Œuvres de Turgot – 227 – Le commerce des vins

Œuvres de Turgot et documents le concernant, volume 5

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1776

227. — LE COMMERCE DES VINS

I. Lettre à l’évêque de Cahors[1] au sujet du projet d’Édit sur la liberté de ce commerce.

[A. N., F12 152. — Foncin, 615.]

6 février.

J’ai reçu, M., la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire sur l’inquiétude qu’ont les commerçants du vin de Quercy de ce que l’Édit qui leur a été annoncé pour la liberté de leur commerce n’a pas encore passé ; je vous prie de vouloir bien les rassurer et de leur faire savoir que cet Édit sera incessamment publié et envoyé au Parlement pour y être enregistré et en procurer l’exécution.

II. Édit sur la liberté de la circulation et de l’exportation des vins.

[D. P., VIII, 406.]

(Protection à la culture. — Obstacles mis au transport des vins par les autorités locales, à Marseille, à Bordeaux et ailleurs. — Révocation des privilèges.)

Versailles, avril.

Louis… Chargé par la Providence de veiller sans cesse au bonheur des peuples qu’elle nous a confiés, nous devons porter notre attention sur tout ce qui concourt à la prospérité publique. Elle a pour premier fondement la culture des terres, l’abondance des denrées et leur débit avantageux, seul encouragement de la culture, seul gage de l’abondance. Ce débit avantageux ne peut naître que de la plus entière liberté des ventes et des achats. C’est cette liberté seule qui assure aux cultivateurs la juste récompense de leurs travaux ; aux propriétaires des terres un revenu fixe ; aux hommes industrieux de salaires constants et proportionnés ; aux consommateurs les objets de leurs besoins ; aux citoyens de tous les ordres la jouissance de leurs véritables droits.

Nous nous sommes d’abord occupé de rendre, par notre Arrêt du 13 septembre 1774, et nos Lettres Patentes sur icelui, du 2 novembre de la même année, la liberté au commerce de la denrée la plus essentielle à la subsistance de nos sujets, et dont, par cette raison, il importe le plus d’encourager la culture et de faciliter la circulation.

Les vins sont la richesse de notre Royaume : ils sont presque l’unique ressource de plusieurs de nos provinces, qui n’ont pas d’autre moyen d’échange pour se pourvoir de grains, et procurer la subsistance journalière à une population immense que le travail des vignes emploie, et dont les consommations enrichissent à leur tour la partie de nos sujets occupés à la culture des grains, et en augmentent la production par l’assurance du débit. La France, par une sorte de privilège attaché à la nature de son climat et de son sol, est le seul pays qui produise en abondance des vins recherchés de toutes les nations, par leur qualité supérieure, et parce qu’ils sont regardés comme plus propres que ceux des autres contrées à la consommation habituelle.

Ainsi, les vins de France, devenus pour la plupart des pays à qui cette production a été refusée, une boisson d’un usage journalier, qu’on croit ne pouvoir remplacer par aucune autre, forment pour notre Royaume l’objet du commerce d’exportation le plus étendu et le plus assuré.

Animé du désir de voir fleurir une branche de commerce si importante, nous avons recherché les causes qui pouvaient mettre obstacle à ses progrès.

Le compte que nous nous sommes fait rendre de quelques contestations mues en notre Conseil, entre diverses provinces et villes de notre Royaume, nous a fait connaître que le transport, la vente et l’achat des vins se trouvent assujettis dans un très grand nombre de lieux, et surtout dans nos provinces méridionales, à des prohibitions, à des gênes multipliées, que les habitants de ces lieux regardent comme des privilèges établis en leur faveur.

Les propriétaires des vignobles situés dans la sénéchaussée de Bordeaux sont en possession d’interdire la consommation et la vente, dans la ville de Bordeaux, de tout autre vin que celui du cru de la sénéchaussée : il n’est pas même permis à tout propriétaire de vendre le sien en détail, s’il n’est bourgeois de Bordeaux, et s’il ne réside dans la ville avec sa famille au moins pendant six mois chaque année.

Le Languedoc, le Périgord, l’Agénois, le Quercy, et toutes les provinces traversées par cette multitude de rivières navigables qui se réunissent sous les murs de Bordeaux, non seulement ne peuvent vendre leurs vins aux habitants de cette ville, qui voudraient les acheter ; mais, de plus, ces provinces ne peuvent pas même profiter librement, pour les vendre aux étrangers, de cette voie que la nature leur offrait pour communiquer avec toutes les nations commerçantes.

