Œuvres de Turgot – 239 – Lettres à Condorcet

Œuvres de Turgot et documents le concernant, volume 5

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1776

239. — LETTRES À CONDORCET

XLII. (Les télescopes. — Les Pensées de Pascal.)

[Henry, 281]

La Roche-Guyon, 31 mai.

Mme d’Enville, M., m’a montré votre lettre. Vous êtes bien aimable de venir voir les gens disgraciés, et plus aimable encore d’avoir pensé à leur faire voir la lumière des étoiles divisée en sept couleurs et réunie. Nous n’avons ici qu’un grand télescope de réflexion, et j’ai peur qu’il ne perde trop de lumière, et de grands télescopes à l’antique très difficiles à mouvoir. Peut-être vaudrait-il mieux apporter la lunette même dont se sert l’abbé Rochon. J’ai bien de petites lunettes de poche de Dollond avec lesquelles on voit les satellites de Jupiter et dont l’une à quatre oculaires de forces différentes. Si elles pouvaient suffire M. Desnaux[1] pourrait vous les remettre.

J’ai lu dans la Gazette des Deux Ponts l’annonce d’une édition des Pensées de Pascal[2] qui doit être intéressante. Je vous serai obligé de vous informer si on peut l’avoir.

Adieu, M., vous connaissez mon inviolable amitié. Mille tendres compliments à M. d’Alembert.

XLIII. (Le spectre solaire. — Les éloges académiques. — Divers.)

[Henry, 286].

La Roche-Guyon, 15 octobre.

Je vous prie de remercier M. l’abbé Rochon de ses instructions. Nous espérons pouvoir en profiter ce soir si le brouillard ne vient point troubler nos plaisirs. J’ai pourtant peine à croire que la théorie de Newton puisse être détruite et le reproche que l’abbé Rochon fait à ses expériences ou plutôt au spectre solaire, fondé sur sa largeur et sur la confusion qui doit en résulter me paraît au contraire donner plus de force à la permanence de chaque rayon coloré, une fois séparé des autres. Je crois volontiers avec l’abbé Rochon que la lumière renferme des rayons de toutes les vitesses intermédiaires entre les rayons les moins réfrangibles et ceux qui le sont le plus ; mais je crois qu’on peut fort bien conjecturer que la fixation du nombre des couleurs à sept, ni plus ni moins, tient à la constitution des fibres de notre œil autant qu’à celle de la lumière elle-même.

Je crois, comme vous, que vous trouverez dans le bon Linœus[3] un grand mélange de sagacité et de pédanterie. Mais la nature des éloges académiques est de ne dessiner les héros que de profil. Si l’on voulait être historien exact, on se ferait trop redouter des prétendants au même honneur. Aussi, est-ce un assez mauvais genre, quoique moins mauvais que celui des éloges oratoires.

Je pourrai bien quitter La Roche la semaine prochaine pour aller faire une course du côté de Forges[4]. Je vous le manderai, et je vous prierai alors de me mander s’il se passe quelque chose d’intéressant.

J’ai peur que vous n’ayez oublié le Voltaire de l’édition in-quarto pour Mme Blondel.

Adieu, vous connaissez ma tendre amitié. Je vous embrasse. Tout ce qui est ici vous dit mille choses.

XLIV. (Les Éloges. — La guerre de l’Indépendance. — Divers.)

[Henry, 291].

La Roche-Guyon, 15 novembre.

Je vous fais mon compliment de tout mon cœur sur le succès de vos Éloges, auquel d’ailleurs je m’attendais bien. Desmaret nous en a instruits. L’abbé Marie nous quitte aujourd’hui et j’en profite pour vous renvoyer votre oraison funèbre de Montgomery.

Vous savez que les insurgents ont quitté New-York ; mais le général Howe ne les avait point encore attaqués à Kings-Brige le 28 septembre. Voilà le moment vraiment décisif.

Notre appareil pour les étoiles est enfin pleinement arrangé de ce soir. Mais les étoiles ne paraissent pas vouloir se montrer.

