entretien des églises. Ils doivent par conséquent conserver la franchise dont ils ont toujours joui.

Les religieux et les bénéficiers simples pourraient au premier coup d’œil paraître moins favorables ; mais il faut observer qu’ils contribuent aux charges du clergé de France, qu’ils en font partie.

D’ailleurs, comment évaluer les lieux claustraux, les palais épiscopaux, les maisons abbatiales, etc. ?

Les dîmes ecclésiastiques sont exemptes, il est vrai ; mais il est juste que les dîmes inféodées qui sont dans les mains des seigneurs laïques, soient imposées comme leurs autres revenus ; et il serait bon d’expliquer ce que l’on entend par dîme ecclésiastique.

Les gens d’église possèdent différentes espèces de dîmes, les unes qui sont purement ecclésiastiques, et qui sont établies de tout temps pour former la subsistance des ministres de l’Église ; les autres qui sont attachées à des fiefs, et dont les bénéficiers ne jouissent que parce que les fiefs leur ont été anciennement aumônés.

Ces dîmes inféodées ne sont devenues ecclésiastiques que parce que les fiefs auxquels elles sont attachées ont été donnés à des églises, ou à des monastères, comme dîmes ecclésiastiques ou comme dîmes inféodées.

Si l’on veut les regarder comme dîmes inféodées, et comme telles leur faire supporter l’imposition, quelles difficultés n’aurait-on pas à essuyer pour justifier leur nature, et à combien de contestations cela ne donnerait-il pas lieu ?

En renonçant à imposer le clergé[5], il devient inutile de discuter en détail les objections que fait ici M. le garde des sceaux.

Je m’abstiendrai donc de prouver que les dons gratuits du clergé n’ont jamais été au niveau de ce qu’il aurait dû pour acquitter les mêmes impositions que la noblesse, et dont il n’y avait aucune raison de l’exempter ; et je ne remarquerai qu’en passant que, si les dîmes sont devenues pesantes, c’est parce qu’on a eu la faiblesse de permettre que le clergé acquittât ces dons gratuits, déjà insuffisants, par des emprunts qui se sont accrus à chaque don gratuit, et ont rejeté sur les ecclésiastiques successeurs de ceux qui semblaient faire un don gratuit, la charge que les membres du clergé, qui s’honoraient de ce prétendu don, auraient dû supporter.

Ce que j’ai dit sur les privilèges de la noblesse s’applique, et même avec plus de force, à ceux du clergé.

M. le garde des sceaux parle des privilèges du tiers-état.

On sait que la noblesse et le clergé ont des privilèges ; et qu’il y a aussi dans le tiers-état quelques villes et quelques corporations particulières qui en ont. Mais le tiers-état en corps, c’est-à-dire le peuple, est bien loin d’avoir des privilèges ; il en a l’inverse, puisque le fardeau qu’auraient porté ceux qui sont exempts, retombe toujours sur ceux qui ne le sont pas.

Le Roi contribuera lui-même à cette imposition pour les fonds et pour les droits réels des domaines de la couronne ; c’est-à-dire que les terres, les forêts et autres fonds domaniaux qui sont dans la main du Roi, ainsi que les rentes dues aux domaines, et les redevances que les engagistes payent à S. M. seront imposés comme les fonds des particuliers,

Cette disposition aura sans doute été insérée dans l’article dont il s’agit, pour faire sentir que, puisque le Roi lui-même veut bien contribuer à l’imposition pour la corvée à raison de son domaine et des droits réels qui en dépendent, les ecclésiastiques, les nobles et les autres privilégiés de son royaume ne doivent pas répugner à renoncer pour cet objet à leurs privilèges.

Mais, quelque spécieux que soit ce raisonnement, il pourra ne pas faire une grande impression.

Le Roi est si fort au-dessus de tous ses sujets, que les droits qu’il tient de sa naissance et de la majesté du trône ne peuvent avoir rien de commun avec les privilèges des particuliers, ni être mis en comparaison avec les droits et les prérogatives d’aucun des ordres de l’État.

D’ailleurs, une contribution semblable de la part du Roi peut être considérée comme illusoire. Ce que S. M. payera sur le revenu de ses domaines, pour sa contribution à l’imposition des corvées, en diminuera le produit. Il en résultera, dans cette portion du revenu, une insuffisance que le ministre sera forcé de remplacer par quelque augmentation, soit sur la taille, soit sur d’autres droits, et il n’y aura rien à gagner pour l’État : c’est à proprement parler donner d’une main et reprendre de l’autre.

Le principe, que les chemins doivent être faits aux dépens de ceux qui en profitent, conduit à imposer les terres du domaine comme les autres, puisqu’elles doivent aussi augmenter de valeur. D’ailleurs, il est convenable que le Roi donne l’exemple à tous.

Je sais très bien que ce sera le Roi qui payera au Roi dans un sens ; mais, puisque la contribution des chemins ne doit jamais être versée au Trésor royal, puisque les fonds ne cesseront pas d’appartenir aux provinces où ils seront levés et employés, c’est dans un sens à ces provinces que le Roi payera.

Quant à la petite dépense qui en résultera sur les fonds des domaines, j’ose répondre à M. le garde des sceaux que ce n’est pas celle-là qui ruinera l’État.

La répartition sera faite dans la même forme que les autres impositions locales et territoriales.

Cette disposition demande une explication pour être bien entendue.

Il y a en France différentes administrations pour la taille et pour les vingtièmes.

Dans les provinces où il y a des élections, la répartition se fait ordinairement par le commissaire départi, assisté par les officiers de l’élection.

Dans celles qui sont abonnées, il me semble que la répartition se fait par l’intendant et par les communautés.

Dans les pays d’États, tout est réglé par les administrateurs des États.

Ainsi, dans toutes ces provinces, si l’on prend pour modèle la répartition des vingtièmes, l’imposition pour les corvées sera répartie par le commissaire départi ou par les administrateurs des États.

Mais quelle méthode suivra-t-on pour imposer les fonds qui jusqu’à présent n’ont été assujettis à aucune imposition locale ou territoriale, tels que les biens et les rentes des ecclésiastiques, et les domaines qui sont dans les mains de S. M. ?