Les vins du Languedoc n’ont pas la liberté de descendre la Garonne avant la Saint-Martin : il n’est pas permis de les vendre avant le 1er décembre.

On ne souffre pas que ceux du Périgord, de l’Agénois, du Quercy, et de toute la haute Guyenne, arrivent à Bordeaux avant les fêtes de Noël.

Ainsi, les propriétaires des vins du haut pays ne peuvent profiter, pour les vendre, de la saison la plus avantageuse, pendant laquelle les négociants étrangers sont forcés de presser leurs achats, pour approvisionner les nations du Nord, avant que les glaces en aient fermé les ports.

Ils n’ont pas même la ressource de laisser leurs vins à Bordeaux, pour les y vendre après un an de séjour : aucun vin étranger à la sénéchaussée de Bordeaux ne peut rester dans cette ville passé le 8 septembre. Le propriétaire qui n’a pu vendre le sien à cette époque n’a que le choix, ou de le convertir en eau-de-vie, ou de le faire ressortir de la sénéchaussée en remontant la rivière ; c’est-à-dire d’en diminuer la valeur, ou de la consumer en frais inutiles.

Par cet arrangement, les vins de Bordeaux n’ont à craindre aucune concurrence pendant tout l’intervalle qui s’écoule depuis les vendanges jusqu’au mois de décembre.

Depuis cette époque même du mois de décembre, jusqu’au 8 septembre de l’année suivante, le commerce des vins du haut pays gémit sous des entraves multipliées.

Les vins ne peuvent être vendus immédiatement à leur arrivée ; il n’est pas libre de les verser de bord à bord, dans les vaisseaux qui pourraient se trouver en chargement dans ce port, ou dans quelque autre port de la Garonne. Il faut nécessairement les décharger et les entreposer, non pas dans la ville de Bordeaux, mais dans un faubourg, dans un espace déterminé de ce faubourg, et dans des celliers particuliers, où il n’est pas permis d’introduire des vins du territoire de Bordeaux.

Les vins étrangers à ce territoire doivent être renfermés dans des futailles d’une forme particulière, dont la jauge est moins avantageuse pour le commerce étranger. Ces futailles, reliées avec des cercles en moindre nombre et d’un bois moins fort, sont moins durables et moins propres à soutenir les voyages de long cours, que les tonneaux affectés exclusivement aux vins de Bordeaux.

L’exécution de cet assemblage de règlements, combinés avec le plus grand art pour assurer aux bourgeois de Bordeaux, propriétaires de vignobles dans la sénéchaussée, l’avantage de vendre leur vin plus cher, au préjudice des propriétaires de tous les autres vignobles des provinces méridionales, au préjudice des consommateurs de toutes les autres provinces du Royaume, au préjudice même des commerçants et du peuple de Bordeaux, s’appelle dans cette ville la police des vins. Cette police s’exerce par les jurats, sous l’autorité du Parlement.

La ville de Bordeaux n’a jamais représenté de titre originaire, portant concession de ce privilège ; mais elle en est en possession depuis plusieurs siècles, et plusieurs des rois nos prédécesseurs l’ont confirmé en différents temps. Les premières lettres de confirmation que l’on connaisse ont été données par Louis XI en 1461.

Les autres provinces du Royaume n’ont pas cessé de réclamer contre le préjudice que faisaient à leur commerce les gênes qu’il éprouvait à Bordeaux. En 1483, les députés du Languedoc en portèrent leurs plaintes dans l’assemblée des états généraux tenus à Tours. En 1499, sous le règne de Louis XII, le Languedoc, le Quercy, l’Agénois, la Bretagne et la Normandie s’opposèrent à la confirmation, demandée par les habitants de Bordeaux, de tous leurs privilèges relatifs au commerce des vins : ces privilèges reçurent, dans ces deux occasions, quelques modifications.

Depuis cette époque, la ville de Bordeaux a obtenu successivement différentes lettres confirmatives de sa possession. Plusieurs contestations ont été élevées successivement par différentes villes, différentes provinces, qui tantôt réclamaient contre le privilège en lui-même, tantôt attaquaient les extensions qu’y ont données successivement les Bordelais, tantôt se plaignaient de quelques vexations de détail, de quelques saisies particulières. Ces contestations ont donné lieu quelquefois à des transactions, quelquefois à des jugements de notre Conseil, tantôt plus, tantôt moins favorables au privilège de Bordeaux, ou aux intérêts des provinces d’en haut.

