Œuvres de Turgot – 249 – Lettres à Du Pont de Nemours

Œuvres de Turgot et documents le concernant, volume 5

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1778

249. — LETTRES À DU PONT DE NEMOURS

CLXXX. (Mort de l’Abbé Terray. — Présages de guerre en Europe. — Guerre d’Amérique.)

Paris, mardi 24 février.

Je sais charmé d’apprendre, mon cher Du Pont, que vous soyez arrivé en bonne santé et que vous soyez content en cultivant votre terre.

L’abbé Terray est mort avant-hier. Ce pauvre homme était rongé de chagrin et d’amertume au point de fondre en larmes quand il était avec ses plus intimes confidents. En vérité, j’en ai pitié. M. de Malesherbes, en pensant à sa mort et à celle de M. de Saint-Germain, disait plaisamment que la maladie des ministres était retrouvée, comme la pituite vitrée des anciens que le médecin Thierry réjouissait tant d’avoir rencontrée. Je ne crois pas que M. de Malesherbes, ni moi, mourrions de cette maladie-là.

On avait fait, quelques jours avant sa mort, une chanson[1] assez plaisante, sur l’air d’Annette à l’âge de quinze ans :

Nous venons de perdre le Kain[2].

L’abbé Terrai est à sa fin

Maurepas fait notre destin.

Destin funeste,

Mais il nous reste

Mr Carlin[3].

De tous côtés, la guerre. Les Turcs ont refusé l’ultimatum proposé par les Russes. On dit que le roi de Prusse prend à sa solde les troupes de Saxe et que l’Électeur palatin ayant retrouvé une renonciation de la maison d’Autriche à l’acte passé par l’empereur Sigismond, revient contre son traité.

Milord North[4] a proposé le 17 au Parlement d’Angleterre de nommer trois commissions avec des pleins pouvoirs pour traiter avec le Congrès, en les autorisant à continuer la négociation sans parler de l’indépendance, si les Américain ne voulaient pas traiter comme États indépendants, et à offrir provisoirement une suspension d’armes. D’ailleurs, les Anglais continuent d’insulter notre pavillon. Si nous n’avons la guerre que sur mer, nous serons bien heureux…

CLXXXI. (Mme Blondel. — La goutte. — Voltaire. — Opuscules de Franklin. — Guerre d’Amérique. — Bills en Angleterre. — Présages de guerre en Europe.)

Mardi, 3 mars.

Je n’ai point encore envoyé votre lettre, mon cher Du Pont, parce que j’ai voulu consulter Mme Blondel que je n’ai vue qu’un instant depuis quelques jours. D’un côté, son mari est toujours malade et est même retombé depuis trois jours d’une manière assez inquiétante ; il est cependant mieux. D’un autre côté, j’ai un retour de goutte au pied droit qui n’est pas bien douloureux mais qui m’empêche de sortir.

Voltaire crache toujours un peu de sang[5] : son état ne paraît pas cependant dangereux, s’il ne fait point d’imprudence. Il doit cet accident à la folie qu’il a faite de faire répéter sa pièce aux acteurs et à la colère que lui causait leur mauvaise déclamation.

Je comptais vous envoyer quelques opuscules de Franklin pour former un petit recueil, mais puisque vous n’avez plus l’édition de l’interrogatoire à laquelle vous vouliez joindre un fascicule, il est inutile de s’occuper de cet objet.

Je vous envoie le Journal de médecine pour vous guider dans votre pratique[6].

Il n’y a rien de nouveau d’Angleterre, depuis les deux bills proposés par Milord North, pour autoriser le Roi à nommer cinq commissaires avec le pouvoir de traiter avec toutes personnes qu’ils jugeront convenables de tous les objets de plaintes qui ont occasionné des troubles, de suspendre provisoirement tous les actes du Parlement concernant l’Amérique depuis 1763 ; de suspendre les hostilités et de convenir de tous les arrangements convenables pour rétablir l’harmonie entre tous les sujets du Roi de la Grande-Bretagne avec réserve néanmoins que ce dont ils seront convenus n’aura de force qu’autant qu’il aura été approuvé par le Parlement.

Le deuxième bill a pour objet de déclarer que le Parlement n’est point dans l’intention d’exercer le droit de taxation, sauf les taxes qui ont pour objet le règlement du commerce.

Franklin m’a paru faire peu de cas de ce plan de réconciliation tardif. Je crois bien que le ministère anglais est au fond dans l’intention de passer l’indépendance, mais cette marche incertaine et oblique nous donnera peut-être le temps d’assurer notre liaison avec les Américains.

Il paraît avec cela impossible que nous évitions la guerre et cela fait trembler, vu, etc.