La répartition sur les domaines sera moins difficile, attendu que le gouvernement n’aura point de contradiction ; mais celle sur les biens ecclésiastiques souffrira de grandes difficultés. L’on sait toutes celles que le clergé a opposées lorsque M. de Machault, alors contrôleur général, voulut exiger des ecclésiastiques des déclarations de leurs biens pour les imposer au dixième.

Dès qu’on a renoncé à imposer les biens ecclésiastiques, ce qu’il eût été plus conséquent, quoique moins prudent, de ne pas faire, et ce qui montre combien les privilèges d’ordres en matière de contribution et l’esprit de corps sont dangereux, puisqu’ils peuvent mettre des obstacles efficaces aux opérations les plus justes en elles-mêmes, la difficulté relative au clergé est levée. M. le garde des sceaux ne l’ignore pas. Il était inutile d’y revenir.

Il me reste encore à faire une observation sur cet article. Tous les propriétaires de biens-fonds ou de droits réels, sans exception, seront assujettis à l’imposition pour les corvées.

Les maisons des villes seront-elles imposées ? Les rentes foncières qui sont sur ces maisons le seront-elles aussi ?

Dans ce cas, ne pourrait-on pas représenter que les maisons dans les villes sont assujetties à des réparations très coûteuses ; qu’indépendamment des vingtièmes auxquels elles sont assujetties, elles contribuent encore au logement des gens de guerre et aux dépenses nécessaires pour la sûreté et la propreté ?

Je sais qu’on dira que les habitants des villes profitent des avantages des grandes routes, qui facilitent le transport des denrées dont elles ont besoin et des marchandises qui font l’objet de leur commerce, et qu’il est juste qu’elles contribuent aux travaux nécessaires pour procurer cet avantage.

Je me rendrais peut-être à cette objection, si les villes étaient moins chargées qu’elles ne le sont ; mais j’avoue qu’indépendamment de cette considération, je crois encore qu’il est bon de conserver les privilèges des villes, et que celles qui ne sont point taillables ne doivent pas être assujetties à une charge qui n’a jusqu’à présent été supportée que par les taillables.

Les campagnes ne sont pas moins exposées au logement des gens de guerre que les villes. Elles le sont avec plus de danger, parce que la police y est moins vigilante et moins forte.

Puisqu’on peut lever les vingtièmes des biens-fonds dans les villes, on peut y répartir une contribution proportionnée à ces vingtièmes.

Les avantages que donnent aux villes la sûreté et la propreté mieux entretenues, y haussent la valeur des maisons et des terrains propres à en bâtir.

Je sais que la 1ère partition des vingtièmes y est imparfaite comme ailleurs, et qu’il y faut, comme ailleurs, avoir égard, pour les bâtiments, aux frais que leurs réparations exigent.

Il n’est pas douteux qu’il faudra perfectionner, dans les villes et partout, les règles de l’assiette des vingtièmes. On y profitera comme partout de l’équité scrupuleuse qui doit servir de base à cette imposition et à toutes celles qui lui seront assimilées.

Quant aux villes non taillables, leurs privilèges pécuniaires ne sont pas mieux fondés que ceux de la noblesse et du clergé.

Elles ont en général suppléé à la taille par des droits d’entrée ou d’octroi qui gênent leur commerce, il est vrai, mais qui retombent en entier, avec les frais de leur perception, sur les campagnes qui fournissent à l’approvisionnement de ces villes. Car les habitants des villes ont des revenus bornés et vivent sur des dépenses bornées. On ne peut les forcer à passer d’un seul écu la limite que cette nature de leurs moyens de subsister impose à leurs consommations. De sorte qu’elles ne peuvent acquitter les droits mis sur cette consommation, ou qu’en consommant moins, ou qu’en mésoffrant sur les prix des denrées qu’on leur apporte, et l’un de ces moyens, comme l’autre, est également à la perte des cultivateurs et des propriétaires de la campagne qui leur fournissent ces denrées.

Art. III. — Cet article n’a pour objet que la conservation de l’imposition pour les Ponts et chaussées et son emploi : ainsi, il n’est susceptible d’aucune observation.

Art. IV. — Cet article a été dicté par un esprit de justice auquel je ne puis qu’applaudir.

Il veut que l’on dédommage, sur les fonds de la nouvelle imposition, les propriétaires des héritages et des bâtiments qu’il sera nécessaire de traverser, de démolir ou de dégrader pour la construction des chemins.

Il me semble que jusqu’à présent l’on n’avait dédommagé que pour les bâtiments que l’on s’était trouvé dans la nécessité de démolir, et non pas pour les terres. Cela était un peu dur.

Mais la contribution pourra être considérablement augmentée par les dédommagements qui forceront d’imposer davantage, ou de faire languir encore pour les ouvrages.

M. le garde des sceaux veut-il conclure qu’il faut, ou ne pas dédommager les propriétaires, ou augmenter la contribution des chemins ? Pour moi, je crois qu’on pourra subvenir aux dédommagements, et faire cependant plus d’ouvrage que l’on n’en faisait par corvée.

Art. V. — Cet article pourra encore être susceptible de difficulté, en ce qu’il laissera le montant de l’imposition fort arbitraire. Ce montant sera réglé tous les ans au Conseil ; ainsi, l’on ne pourra jamais être assuré que l’imposition soit diminuée : il me semble qu’il serait à désirer que l’on fixât une somme pour chaque généralité, au delà de laquelle l’imposition ne pourrait jamais être portée.

La difficulté que fait M. le garde des sceaux sur cet article est levée au moyen de la fixation, énoncée dans le préambule, comme un maximum que l’imposition ne passera pas.

Art. VI. — Je n’ai rien à observer sur cet article. Ses dispositions sont nécessaires pour laisser à l’administration le ressort et la liberté dont elle a besoin dans des opérations de cette nature.

Art. VII. — Je n’ai rien à observer sur cet article.

Art. VIII. — Le dépôt des états de construction des chemins de chaque généralité et des adjudications des ouvrages, aux greffes du Parlement, de la Chambre des comptes et du Bureau des finances, ne sera pas d’une grande utilité pour les particuliers. Ils ne pourront pas servir à faire connaître si l’imposition de chaque propriétaire sera trop forte. Ce sera le seul point auquel chacun pourra s’intéresser. Mais il y aura peu de propriétaires qui s’aviseront d’en prendre connaissance, pour savoir si l’on fera ou non les ouvrages qui seront marqués.