Quoique deux arrêts du Conseil du 10 mai et du 2 juillet 1741, parussent avoir de nouveau consacré les privilèges de la ville de Bordeaux contre les vins du haut pays, les autres provinces n’ont pas cru avoir perdu le droit de faire encore entendre leurs réclamations.

La ville de Cahors a présenté, en 1772, une requête tendant à ce que toutes les lettres confirmatives des prétendus privilèges accordés à la ville de Bordeaux fussent déclarées obreptices et subreptices, et à ce que l’entière liberté du commerce et de la navigation fût rétablie en toute saison. Cette requête est devenue l’objet d’une instance liée en notre Conseil, par la communication que l’Arrêt du 11 août 1772 en a ordonnée aux maires et jurats de Bordeaux.

Les États de Languedoc, les officiers municipaux de la ville de Domme, prenant fait et cause des propriétaires des vignes de la province du Périgord, les États de Bretagne, sont intervenus successivement dans cette contestation, qui est instruite contradictoirement.

Un très grand nombre de villes dans nos provinces méridionales s’attribuent, comme la ville de Bordeaux, le droit de refuser le passage aux vins des autres villes, et de ne laisser vendre, dans leur enceinte, que le vin produit par leur territoire ; et nous n’avons pas été peu surpris de voir que la plus grande partie des villes du Quercy, du Périgord, de la haute Guyenne, celles même qui se plaignent avec le plus d’amertume des entraves que la ville de Bordeaux met à leur commerce, prétendent avoir les mêmes privilèges, chacune dans leur district, et qu’elles ont eu recours, pour les faire confirmer, à l’autorité du parlement de Bordeaux. La ville de Domme est dans ce cas.

La ville de Bergerac a autrefois porté l’abus de ses prétentions jusqu’à vouloir interdire la navigation de la Dordogne aux vins des territoires situés au-dessus de cette ville. Cette vexation fut réprimée, en 1724, par arrêt du Conseil.

Les consuls et jurats de la ville de Belvès, en Périgord, demandèrent, il y a peu d’années, par une requête au parlement de Bordeaux, qu’il fût défendu, sous peine de cinq cents livres d’amende, et de confiscation des bœufs, chevaux et charrettes, d’introduire dans leur ville et banlieue aucuns vins ni vendanges des lieux voisins et étrangers. Ils demandèrent qu’il leur fût permis, à l’effet de l’empêcher, de se transporter dans toutes les maisons, caves, celliers de la ville et de la banlieue, d’en demander l’ouverture, de faire briser les portes en cas de refus, et de prononcer eux-mêmes les amendes et confiscations en cas de contravention. Toutes leurs conclusions leur furent adjugées sans difficulté par arrêt du parlement de Bordeaux du 12 août 1765.

Plus récemment encore, la ville de Montpazier, le 26 novembre 1772, et celle de Badefols, le 7 décembre de la même année, ont obtenu du parlement de Bordeaux, sur la requête de leurs officiers municipaux, des arrêts qui défendent aux aubergistes de ces villes le débit et la vente de tous vins étrangers jusqu’après la consommation des vins du territoire. À cette époque même, la vente des vins des territoires voisins, qu’on appelle étrangers, n’est tolérée qu’après qu’on en a obtenu la permission des officiers municipaux.

Le prétexte allégué par ces villes pour faire autoriser ce monopole en faveur des vins de leur territoire, était qu’en 1685 elles avaient acquis, ainsi que plusieurs autres villes, le droit de banvin que Louis XIV avait alors aliéné ; et que, ces autres villes ayant en conséquence interdit l’entrée des vins étrangers à leur territoire, elles devaient avoir le même droit.

Rien n’était plus frivole que ce prétexte. Le droit de banvin, qui, comme les autres droits féodaux, a beaucoup varié suivant les temps et les lieux, ne consistait que dans un droit exclusif, exercé par le seigneur, de faire vendre son vin en détail pendant un certain nombre de jours. Les besoins de l’État firent imaginer, dans des temps difficiles, d’établir sous ce titre, au profit du Roi, dans les lieux où les droits d’aides n’avaient point cours, et où ce droit ne se trouvait pas déjà établi au profit, soit du domaine, soit des seigneurs de fiefs, un droit exclusif de débiter du vin en détail pendant quarante jours ; ce droit fut mis en vente avec faculté aux seigneurs, et aux villes et communautés, de l’acquérir par préférence.

