Œuvres de Turgot – 215 – Caisse de Poissy

Œuvres de Turgot et documents le concernant, volume 5

retour à la table des matières


1776

215. — CAISSE DE POISSY[1]

Édit de suppression.

[D. P., VIII, 262. — D. D., II, 316.]

Février.

Louis… Il n’est arrivé que trop souvent, dans les besoins de l’État, qu’on ait cherché à décorer les impôts, dont ces besoins nécessitaient l’établissement, par quelque prétexte d’utilité publique. Cette forme, à laquelle les rois nos prédécesseurs se sont quelquefois crus obligés de descendre, a rendu plus onéreux les impôts dont elle avait accompagné la naissance. Il en est résulté que ces impôts, ainsi colorés, ont subsisté longtemps après la cessation du besoin qui en avait été la véritable cause, en raison de l’objet apparent d’utilité par lequel on avait cherché à les déguiser, ou qu’ils se sont renouvelés sous le même prétexte que favorisaient divers intérêts particuliers.

C’est ainsi qu’au mois de janvier 1690, pour soutenir la guerre commencée l’année précédente, il fut créé soixante offices de jurés-vendeurs de bestiaux, auxquels il faut attribuer un sol pour livre de la valeur de ceux qui se consommeraient à Paris, à la charge de payer en deniers comptants, aux marchands forains, les bestiaux qu’ils y amèneraient : ce qu’on présentait comme propre à encourager le commerce et à procurer l’abondance, en prévenant les retards auxquels les marchands de bestiaux étaient exposés, lorsqu’ils traitaient directement avec les bouchers.

Cette première tentative donna lieu à beaucoup de réclamations de la part des marchands forains et des bouchers, qui représentèrent que la création des jurés-vendeurs de bestiaux était fort onéreuse à leur commerce, loin de le favoriser ; qu’il n’était besoin d’aucun intermédiaire entre les fournisseurs de bestiaux et ceux qui les débitent au public ; que Paris avait été approvisionné jusqu’alors, sans que personne eût eu la commission d’avancer aux marchands de bestiaux leur payement ; et que l’impôt d’un sol pour livre devait nécessairement renchérir la viande et diminuer la fourniture. On eut égard à ces représentations et, par une Déclaration du 11 mars de la même année, le roi Louis XIV, voulant, dit-il, favorablement traiter lesdits marchands forains et les bouchers de ladite ville de Paris et procurer l’abondance des bestiaux en icelle, supprima les soixante offices de jurés-vendeurs.

Cependant, au bout de dix-sept ans, en 1707, dans le cours d’une guerre malheureuse, après avoir épuisé des ressources de toute espèce, on eut recours aux motifs qu’avait présentés l’Édit de 1690 : on allégua que quelques particuliers exerçaient sur les bouchers des usures énormes, et l’on créa cent offices de conseillers-trésoriers de la bourse des marchés de Sceaux et de Poissy, à l’effet d’avoir un bureau ouvert tous les jours de marché, pour avancer aux marchands forains le prix des bestiaux par eux vendus aux bouchers et autres marchands solvables ; et ces officiers furent autorisés à percevoir le sol pour livre de la valeur de tous les bestiaux vendus, même de ceux dont ils n’auraient pas avancé le prix. Cet établissement, qui rappelle les temps de calamité où il eut lieu, fut de nouveau supprimé à la paix.

Le commerce des bestiaux, affranchi du droit et des entraves accessoires, reprit son cours naturel, et le suivit trente ans sans interruption : pendant cette époque, l’approvisionnement de Paris fut abondant, et l’éducation des bestiaux faisait fleurir plusieurs de nos provinces.

Mais les dépenses d’une nouvelle guerre engagèrent, à la fin de 1743, le gouvernement à employer la même ressource de finance, qui fut encore étayée du même prétexte. On supposa qu’il était nécessaire de faire diminuer le prix des bestiaux, en mettant les marchands forains en état d’en amener un plus grand nombre. On prétendit que le moyen d’y parvenir était de les faire payer en deniers comptants, et que cet avantage ne serait pas acheté trop cher par la retenue d’un sol pour livre. Mais, quoique cette retenue fût établie sur toutes les ventes de bestiaux, la caisse fut dispensée, comme en 1707, d’avancer le prix de ceux qu’achèteraient les bouchers qui ne seraient pas d’une solvabilité reconnue ; le terme du crédit envers les autres fut borné à deux semaines. Ces dispositions restreignaient presque l’utilité de la caisse au droit d’un sol pour livre.

Ce droit fut affermé ; il a toujours continué depuis de faire partie des revenus de l’État. On y a ajouté les quatre sols pour livre de sa quotité, par Édit de septembre 1747 ; et il a été prorogé avec eux par Lettres Patentes, le 16 mars 1755 et le 3 mars 1767.

En portant notre attention sur ces édits et sur ces lettres patentes, nous n’avons pu nous empêcher de reconnaître que leurs dispositions sont contradictoires avec les effets qu’on affectait de s’en promettre.

