Œuvres de Turgot – 235 – Lettres au Roi

Œuvres de Turgot et documents le concernant, volume 5

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1776

235. — LETTRES AU ROI

Après la mort de Turgot, Malesherbes fut chargé par le marquis de Turgot et la duchesse de Saint-Aignan de faire un classement des papiers de leur frère. On trouve sur la chemise d’un des dossiers, la note manuscrite ci-après, de la main de Malesherbes :

« Cette liasse contient quatre lettres écrites par M. Turgot au Roi dans le temps qu’il fut question du choix de mon successeur.

« M. Turgot écrivait au Roi avec le zèle que le ministre le plus dévoué au service du Roi doit avoir et avec la confiance que l’on a pour l’ami le plus sûr. Il lui dit, dans les termes les plus clairs, ce qu’il pensait de ceux qui sont à la tête de l’administration et des sujets propres à remplir la place vacante et, quand il lui parle même de ses amis, il ne croit pas devoir dissimuler au Roi les défauts qu’il leur connaît.

« La vertu la plus austère règne dans ces quatre lettres et, d’une part, il serait très fâcheux, pour ceux dont il parle, qu’on sût ce qu’il a dit au Roi dans cette confiance intime, et rien n’est certainement plus contraire aux intentions de M. Turgot que de laisser par écrit des notes de ce qu’il a cru devoir dire au Roi seul. Moi qui en parle, je n’y ai aucun intérêt personnel, car il me loue sans restriction. Ce n’est pas qu’il ne me connût sûrement des défauts, car j’en ai beaucoup, mais comme j’allais sortir de place, l’intérêt du service du Roi n’exigeait pas qu’ils lui fussent dits ; aussi, ils ne l’ont pas été ; mais il y a plusieurs personnes nommées, au nom de qui je réclame le secret le plus absolu, quoiqu’ils ne m’en aient pas chargé, parce qu’ils ne savent pas ce qui est dit d’eux, et ceux pour qui je ne me mêle pas de réclamer n’ont pas un moindre droit pour demander à la famille la suppression de ces pièces.

« De plus, la famille de M. Turgot ne peut y avoir aucun regret, car ce ne sont pas des Mémoires de M. Turgot établissant au Roi ses principes d’administration qui sont bien précieux à conserver ; il y dit seulement, sur la nécessité de maintenir l’autorité, ce qui a été dit par tout le monde et sur l’application de ses principes, qui est le sujet de ses longs Mémoires, il ne disait que le caractère des personnes, ce qui ne mérite pas d’être conservé.

« J’espère que les lettres mêmes écrites au Roi seront ensevelies dans le plus profond oubli. Si le contraire arrive, ce ne sera pas la faute de M. Turgot, ni de sa famille, mais ils ne doivent pas se reprocher d’y avoir contribué par la conservation des minutes.

« J’exhorte même M. le marquis Turgot à renoncer à les lire lui-même ; je lui répète qu’il ne fait en cela aucun sacrifice et que moi, qui ne les ai lues que sept ou huit jours après en avoir été chargé, je voudrais à présent ne les avoir jamais lues tant je crains que, si les secrets du ministre au Roi sont un jour divulgués, on ne m’en accuse.

« J’ajoute que ce secret étant celui du Roi, comme celui du ministre, c’est une marque de respect qu’on doit au Roi de les brûler, si cela se peut en présence de quelqu’un qui puisse le lui certifier[1]. »

Si selon le conseil de Malesherbes, une incinération de papiers avait été faite, une sorte de procès-verbal de l’opération en aurait été dressé et ces pièces auraient été conservées au château de Lantheuil. Il n’y existe rien de pareil. On n’y trouve pas non plus les quatre lettres signalées par Malesherbes.

Soulavie, grâce au conventionnel Chabot, eut le moyen d’examiner les papiers saisis aux Tuileries après le 10 août.

« Le peuple[2], dit-il, apporta au comité de surveillance, le soir du 10 août, une partie de ces papiers que le Roi conservait et qu’il ne faut pas confondre avec ceux qu’il avait fait sceller dans l’armoire de fer, et qui n’étaient relatifs qu’à la Révolution. »

« M. Turgot qui avait beaucoup de raideur et de dépit dans le caractère, piqué du refus du Roi d’accepter ses réformes, écrivit plusieurs lettres à Louis XVI dans lesquelles il cite les effets de la faiblesse de tels et tels Rois. J’en ai vu une dans laquelle il dit à Louis XVI que la destinée de Charles I ou de Charles IX est celle des monarques gouvernés par des courtisans… Louis XVI avait mis cette lettre sous une enveloppe cachetée du petit sceau royal avec cette suscription de sa main : Lettre de M. Turgot. »

Soulavie n’a pas publié ce document. Mais il a inséré dans ses Mémoires, sans dire d’où il l’a tirée, une autre lettre de Turgot au Roi : elle est relative à l’affaire Chanvallon, c’est-à-dire au marquis Turgot avec qui il eut quelques relations pour la rédaction de ses Mémoires[3].

On lit, d’autre part, dans le Journal de l’abbé de Véri, à la date de mai 1776 :

« C’est à cette disposition d’âme (l’amour du bien public) qu’il faut attribuer plusieurs lettres que Turgot a écrites au Roi depuis deux mois avant son renvoi.