On craint beaucoup qu’il ne s’en élève une entre le roi de Prusse et la maison d’Autriche sur la succession de Bavière. Nous n’avons pas envie de nous en mêler, mais les gaucheries, le clabaudage de la cour et la fermeté de M. Maurepas peuvent nous mener bien loin.

CLXXXII. (La goutte. — Du Pont. — Guerre d’Amérique.)

Paris, 5 mars.

Je suis tout à fait bien de mon petit retour de goutte et depuis hier, je marche facilement. M. Blondel est aussi hors d’affaire. J’ai vu hier Mme Blondel et lui ai lu vos projets de lettres[7]. Elle a pensé, ainsi que moi, que vous ne pouviez vous dispenser de répondre au reproche qu’on vous a fait, mais qu’il y avait dans votre projet quelques mots à corriger, les uns, parce qu’ils ont un air d’égoïsme, les autres, parce qu’ils semblent avouer les jugements et dire seulement qu’ils ne se sont point hasardés. Les petites corrections que je vous envoie sont le résultat de nos réflexions communes.

Voltaire parait hors de danger.

M. de La Motte-Picquet est parti avec sept vaisseaux convoyant des vaisseaux américains. On croit qu’il ne sera point attaqué et que les Anglais veulent tenter auparavant s’ils peuvent se concilier avec les Américains.

CLXXXIII. (Du Pont. — La liberté de la presse. — Guerre d’Amérique. — Franklin. — Affaires extérieures. — Voltaire. — Épigramme sur Maurepas.)

Paris, 6 mars.

Je reçois, mon cher Du Pont, votre lettre du 3 par une occasion. Si je l’avais prévu, je ne vous aurais pas envoyé hier par la poste votre lettre à M. de Tolosan, corrigée d’après les réflexions de Mme Blondel et les miennes. Je crois que M. Desnaux l’a adressée au subdélégué de Nemours. Vous ferez bien de faire partir cette réponse promptement, car les consultations l’ont un peu retardée.

Ne vous en déplaise, je n’ai nulle envie de mourir de la maladie des ministres et je ne suis pas persuadé qu’il n’y ait rien à faire d’utile, même sans la liberté de la presse, dont les bons livres peuvent se passer, parce qu’ils percent. Le plus difficile sera toujours de les faire.

La guerre n’est peut-être pas si prochaine. M. de Sartine, qui depuis dix-huit mois cherche à la provoquer, espère que M. de La Motte-Picquet sera attaqué ; ce qui prouve que notre ministère est encore flottant ; on craint de tirer les premiers coups. Il est assez singulier qu’avec cette vue et comptant d’être attaqué, il risque à la fois le septième de toutes ses forces. Mais moi, j’espère qu’on ne nous attaquera pas. Les Anglais sont, je crois, déterminés à attendre le sort de la négociation qu’ils veulent entamer avec les Américains. Ils n’ont pas attendu l’envoi de leurs commissaires et ils ont, dit-on, déjà révoqué l’acte du thé et celui sur le gouvernement de la province de Massachusetts. Franklin m’a paru peu frappé de ces démarches tardives qui ne sont que l’aveu de l’impuissance, mais il est toujours à craindre que si nos liaisons avec l’Amérique ne sont pas consolidées, la lassitude de la guerre et peut-être de l’argent anglais répandu dans le Congrès ne fasse consentir les Américains à traiter et à nous laisser seuls dans la nasse. Il est vrai que je ne crois pas qu’ils consentent à renoncer à l’indépendance et à la liberté du commerce, et je ne sais si les Anglais ne barguigneront point encore à céder ce dernier point,

Le frère de Deane[8] et le jeune Holker, qui étaient partis à la fin de décembre pour porter les projets de notre traité au Congrès, sont rentrés après avoir été démâtés. Cela est fort fâcheux dans la circonstance, car il est à craindre que le Congrès, n’étant pas instruit de ce qu’il peut attendre de la France, ne soit tenté d’écouter les commissaires anglais.

On est toujours dans l’incertitude sur la guerre en Allemagne et je crains fort qu’elle n’ait lieu et que nous ne finissions par y être entraînés par bêtise. Nous n’avons pas trop de tout notre esprit pour soutenir celle de mer.

Voltaire est tout à fait hors d’affaire, mais il a fait la plate facétie de se confesser et de faire une espèce de profession de foi ; il en est à présent un peu honteux.

Voilà la conversation dont je vous ai parlé et que je n’ai pas voulu vous envoyer par la poste :

Eh bien, maître Simon ? — Eh bien, M. le Comte ?[9].

Nous en tirerons-nous ? — Si nous bravons la honte.

Notre dette est immense. — Eh bien, j’emprunterai.

Les impôts sont bien lourds. — Je les augmenterai.