Il est évident que ce droit de vendre exclusivement du vin en détail pendant quarante jours ne pouvait s’étendre à la défense de consommer pendant un temps indéfini aucun vin recueilli hors du territoire ; il n’est pas moins évident que les villes, en acquérant ce droit, ont dû l’acquérir pour l’avantage de leurs concitoyens, par conséquent pour les en libérer, et non pour en aggraver encore le fardeau ; que surtout, après avoir laissé écouler quatre-vingts ans sans exercer ce prétendu droit, les officiers municipaux ne devaient plus être autorisés, sur leur seule demande, et sans aucun concours de l’autorité législative, à imposer de nouvelles prohibitions au commerce.

On ne peut imputer la facilité avec laquelle le parlement de Bordeaux s’est prêté à leurs demandes, qu’à l’habitude de regarder ce genre de prohibitions, si fréquent dans ces provinces, comme étant en quelque sorte le droit commun.

En effet, la même façon de penser paraît avoir régné dans toute la partie méridionale du Royaume.

Les États de Béarn défendirent, en 1667, l’introduction et le débit de tous vins étrangers, depuis le 1er octobre jusqu’au 1er mai de l’année suivante. En 1745, ces mêmes États prirent une délibération qui proscrivait le débit de tous vins, jusqu’à ce que ceux du cru de la province fussent entièrement consommés. Cette délibération fut homologuée par arrêt du parlement de Pau. Elle fut cassée, ainsi que l’Arrêt, le 2 septembre 1747, sur la réclamation portée au Conseil par les États de Bigorre.

Les États de Béarn s’étant pourvus en opposition, en 1768, contre ce dernier arrêt, ils en furent déboutés, et l’arrêt qui cassait leur délibération fut confirmé. Mais sans la réclamation de la province de Bigorre, les États d’une province particulière auraient établi, de leur seule autorité, une prohibition qui aurait pu avoir lieu longtemps, sans que le gouvernement y remédiât et en fût même informé.

Quoique cette prohibition ait cessé entre le Béarn et le Bigorre, celles qui ont lieu entre les différentes villes du Béarn n’en subsistent pas moins dans leur entier, quoiqu’en général elles ne soient pas établies sur d’autres titres que sur des délibérations des communautés elles-mêmes, homologuées par des arrêts du parlement.

Plusieurs villes du Dauphiné et de la Provence se sont arrogé le même droit d’exclure de leur territoire la consommation des vins prétendus étrangers, ou entièrement, ou jusqu’à une époque déterminée, ou seulement jusqu’à ce que le vin du territoire fût vendu.

Les habitants de la ville de Veynes, située en Dauphiné, se pourvurent en 1756 au Conseil, pour obtenir la confirmation de leurs privilèges, qui consistaient dans la prohibition, faite par délibération de la communauté, de ne laisser entrer aucuns vins étrangers, afin de favoriser la consommation des vins de leur territoire, qui n’étaient pas, disaient-ils, faciles à vendre, attendu leur mauvaise qualité. Ils représentaient que cette prohibition avait été confirmée par arrêt du parlement de Grenoble du 27 juillet 1732, et que la faveur qu’ils réclamaient avait été accordée à la ville de Grenoble, à celle de Gap, et à plusieurs autres villes du Dauphiné.

Aucune ville n’a porté ce privilège à un plus grand excès, aucune ne l’a exercé avec plus de rigueur, que la ville de Marseille. De temps immémorial, lorsque cette ville jouissait d’une entière indépendance, elle avait interdit toute entrée aux vins étrangers. Lorsqu’elle se remit sous l’autorité des comtes de Provence, elle exigea d’eux, par des articles convenus en 1257, sous le nom de Chapitres de paix, qu’en aucun temps ces princes ne souffriraient qu’on portât dans cette ville du vin ou des raisins nés hors de son territoire, à l’exception du vin qui serait apporté pour être bu par le comte et la comtesse de Provence et leur maison, lorsqu’ils viendraient à Marseille et y demeuraient, de manière cependant que ce vin ne fût pas vendu.

En 1294, un statut municipal ordonna que le vin qui serait apporté en fraude serait répandu, les raisins foulés aux pieds, les bâtiments ou charrettes brûlés, les contrevenants condamnés en différentes amendes.

Un Règlement du 4 septembre 1610 ajouta, à la rigueur des peines prononcées par les règlements précédents, celle du fouet contre les voituriers qui amèneraient du vin étranger dans la ville de Marseille.