« Dans trois de ces lettres, fort longues, il voulait absolument persuader le Roi de retenir Malesherbes dans le Conseil et de me prendre pour secrétaire d’État. Les raisons qu’il en donnait avaient leur force, mais quand il m’a fait lire ces lettes, je lui ai dit : « Ce qui est là-dedans est vrai, mais en le disant de cette manière, vous alliez contre votre but, car il est impossible que le Roi pût entrer dans vos vues après ce que vous lui disiez de ses ministres sans les changer ; ainsi, vous vous faisiez renvoyer s’il les gardait. »

« Turgot convint que si Maurepas avait lu ces lettres, il était excusable de le vouloir renvoyer, mais il comptait sur le secret de la part du Roi auquel il devait toujours dire la vérité.

« Ces trois lettres n’ont point été la cause de son renvoi puisque j’ai vu, par leurs dates, que ce renvoi était décidé avant qu’elles fussent écrites.

« Le Roi ne les a communiquées à Maurepas que par morceaux, en passant sur les endroits qui le regardaient, mais il les a jugées suivant la portée médiocre de son esprit, comme des critiques dictées par l’intrigue et l’ambition. « Ne croyez pas, dit le Roi à Maurepas, que Turgot soit de vos amis, j’ai la preuve du contraire. »

« La preuve est dans ses lettres ; je vais transcrire quelques phrases de la troisième[4]. »

Véri dit ailleurs qu’il a vu les autres lettres lorsque la disgrâce de celui-ci était résolue, mais qu’il ne les a vues que rapidement.

On trouve enfin aux Archives Nationales une autre lettre de Turgot à Louis XVI, datant des derniers mois de son ministère. C’est celle qui est relative à la nomination d’un prévôt des marchands à Lyon. Bertin n’y est pas ménagé.

Rien n’indique que cette lettre soit l’une de celles qu’ont vues Malesherbes et Véri. En somme, le problème relatif aux lettres de Turgot au Roi, n’est pas entièrement résolu. Nous reproduisons ici quatre lettres : celle qui existe aux Archives Nationales ; celle qu’a publiée Soulavie ; celle qu’a citée Véri ; et enfin une lettre tirée des Archives de Lantheuil et postérieure à la disgrâce de Turgot.

La première et la quatrième lettres sont seules absolument authentiques.

I. — Première lettre.

Nomination d’un prévôt des marchands, à Lyon.

[A. N., musée n° 1015, K. 163. — Extrait dans Biollay, Le pacte de famine.]

Versailles, 26 février.

Sire,

Je viens de recevoir la liste des personnes élues pour être présentées à V. M., afin qu’elle choisisse, entre les trois, un prévôt des marchands de Lyon. Elle sait combien la ville de Lyon est maintenant en proie à l’intrigue et à l’esprit de parti ; j’ose la supplier, dans cette circonstance, de vouloir bien suspendre sa décision entre les trois candidats, jusqu’à ce que j’aie pu lui donner des éclaircissements que je n’ai point encore. Ces trois candidats sont : le Sr de Tolosan, frère du trésorier actuel, ce qui m’a toujours paru un motif d’exclusion ; M. de Glatigny, conseiller de Grand Chambre, qui probablement ne quittera pas le Parlement de Paris pour aller être Prévôt des Marchands à Lyon ; il faut d’ailleurs, dans ce moment, craindre de mettre trop de rapports entre l’administration de la ville de Lyon et le Parlement ; le troisième est le Sr de Riverieu, que je ne connais pas et dont je m’informerai soigneusement.

J’ignore quel est le vœu de M. Bertin, mais j’avoue que je le crains toujours, comme je crains et craindrai toujours ceux qui font profession de finesse. Je supplie V. M. de ne point choisir sur son seul rapport et sans m’avoir entendu.

Je suis avec le plus profond respect.

II. — Deuxième lettre.

Affaire Chanvallon.

[Soulavie, Mémoires sur le règne de Louis XVI, t. III.]

(Le Cabinet noir. — Situation de Turgot. — Intrigues de Sartine contre lui.)

30 avril.

Sire,

J’ai reçu les pièces que V. M. trouve avec tant de raison fort extraordinaires, et qu’elle a eu la bonté de me renvoyer par la poste. Je prendrai la liberté de lui faire à ce sujet une observation, c’est que la lettre d’un roi est tout aussi aisée à décacheter que celle d’un particulier, qu’elle peut être beaucoup plus piquante pour la curiosité, et que ceux dont le métier est de décacheter les lettres, peuvent avoir mille motifs pour exciter cette curiosité. Je n’ai nulle raison de soupçonner M. d’Oigny d’abuser à ce point de la confiance de V. M., quelque opposé qu’il soit, et par son intérêt et par ses liaisons, à mon administration, je suis fort loin de lui imputer une malhonnêteté aussi caractérisée ; mais la simple possibilité suffit pour qu’il soit sage de prendre des précautions. Je n’ai pas écrit, depuis que je suis en place, une lettre intéressante, par la poste. Je crois que V. M. fera bien d’en faire de même, et de se souvenir que les lettres de Louis XV ont été quelquefois lues dans son cabinet même. Il est aisé, Sire, que V. M., quand elle a quelque chose de secret à mander, charge quelqu’un de ses valets, en qui elle ait confiance, de faire porter sa lettre par un homme à cheval, qui même ne soit pas de son écurie, pour qu’on ne fasse pas de commentaires. Pardon, Sire, de cet avis que mon zèle m’a dicté.