Le dépôt dont il s’agit a pour but, si les ministres pouvaient vouloir porter à l’excès l’imposition pour les chemins, ou la détourner à d’autres objets, de mettre la chose sous les yeux du public et des tribunaux, de donner aux administrateurs un frein, et de rassurer le public.

Je sais très bien que les particuliers ne verront pas dans cet état si la cote de leur imposition est forcée ; mais on peut se fier aux compagnies dépositaires pour les réclamations qu’elles devraient faire, et qu’elles ne manqueraient pas de faire si la masse de l’imposition excédait la mesure que le Roi lui donne par son édit.

Art. IX. — Je n’ai rien à dire sur cet article ; il est relatif à l’article II, sur lequel j’ai fait mes observations.

Art. X. — Il en est de même de celui-ci.

Art. XI. — Cet article borne à trois ans l’exécution de toutes les dispositions de l’édit en ce qui concerne la forme de la contribution ; mais il laisse subsister pour toujours la suppression des corvées de bras et de chevaux.

Cet article avait été proposé par M. Trudaine ; je ne crois pas qu’il doive être adopté. Il jetterait de l’incertitude sur l’opération ; il obligerait à un nouvel enregistrement dans trois ans, et aurait un air de timidité que le Roi doit éviter sur toute chose dans la circonstance.

Il me semble prouvé que l’on a senti d’avance une partie des observations que j’ai faites sur les articles I et II du projet. Au surplus, je crois que le mieux serait, au lieu de donner un édit, de faire dans toutes les généralités du Royaume ce que M. Turgot a fait à Limoges, M. de La Corée à Montauban, M. de Fontette à Caen, lorsqu’il a eu corrigé son plan.

Il y a lieu de penser que tous les habitants corvéables préféreraient l’abonnement, et qu’il n’y aurait ni plaintes ni difficultés. On aurait en outre l’usage des ateliers de charité, que la plupart des seigneurs se ferait un plaisir de procurer, parce que cela ne donnerait aucune atteinte aux privilèges du Roi et de la noblesse.

Le plan de M. de Fontette a toujours été le même : au surplus, ce que propose M. le garde des sceaux serait une très mauvaise opération, très embarrassante dans les détails, très lente dans son établissement, qui laisserait subsister la surcharge des taillables, et qui dans ce moment joindrait, à tous les inconvénients de la chose, celui de sacrifier l’autorité du Roi aux clameurs prématurées du Parlement.

J’ai déjà répondu que la ressource de ce que font les seigneurs pour les ateliers de charité est presque nulle.

III. — Édit de suppression.

[D. P., VIII, 273. — D. D., II, 287.]

Février.

Louis, … L’utilité des chemins destinés à faciliter le transport des denrées a été reconnue dans tous les temps. Nos prédécesseurs en ont regardé la construction et l’entretien comme un des objets les plus dignes de leur vigilance.

Jamais ces travaux importants n’ont été suivis avec autant d’ardeur que sous le règne du feu roi, notre très honoré seigneur et aïeul. Plusieurs provinces en ont recueilli des fruits par l’augmentation rapide de la valeur des terres.

La protection que nous devons à l’agriculture, qui est la véritable base de l’abondance et de la prospérité publique, et la faveur que nous voulons accorder au commerce comme au plus sûr encouragement de l’agriculture, nous feront chercher à lier de plus en plus par des communications faciles toutes les parties de notre royaume, soit entre elles, soit avec les pays étrangers.

Désirant procurer ces avantages à nos peuples par les voies les moins onéreuses pour eux, nous nous sommes fait rendre compte des moyens qui ont été mis en usage pour la construction et l’entretien des chemins publics.

Nous avons vu avec peine, qu’à l’exception d’un très petit nombre de provinces, les ouvrages de ce genre ont été, pour la plus grande partie, exécutés au moyen des corvées exigées de nos sujets, et même de la portion la plus pauvre, sans qu’il leur ait été payé aucun salaire pour le temps qu’ils y ont employé. Nous n’avons pu nous empêcher d’être frappé des inconvénients attachés à la nature de ces contributions.

Enlever forcément le cultivateur à ses travaux, c’est toujours lui faire un tort réel, lors même qu’on lui paye ses journées. En vain l’on croirait choisir, pour lui demander un travail forcé, des temps où les habitants de la campagne sont le moins occupés ; les opérations de la culture sont si variées, si multipliées, qu’il n’est aucun temps entièrement sans emploi. Ces temps, quand il en existerait, différeraient dans des lieux très voisins, et souvent dans le même lieu, suivant la différente nature du sol, ou les différents genres de culture. Les administrateurs les plus attentifs ne peuvent connaître toutes ces variétés. D’ailleurs, la nécessité de rassembler sur les ateliers un nombre suffisant de travailleurs exige que les commandements soient généraux dans le même canton. L’erreur d’un administrateur peut faire perdre aux cultivateurs des journées dont aucun salaire pourrait les dédommager.

Prendre le temps du laboureur, même en le payant, serait l’équivalent d’un impôt. Prendre son temps sans le payer est un double impôt ; et cet impôt est hors de toute proportion lorsqu’il tombe sur le simple journalier, qui n’a pour subsister que le travail de ses bras.

L’homme qui travaille par force et sans récompense travaille avec langueur et sans intérêt ; il fait, dans le même temps, moins d’ouvrage, et son ouvrage est plus mal fait. Les corvoyeurs, obligés de faire souvent trois lieues ou davantage pour se rendre sur l’atelier, autant pour retourner chez eux, perdent, sans fruit pour l’ouvrage, une grande partie du temps exigé d’eux. Les appels multipliés, l’embarras de tracer l’ouvrage, de le distribuer, de le faire exécuter à une multitude d’hommes rassemblés au hasard, la plupart sans intelligence comme sans volonté, consomment une partie du temps qui reste. Ainsi l’ouvrage qui se fait coûte au peuple et à l’État, en journées d’hommes et de voitures, deux fois et souvent trois fois plus qu’il ne coûterait s’il s’exécutait à prix d’argent.