Le droit de six pour cent, qui augmente de plus de quinze livres le prix de chaque bœuf, ne peut que renchérir la viande au lieu d’en modérer le prix, et diminuer en partie le profit des cultivateurs qui élèvent et engraissent des bestiaux ; ce qui décourage cette industrie et détruit l’abondance, non seulement de la viande de boucherie, mais encore des récoltes que feraient naître les engrais provenant d’un plus grand nombre de bestiaux, s’il y avait plus de profit à les élever.

D’un autre côté, s’il peut sembler avantageux que la plus grande partie des marchands forains reçoivent comptant le prix des bestiaux qu’ils amènent, il n’en est pas moins contre les principes de toute justice que les bouchers riches, qui pourraient eux-mêmes solder leurs achats au comptant, soient néanmoins forcés de payer l’intérêt d’une avance dont ils n’ont pas besoin ; et que les bouchers moins aisés, auxquels on refuse ce crédit parce qu’on ne les croit pas assez solvables, soient également forcés de payer l’intérêt d’une avance qui ne leur est pas faite.

L’édit de création fixant à quinze jours l’époque où les bouchers doivent s’acquitter envers la caisse ou bourse de Poissy, et accordant aux fermiers de cette caisse le droit de les y contraindre par corps dans la troisième semaine, il en résulte que l’avance effective des sommes prêtées ne peut jamais égaler le douzième du prix total des ventes annuelles ; elle doit même être fort au-dessous, puisque les caissiers, ayant le droit de refuser crédit aux bouchers dont la solvabilité n’est pas bien reconnue, sont bien loin d’avancer la totalité des ventes.

Cependant l’intérêt en est payé comme si l’avance du prix total de cette vente était faite, comme si elle l’était dès le premier jour de l’année, comme si elle l’était pour l’année complète.

Le droit qui est payé doit donc moins être regardé comme le prix de l’avance faite aux bouchers, que comme un véritable impôt sur les bestiaux et la viande de boucherie.

Nous désirerions que la situation de nos finances nous permît de faire en entier le sacrifice de cette branche de revenus ; mais, dans l’impossibilité où nous sommes de n’en pas conserver du moins une partie, nous avons préféré de le remplacer par une augmentation des droits perçus aux entrées de notre bonne ville de Paris, tant sur les bestiaux vivants que sur la viande destinée à y être consommée. La simplicité de cette forme de perception, qui n’entraîne aucuns frais nouveaux, nous met en état de soulager, dès à présent, nos sujets d’environ les deux tiers de la charge que leur faisait supporter le droit de la caisse de Poissy.

Au reste, nous sommes convaincu que le plus grand avantage que nos sujets retireront de ce changement, résultera de la plus grande liberté dont la suppression de la caisse de Poissy fera jouir le commerce des bestiaux. C’est de cette liberté, de la concurrence qu’elle fait naître, et de l’encouragement qu’elle donne à la production, qu’on peut attendre le rétablissement de l’abondance du bétail et la modération du prix d’une partie aussi considérable de la subsistance de nos sujets.

À ces causes… :

Art Ier. Voulons qu’à compter du premier jour de carême de la présente année, le droit d’un sou pour livre de la valeur des bestiaux destinés à l’approvisionnement de Paris, établi par édit de décembre 1743, et les quatre sous pour livre dudit droit, établis en sus par édit du mois de septembre 1747, l’un et l’autre prorogés par Lettres Patentes des 15 mars 1755 et 3 mars 1767 et perçus en vertu d’icelles aux marchés de Sceaux et de Poissy, soient et demeurent supprimés.

II. Pour suppléer en partie à la diminution qu’apportera dans nos finances la suppression de droits ordonnée par l’article précédent, il sera perçu à l’avenir, à compter dudit premier jour de carême prochain, aux barrières et entrées de notre bonne ville de Paris, en sus et par augmentation des droits qui y sont actuellement établis, le supplément de droits ci-après énoncé.

Par chaque bœuf         5 l. » s. » d.

Par chaque vache 3     10   »

Par chaque veau          »     11   10 4/5

Par chaque mouton     »     6     »

Par chaque livre de bœuf, vache ou mouton   » » 5 17/25

III. Les suppléments de droits établis par l’article précédent étant uniquement destinés à remplacer une partie du revenu que nous procurait le droit de sol pour livre et les quatre sols pour livre d’icelui, établis sur la vente des bestiaux aux marchés de Sceaux et de Poissy, et que nous avons supprimés par l’article premier ; ne pourront lesdits suppléments de droits être soumis ni donner lieu à aucuns droits de premier ou second vingtième, anciens ni nouveaux sols pour livre, droits d’officiers, don gratuit, droit de gare, et sols pour livre d’iceux en faveur de l’hôpital général de la ville de Paris, d’aucuns titulaires d’offices, d’aucune régie, ni de l’adjudicataire de nos fermes.

IV. Les droits par chaque livre de veau seront diminués au total de six deniers seize vingt-cinquièmes, et réduits au même pied que ceux par livre de bœuf, vache ou mouton, nous réservant de pourvoir à l’indemnité de qui il appartiendra.