Je dois continuer à vous développer un piège qu’on a cherché à tendre à votre justice, en vous proposant de faire examiner de nouveau l’affaire de Chanvallon[5]. On a fait entendre à V. M. qu’accusant le rapporteur d’avoir soustrait des pièces, il était juste d’examiner un grief aussi caractérisé. Sire, si tous les accusés condamnés étaient reçus à présenter vaguement de pareilles allégations, il faudrait donc recommencer tous les procès. M. de Chanvallon avait été jugé après l’examen le plus long, le plus solennel ; le compte rendu par mon frère lui avait été communiqué ; il y avait répondu par un très long mémoire. Dans ce mémoire, il avait cité sans doute toutes les pièces qui lui étaient favorables ; comment M. Chardon[6] aurait-il pu soustraire des pièces, puisque les commissaires, ayant sous les yeux les mémoires, les auraient redemandées ?

Ce n’est pas tout. Sur quoi l’affaire a-t-elle été examinée de nouveau ? Sur une requête présentée par Chanvallon. S’est-il plaint, dans cette requête, d’une soustraction de pièces ? S’il ne s’en est pas plaint après huit ans, pourquoi s’en plaint-il aujourd’hui, ou plutôt pourquoi ne s’en plaignait-il pas lorsqu’il s’est pourvu la première fois pour obtenir un nouvel examen ? S’il s’en est plaint, certainement des commissaires tels que ceux qu’il a eus ont examiné cette question.

Enfin, si l’on peut admettre un accusé à revenir, sous prétexte de soustraction de pièces, ce n’est pas par une allégation vague, il faut qu’il désigne nommément les pièces qui ont été soustraites : il faut que cette allégation soit communiquée au rapporteur, et que celui-ci puisse se justifier devant les mêmes commissaires qui ont jugé, car il n’y a qu’eux qui puissent savoir si les pièces désignées leur ont été présentées ou non, qui puissent vérifier si elles étaient, ou produites, ou comprises dans l’inventaire remis au rapporteur ; pourquoi donc M. de Sartine a-t-il imaginé cet examen par de nouveaux commissaires ? Y avait-il quelque raison de se défier de MM. d’Aguesseau, de Marville, de Villeneuve, de Fourqueux ? Non, sans doute, mais ils savaient trop bien l’affaire ; on n’aurait pu les rassembler sans publicité ; or, on voulait opérer en secret.

Et pourquoi voulait-on opérer en secret ? L’année passée, M. de Sartine m’instruisit de toutes les démarches, me demanda, pour ainsi dire, mon consentement que je n’avais garde de refuser ; il voulut que, malgré moi, j’assistasse au rapport particulier que M. Chardon lui fit chez lui de toute l’affaire, et aujourd’hui tout se passe mystérieusement et n’éclate que malgré M. de Sartine. Ce n’est plus moi qu’on avertit d’avance. On sait pourtant assez que je ne suis pas homme à demander contre qui que ce soit un déni de justice ; mais c’est M. de Choiseul qu’on prévient avant son départ pour Chanteloup. Pourquoi donc cette déférence ? Il est aisé de l’expliquer : l’année dernière, l’arrivée de M. de Malesherbes dans le ministère, les bontés que V. M. m’avait marquées ne donnaient pas l’espérance de me renverser, et l’on voulait me gagner ou du moins paraître désirer mon amitié. Cette année, la retraite de M. de Malesherbes, la réunion plus décidée de tous les partis contre moi, mon isolement absolu, l’inimitié assez connue de M. de Miromesnil et son influence sur M. de Maurepas, tout persuade que je ne tiens qu’à un fil. Il faut le rompre et ourdir secrètement une nouvelle trame qui ramène sur la scène une ancienne affaire oubliée, qui donne lieu à publier des mémoires diffamants, d’abord en simples manuscrits, sauf à les faire imprimer par la suite ; qui consume mon temps à défendre mon frère, ou même moi, et qui au moins annonce mon discrédit. Voilà, Sire, pourquoi la conduite de M. de Sartine, en 1776, est si différente de la conduite de M. de Sartine en 1775.

S. M. m’a fait l’honneur de me dire qu’il n’était question ni de moi, ni même de mon frère. Vraiment, ces MM. sont trop adroits pour annoncer d’abord tout leur projet. Ils entendent mieux leur métier. Est-ce que l’affaire une fois engagée, Chanvallon n’y ramènera pas toujours mon frère ? Est-ce qu’il peut avoir un autre but ? un autre intérêt ? Peut-on revoir le procès sans revenir sur tout ce qui a été fait ? Il n’a d’autre but que de se venger en diffamant mon frère, ni d’autre intérêt que de se faire déclarer innocent, de transformer ensuite mon frère de juge en partie, pour demander contre lui des dommages et intérêts. Les intrigants qui le protègent s’embarrassent fort peu de lui et de M. Chardon, mais beaucoup de me décrier comme fauteur des prétendues vexations de mon frère. Voilà, Sire, où l’on a voulu vous conduire en vous cachant le terme et en trompant votre amour pour la justice et votre bienfaisance, afin d’avoir le plaisir de me faire une niche. Au reste, Sire, j’ai été bien aise de vous dévoiler bien clairement ce manège, qui vous servira un peu à connaître les hommes. Mais je ne vous demande pas de rien faire pour ce moment. Je me charge de tout. Je préviendrai M. de Maurepas. Je lui ferai sentir l’indignité de la marche oblique qu’on a suivie. Je demanderai à M. de Sartine que la requête de M. de Chanvallon soit remise aux anciens commissaires pour voir s’il y a lieu de faire quelque chose. Je suis sûr qu’au premier moment M. de Sartine se voyant découvert, rentrera dans le droit chemin.