Ce peu d’ouvrage exécuté si chèrement est toujours mal fait. L’art de construire des chaussées d’empierrement, quoique assez simple, a cependant des principes et des règles qui déterminent la manière de former l’encaissement, de choisir et de poser les bordures, de placer les pierres suivant leur grosseur et leur dureté, suivant la nature de leur composition qui les rend plus ou moins susceptibles de résister au poids des voitures ou aux injures de l’air. De l’observation attentive de ces règles dépendent la solidité des chaussées et leur durée ; et cette attention ne peut être espérée, ne peut donc être exigée des hommes que l’on commande à la corvée, qui tous ont un métier différent, et qui ne travaillent aux chemins qu’un petit nombre de jours chaque année. Dans les travaux payés à prix d’argent, l’on prescrit aux entrepreneurs tous les détails qui tendent à la perfection de l’ouvrage. Les ouvriers qu’ils choisissent, qu’ils instruisent, qu’ils surveillent, font de la construction des chemins leur métier habituel, et le savent ; l’ouvrage est bien fait, parce que, s’il l’était mal, l’entrepreneur sait qu’on l’obligerait à le recommencer à ses dépens. L’ouvrage fait par la corvée reste mal fait, parce qu’il serait trop dur d’exiger des malheureux corvoyeurs une double tâche, pour réparer des imperfections commises par ignorance. Il en résulte que les chemins sont moins solides et plus difficiles à entretenir.

Il est encore une autre cause qui rend les travaux d’entretien faits par corvée beaucoup plus dispendieux.

Dans les lieux où les travaux se font à prix d’argent, l’entrepreneur chargé d’entretenir une partie de route veille continuellement sur les dégradations les plus légères ; il les répare à peu de frais au moment qu’elles se forment et avant qu’elles aient pu s’augmenter ; en sorte que la route est toujours roulante et n’exige jamais de réparations coûteuses. Les routes, au contraire, qui sont entretenues par corvées, ne sont réparées que lorsque les dégradations sont assez sensibles pour que les personnes chargées de donner des ordres en soient instruites. De là, il arrive que ces routes, formées communément de pierres grossièrement cassées, étant d’abord très rudes, les voitures y suivent toujours la même trace, et creusent des ornières qui coupent souvent la chaussée dans toute sa profondeur.

L’impossibilité de multiplier à tous moments les commandements de corvée fait que, dans la plus grande partie des provinces, les réparations d’entretien se font deux fois l’année, avant et après l’hiver, et qu’aux époques de ces deux réparations les routes se trouvent très dégradées. On est obligé de les recouvrir de nouveau de pierres dans leur totalité, ce qui, outre l’inconvénient de rendre à chaque fois la chaussée aussi rude que dans sa nouveauté, entraîne en journées d’hommes et de voitures une dépense annuelle souvent très approchante de la première construction.

Tout ouvrage qui exige quelque instruction, quelque industrie particulière, est impossible à exécuter par corvée. C’est par cette raison que, dans la confection des routes entreprises par cette méthode, l’on est obligé de se borner à des chaussées d’empierrement grossièrement construites, sans pouvoir y substituer des chaussées de pavé, lorsque la nature des pierres l’exigerait, ou lorsque leur rareté et l’éloignement de la carrière rendraient la construction en pavé incomparablement moins chère que celle des chaussées d’empierrement, qui consomment une bien plus grande quantité de pierres. Cette différence de prix, souvent très grande au désavantage des chaussées d’empierrement, est une augmentation de dépense réelle et de fardeau pour le peuple, qui résulte de l’usage des corvées.

Il faut ajouter une foule d’accidents : les pertes des bestiaux qui, arrivant sur les ateliers et déjà excédés par une grande route, succombent aux fatigues qu’on exige d’eux. La perte même des hommes, des chefs de famille blessés, estropiés, emportés par des maladies qu’occasionne l’intempérie des saisons, ou la seule fatigue ; perte si douloureuse quand celui qui périt succombe à un risque forcé, et qui n’a été compensé par aucun salaire.

Il faut encore ajouter les frais, les contraintes, les amendes, les punitions de toute espèce, que nécessite la résistance à une loi trop dure pour pouvoir être exécutée sans réclamation ; peut-être les vexations secrètes que la plus grande vigilance des personnes chargées de l’exécution de nos ordres ne peut entièrement empêcher dans une administration aussi étendue, aussi compliquée que celle de la corvée, où la justice distributive s’égare dans une multitude de détails, où l’autorité, subdivisée pour ainsi dire à l’infini, est partagée entre un si grand nombre de mains, et confiée dans ses dernières branches à des employés subalternes, qu’il est presque impossible de choisir avec certitude, et très difficile de surveiller.

Nous croyons impossible d’apprécier tout ce que la corvée coûte au peuple.

En substituant à un système si onéreux dans ses effets, si désastreux dans ses moyens, l’usage de faire construire les routes à prix d’argent, nous aurons l’avantage de savoir précisément la charge qui en résultera pour nos peuples, l’avantage de tarir à la fois la source des vexations et celle des désobéissances ; celui de n’avoir plus à punir, plus à commander pour cet objet, et d’économiser l’usage de l’autorité qu’il est si fâcheux d’avoir à prodiguer. Ces différents motifs suffiraient pour nous faire préférer à l’usage des corvées le moyen plus doux et moins dispendieux de faire les chemins à prix d’argent ; mais un motif plus puissant et plus décisif encore nous détermine : c’est l’injustice inséparable de l’usage des corvées.

Le poids de cette charge ne tombe, et ne peut tomber, que sur la partie la plus pauvre de nos sujets, sur ceux qui n’ont de propriété que leurs bras et leur industrie, sur les cultivateurs et sur les fermiers. Les propriétaires, presque tous privilégiés, en sont exempts, ou n’y contribuent que très peu.

Cependant c’est aux propriétaires que les chemins publics sont utiles, par la valeur que des communications multipliées donnent aux productions de leurs terres. Ce ne sont ni les cultivateurs actuels, ni les journaliers qu’on y fait travailler qui en profitent. Les successeurs des fermiers actuels payeront aux propriétaires cette augmentation de valeur en augmentation de loyers. La classe des journaliers y gagnera peut-être un jour une augmentation de salaires proportionnée à la plus grande valeur des denrées ; elle y gagnera de participer à l’augmentation générale de l’aisance publique ; mais la seule classe des propriétaires recevra une augmentation de richesse prompte et immédiate, et cette richesse nouvelle ne se répandra dans le peuple qu’autant que ce peuple l’achètera encore par un nouveau travail.