V. Nous avons supprimé et supprimons pareillement, à compter du même jour, la caisse ou bourse des marchés de Sceaux et de Poissy, établie et prorogée par les Édits et Déclarations de 1743, 1755 et 1767 ; résilions le bail passé à Bouchinet et ses cautions ; et des engagements y portés les dispensons, nous réservant de pourvoir à l’indemnité que pourrait réclamer l’adjudicataire de nos fermes générales, à cause des quatre sols pour livre compris dans son bail.

VI. Autorisons ledit Bouchinet et ses cautions à retirer, dans les délais accoutumés, les sommes dont ils pourraient se trouver en avance audit premier jour de carême ; voulons qu’ils cessent d’en avancer de nouvelles, et les confirmons dans le droit de poursuite et privilège dont ils ont joui jusqu’à présent pour la rentrée de leurs fonds.

VII. Permettons, aux bouchers et aux marchands forains qui amènent les bestiaux, de faire entre eux telles conventions qu’ils jugeront à propos, et de stipuler tel crédit que bon leur semblera.

VIII. Permettons néanmoins à ceux qui ont régi pour nous ladite caisse ou bourse de Poissy, et à tous autres de nos sujets, de prêter aux conditions qui seront réciproquement et volontairement acceptées, leurs deniers aux bouchers qui croiront en avoir besoin pour soutenir leur commerce[2].

***

Baudeau, dans les Nouvelles Éphémérides (1776, Tome II et dernier), reproduisit un mémoire qu’il avait rédigé en 1768, et qui avait été imprimé en 1770, mais dont la publication avait toujours été arrêtée. Il expliquait, dans ce mémoire, que la Caisse de Poissy, organisée pour procurer un petit revenu au Trésor et pour gratifier quelques personnes de croupes, ou d’emplois, n’était qu’un impôt, non profitable au Roi, très onéreux à la ville de Paris, à sa banlieue, ainsi qu’aux éleveurs et aux négociants en bétail, etc. Le fermier payait au Roi 750 000 livres par an ; de plus, il avait fait une avance sur le prix de son bail de 2 millions. Il s’était engagé à payer comptant aux vendeurs de bétail tout le prix des ventes faites par eux aux bouchers solvables, moyennant quoi, il avait le droit : 1° d’empêcher toute vente hors des deux marchés de Sceaux et de Poissy (sauf pour les veaux) ; 2° de prélever 6% sur toutes les ventes. Les prêts étaient faits pour trois semaines environ, de sorte que les 6% correspondaient à une usure de 92%. En outre, les bouchers solvables, c’est-à-dire riches, étaient forcés d’user du prêt dont ils n’avaient nul besoin. Les bouchers pauvres, c’est-à-dire non absolument solvables, ne pouvaient au contraire obtenir d’avances. On comptait 200 bouchers à Paris ; 60 ne recevaient pas d’avances.

Il entrait sur les marchés, au moins par semaine :

2 400 bœufs ou vaches à 200 livres pièce : 6% sur la vente faisaient                24 000 livres

5 000 paires de moutons à 28 livres pièce : 6% sur la vente faisaient         8 500

150 veaux à 26 livres pièce : 6% sur la vente faisaient.                422

Total : 32 922 livres.

Pour 46 semaines, sans le carême, l’usure produisait dès lors une somme de 1 500 000 livres qui était supportée, ou par les consommateurs, ou par les producteurs.

Des pétitions de marchands forains, de propriétaires, de fermiers et nourrisseurs avaient demandé la suppression de la Caisse. On leur répondit que grâce à son existence les marchands de bétail recevaient sur-le-champ leur argent comptant, ce qui favorisait les envois. Or en 1744, ils avaient fait grève et le gouvernement avait donné commission à un nommé Massé (D’Oradoux) d’acheter des bœufs pour le compte de la Caisse et d’en tenir toujours 1 200 prêts pour garnir le marché et faire tomber les cours. Il avait obligé en outre, par des moyens d’intimidation, les marchands de bétail à venir garnir les marchés.)

(Journal de Véri. — 1779. — Après la chute de Turgot, les fermiers de la Caisse firent un procès à Baudeau qui se défendit lui-même. Mais la Caisse fut rétablie ; « Lenoir, lieutenant de police, et les premiers magistrats du Parlement qui ne connaissaient que les règlements pour diriger le commerce, parce qu’alors leur influence était sans borne, pressèrent tellement Maurepas et Necker qu’ils donnèrent un édit contre leur opinion.

Comme le prix de la viande augmenta, les magistrats attribuèrent la cherté à la suppression de la Caisse. Lenoir dit à Necker qu’il ne répondait pas de l’approvisionnement de Paris. Necker et Maurepas ont cependant éloigné les abus excessifs : l’intérêt fut réduit à 1/2% par mois et les bouchers ne furent point forcés d’emprunter.

————

[1] Voir aussi p. 148 et 160.

[2] En ce qui concerne l’enregistrement de l’Édit, voir ci-dessous p. 269, au Lit de justice.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publié.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.