III. — Troisième lettre.

Remplacement de Malesherbes.

[Journal de l’abbé de Véri.]

(Silence de Louis XVI. — Incapacité d’Amelot. — Caractère de Maurepas. — L’abbé de Véri. — Effets de la faiblesse.)

Paris, 30 avril.

Sire,

Je ne veux point dissimuler à V. M. la plaie profonde qu’a fait à mon cœur le cruel silence qu’elle a gardé avec moi, dimanche dernier, après ce que je lui avais marqué dans un si grand détail, dans mes lettres précédentes, sur ma position, sur la sienne, sur le danger que courent son autorité et la gloire de son règne, sur l’impossibilité où je me verrais de la servir si elle ne me donnait du secours. V. M. n’a pas daigné me répondre un mot.

Je ne peux pas penser, Sire, que de gaîté de cœur, vous consentiez à sacrifier tout votre règne et le bonheur de vos peuples ; il faut donc que V. M. n’ait pas cru un mot de ce que je lui ai dit et écrit. Il faut donc qu’elle m’ait cru ou un fourbe, ou un imbécile qui n’a pas vu ce qu’il croit avoir vu. Il faut qu’elle ne mette aucun prix à mes services et à l’attachement que je lui ai voué.

Oui, Sire, il le faut ; car un homme à qui on montre un précipice ouvert sous ses pas ne s’y jette pas volontairement, s’il ne se persuade pas qu’on le trompe. Si V. M. croyait au danger que je lui ai fait voir, de la part des Parlements et de toutes les cabales encouragées par les manèges de M. le Garde des Sceaux et autres, elle ne croirait pas qu’il fût indifférent de se livrer à leur merci et d’abandonner le seul homme qui veuille la défendre, et lui sacrifier tout intérêt.

Sire, il y a des gens qui sont attachés à leurs places par les honneurs et par le profit. Ceux-là peuvent supporter l’indifférence dont V. M. m’a accablé. Un ministre qui aime son maître a le besoin d’en être aimé. Eh, Sire, que vous seriez à plaindre si vous pouviez croire qu’un souverain n’ait pas aussi besoin d’être aimé de ceux qui le servent ! Croiriez-vous, Sire, pouvoir également compter sur ceux qui ne vous serviraient que par intérêt ? Ignorez-vous qu’en mille occasions l’intérêt de ceux qui vous approchent et de vos ministres même peut être diamétralement opposé au vôtre ? Ignorez-vous qu’aussitôt qu’ils peuvent espérer de vous tromper, ils ne risquent rien à vous mal servir, et qu’ils peuvent beaucoup gagner à sacrifier vos intérêts aux intérêts de ceux qui peuvent leur nuire ou concourir à leurs vues ? Ignorez-vous qu’ils ont mille moyens de vous tromper, et même en se rendant d’autant plus agréables qu’ils savent mieux tromper ? L’honnête homme vous servira encore par devoir ; mais, Sire, quand une âme honnête et sensible ne trouve, en retour de ses sacrifices, qu’une froide indifférence, elle se resserre et se flétrit. Les obstacles multipliés découragent le zèle le plus pur et bientôt la lassitude en ôte toutes les forces.

Sire, j’ai cru que V. M., avec l’amour de la justice et la bonté gravée dans son cœur, méritait d’être servie par affection ; je me suis livré à ce sentiment ; j’ai vu ma récompense dans votre bonheur et dans celui de vos peuples. J’ai bravé la haine de tous ceux qui gagnent à quelques abus. Tant que j’avais l’espérance de mériter que V. M. m’estimât, et de faire le bien, rien ne m’a coûté. Quelle est aujourd’hui ma récompense ? V. M. voit l’impossibilité où je suis de résister à ceux qui me nuisent par le mal qu’ils me font et par le bien qu’ils m’empêchent de faire, en croisant toutes mes opérations, et V. M. ne me donne ni secours, ni consolation Comment puis-je croire que vous m’estimiez et que vous m’aimiez ? Sire, je ne l’avais pas mérité ; j’ose vous le dire.

Je vous parle de ma sensibilité ; l’objet est bien fait pour m’affecter. Mais vous en avez un, tout autrement sérieux, à considérer. C’est l’intérêt de votre règne, votre autorité, votre gloire, votre bonheur, celui de la France. Je répète sans cesse la même chose. Que puis-je vous dire de plus clair ? et quels sont donc les moyens de vous faire connaître la vérité ? V. M. m’a dit qu’elle avait encore besoin de réflexion et qu’elle manquait d’expérience.