C’est donc la classe des propriétaires des terres qui recueille le fruit de la confection des chemins ; c’est elle qui doit seule en faire l’avance, puisqu’elle en retire les intérêts.

Comment pourrait-il être juste d’y faire contribuer ceux qui n’ont rien à eux ! de les forcer à donner leur temps et leur travail sans salaire ! de leur enlever la seule ressource qu’ils aient contre la misère et la faim, pour les faire travailler au profit de citoyens plus riches qu’eux !

Une erreur tout opposée a souvent engagé l’administration à sacrifier les droits des propriétaires au désir mal entendu de soulager la partie pauvre des sujets, en assujettissant par des lois prohibitives les premiers à livrer leur propre denrée au-dessous de sa véritable valeur.

Ainsi, d’un côté, l’on commettait une injustice contre les propriétaires, pour procurer aux simples manouvriers du pain à bas prix, et de l’autre on enlevait à ces malheureux, en faveur des propriétaires, le fruit légitime de leurs sueurs et de leur travail. On craignait que le prix des subsistances ne montât trop haut pour que leurs salaires pussent y atteindre ; et en exigeant d’eux gratuitement un travail qui leur eût été payé, si ceux qui en profitent en eussent supporté la dépense, on leur ôtait le moyen de concurrence le plus propre faire monter ces salaires à leur véritable prix.

C’était blesser également les propriétaires et la liberté des différentes classes de nos sujets ; c’était les appauvrir les uns les autres, pour les favoriser injustement tour à tour. C’est ainsi qu’on s’égare, quand on oublie que la justice seule peut maintenir l’équilibre entre tous les droits et tous les intérêts. Elle sera dans tous les temps la base de notre administration ; et c’est pour la rendre à la partie de nos sujets la plus nombreuse, et sur laquelle le besoin qu’elle a d’être protégée fixera toujours notre attention d’une manière plus particulière, que nous nous sommes hâté de faire cesser les corvées dans toutes les provinces de notre royaume.

Nous n’avons cependant pas voulu nous livrer à ce premier mouvement de notre cœur, sans avoir examiné et apprécié les motifs qui ont pu engager nos prédécesseurs à introduire et à laisser subsister un usage dont les inconvénients sont si évidents.

On a pu penser que, la méthode des corvées permettant de travailler à la fois sur toutes les routes dans toutes les parties du Royaume, les communications seraient plus tôt ouvertes, et que l’État jouirait plus promptement des richesses dues à l’activité du commerce et à l’augmentation de valeur des productions.

L’expérience n’a pas dû tarder à dissiper cette illusion. On a bientôt vu que quelques-unes des provinces où la population est la moins nombreuse sont précisément celles où la confection des chemins, par la nature du pays et du sol, exige des travaux immenses, qu’on ne peut se flatter d’exécuter avec un petit nombre de bras, sans y employer peut-être plus d’un siècle.

On a vu que, dans les provinces même plus remplies d’habitants, il n’était pas possible, sans accabler les peuples et sans ruiner les campagnes, d’exiger des corvoyeurs un assez grand nombre de journées pour exécuter en peu de temps aucune partie considérable de chemin.

On a éprouvé que les corvoyeurs ne pouvaient donner utilement leur temps, sans être conduits par des employés intelligents qu’il fallait payer ; que les fournitures d’outils, leur renouvellement, les frais de magasins, entraînaient des dépenses considérables, proportionnées à la quantité d’hommes employés annuellement.

On a senti que, sur une longueur déterminée de chemins construits par corvée, il devait se rencontrer plusieurs ouvrages indispensables, tels que des ponts, des escarpements de rochers, des murs de terrasses, qui ne pouvaient être construits que par des hommes d’art et à prix d’argent ; que par conséquent l’on hâterait sans fruit la construction des ouvrages de corvée, si l’impossibilité d’avancer en même proportion les ouvrages d’art laissait les chemins interrompus et inutiles au public.

On s’est enfin convaincu que la quantité d’ouvrages faits annuellement par corvée avait, avec la quantité d’ouvrages d’art que permettait chaque année la disposition des fonds des Ponts et chaussées, une proportion nécessaire, qu’il était ou impossible ou inutile de passer ; que dès lors on se flatterait vainement de faire à la fois tous les chemins, et que ce prétendu avantage de la corvée se réduirait à pouvoir commencer en même temps un grand nombre de routes, sans faire réellement plus d’ouvrage que l’on ne ferait par la méthode des constructions à prix d’argent, dans laquelle on n’entreprend une partie que lorsqu’une autre est achevée, et que le public peut en jouir.

L’état où sont encore les chemins dans la plus grande partie de nos provinces, et ce qui reste à faire en ce genre, après tant d’années pendant lesquelles les corvées ont été en vigueur, prouvent combien il est faux que ce système puisse accélérer la confection des chemins.

On s’est aussi effrayé de la dépense qu’entraînerait la confection des chemins à prix d’argent.

On n’a pas cru que le Trésor de l’État, épuisé par les guerres et par les profusions de plusieurs règnes, et chargé d’une masse énorme de dettes, pût fournir à cette dépense.

On a craint de l’imposer sur les peuples, toujours trop chargés ; et on a préféré de leur demander du travail gratuit, imaginant qu’il valait mieux exiger des habitants de la campagne, pendant quelques jours, des bras qu’ils avaient, que de l’argent qu’ils n’avaient pas.

Ceux qui faisaient ce raisonnement oubliaient qu’il ne faut demander à ceux qui n’ont que des bras, ni l’argent qu’ils n’ont pas, ni les bras qui sont leur unique moyen pour nourrir eux et leur famille.

Ils oubliaient que la charge de la confection des chemins, doublée et triplée par la lenteur, la perte du temps et l’imperfection attachées au travail des corvées, est incomparablement plus onéreuse pour ces malheureux qui n’ont que des bras, que ne pouvait l’être une charge incomparablement moindre, imposée en argent sur des propriétaires plus en état de payer ; qui, par l’augmentation de leur revenu, auraient immédiatement recueilli les fruits de cette espèce d’avance, et dont la contribution, en devenant pour eux une source de richesse, eût soulagé dans l’instant ces mêmes hommes qui, n’ayant que des bras, ne vivent qu’autant que ces bras sont employés et payés. Ils oubliaient que la corvée est elle-même une imposition, et une imposition bien plus forte, bien plus inégalement répartie, bien plus accablante que celle qu’ils redoutaient d’établir.