C’est ainsi que, par un renversement de toutes les notions de morale et d’équité, un vil intérêt sollicite et obtient, contre des infractions qui ne blessent que lui, ces peines flétrissantes que la justice n’inflige même au crime qu’à regret, et forcée par le motif de la sûreté publique.

Divers arrêts du Conseil et du parlement de Provence, des lettres patentes émanées des rois nos prédécesseurs, ont successivement autorisé ces règlements. Un édit du mois de mars 1717, portant règlement pour l’administration de la ville de Marseille, confirme l’établissement d’un bureau particulier, chargé, sous le nom de Bureau du vin, de veiller à l’exécution de ces prohibitions.

L’article XCV de cet édit fait même défense à tous capitaines de navires qui seront dans le port de Marseille d’acheter, pour la provision de leur équipage, d’autre vin que celui du territoire de cette ville. « Et pour prévenir », est-il dit, « les contraventions au présent article, les échevins ne signeront aucune patente de santé pour lesdits bâtiments de mer, qui seront nolisés dans ladite ville et qui en partiront, qu’il ne leur soit apparu des billets de visite des deux intendants du bureau du vin, et de leur certificat portant que le vin qu’ils auront trouvé dans lesdits bâtiments de mer, pour la provision de leur équipage, a été acheté dans la ville de Marseille. »

Comme si l’attestation d’un fait devait dépendre d’une circonstance absolument étrangère à la vérité de ce fait ! comme si le témoignage de la vérité n’était pas dû à quiconque le réclame ! comme si l’intérêt qu’ont les propriétaires des vignes de Marseille à vendre leur vin un peu plus cher, pouvait entrer en quelque considération, lorsqu’il s’agit d’un intérêt aussi important pour l’État et pour l’humanité entière, que la sécurité contre le danger de la contagion !

Le corps de ville de Marseille a étendu l’effet de cette disposition de l’édit de 1717 jusqu’à prétendre interdire aux équipages des bâtiments qui entrent dans le port de Marseille la liberté de consommer le vin ou la bière dont ils sont approvisionnés pour leur route, et les obliger d’acheter à Marseille une nouvelle provision de vin. Cette prétention forme la matière d’une contestation entre la ville de Marseille et les États de Languedoc.

La ville de Marseille s’est même crue en droit d’empêcher les vins des autres parties de la Provence d’emprunter le port de Marseille pour être vendus aux étrangers. Ce n’est qu’après une longue discussion qu’une prétention aussi injuste, et aussi funeste au commerce général, a été proscrite par un arrêt du Conseil rendu le 16 août 1740, et que le transit des vins par le port de Marseille a été permis, moyennant certaines précautions.

L’étendue des pays où règne cette espèce d’interdiction de commerce de canton à canton, de ville à ville ; le nombre des lieux qui sont en possession de repousser ainsi les productions des territoires voisins, prouvent qu’il ne faut point chercher l’origine de ces usages dans des concessions obtenues de l’autorité de nos prédécesseurs, à titre de faveur et de grâce, ou accordées sur de faux exposés de justice et d’utilité publique.

Ils ne sont nés et n’ont pu naître que dans ces temps d’anarchie, où le souverain, les vassaux des divers ordres et les peuples, ne tenant les uns aux autres que par les liens de la féodalité, ni le monarque, ni même les grands vassaux, n’avaient assez de pouvoir pour établir et maintenir un système de police qui embrassât toutes les parties de l’État, et réprimât les usurpations de la force. Chacun se faisait alors ses droits à lui-même.

Les seigneurs molestaient le commerce dans leurs terres ; les habitants des villes, réunis en communes, cherchaient à le concentrer dans l’enceinte de leurs murailles ou de leur territoire.

Les riches propriétaires, toujours dominants dans les assemblées, s’occupaient du soin de vendre seuls à leurs concitoyens les denrées que produisaient leurs champs, et d’écarter toute autre concurrence ; sans songer que, ce genre de monopole devenant général, et toutes les bourgades d’un même royaume se traitant ainsi réciproquement comme étrangères et comme ennemies, chacun perdait au moins autant à ne pouvoir vendre à ces prétendus étrangers, qu’il gagnait à pouvoir vendre seul à ses concitoyens, et que, par conséquent, cet état de guerre nuisait à tous sans être utile à personne.