Vous manquez d’expérience, Sire ? Je sais qu’à vingt-deux ans et dans votre position, vous n’avez pas la ressource que l’habitude de vivre avec des égaux donne aux particuliers pour juger les hommes ; mais aurez-vous plus d’expérience dans huit jours, dans un mois ? et faut-il attendre pour vous déterminer que cette expérience tardive soit arrivée ? Vous n’avez point d’expérience personnelle ; mais, pour sentir la réalité des dangers de votre position, n’avez-vous pas l’expérience si récente de votre aïeul ? Je vous ai peint tous les maux qu’avait causés la faiblesse du feu roi. Je vous ai développé la marche des intrigues qui avaient, par degrés, avili son autorité… J’ose vous prier de relire cette lettre et de vous demander si vous voulez courir le risque des mêmes dangers, je dirai même de dangers plus grands.

Louis XV avait encore à quarante ans la plénité de son autorité ; il n’y avait point alors de chaleur dans les esprits. Aucun corps n’avait essayé de ses forces. Et vous, Sire, vous avez vingt-deux ans, et les Parlements sont déjà plus animés, plus audacieux, plus liés avec les cabales de la Cour, qu’ils ne l’étaient en 1770, après vingt ans d’entreprises et de succès. Les esprits sont mille fois plus échauffés sur toute sorte de matière, et votre ministère est presque aussi divisé, et plus faible que celui de votre prédécesseur. Songez, Sire, que, suivant le cours de la nature, vous avez cinquante ans à régner, et pensez au progrès que peut faire un désordre qui, en vingt ans, est parvenu au point où nous l’avons vu. Oh Sire, n’attendez pas qu’une si fatale expérience vous soit venue et sachez profiter de celle d’autrui !

Vous n’avez point d’expérience, dites-vous ? Quoi, Sire, vous avez besoin d’attendre cette expérience de l’âge pour savoir si je suis honnête et vrai, si je suis attaché à vous et à l’État, si je suis ou non imbécile ou visionnaire ? … Au reste, Sire, j’ai peut-être tort d’insister sur cette expression de V. M. qui peut-être n’était qu’un moyen d’éluder mes instances, et de me cacher que V. M. était décidée sur son choix.

J’ai d’autant plus lieu de la croire qu’en arrivant à Paris, j’ai appris le bruit qui courait que M. de Maurepas devait vous proposer M. Amelot. Je voyais bien, Sire, par le mystère de M. de Maurepas, avec M. de Malesherbes et moi, que ses idées se portaient sur quelque choix extraordinaire ; mais je vous avoue que je n’eusse jamais cru qu’il eût osé vous proposer M. Amelot dont il ne peut ignorer l’incapacité.

Sire, je dois à M. de Maurepas la place que V. M. m’a confiée ; jamais je ne l’oublierai ; jamais je ne manquerai aux égards que je lui dois, mais je dois mille fois davantage à l’État et à V. M. Je ne pourrais sans crime sacrifier les intérêts de l’un et de l’autre. Il m’en coûte horriblement pour vous dire que M. de Maurepas est vraiment coupable s’il vous propose M. Amelot ou du moins que sa faiblesse vous serait aussi funeste qu’un crime ordinaire. M. Amelot est un homme que je crois incapable de certaines malhonnêtetés ; il peut suivre avec application et avec du secours des affaires contentieuses, mais il est incapable d’aucune vue supérieure. Dans tous les temps de sa vie, il a passé pour un homme sans talent…

Voilà donc, Sire, ce ministre qu’on veut vous donner et que M. le Garde des Sceaux aura certainement appuyé de préférence à l’abbé de Véri que je vous proposais, parce qu’il craint plus que toute chose un homme qui puisse diminuer son ascendant sur M. et Mme de Maurepas et leur démasquer ses artifices.

M. Amelot est parfaitement calculé pour ses vues, d’un côté, soumis sans résistance aux volontés de M. de Maurepas, de l’autre facile à persuader par un homme adroit qui saura flatter sa vanité. M. de Miromesnil aura même l’avantage de le trouver très prévenu contre tous mes principes, et sur les opérations du commerce des grains, et sur les opérations des derniers édits…

Certainement, M. Amelot ne donnera pas de la force au ministère contre le Parlement ; certainement, il ne se rapprochera pas de moi. M. et Mme de Maurepas sont persuadés que je l’estime peu du côté des talents ; ce sera un ennemi de plus. Cela peut être agréable à bien des personnes ; je ne crois pas que ce soit l’intérêt de V. M.

Sire, votre silence m’a donné lieu de douter si vous désirez me conserver à votre service. Je ne serais point étonné que votre confiance fût altérée, puisque M. de Maurepas qui dit à tout le monde qu’il craint mes systèmes aura bien pu le dire à V. M. Il a bien dit ces jours-ci à M. de Malesherbes que, s’il avait conservé l’abbé Terray, la recette serait à présent au niveau de la dépense, ce qui pourrait être vrai si l’abbé Terray avait mis pour 20 millions d’impôts ou fait banqueroute pour 20 millions d’arrérages par an. Je souhaite pour vous, Sire, qu’il ne vous ait pas communiqué cette façon de penser.