La cour veut de l’argent. — Mr j’en fournirai.

En avez-vous beaucoup ? — Non, mais j’en volerai.

Je crains le Parlement. — Bon, je l’exilerai.

Le peuple… — Par des mots, je le consolerai.

Le Roi… — Pour le tromper, nous aurons des Pezay.

On m’a dit autrefois que vous aimiez la gloire.

Monsieur, j’aime ma place, et quant à ma mémoire

L’éloquent Châtelan, La Harpe, et Marmontel

Grâce à mon cuisinier, me rendront immortel.

Il y a une édition corrigée que je trouve meilleure. Si je l’attrape, je vous l’enverrai par quelque autre occasion. Je profite de celle-ci pour vous faire tenir un petit panier de beurre de Bretagne que ma goutte ne me permet pas de manger. Elle est pourtant à peu près passée…

CLXXXIV. (Le comte d’Artois et la duchesse de Bourbon. — La guerre d’Amérique. — La goutte. — Voltaire.)

Paris, 12 mars.

Voici, mon cher Du Pont, une lettre que M. Fullerton m’a fait passer pour vous. J’imagine qu’elle est du bonhomme Hutton[10].

Rien de nouveau à Paris qu’une querelle de bal entre M. le Comte d’Artois et Mme la Duchesse de Bourbon qui est tout au plus grave et qui ne vous intéressera pas davantage.

Depuis la proposition d’accommodement faite par Milord North, on croit que les Anglais ne feront aucune hostilité avant qu’ils ne sachent à quoi s’en tenir sur leur négociation et qu’ils laisseront passer M. de La Motte-Picquet, quoiqu’il convoie quatre frégates américaines. De notre côté, j’imagine que nous ne les attaquerons pas ; ainsi, nous avons encore quelques mois de paix à espérer.

Je suis à présent guéri de ma rechute de goutte et le beau temps fera sans doute le reste.

J’ai ici des charrues de Flandre qui attendent vos ordres pour aller fendre vos guérets

Voltaire crache encore un peu de sang. On joue Irène lundi…

CLXXXV. (Du Pont. — Mante. — Irène, de Voltaire. — La guerre d’Amérique. — Épigramme sur Voltaire.)

Paris, jeudi 19 mars.

J’ai reçu vos deux lettres, mon cher Du Pont, l’une par la poste et l’autre par le marchand de veaux, mais celui-ci n’a point repassé et vos charrues sont encore dans ma cour ; j’imagine que vous les enverrez chercher et alors je vous écrirai un peu au long sur votre situation.

Vous ferez bien de m’envoyer la copie de votre travail et de la faire passer à ma révision avant de l’envoyer à sa destination. Il est important de ne pas s’avilir ; il l’est aussi de ne point blesser. La chose est très possible. Peut-être la chose vaut-elle la peine de venir passer ici quelques jours.

Mante est un escroc fieffé et une très mauvaise tête. Le comte de Boisgelin en est pour 24 000 l. et le négociant qui a fourni les fonds pour faire l’établissement de Dieppe, pour des sommes bien plus fortes. Le comte de B…[11] l’a fait arrêter par autorité dans la crainte qu’il ne s’enfuie pour se dérober à la justice. Mais il se propose de le poursuivre en justice ainsi que le négociant. Ce qui rend peut-être cette rigueur blâmable, c’est qu’elle ne le mènera à rien, Mante n’ayant pas le sol pour payer.

J’ai vu Irène hier ; elle a eu véritablement un très grand succès et un succès mérité par le grand nombre de beaux vers, par la richesse du style et par beaucoup de morceaux pleins d’intérêt. Elle ne ressemble pas plus à ce que nous avons vu que la septième édition du poème de Fontenoi ne ressemblait à la première. Elle est vraiment réparée à neuf. Cela remet à leur place les Zumma, les Régulus, les Mustapha et les Menzicof[12]. Et cela vérifie les vers de M. de Prieur :

Et son dernier rayon nous fait baisser les yeux.

Sa santé n’est pas trop mauvaise quoiqu’il crache un peu de sang encore.

Une grande nouvelle est que, sur la notification faite par M. de Noailles d’un traité de commerce avec les Américains, Milord Stormont[13] a reçu ordre de partir sans prendre congé. Il part aujourd’hui ou demain.

Franklin part dimanche. On croit qu’il va déployer son caractère d’envoyé d’une puissance reconnue indépendante[14]. Le Congrès rappelle Deane et envoie Adams, afin d’avoir en Amérique un homme qui rende compte de l’état de l’Europe et en Europe un homme qui rende compte de l’état de l’Amérique. Il n’y a d’ailleurs rien de nouveau quoique le vaisseau qui a apporté cette nouvelle soit parti le 27 janvier. On ne doute pas que M. de La Motte-Picquet ne soit attaqué et que M. d’Estaing[15] ne le soit point à Cadix, par une flotte espagnole.