La facilité avec laquelle les chemins ont été faits à prix d’argent dans quelques pays d’États, et le soulagement qu’ont éprouvé les peuples dans quelques-unes des généralités des pays d’élections, lorsque les administrateurs particuliers y ont substitué aux corvées une contribution en argent, ont assez fait voir combien cette contribution était préférable aux inconvénients qui suivent l’usage des corvées.

Une autre raison plus apparente a sans doute principalement influé sur le parti qu’on a pris d’adopter, pour la confection des chemins, la méthode des corvées, c’est la crainte que les besoins renaissants du Trésor royal n’engageassent, surtout en temps de guerre, à détourner de leur destination, pour les employer à des dépenses plus urgentes, les fonds imposés pour la confection des chemins ; que ces fonds, une fois détournés, ne continuassent à l’être, et que les peuples ne fussent un jour forcés en même temps, et de payer l’impôt destiné originairement pour les chemins, et de subvenir d’une autre manière, peut-être même par corvée, à leur construction.

Les administrateurs se sont craints eux-mêmes ; ils ont voulu se mettre dans l’impossibilité de commettre une infidélité dont trop d’exemples leur faisaient sentir le danger.

Nous louons les motifs de leur crainte, et nous sentons la force de cette considération ; mais elle ne change pas la nature des choses ; elle ne fait pas qu’il soit juste de demander un impôt aux pauvres pour en faire profiter les riches, et de faire supporter la construction des chemins à ceux qui n’y ont point d’intérêt.

Tout cède, dans le temps de guerre, au premier de tous les besoins, la défense de l’État ; il est nécessaire alors, il est juste de suspendre toutes les dépenses qui ne sont pas d’une nécessité indispensable celle des chemins doit être réduite au simple entretien.

L’imposition destinée à cette dépense doit être réduite à proportion, pour soulager les peuples chargés des taxes extraordinaires mises à l’occasion de la guerre.

À la paix, l’intérêt qu’a le souverain de faire fleurir le commerce et la culture, et la nécessité des chemins pour remplir ce but doivent rassurer sur la crainte d’en voir abandonner les travaux, et de n’y pas voir destiner de nouveau des fonds proportionnés aux besoins, par le rétablissement de l’imposition suspendue à l’occasion de la guerre. Il n’est point à craindre qu’on préfère à ce parti si simple celui de rétablir les corvées si l’usage en a été abrogé, parce qu’elles ont été reconnues injustes.

À notre égard, l’exposition que nous avons faite des motifs qui nous déterminent à supprimer les corvées répond à nos sujets qu’elles ne seront point rétablies pendant notre règne ; et peut-être le souvenir que nos peuples conserveront de ce témoignage de notre amour pour eux donnera à notre exemple auprès de nos successeurs, un poids qui les éloignera d’assujettir leurs sujets au fardeau que nous aurons aboli.

Nous prendrons, au reste, toutes les mesures qui dépendront de nous pour que les fonds provenant de la contribution établie pour la confection des grandes routes ne puissent être détournés à d’autres usages.

Dans cet esprit, nous n’avons pas voulu que cette contribution pût jamais être regardée comme une imposition ordinaire et fixe pour sa quotité, ni qu’elle pût être versée en notre trésor royal. Nous voulons qu’elle soit réglée tous les ans en notre Conseil pour chaque généralité, et qu’elle n’excède jamais la somme qu’il sera nécessaire d’employer dans l’année pour la construction et l’entretien des chaussés, ou autres ouvrages, qui étaient ci-devant faits par corvées, nous réservant de pourvoir à la construction des ponts et autres ouvrages d’art, sur les mêmes fonds qui y ont été destinés jusqu’à ce jour, et qui sont imposés sur notre royaume à cet effet. Notre intention est que la totalité des fonds provenant de la contribution de chaque généralité y soit employée, et qu’il ne puisse être imposé aucune somme l’année suivante, qu’en conséquence d’un nouvel état arrêté en notre Conseil.

Pour que nos sujets puissent être instruits des objets auxquels ladite contribution sera employée, nous avons jugé à propos d’ordonner qu’il sera dressé un état arrêté en notre Conseil, en la forme ordinaire, du montant de toutes les adjudications des travaux qui devront être entrepris dans l’année ; que cet état sera déposé, tant au greffe de nos bureaux de finances, qui sont chargés de l’exécution des états du Roi, qu’à celui de nos Cours de parlement, Chambres des comptes et Cours des aides, et que chacun de nos sujets puisse en prendre communication.

Nous avons voulu que, dans le cas où ces sommes n’auraient pas été employées dans l’année, les sommes restantes à employer fussent distraites de celles à imposer dans l’année suivante, sans pouvoir être, sous aucun prétexte, confondues avec la masse de nos finances, et versées dans notre Trésor royal. Nous avons cru nécessaire aussi de régler, par le présent édit, la comptabilité des deniers provenant de cette contribution, tant en nos Chambres des comptes qu’en nos Bureaux des finances, et d’intéresser la fidélité que ces tribunaux nous doivent, à ne jamais passer aucun emploi de ces fonds, étranger à l’objet auquel nous les destinons.

Par le compte que nous nous sommes fait rendre des routes à construire et à entretenir dans nos différentes provinces, nous croyons pouvoir assurer nos sujets qu’en aucune année la dépense pour cet objet ne surpassera la somme de dix millions pour la totalité des pays d’élection.

Cette contribution ayant pour objet une dépense utile à tous les propriétaires, nous voulons que tous les propriétaires, privilégiés et non privilégiés, y concourent, ainsi qu’il est d’usage pour toutes les charges locales ; et par cette raison, nous n’entendons pas même que les terres de notre domaine en soient exemptes, ni en nos mains, ni quand elles en seraient sorties, à quelque titre que ce soit.