Cet esprit exclusif a dû varier dans ses effets, suivant les lieux et suivant les temps.

Dans nos provinces méridionales plus fertiles en vins, où cette denrée forme, en un grand nombre de lieux, la production principale du territoire, la prohibition réciproque du débit des vins appelés étrangers est devenue d’un usage presque universel, et le droit que se sont arrogé à cet égard presque toutes les villes particulières s’est exercé tellement sans contradiction, que le plus grand nombre n’a pas cru avoir besoin de recourir à nos prédécesseurs pour en obtenir la confirmation, et que plusieurs n’ont même pensé que dans ces derniers temps à se faire donner, par des arrêts de nos cours, une autorisation qui n’eût pu, en aucun cas, suppléer à la nôtre.

L’importance et l’étendue du commerce de Marseille, la situation du port de Bordeaux, entrepôt naturel et débouché nécessaire des productions de plusieurs provinces, ont rendu plus sensible l’effet des restrictions que ces deux villes ont mises au commerce des vins, et le préjudice qui en résultait pour le commerce en général. Ces villes, dont les prétentions ont été plus combattues, ont employé plus d’efforts pour les soutenir.

Il n’est pas étonnant que, dans des temps où les principes de la richesse publique et les véritables intérêts des peuples étaient peu connus, les princes, qui avaient presque toujours besoin de ménager les villes puissantes, se soient prêtés avec trop de condescendance à confirmer ces usurpations, qualifiées de privilèges, sans les avoir auparavant considérées dans tous leurs rapports avec la justice due au reste de leurs sujets, et avec l’intérêt général de l’État.

Les privilèges dont il s’agit n’auraient pu soutenir, sous ce double point de vue, l’examen d’une politique équitable et éclairée ; ils n’auraient pas même pu lui offrir la matière d’un doute.

En effet, les propriétaires et les cultivateurs étrangers au territoire privilégié, sont injustement privés du droit le plus essentiel de leur propriété, celui de disposer de la denrée qu’ils ont fait naître.

Les consommateurs des villes sujettes à la prohibition, et ceux qui auraient pu s’y approvisionner par la voie du commerce, sont injustement privés du droit de choisir et d’acheter, au prix réglé par le cours naturel des choses, la denrée qui leur convient le mieux.

La culture est découragée dans les territoires non privilégiés, et même dans ceux dont le privilège local est plus que compensé par le privilège semblable des territoires environnants.

De telles entraves sont funestes à la nation entière, qui perd ce que l’activité d’un commerce libre, ce que l’abondance de la production, les progrès de la culture des vignes et ceux de l’art de faire les vins, animés par la facilité et l’étendue du débit, auraient répandu dans le Royaume de richesses nouvelles.

Ces prétendus privilèges ne sont pas même utiles aux lieux qui en jouissent. L’avantage en est évidemment illusoire pour toutes les villes et bourgs de l’intérieur du Royaume, puisque la gêne des ventes et des achats est réciproque, comme le sera la liberté lorsque tous en jouiront.

Partout où le privilège existe, il est nuisible au peuple consommateur, nuisible au commerçant ; les propriétaires des vignes ne sont favorisés en apparence qu’aux dépens des autres propriétaires et de tous leurs concitoyens.

Dans Marseille, dont les chefs se montrent si zélés pour l’exclusion des vins étrangers, cette exclusion est contraire aux intérêts du plus grand nombre des habitants de la ville, qui non seulement sont forcés de consommer du vin médiocre à un prix que le défaut de concurrence rend excessif, mais qui même seraient obligés de se priver entièrement de vin, si, malgré la défense de faire entrer dans cette ville des vins prétendus étrangers, ceux qui sont si jaloux de cette défense et du privilège exclusif qu’elle leur donne, ne se réservaient pas aussi le privilège de l’enfreindre par une contrebande notoire, puisqu’il est notoirement connu que le territoire de Marseille ne produit pas la quantité de vin nécessaire pour les besoins de son immense population.

Aussi n’est-ce que par les voies les plus rigoureuses que le bureau du vin peut maintenir ce privilège odieux au peuple, et dont l’exécution a plus d’une fois occasionné les rixes les plus violentes.