On croit aussi que la guerre se fera en Allemagne et en Turquie. Pauvres humains !

Voici un épigramme de La Louptière sur la confession de Voltaire à l’abbé Gautier, ex-jésuite et chapelain des Incurables.

Voltaire et Lattaignant par avis de famille

Au même confesseur ont fait le même aveu.

En tel cas il importe peu,

Que ce soit à Gautier, que ce soit à Garguille.

L’abbé Gautier pourtant me semble bien trouvé.

L’honneur de ces deux curés semblables

À bon droit était réservé

Au chapelain des Incurables.

Adieu, mon cher Du Pont, je vous embrasse et vais monter à cheval. Mille compliments à Mme Dupont.

CLXXXVI. (Mort du colonel de Saint-Leu. — La table de Du Pont. — La Caisse de Poissy. — Les Mirabeau. — Mme Blondel.)

Paris, 20 mars.

Je ne sais, mon cher Du Pont, pourquoi je ne ne vous ai point parlé de cette fin tragique du colonel de Saint-Leu[16]. C’était un assez pauvre homme à tous égards, mais il n’était point mal dans ses affaires. Il n’a eu d’autre motif, à ce qu’on dit, qu’une mélancolie profonde qui le rongeait. Vous m’apprenez qu’il était poltron. Il est bien étrange qu’un poltron finisse de cette manière.

Je suis fâché que vous ne soyez pas assez libre pour corriger la traduction de votre Tableau[17], car il est essentiel qu’il soit traduit. Si vous étiez à Paris, en quelques soirées, la besogne serait bien faite sans peine entre nous deux.

Je n’ai pas encore remis votre prospectus à l’abbé Niccoli. C’est une matière qui demande réflexion et je pourrais en faire quelques-unes ; je ne le puis pas aujourd’hui.

À propos de matière à réflexion, la Caisse de Poissy vient d’être rétablie. Je n’ai point lu l’édit. On dit que Necker a résisté quelque temps à cette nouvelle infamie dont Le Noir, le Premier Président, M. d’Amécourt sont les instigateurs. La chose a été enregistrée nemine contradicente. Après cela, veillez, graves auteurs ! Je n’ai point de foi au renvoi de Necker.

La prise de Pondichéry est une triste compensation de celle du Sénégal. On ne sait rien de nouveau de M. d’Estaing.

Je crois sans peine que Mme de Cabris[18] ne vaut pas grand chose. Le père[19] est très malheureux, mais je vous répète que je ne puis l’estimer, sans cependant lui refuser toute vertu, mais la justice et la bonne foi avec soi-même ne sont pas comprises dans le nombre.

Je tâcherai de changer votre feuille du Journal de médecine.

Mme Blondel est dans l’affliction par la mort d’une jeune femme à laquelle elle s’était affectionnée par les soins qu’elle lui rendait, par la reconnaissance tendre qu’en avait cette jeune personne, et par l’excès de malheur qui l’avait poursuivie et qui l’a conduite au tombeau à vingt-neuf ans.

CLXXXVII. (Rapport administratif de Du Pont sur la fabrication des galons. — Montaran et Vincent de Gournay. — Franklin et Deane. — La guerre avec l’Angleterre. — Voltaire.)

Paris, 21 mars.

Il y avait très peu d’inconvénient, mon cher Du Pont, au retard de votre lettre à M. D. J.[20], il y en aurait encore moins à un retard de quelques jours. Au reste, la chose est faite.

Votre Mémoire est assez conforme à ce qu’exige la position. Je ne vous aurais critiqué que sur quelques petits mots de compliment qui, n’étant pas dans la juste mesure de votre façon de penser, peuvent être pris dans un sens ironique ; il y a entre d’autres un aveu fait avec douleur sur la composition du corps des Inspecteurs qui ressemble beaucoup aux douleurs de Voltaire sur la décadence de la foi.

Je vous observerai que ceux qui vendent du faux ne vendent pas du cuivre pour de l’or, mais du cuivre pour de l’argent. Ce petit trait pourra être aigrement relevé. Quant au fond de la question, il est bien évident qu’il faut permettre tout ce qu’on voudra. Le galon d’or faux est plus beau que le fin parce que le cuivre prend mieux la dorure et ne rougit pas quand il est bien doré, tandis que le fin blanchit d’abord et noircit ensuite. Quant aux marques, elles sont inutiles là comme ailleurs. Il suffit que l’acheteur ait action contre le vendeur qui lui aura vendu du faux pour du fin. Je suppose que dans la copie au net, vous avez corrigé les fautes de style, car il est d’une extrême incorrection ; ce sont apparemment vestigia ruris.