Le même esprit de justice qui nous engage à supprimer la corvée, et à charger de la construction des chemins les propriétaires qui y ont intérêt, nous détermine à statuer sur l’indemnité légitimement due aux propriétaires d’héritages, qui sont privés d’une partie de leur propriété, soit par l’emplacement même des routes, soit par l’extraction des matériaux qui doivent y être employés. Si la nécessité du service public les oblige à céder leur propriété, il est juste qu’ils n’en souffrent aucun dommage, et qu’ils reçoivent le prix de la portion de cette propriété qu’ils sont obligés de céder.

À ces causes, …, de l’avis de notre Conseil…, nous avons par le présent édit perpétuel et irrévocable, dit, statué et ordonné… :

I. — Il ne sera plus exigé de nos sujets aucun travail, ni gratuit ni forcé, sous le nom de corvée, ou sous quelque autre dénomination que ce puisse être, soit pour la construction des chemins, soit pour tout autre ouvrage public, si ce n’est dans le cas où la défense du pays, en temps de guerre, exigerait des travaux extraordinaires : auquel cas il y serait pourvu en vertu de nos ordres adressés aux gouverneurs, commandants ou autres administrateurs de nos provinces. Défendons, en toute autre circonstance, à tous ceux qui sont chargés de l’exécution de nos ordres, d’en commander ou d’en exiger, nous réservant de faire payer ceux que, dans ce cas, la nécessité des circonstances obligerait d’enlever à leurs travaux.

II. — Les ouvrages qui étaient faits ci-devant par corvées, tels que les constructions et entretiens des routes, et autres ouvrages nécessaires pour la communication des provinces et des villes entre elles, le seront, à l’avenir, au moyen d’une contribution de tous les propriétaires de biens-fonds ou de droits réels, sujets aux vingtièmes, sur lesquels la répartition en sera faite à proportion de leur contribution aux rôles de cette imposition. Voulons que les fonds et droits réels de notre domaine y contribuent dans la même proportion.

III. — À l’égard des constructions de ponts et autres ouvrages d’art, il continuera d’y être pourvu sur les mêmes fonds qui y ont été destinés par le passé.

IV. — Voulons que les propriétaires des héritages et des bâtiments qu’il sera nécessaire de traverser ou de démolir pour la construction des chemins, ainsi que ceux qui seront dégradés pour l’extraction des matériaux, soient dédommagés de la valeur desdits héritages, bâtiments ou dégradations et sera le dédommagement payé sur les fonds provenant de la contribution ordonnée par l’article II ci-dessus[6].

V. — Le montant de ladite contribution, dans chaque généralité, sera réglé tous les ans sur le prix des constructions, entretiens et dédommagements que nous aurons ordonnés dans ladite généralité pendant l’année ; à l’effet de quoi il sera tous les ans arrêté en notre Conseil un état particulier pour chaque généralité, qui comprendra toutes lesdites dépenses.

VI. — Il sera fait des devis et détails, et passé des adjudications desdits ouvrages et des baux de leur entretien dans la forme qui leur sera prescrite ; et l’état arrêté par nous en notre Conseil, mentionné en l’article précédent, sera composé du montant desdites adjudications et baux ; nous réservant comme par le passé et à notre Conseil, la direction des routes, des estimations, des adjudications et de toutes les clauses qui pourront y être contenues, circonstances et dépendances.

VII. — Il nous sera rendu compte en notre Conseil, chaque année, de l’emploi des sommes provenant de la contribution ordonnée ; et dans le cas où elles n’auraient pas été consommées en entier, il en sera fait mention dans l’état de l’année suivante, et la somme qui n’aura pas été employée sera retranchée de la contribution de ladite année suivante. Dans le cas au contraire où quelque cause imprévue obligerait de faire une dépense qui n’aurait pas été comprise dans quelques-unes des adjudications, il nous en sera rendu compte, et si cette dépense est approuvée par nous, elle sera comprise dans l’état arrêté pour l’année suivante.

VIII. — Aussitôt que ledit état sera par nous arrêté, il en sera déposé quatre expéditions pour chaque généralité, une au greffe de notre Cour de parlement, la seconde à celui de notre Chambre des comptes, la troisième à celui de notre Cour des aides, et la quatrième à celui du Bureau des finances de la généralité : à l’effet pour toutes personnes, de quelque qualité et condition qu’elles soient, d’en pouvoir prendre communication sans frais ni déplacement ; et lesdits états serviront de base à la comptabilité à rendre à la Chambre des comptes par nos trésoriers, ainsi qu’il sera expliqué par les articles X et XI.

IX. — Le recouvrement des sommes provenant de ladite contribution, ordonnée par l’article II du présent édit, sera faite dans la même forme que celui des vingtièmes.

X. — Les deniers en provenant seront remis aux receveurs ordinaires des impositions, qui seront tenus de les verser, mois par mois, à la déduction de 4 deniers par livre pour leurs taxations, entre les mains du commis que les trésoriers établis par nous pour les dépenses des Ponts et chaussées tiennent dans chaque généralité, lequel délivrera lesdits fonds aux adjudicataires des ouvrages, dans la forme qui sera par nous prescrite, sans que, sous aucun prétexte, lesdites sommes puissent être détournées à d’autres emplois, ni même versées en notre Trésor royal.

XI. — Ne pourront lesdits trésoriers être valablement déchargés desdites sommes, qu’en rapportant les quittances des adjudicataires. Faisons très expresses inhibitions et défenses aux commis desdits trésoriers de se dessaisir desdits deniers pour toute autre destination que ce puisse être, à peine d’être forcés en recette de la totalité des sommes qu’ils auraient payées contre la disposition du présent article. Enjoignons à nos Chambres des comptes et à nos Bureaux des finances, chacun en droit soi, d’y tenir exactement la main. Si donnons en mandement… [7].

***

Lettre de Morellet à Lord Shelburne. — 4 janvier[8]. — … Notre contrôleur général se porte fort bien, il engraisse même et je lui dis que c’est du sang du peuple. Il a lu, mardi dernier, au Conseil, son plan pour l’abolition de la corvée que le Roi a fait approuver. Je vous dirais même à ce sujet que ce conseil (qui est le conseil royal des finances) s’est passé de la manière la plus édifiante et que tout le monde en est sorti touché de l’attention, de l’intérêt du jeune roi pendant trois heures entières à tout ce qui touchait au soulagement du peuple. Entre autres choses, comme M. Trudaine observait dans le Mémoire (car le mémoire est de lui) qu’il fallait prendre des précautions pour que les fonds destinés à remplacer les corvées ne fussent pas divertis à d’autres usages et les corvées rétablies, le Roi a insisté et dit qu’on ne pourrait pas prendre trop de précautions, mais qu’assurément, il ne se prêterait à rien de semblable.