Quoi qu’il en soit, Sire, il m’est si démontré que je ne pourrai pas rester seul et isolé, comme je le suis, que, quand mon devoir ne m’obligerait pas à vous dire toute la vérité, je ne pourrais avoir aucun intérêt à vous la taire. Si je vous déplais en vous la disant, je supplie V. M. de me le dire ou de me l’écrire. Je ne veux point altérer votre confiance en M. de Maurepas. Il la mérite à beaucoup d’égards, par son expérience, par ses lumières, par sa grande habitude des affaires, par sa prodigieuse mémoire, par son amabilité, par son attachement réel au bien et à votre personne.

Mais, Sire, en êtes-vous à savoir à quel point M. de Maurepas est faible de caractère ? à quel point il est dominé par les idées de ceux qui le voient souvent ? Tout le monde sait que Mme de Maurepas, qui a infiniment moins d’esprit, mais beaucoup plus de caractère, lui inspire habituellement toutes ses volontés… Les opinions publiques font aussi sur lui une impression incroyable pour un homme d’esprit qui, avec ses lumières, doit avoir une opinion par lui-même. Je l’ai vu changer dix fois d’idées sur le lit de justice, suivant qu’il voyait ou M. le Garde des Sceaux, ou M. Albert, lieutenant de police, ou moi. C’est cette malheureuse incertitude, dont le Parlement était fidèlement instruit, qui a tant fortifié, et prolongé la résistance de ce corps. Si l’abbé de Véri n’avait pas contribué à le fortifier, je ne serais point étonné qu’il eût tout abandonné et conseillé à V. M. de céder au Parlement. C’est cette faiblesse qui lui fait adopter avec tant de facilité les cris des gens de la Cour contre moi ; c’est celle qui m’ôte presque toute force dans mon département.

Cette faiblesse a mis, dans ma manière d’être avec M. de Maurepas, une variation très singulière. Mon caractère, plus tranchant que le sien, doit naturellement lui faire ombrage. Ma timidité extérieure a peut-être fait, dans les premiers temps, quelque compensation, mais j’ai lieu de croire qu’il a craint de bonne heure que je n’obtinsse de V. M. une confiance profonde indépendante de la sienne…

L’aventure des émeutes en 1775, l’espèce de prépondérance de fait que je pris tout naturellement alors, parce que c’était moi qu’on attaquait… le blessèrent beaucoup… De ce moment, on répandit que je voulais faire tous les départements et devenir premier ministre. Mille gens ont répété à M. de Maurepas que j’avais le projet de le supplanter, et je ne sais en vérité si, dans des moments d’humeur contre moi, il ne l’a pas cru quelquefois. Ce qui prouve qu’il ne me connaît guère.

Au milieu de ses défiances sur mes systèmes et mes projets, M. de Maurepas a été fort aise que je me misse en avant dans les occasions où la force était nécessaire. Quand il a été question de proposer à V. M. M de Saint-Germain, idée qu’il avait eue comme moi, il fut fort content que je le proposasse le premier. M. de Guines serait peut-être encore ambassadeur à Londres si je n’avais pris sur moi de dire à V. M. ce que d’autres auraient été plus faits pour lui dire ; c’était pourtant au milieu des contradictions, que M. de Miromesnil suscitait à ma besogne, que je me trouvais ainsi suppléer à la faiblesse qui était prête à m’abandonner.

Telle a toujours été ma position, et j’en ai eu beaucoup à souffrir. Je ne vous en ai point parlé, et je ne vous en parlerais point encore, si je pouvais vous taire, sans vous trahir, le danger où vous met cet abandon à un ministre très estimable, mais qui, ayant le malheur d’être faible, ne peut vous être utile qu’autant qu’il sera lui-même appuyé. Je suis bien loin de vouloir lui ravir votre confiance, et d’élever ministère contre ministère. Je ne veux jamais cesser de le consulter sur tout et de lui être subordonné en tout. Je veux devenir son ami, me fortifier auprès de lui par l’entremise d’un ami commun, le fortifier par là lui-même, assurer la gloire de son ministère et rendre tous ses talents aussi utiles qu’ils peuvent l’être. Voilà, Sire, le plan que je vous propose ; je le crois honnête pour lui, nécessaire pour vous, parce que ce qu’il y a de plus nécessaire pour tout gouvernement, c’est la force de caractère.

N’oubliez jamais, Sire, que c’est la faiblesse qui a mis la tête de Charles Ier sur un billot ; c’est la faiblesse qui a rendu Charles IX cruel ; c’est elle qui a formé la ligue sous Henri III, qui a fait de Louis XIII, qui fait aujourd’hui du roi du Portugal, des esclaves couronnés ; c’est elle qui a fait tous les malheurs du dernier règne.

On vous croit faible, Sire, et il est des occasions où j’ai craint que votre caractère n’eût ce défaut ; je vous ai pourtant vu, dans d’autres plus délicates, montrer un vrai courage. Vous l’avez dit, Sire, l’expérience vous manque ; vous avez besoin d’un guide. Il faut à ce guide lumière et force. M. de Maurepas a la première de ces qualités, et il ne peut avoir la seconde s’il n’a lui-même un appui. Il ne le sent pas, il le craint même ; je le vois par le choix qu’il a en vue et par le peu d’efforts qu’il a faits pour vous déterminer en faveur de l’abbé de Véri. Je vois qu’il craint précisément ce qui lui donnerait de la force. Il ne sent pas qu’après m’avoir isolé, après avoir dégoûté V. M de moi, et m’avoir forcé à vous quitter, tout l’orage dirigé maintenant contre moi viendra fondre sur lui, et qu’il finira par succomber en entraînant dans sa chute votre autorité, ou peut-être après l’avoir perdue.