Le Mémoire est du vieux Montaran. Il a furieusement mis de l’eau dans son vin. À quoi en sont réduits les réglementaires ? À proposer ce que M. de Gournay n’a jamais espéré obtenir, de rendre universelle l’expérience de la liberté qu’on a faite de son temps à Nîmes, au grand désespoir de Montaran.

Franklin a été présenté hier au Roi avec Deane. Le traité va être publié. On arrête les vaisseaux anglais dans nos ports ; ainsi la guerre est décidée.

Je vous embrasse, je dîne de bonne heure, parce que je crois que Voltaire va à la Comédie, et en ce cas j’y veux aller.

Je vous embrasse et vous fais tous les compliments des dames pour lesquelles vous m’avez chargé de vos commissions.

CLXXXVIII. (Les charrues de Du Pont. — Abeille. — Les Jurandes. — La position de Du Pont. — Maurepas et Necker. — Guerre d’Amérique. — Voltaire.)

Paris, 27 mars.

Votre commissionnaire est arrivé trop tard pour prendre vos charrues, mon cher Du Pont. Elles sont parties par eau, il y a quelques jours. Votre charretier les prendra à Nemours. Il faut que vous ayez bien peu de correspondance par la poste, puisque vous avez ignoré leur envoi, et que vous ne savez pas même encore que j’ai reçu la lettre que vous m’avez adressée par le marchand de veaux.

Vous ne paraissez pas non plus avoir reçu ma réponse sur le Mémoire. Je n’ai point vu M. Bl.[21] le fils depuis, et je n’ai pas pu lui demander qui est l’auteur du mémoire[22]. Des trois auteurs qui vous sont venus dans l’esprit, le plus vraisemblable me paraît Abeille qui, en se proposant pour faire des règlements, ne dément point l’idée que j’en ai eue, presque dès les premiers temps que je l’ai connu.

Si votre charretier est inutile pour vous porter vos charrues, sa venue est fort utile pour me donner une occasion de vous écrire que je désirais depuis longtemps sur votre position.

Il est certain que Necker aurait fort voulu que vous eussiez accepté la proposition de recevoir vos appointements en forme de retraite, en renonçant à votre gratification ; il s’en est expliqué avec l’Archevêque d’Aix[23], lequel, de son côté, voudrait bien faciliter l’arrangement de Desmarets. Vous savez que Tolosan, de Cotte, Montaran, Abeille[24] vous détestent. Ces gens-là ont pris leur parti, et Necker l’a dit à l’Archevêque d’Aix, de vous faire faire des tournées, pour vous faire gagner, c’est-à-dire dépenser votre argent et consommer plus que votre gratification, sans compter le plaisir de trouver dans les comptes que vous rendrez de vos tournées, des traits d’ignorance, d’inexpérience, d’esprit de système à relever. Necker a mis du point d’honneur à ne vous point dépouiller, mais le successeur de Necker pourra n’être pas plus honnête et être moins vain. L’Archevêque d’Aix pensa que vous feriez un bon marché de changer votre place contre une retraite égale, à plus forte raison s’il pouvait obtenir qu’on vous conservât la moitié de votre gratification, soit comme elle est, soit encore mieux, en la rendant perpétuelle. Au fond, vous avez déjà reçu plus du tiers, 40 000 l. si je ne me trompe ; ainsi vous ne sacrifieriez qu’un tiers et non la moitié. Votre garde d’équivoque me fournit une autre idée. Il est certain que la tolérance de M. Bertier[25] et de l’Élection de Nemours ne vous serviraient à rien, si un paysan de mauvaise humeur vous attaquait à la Cour des Aides. Il est encore certain que les fermiers généraux ne vous feraient aucune grâce. Je crois que, hors le cas d’un propriétaire cultivateur, habitant à la campagne, c’est un malheur d’être noble quand on n’est pas riche, mais vous êtes précisément dans ce cas ; ainsi, il vous serait avantageux d’avoir un privilège bien constaté. Je me souviens d’avoir fait donner à cet imbécile, Barbey, pour une partie de sa retraite, une charge de secrétaire du Roi qui vaquait aux parties casuelles. Si pareille chose pouvait se retrouver, peut-être cela pourrait-il remplacer ce qui reste à payer de votre gratification ?