Bordeaux, dont le territoire produit des vins recherchés dans toute l’Europe par leur délicatesse, et d’autres qui, dans leur qualité plus grossière, ne sont pas moins précieux par la propriété inestimable qu’ils ont de résister aux impressions de la mer, et à la chaleur même de la zone torride ; cette ville, que la situation la plus favorable pour embrasser le commerce de toutes les parties du monde, a rendue le rendez-vous de toutes les nations de l’Europe ; cette ville, dont toutes les provinces qui peuvent vendre leurs denrées en concurrence des siennes sont forcées d’emprunter le port, et ne peuvent en faire usage sans payer à l’industrie de ses habitants un tribut qui ajoute à son opulence ; Bordeaux, enfin, dont la prospérité s’accroît en raison de l’activité, de l’étendue de son commerce, et de l’affluence des denrées qui s’y réunissent de toutes parts, ne peut avoir de véritable intérêt à la conservation d’un privilège qui, pour l’avantage léger et douteux de quelques propriétaires de vignes, tend à restreindre et à diminuer son commerce.

Ceux qui ont obtenu de nos prédécesseurs l’autorisation des prétendus privilèges de Bordeaux, de Marseille et de plusieurs autres villes, n’ont point stipulé le véritable intérêt de ces villes, mais seulement l’intérêt de quelques-uns des plus riches habitants, au préjudice du plus grand nombre et de tous nos autres sujets.

Ainsi, non seulement le bien général de notre Royaume, mais l’avantage réel des villes mêmes qui sont en possession de ces privilèges, exigent qu’ils soient anéantis.

Si, dans l’examen des questions qui se sont élevées sur leur l’exécution, nous devions les discuter comme des procès, sur le vu des titres, nous pourrions être arrêté par la multiplicité des lettes patentes et des jugements rendus en faveur des villes intéressées.

Mais ces questions nous paraissent d’un ordre plus élevé ; elles sont liées aux premiers principes du droit naturel et du droit public entre nos diverses provinces. C’est l’intérêt du Royaume entier que nous avons à peser ; ce sont les intérêts et les droits de tous nos sujets, qui, comme vendeurs et comme acheteurs, ont un droit égal à débiter leurs denrées et à se procurer les objets de leurs besoins à leur plus grand avantage ; c’est l’intérêt du corps de l’État, dont la richesse dépend du débit le plus étendu des produits de la terre et de l’industrie, et de l’augmentation de revenu qui en est la suite. Il n’a jamais existé de temps, il ne peut en exister, où de si grandes et de si justes considérations aient pu être mises en parallèle avec l’intérêt particulier de quelques villes, ou, pour mieux dire, de quelques particuliers riches de ces villes. Si jamais l’autorité a pu balancer deux choses aussi disproportionnées, ce n’a pu être que par une surprise manifeste, contre laquelle les provinces, le peuple, l’État entier lésé, peuvent réclamer en tout temps, et que en tout état de cause, nous pouvons et voulons réparer, en rendant, par un acte de notre puissance législative, à tous nos sujets une liberté dont ils n’auraient jamais dû être privés.

À ces causes, nous ordonnons ce qui suit :

Art. I. Avons révoqué et abrogé, révoquons et abrogeons tous édits, déclarations, lettres patentes, arrêts et règlements accordés à des villes, bourgs ou autres lieux, portant empêchement à l’entrée, au débit, à l’entrepôt, au transport par terre, par mer ou par rivières, des vins et eaux-de-vie de notre Royaume, à quelque titre et sous quelque prétexte que lesdits édits, déclarations, lettres patentes, arrêts et règlements aient été rendus.

II. Avons éteint et aboli, éteignons et abolissons le droit de banvin appartenant à des villes, bourgs ou autres lieux, à quelque titre que ledit droit leur appartienne, et soit qu’il ait été acquis des rois nos prédécesseurs ou de quelques seigneurs ; de tels droits n’ayant dû être acquis par lesdites villes que pour en procurer aux habitants l’affranchissement.

III. Et à l’égard du droit de banvin appartenant à des seigneurs ecclésiastiques ou séculiers, même à nous, à cause de nos domaines, voulons que, nonobstant ledit droit, les vins et eaux-de-vie puissent, en quelque temps que ce soit, passer en transit dans l’étendue desdites terres, par les chemins, fleuves et rivières navigables ; que le chargement desdits vins et eaux-de-vie puisse y être fait, soit de bord à bord, soit autrement. Défendons à tous nos sujets, de quelque état et qualité qu’ils soient, d’interdire lesdits passages et chargements, et d’y apporter aucun obstacle, à peine de répondre personnellement envers les parties, de tous dépens, dommages et intérêts.