Je ne puis assez répéter à V. M. ce que je prévois et ce que tout le monde prévoit d’un enchaînement de faiblesse et de malheur si une fois les plans commencés sont abandonnés et si le ministre qui les a mis en avant succombe à l’effort des résistances qui s’unissent contre lui.

Et que sera-ce, Sire, si aux désordres de l’intérieur se joignent les embarras d’une guerre, que mille démarches imprudentes peuvent amener ou que les circonstances peuvent forcer ? Comment la main qui n’aura pu tenir le gouvernail dans le calme, pourra-t-elle soutenir l’effet des tempêtes ? Comment soutenir une guerre avec cette fluctuation d’idées et de volontés, avec cette habitude d’indiscrétion qui accompagne toujours la faiblesse ?…

Voilà, Sire, où vous en êtes : un ministère faible et peu uni ; tous les esprits en fermentation ; les Parlements ligués avec toutes les cabales, enhardis par une faiblesse notoire (V. M. a vu, dans une lettre que je lui ai confiée l’expression bien naïve de ce corps) ; des revenus au-dessous de la dépense ; la plus grande résistance à une économie indispensable ; nul ensemble, nulle fixité dans les plans, nul secret dans les résolutions de vos conseils. Et c’est, dans ces circonstances, qu’on propose à V. M. un homme sans talent, qui n’a d’autre mérite que la docilité ! À qui ? non pas à celui de vos ministres qui montre quelque force dans le ministère, mais à M. le Garde des Sceaux, qui, par ses insinuations, augmente encore les dispositions à la faiblesse. C’est, dans ces circonstances, que V. M. peut n’être pas frappée des dangers que je lui ai montrés avec tant d’évidence !

En vérité, Sire, je ne vous conçois pas ; on a eu beau vous dire que j’étais une tête chaude et chimérique ; il me semble cependant que tout ce que je vous dis ne ressemble pas aux propos d’un sot. Il me semble même que les opérations que j’ai faites, malgré les cris, malgré les résistances qu’elles ont éprouvées, ont réussi précisément comme je les avais annoncées, et, si je ne suis pas tout à fait un sot, si les dangers que je vous ai fait voir ont quelque chose de réel, V. M, ne peut pas, sans se manquer à elle-même, s’y livrer par complaisance pour M. de Maurepas.

Il faut bien que je sois animé par une forte conviction puisque je me suis permis de vous dire ce que je pense sur la trop grande faiblesse de M. de Maurepas, au risque de déplaire à V. M., de lui donner peut-être mauvaise opinion de moi, à cause de l’obligation personnelle que j’ai à M. de Maurepas, mais je vous l’ai déjà dit, la reconnaissance ne doit point aller jusqu’à vous trahir et je croirais vous trahir en vous laissant périr, sans vous avertir autant qu’il est en moi.

Je vous supplie de réfléchir encore avant de vous déterminer à un choix qui sera mauvais en lui-même, funeste par ses suites ou les circonstances et qui sera certainement trouvé ridicule…

Si V. M. n’attache pas assez de prix à mes services pour m’accorder les secours de l’abbé de Véri ou de l’archevêque d’Aix[7], alors j’oserais lui représenter que M. de Fourqueux, intendant des finances, est le meilleur choix après ces deux premiers.

Si enfin, j’ai le malheur que cette lettre-ci ne m’attire la disgrâce de V. M. je la supplie de m’en instruire elle-même. Dans tous les cas, je compte sur son secret.

IV. — Quatrième lettre.

Après la disgrâce de Turgot

[A. L., copie de Du Pont, corrigée par Turgot.]

(Appointements de Turgot. — Ses précédentes lettres. — Sa confiance dans le cœur du Roi.)

Paris, 18 mai 1776.

Sire, je profite de la liberté que V. M. a bien voulu me donner d’avoir l’honneur de lui écrire.

M. Bertin, en s’acquittant des ordres qu’il avait[8], m’a dit qu’indépendamment des appointements attachés au titre de Ministre, V. M. était disposée à m’accorder un traitement plus avantageux, et qu’elle me permettait de lui exposer mes besoins.

Vous savez, Sire, ce que je pense sur tout objet pécuniaire. Vos bontés m’ont toujours été plus chères que vos bienfaits. Je recevrai les appointements de Ministre, parce que, sans cela, je me trouverais avoir environ un tiers de revenu de moins que si j’étais resté Intendant de Limoges. Je n’ai pas besoin d’être plus riche, et je ne dois pas donner l’exemple d’être à charge à l’État.

Je supplierai V. M. de réserver les grâces qu’elle me destinait pour dédommager quelques personnes qui, après avoir fait le sacrifice de leur état pour m’aider dans mon travail, perdront par ma retraite celui que je leur avais procuré, et se trouveraient sans ressource, si elles n’éprouvaient les bontés de V. M. J’espère qu’elle approuvera que j’en laisse des notes à M. de Clugny, qui les lui mettra sous les yeux.