L’archevêque d’Aix se croit à portée de faire au Directeur général les propositions que vous conviendrez. Cela mérite beaucoup de réflexion de votre part. Mme Blondel est fort de cet avis parce qu’elle croit que vous serez toujours attaqué, que vous n’êtes défendu que par le point d’honneur de M. Necker et que vous succomberez à la fin, du moins après lui. Il n’y a que vous qui puissiez vous déterminer et je voudrais fort que vous puissiez passer ici quelque temps afin de ne pas risquer de perdre l’occasion, par le renvoi de Necker contre lequel je suis bien trompé si M. de Maurepas ne garde pas une dent, depuis qu’il a lu la correspondance de Pezay[26].

On a fait arrêter dans nos ports les vaisseaux anglais. Malgré cela, les Anglais ne se décident point à nous déclarer la guerre et nous ne nous décidons point à faire les premières hostilités. Depuis le 19 décembre que l’on est convenu de tout avec les Américains, nous n’avons aucune mesure préparée, ni pour l’Inde, ni pour attaquer l’escadre de Howe dans la Delaware ou la baie de la Nouvelle-York, ce qui était la chose du monde la plus facile et décidait absolument le sort de la guerre.

J’ai bien peur qu’elle ne se fasse aussi en Allemagne. Notre ministère est, quant à présent, décidé à ne s’en pas mêler.

Voltaire est bien.

CLXXXIX. (Voltaire, son triomphe. — La guerre avec l’Angleterre. — Affaires extérieures. — La goutte.)

Paris, 7 avril 1778.

Voici, mon cher Du Pont, le volume du Journal de médecine qui vous est destiné.

Je ne sais si je vous ai parlé du triomphe éclatant de Voltaire à la Comédie Française. Cela était vraiment attendrissant. L’ivresse était aussi grande hors de la salle que dans la salle. Bien des gens ont vu cette fête avec humeur. Il y a bien quelque chose à dire, mais soixante ans de succès, trente ans d’absence, un talent qui, à quatre-vingt-quatre ans, efface tous nos jeunes poètes, couvre bien des choses.

Vous devez avoir reçu une lettre de moi par laquelle je vous conseille de venir à Paris. Je crois cela nécessaire.

La guerre est toujours prête à éclater entre les deux nations et n’éclate point. On se regarde pour savoir qui commencera le premier. Cependant, M. de Sartine a écrit à Brest que les hostilités allaient commencer. Messieurs, prenez vos places, on va commencer.

Du côté de l’Allemagne, les parties s’aigrissent de plus en plus, mais je crois que notre ministère est toujours déterminé à ne s’en pas mêler.

Je viens d’avoir encore un petit retour de goutte, mais cela est fini.

CXC. (Les Jurandes. — La guerre.)

Paris, lundi 6 avril.

Je vous renvoie, mon cher Du Pont, votre addition avec quelques légères observations auxquelles vous aurez tel égard que vous voudrez. Je ne sais si je vous ai mandé que le plan de conciliation [27] venait de celui qui ouvre le budget et que la rédaction est non pas du vieux, mais du fils du vieux. [28]

Je traiterai avec le prélat conciliateur[29], d’après vos instructions, en vous observant néanmoins que la charge de Barbey n’est pas du grand collège et ne vaut, par conséquent, pas le revenu que vous imaginez ; celles-là ne tombent pas ordinairement aux parties casuelles. Je suis fort aise que vous vous prépariez à revenir incessamment.

C’est Gérard[30], premier commis des Affaires étrangères, qui va être ministre plénipotentiaire, auprès du Congrès ; il est parti avec Deane pour Toulon et va s’embarquer sur la flotte de M. d’Estaing, ce qui est fort bien imaginé pour apprendre à toute l’Europe que cette flotte va tâcher de prendre la flotte de Howe et leur armée, auxquels M. de Sartine a sans doute fait mettre quelques grains de sel sur la queue. Malgré l’extravagance de ce plan, si la flotte est prête et si un vent d’est la portait rapidement hors du détroit de Gibraltar, l’équilibre de l’ineptie est tel entre les deux ministères qu’il serait encore probable que M. d’Estaing arriverait à temps. Si l’on avait donné à M. de la Motte-Picquet cinq vaisseaux de plus, et qu’on l’eut envoyé aux Açores seulement, la chose était infaillible. L’Angleterre perdait d’un coup de filet 100 bâtiments, 18 000 matelots et toutes ses forces de guerre. Mais M. de Maurepas n’avait pas le moindre projet et a fait faire sa notification sans avoir pris aucune mesure à l’avance…

CXCI. (La guerre. — Affaires extérieures. — La position de Du Pont.)

La Roche-Guyon, 17 mai.

Me voici à la Roche-Guyon, mon cher Du Pont, et je comte y rester toute la semaine prochaine. J’ai fait vos commissions auprès de la dame du château, ainsi qu’auprès de Mme Blondel avant mon départ.