IV. En conséquence des dispositions portées aux articles précédents, la circulation des vins sera et demeurera libre dans notre Royaume ; voulons que tous nos sujets et tous autres propriétaires, marchands, voituriers, capitaines de navires, patrons, et généralement toutes personnes, puissent, dans tous les temps et saisons de l’année, faire transporter librement des vins et eaux-de-vie, ainsi qu’ils aviseront ; même des provinces de l’intérieur dans celles qui seront réputées étrangères, et les faire entrer ou rentrer de celles-ci dans les provinces de l’intérieur ; les entreposer partout où besoin sera, et notamment dans les villes de Bordeaux et de Marseille, sans pouvoir être forcés à les déposer dans aucun magasin, à se pourvoir pour leurs consommations ou pour leurs provisions dans leurs routes d’autres vins que de ceux qu’ils y auront destinés, à faire sortir leurs vins à certaines époques de la ville où ils seront déposés, ou à les convertir en eaux-de-vie, ni pouvoir être assujettis à autres règles ou formalités que celles qui sont ordonnées pour la sûreté et perception de nos droits, de ceux d’octrois appartenant aux villes et autres droits légitimement établis par nous ou par les rois nos prédécesseurs.

V. Pourront aussi lesdits propriétaires, marchands, voituriers, capitaines de navires, patrons et autres, acheter et vendre en toutes saisons lesdits vins, tant en gros qu’en détail, dans lesdites villes de Bordeaux, de Marseille et autres qui auraient ou prétendraient les mêmes privilèges ; à l’exception néanmoins des terres des seigneurs ecclésiastiques ou séculiers, dans lesquelles ledit droit de banvin serait établi, et dans le temps ou la saison seulement qui sont fixés pour l’exercice dudit droit ; le tout, en acquittant par lesdits propriétaires et autres, à l’entrée, sortie, transport et vente en gros ou en détail, tous droits qui nous sont dus, à quelque titre que ce soit, les droits d’octrois par nous accordés à quelques provinces, villes, communautés, et les autres droits généralement quelconques, établis par titres valables.

VI. Faisons défense à tous maires, lieutenants de maire, échevins, jurats, consuls et autres officiers municipaux, même aux officiers composant le bureau des vins établi à Marseille et autres administrations semblables qui sont et demeureront supprimées par le présent édit, de porter aucun obstacle à la liberté de ladite circulation ou desdits emmagasinements, achats et ventes ; de requérir aucune confiscation, amende ou autres condamnations pour raison de contravention aux édits, déclarations, arrêts ou règlements auxquels il est dérogé par l’article Ier du présent édit, ainsi que pour raison de contravention au droit de banvin qu’ils prétendraient appartenir auxdites villes ; et ce, en quelque temps et sous quelque prétexte que ce puisse être ; à peine de demeurer personnellement responsables de tous frais, dépens, dommages et intérêts qui seront adjugés aux parties, pour lesquels ils n’auront aucun recours contre lesdites villes et communautés[2].

« La liberté du commerce des eaux-de-vie devait être une suite de la même opération. Déjà quelques gênes locales avaient été détruites ; les droits qui s’opposaient à l’exportation de cette liqueur auraient été abolis. La fabrication des eaux-de-vie de marc aurait été permise ; les eaux-de-vie de grains, défendues en France, celles de cidre et de poiré qui ne pouvaient sortir des provinces où on les distille, auraient obtenu une circulation libre. Une partie de ces opérations a été faite en 1784. » (Condorcet, Vie, 67.)

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[1] J- D. de Cheylus, évêque de 1766 à 1776.

[2] La rédaction de cet édit fut le travail que Turgot fit avec le plus de plaisir. (D. P., Mém., 380.)

L’édit fut enregistré sans difficulté aux Parlements de Toulouse et de Dauphiné, et au Conseil souverain de Roussillon. Il ne l’était pas encore aux Parlements de Provence, de Béarn et de Bordeaux où les membres du Parlement étaient les principaux propriétaires des vignobles quand Turgot fut disgracié. Et quoique le Roi y attachât une grande et juste importance, il ne le fut à celui de Bordeaux que par une sorte de transaction, avec quelques restrictions et modifications. (D. P., note.) Turgot s’attendait à la résistance du Parlement de Bordeaux et était résolu à employer l’autorité pour la surmonter (Journal de Véri).

L’édit subsista après la chute de Turgot. Il assura pendant la paix, un commerce d’exportation de plus de 60 millions par an. (D. P., Mém., 381.)

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