Note de Condorcet. — On a prétendu dans quelques ouvrages récemment imprimés qu’une imposition proportionnelle à la taille était un moyen préférable à l’imposition proportionnelle aux vingtièmes que M. Turgot avait voulu établir. Mais :

1° M. Turgot avait proposé un impôt sur toutes les espèces de biens ; et des circonstances particulières le forcèrent à exempter ceux du clergé. Il fit ce changement à regret, et, nous osons le dire, contre le vœu des membres du clergé les plus éclairés et les plus sages. Ils pensaient avec raison que si le clergé peut espérer de conserver ses privilèges encore quelque temps, c’est par l’abandon volontaire de ce que ces privilèges ont de plus odieux.

2° Quoique le clergé fut exempt de l’imposition, une augmentation dans le don gratuit devenait un moyen simple de réparer l’injustice de cette exemption.

3° Cette exemption eut-elle subsisté, il en résultait un moindre inconvénient que d’une imposition mise proportionnellement à la taille, qui dans certains pays ne porte que sur les biens possédés actuellement par les roturiers ; dans d’autres, sur les biens que les roturiers possédaient à une certaine époque, tandis que dans le reste elle est mise au hasard sur les biens des roturiers, sur les profits des cultivateurs, des commerçants, des artisans, etc., d’où résulte nécessairement encore une surcharge sur le peuple, une exemption pour la noblesse et le clergé.

4° M. Turgot pensait que loin d’augmenter les impositions qui, comme la taille, ne se lèvent directement que sur certaines classes de citoyens, c’était sur ces impôts que l’on devait faire porter toutes les diminutions, pour détruire insensiblement des privilèges qui, en fait d’impôts, sont nécessairement injustes.

5° L’inégalité dans les distributions des vingtièmes ne devait pas arrêter M. Turgot, parce qu’en attendant qu’il pût réaliser ses grands projets pour la réforme des impôts, il se proposait de détruire les abus de la répartition des vingtièmes en fixant la valeur de cette imposition et en la distribuant ensuite avec une proportion plus exacte : exactitude qu’on ne peut espérer que pour un impôt dont la somme est fixe, parce qu’alors chaque propriétaire a un intérêt direct à se plaindre des erreurs commises en faveur d’un autre.

6° L’idée qu’une imposition proportionnelle à la taille eut moins blessé les préjugés ou les intérêts de quelques corps, ne devait pas faire impression sur M. Turgot. Il croyait que la puissance royale, lorsqu’elle s’arme pour la défense du peuple, lorsqu’elle donne sa sanction à des lois dictées par la justice, doit braver les clameurs de l’avidité comme celles de l’ignorance, et qu’un ministre ne peut conseiller au prince ces lâches condescendances sans trahir à la fois la confiance du prince, les droits des citoyens, et les intérêts de la nation (Vie de Turgot, 69).

Notes de Du Pont. — Il avait été demandé à tous les Ingénieurs des provinces un devis des dépenses qu’occasionneraient autant de constructions nouvelles qu’on en avait fait précédemment, année commune, et ce que coûterait l’entretien des ouvrages déjà faits. On leur recommanda d’établir leurs calculs sur le prix de la plus forte dépense possible. La totalité du devis se monta à 10 050 000 l. Pour savoir ce qu’était cette dépense comparée à la corvée, il fallait connaître à quel prix les fermiers voulaient être exempts de ce fardeau ; la plupart des laboureurs estimaient le dommage pour eux à la moitié de la taille, c’est-à-dire à 50 000 000 l. pour tout le Royaume sans compter la corvée de main-d’œuvre des journaliers.

D’après ce calcul, le Roi qui soumettait ses Domaines à contribuer pour la construction des chemins, avait pris l’engagement de ne jamais porter l’imposition, tant pour les constructions que pour l’entretien, à plus d’un demi-vingtième. (Mém., 372)

L’Édit de suppression des corvées ne fut que provisoire. L’opinion que l’on répandit alors avec l’aveu du Gouvernement, fut qu’on avait trouvé trop de difficultés à faire cesser les corvées par une Loi générale, mais qu’il fallait aller à ce but par des opérations particulières et qu’un grand avantage des assemblées provinciales serait d’en faciliter les moyens… Le Parlement de Paris eut honte d’avoir dit dans des Remontrances que le peuple de France était taillable et corvéable à volonté… Il suffit de relire ce qui a été publié dans ce temps, pour s’assurer que les Édits proposés par Turgot n’ont eu que des déclamations à combattre (Mém., 361.)

—————

[1] Voir aussi p. 148.

[2] Maurepas eut beaucoup de part à ces observations qui encouragèrent la résistance du Parlement. Le premier ministre les abandonna ensuite et fut le premier à proposer la tenue d’un lit de justice ; mais principalement sous le point de vue de soutenir l’autorité du Roi et en s’affligeant de la nécessité où l’on se trouvait de la déployer et en observant que, si de nouvelles lois pouvaient avoir quelques inconvénients dans la pratique, on serait toujours à même d’en ralentir l’exécution. (D. P., Mém., 365.)

[3] Voir ci-dessous le texte de l’Édit.

[4] M. de Maurepas avait déclaré qu’il ne donnerait jamais son assentiment aux édits, si l’on persistait à comprendre les biens-fonds du clergé dans l’imposition pour les chemins (D. P.).

[5] Turgot fut obligé à cette concession, « après une longue résistance » (Condorcet, Vie, 69.)

[6] Cet article ne fut pas expressément révoqué lors du rétablissement des corvées, mais il resta sans exécution. De Cotte, chargé du département des Ponts et chaussées, fit des efforts inutiles pour engager le Contrôleur général à faire cesser cette grande et cruelle injustice. (Condorcet, Vie, 71.).

[7] D’après la Correspondance Métra (9 janvier). Saint-Germain aurait proposé au Conseil de faire construire et réparer les chemins par les troupes.

[8] Il faut lire : 4 février.

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