J’ai apporté ici une nouvelle qui vous fera plaisir, c’est que la Frégate La Sensible, qui a porté en Amérique le frère de M. Deane et la nouvelle de notre traité, est arrivée à Boston le 12 avril, après trente-six jours de traversée. Elle y a séjourné quatre jours, a mis vingt-trois jours à revenir et est rentrée à Brest le 10 mai. Je ne sais pas si elle a apporté des nouvelles détaillées de ce qui s’est passé dans le continent, parce que je n’ai pas vu M. Franklin avant mon départ. Quoi qu’il en soit, voilà les Américains instruits de l’appui sur lequel ils ont à compter avant que les commissaires anglais soient arrivés.

On n’avait point encore de nouvelles, ni du départ de Keppel[31] ni du passage de la flotte de Toulon. Ce sera un prodige d’aveuglement de la part du ministère anglais, si l’amiral Howe n’est point en force avant l’arrivée de M. d’Estaing. On a reçu le jour de mon départ la nouvelle de la mort de Milord Chastam.

Du côté de l’Allemagne, on parle beaucoup d’accommodement. Le maréchal de Broglie est nommé commandant sur toutes les côtes, depuis la Loire jusqu’à Dunkerque.

J’ai vu avant mon départ l’archevêque d’Aix, lequel avait vu Necker et lui a proposé de vous donner vos appointements en retraite avec votre gratification réduite à moitié. Il ne lui a point parlé de l’idée d’une charge aux parties casuelles. M. Necker a paru assez reclutant ; cependant, il a promis une réponse qui n’est point venue. Mais en causant de votre affaire avec Mme Blondel, nous avons réfléchi que cet arrangement aurait encore moins de solidité que votre état actuel, s’il n’était consacré par un bon du Roi, et que M. Necker se ferait peut-être une peine de le demander, si ce changement coûtait quelque chose au trésor royal. Or, pour qu’il n’en coûte rien, il faut que le traitement qu’on ajoutera à celui de Desmarets et qui ne peut être moindre que 3 000 livres soit pris sur le vôtre, ce qui vous réduirait à 9 000 livres. Si l’on vous réduisait à 8 000 livres, le Roi y gagnerait 1 000 livres et nous pensons qu’en acquérant un état assuré parfaitement libre, vous feriez un très bon marché, et que ce petit profit du trésor royal pourrait donner une grande facilité à la résolution de M. Necker et à l’obtention du bon. Peut-être même deviendrait-il plus aisé de vous faire donner encore la charge, s’il y en avait une, ce que votre ami Loiseau pourrait savoir pour traiter la chose en conséquence. Je lui ai écrit pour lui proposer de s’aboucher avec M. Blondel et l’archevêque d’Aix. Mais quel que soit le résultat de leurs réflexions sur l’avantage de traiter de cette manière, même en sacrifiant 4 000 livres de votre traitement actuel pour assurer le reste, il n’est pas possible d’en porter des paroles sans savoir si cela vous convient. Faites donc vos réflexions et mandez-moi votre dernière détermination le plus promptement que vous pourrez. Je serai à Paris pour recevoir votre réponse et en faire part, soit à M. Loiseau, soit à l’archevêque d’Aix.

Donnez-moi des nouvelles d’Irénée[32].

CXCII. (Mort de Voltaire. — La guerre. — La position de Du Pont. — Sa table.)

Paris, 2 juin.

Voltaire est mort samedi dernier à onze heures du soir, après avoir langui depuis douze jours des suites d’une imprudence qu’il a faite. Après avoir pris une quinzaine de tasses de café pour se livrer avec plus d’ardeur à ce plan d’un nouveau Dictionnaire qui lui tenait tant à cœur, il s’est trouvé dans un état d’agitation qui a augmenté encore sa strangurie. Pour s’en délivrer, il a pris de l’opium avec le même excès ; il est tombé dans une espèce d’assoupissement léthargique qui a duré plus de soixante heures et auquel a succédé une rêvasserie ou demi-délire accompagné d’une excessive faiblesse. Il est pourtant revenu de cet état et l’on a eu de l’espérance ; mais la faiblesse est revenue avec la fièvre et le demi-délire, qui n’empêchait pas qu’il n’eût de la connaissance. Elle lui est même revenue dans toute sa plénitude, lorsqu’il a appris la cassation de l’arrêt de Lally. La joie l’a ranimé et il a dicté une lettre de félicitation à M. de Tollendal ; mais il est retombé peu de temps après et s’est affaibli par degrés jusqu’à sa mort qui ne paraît pas avoir été douloureuse. Le curé de Saint Sulpice a fait des difficultés sur la sépulture, et malgré l’absurdité de ces difficultés, comme le Parlement n’aimait pas plus Voltaire que le Clergé, la famille a préféré prendre un mezzo termino qui consiste à transporter le corps de Ferney avec un consentement du curé qu’il ne soit point présenté à l’église.