Quant à moi, Sire, je dois regretter votre confiance et l’espérance qu’elle me donnait d’être utile à l’État. La démarche que j’ai faite et qui paraît vous avoir déplu, vous a prouvé qu’aucun autre motif ne pouvait m’attacher à ma place, car je ne pouvais ignorer le risque que je courais, et je ne m’y serais pas exposé si j’avais préféré ma fortune à mon devoir. Vous avez vu aussi dans mes lettres combien il m’était impossible de servir utilement dans cette place, et par conséquent d’y rester, si vous m’y laissiez seul et sans secours. V. M. savait que je ne pouvais y être retenu que par mon attachement pour sa personne. J’espérais qu’Elle daignerait me faire connaître elle-même ses intentions.

Je ne lui dissimulerai pas que la forme dans laquelle elle me les a fait notifier, m’a fait ressentir, dans le moment, une peine très vive. V. M. ne se méprendra pas sur le principe de cette impression si elle a senti la vérité et l’étendue de l’attachement que je lui ai voué.

Si je n’envisageais que l’intérêt de ma réputation, je devrais peut-être regarder mon renvoi comme plus avantageux qu’une démission volontaire. Car bien des gens auraient pu regarder cette démission comme un trait d’humeur déplacé. D’autres auraient dit qu’après avoir entamé des opérations imprudentes et embarrassé les affaires, je me retirais au moment où je ne voyais plus de ressource : d’autres, persuadés qu’un honnête homme ne doit jamais abandonner sa place quand il y peut faire quelque bien, ou empêcher quelque mal, et ne pouvant pas juger comme moi de l’impossibilité où j’étais d’être utile, m’auraient blâmé par un principe honnête, et moi-même j’aurais toujours craint d’avoir désespéré trop tôt, et d’avoir mérité le reproche que je faisais à M. de Malesherbes. J’ai du moins, étant renvoyé, la satisfaction de n’avoir pas un remords à sentir, pas un reproche à essuyer.

J’ai fait, Sire, ce que j’ai cru de mon devoir en vous exposant avec une franchise sans réserve et sans exemple les difficultés de la position où j’étais, et ce que je pensais de la vôtre. Si je ne l’avais pas fait, je me serais cru coupable envers vous. Vous en avez sans doute jugé autrement, puisque vous m’avez retiré votre confiance ; mais quand je me serais trompé, vous ne pouvez pas, Sire, ne point rendre justice au sentiment qui m’a conduit.

Tout mon désir, Sire, est que vous puissiez toujours croire que j’avais mal vu, et que je vous montrais des dangers chimériques. Je souhaite que le temps ne me justifie pas, et que votre règne soit aussi heureux, aussi tranquille et pour vous et pour vos peuples, qu’ils se le sont promis d’après vos principes de justice et de bienfaisance.

Il me reste, Sire, une grâce à vous demander, et j’ose dire que c’est moins une grâce qu’une justice.

Le bien le plus précieux qui me reste à conserver est votre estime. J’y aurai toujours des droits. On travaillera certainement à me la faire perdre. On essaiera de noircir dans votre esprit et mon administration et moi-même, soit en inventant des faits faux, soit en déguisant et envenimant des faits vrais. On peut faire parvenir journellement à V. M. une foule de récits adroitement circonstanciés, où l’on aura su donner à la calomnie l’air de la plus grande vraisemblance. V. M. les dédaignera peut-être d’abord ; mais à force de les multiplier, on fera naître à la fin dans son esprit des doutes, et la calomnie aura rempli son objet, sans que j’aie pu parer ses coups que j’aurai ignorés.

Je ne la crains point, Sire, tant que je serai mis à portée de la confondre. Je ne puis plus avoir de défenseur auprès de V. M. qu’elle-même. J’attends de sa justice qu’elle ne me condamnera jamais dans son cœur sans m’avoir entendu, et qu’elle voudra bien me faire connaître toutes les imputations qui me seront faites auprès d’elle ; je lui promets de n’en laisser passer aucune sans lui en prouver la fausseté, ou sans lui avouer ce qu’elle pourra contenir de vrai ; car je n’ai pas l’orgueil de croire que j’aie jamais fait de fautes. Ce dont je suis sûr c’est qu’elles n’ont été ni graves, ni volontaires.

J’ose prier encore V. M. de vouloir bien faire passer cette communication par M. d’Angivillers, dont elle connaît l’honnêteté et la discrétion, et sur l’amitié duquel je puis compter.

Il veut bien se charger de mes lettres, et me mande que V. M. l’a trouvé bon.

Permettez-moi, Sire, de vous en témoigner ma reconnaissance.

Je suis avec le plus profond respect…

————

[1] Malesherbes songeait probablement à d’Angivillers.

[2] Mém., Préface, p. LXXXIX.

[3] Cela est confirmé par un billet qui a passé à la librairie Geuthner en 1910 et dans lequel le marquis Turgot répondant à Soulavie lui a signalé comme étant très exacts les Mémoires de Du Pont sur Turgot.

[4] Des fragments de cette lettre ont été publiés, par le baron de Larcy dans un article du Correspondant d’août 1868.

[5] Intendant de Cayenne. Dans l’Espion dévalisé, il est traité de roué.

[6] Rapporteur du procès.

[7] Boisgelin de Cucé.

[8] C’est lui qui porta à Turgot l’ordre de donner sa démission.

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