Adieu. Je vous embrasse. Si M. Albert est encore dans votre voisinage, je vous prie de lui faire tous mes compliments.

XLV. (Vers de Voltaire à Mme Necker. — Necker. — Mme de La Ferté-Imbault. — Divers.)

[Henry, 293].

La Roche-Guyon, 21 novembre.

Nous sommes ici plus au courant que vous, car nous avons les vers à Mme Necker[5], et l’on en fait actuellement une copie qui partira avec cette lettre. La pensée y est assez enveloppée pour que l’homme aux enveloppes[6] s’en contente. Quoique plus d’un chemin mène au paradis ainsi qu’à la gloire, on veut que M. Boursoufflé[7] ait pris celui de Conflans, et qu’il y ait eu de longues conversations avec M. l’Archevêque[8], auquel M. Tronchin, son compatriote, l’a présenté. Si M. de Beaumont opère cette conversion, il n’aura pas à regretter celle du prince de Conti[9]. Si le néophyte ne sauve pas l’État, il sauvera du moins son âme, et M. de Maurepas en tirera grand honneur dans l’autre monde, ainsi que Mme de La Ferté-Imbault[10] de sa lettre[11] et de la seconde édition. Je plains cette pauvre Mme Geoffrin de sentir cet esclavage et d’avoir ses derniers moments empoisonnés par sa vilaine fille.

Je suis fort aise que le Mémoire de Desmarets ait réussi. Je compte le voir quoiqu’il ait peur de moi.

Je crois que Mme d’Enville vous écrit ; je suis un peu plus content de sa santé. Je ne sais encore quand je retournerai à Paris. Une des choses qui me le font plus désirer est l’espérance de vous voir souvent, et d’y jouir de votre amitié qui me sera toute ma vie précieuse.

Voici une copie des vers. J’ignore s’il n’y en a pas une autre dans la lettre de Mme d’Enville ; dans ce dernier cas, vous en enverriez une des deux à Mme Blondel. Je vous embrasse.

XLVI. (Necker. — Les loteries. — Divers.)

[Henry, 293.]

La Roche-Guyon, 29 novembre.

Je crois qu’en effet M. Necker a envoyé ou donné à M. de Maurepas différents mémoires, soit pendant, soit depuis mon administration ; mais aucun ne m’a été envoyé, du moins sous son nom. Je me rappelle seulement un projet d’emprunt par voie de loterie, que M. de Maurepas me remit un jour, et qui ressemblait aux mille et un projets de ce genre que chaque ministre des finances reçoit chaque année. J’ignore si ce projet était de M. Necker, mais il est vrai que je n’en fus pas fort émerveillé. Je ne sais pas si le public le sera davantage de la traduction qu’il nous donnera sans doute bientôt de ses grandes pensées ; mais j’ai peur qu’il ne fasse de miracles qu’en qualité de saint, ce qui suppose au préalable sa conversion au catholicisme.

L’abbé Delille a bien pris son moment pour venir nous voir car il arrive précisément le même jour que M. Morel[12] auteur de la Théorie des Jardins que Mme d’Enville veut consulter sur les embellissements qu’elle veut faire à ses promenades. Ce que l’un fera, l’autre le chantera. Cela ressemble à ces héros qui mènent avec eux des peintres et des poètes pour transmettre leurs exploits à la postérité.

Adieu, je vous embrasse de tout mon cœur.

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[1] Secrétaire de Turgot.

[2] Par Condorcet qui n’y mit pas son nom.

[3] Linnée.

[4] Forges-les-Eaux.

[5] De Voltaire.

[6] Necker.

[7] Necker ; Boursouflé est un personnage de L’Échange et des Originaux, comédies de Voltaire.

[8] De Paris, C. de Beaumont.

[9] Mort le 2 août 1776.

[10] Fille de Mme Geoffrin.

[11] À d’Alembert pour lui interdire de voir Mme Geoffrin.

[12] Architecte (1728-1810) ; sa Théorie des jardins venait de paraître.

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