M. d’Estaing a passé le détroit le 13. J’ai bien peur que ce ne soit un malheur, car l’escadre de Barrington est partie le 20 pour le Delaware, à ce qu’on croit.

Nous ne traiterons votre affaire que conformément à vos intentions, mais je crains un nouvel obstacle de la part des Tolosan, qui ne veulent pas que Desmarets conserve l’inspection de Champagne avec l’inspection générale ; ce qui rendra votre retraite coûteuse et, par conséquent, plus difficile.

On a inséré dans la feuille du jour une annonce de votre Tableau fort bien faite, mais on y a joint très mal à propos une observation sur la différence de l’économie politique et du système des économistes. L’observation est juste, mais elle semble impliquer une espèce de rétractation qui, de votre part, serait déplacée. Je compte proposer à l’abbé Roubaud de mettre dans une des feuilles une lettre sur cela, dans laquelle il dira que vous n’avez eu aucune part à l’annonce.

Les dames pour qui vous m’avez donné des commissions vous remercient bien.

CXCIII. (La position de Du Pont. — La guerre. — Voltaire. — La mine de Glanges. — Les Métamorphoses de Saint-Ange.)

Paris, 9 juin.

Je crois, mon cher Du Pont, vous avoir mandé la difficulté survenue à votre affaire par l’opposition mise de la part des Tolosan, etc., à ce que M. Desmarets conserve l’inspection de Champagne. J’ignore si cette opposition est levée, mais Loiseau m’a mandé que votre affaire était en bon train. Il faut le laisser agir et attendre les événements en s’y résignant.

Vous devez avoir reçu le Journal de médecine que je vous ai envoyé samedi.

Je n’ai pas pu vous écrire. J’avais pourtant à vous mander le passage de M. d’Estaing le 16 mai. Ce qu’il y a d’étrange, c’est que le 1er juin, la flotte anglaise était encore à Plymouth et ne se disposait point à partir pour l’Amérique. Howe était encore le 1er mai dans Philadelphie et même Washington s’en était éloigné. On pense que Howe a ordre de se retirer à la Nouvelle-York pour ne garder que cette ville, Rhode-Island et Halifax, en renvoyant quelques-unes de ses troupes en Angleterre. Ainsi, il est probable que M. d’Estaing en trouvera encore une bonne partie grâce à la grande loi de l’équilibre des sottises.

On a défendu de parler de Voltaire dans les journaux et de jouer ses pièces jusqu’à nouvel ordre. On a refusé de lui faire le service qu’on fait pour tous les académiciens. On ne sait encore qui lui succédera à l’Académie. Vous voyez que notre ministère s’occupe des grandes affaires.

J’ai oublié de vous marquer, la dernière fois, où en était l’affaire de cette mine de Glanges où vous avez une action que malheureusement vous avez nourrie jusqu’à concurrence de 2 000 livres. Il a été arrêté, d’après le compte qui a été rendu, de dissoudre l’ancienne compagnie et d’en former une nouvelle de 36 actions de 3 000 livres chacune, mais qui ne seraient plus au porteur. Il a été décidé qu’on n’admettrait dans cette nouvelle compagnie que les membres de l’ancienne qui auraient nourri leurs actions en entier et qu’on sommerait ceux qui n’ont point nourri, ou de compléter leur paiement pour être admis dans la nouvelle compagnie ou d’abandonner leurs actions sans aucune répétition, conformément à d’anciennes délibérations.

Ainsi, il faut que vous vous expliquiez sur ce que vous voulez faire. J’ai, quant à moi, continué pour l’action que j’avais prise pour être de quelque chose dans cette exploitation qui tendrait à mettre en valeur une mine située en Limousin. J’ai été tenté de prendre encore votre action pour le temps qui reste à payer, en continuant avec vous par tiers ou par deux tiers ; mais je doute que vous vouliez détourner pour une affaire de cette nature la plus petite partie des fonds que vous destiniez à votre culture. Pour moi, je suis aussi arrêté par l’incertitude où je suis sur ma maison, qui, si je l’achète, exigera que j’emprunte.

Voyez cependant à quoi vous vous déterminerez et mandez-moi si vous voulez sacrifier vos deux mille francs, ou hasarder encore quelque chose pour courir après.

Le premier livre des Métamorphoses du petit Saint-Ange[33] paraît. Je ne sais encore quel en est le succès, mais j’en augure bien, parce qu’à une soixantaine de vers près, j’en suis content.

CXCIV. (La Table de Du Pont. — La guerre.)

Paris, 13 juin.

Je vous envoie, mon cher Du Pont, l’extrait qui a été donné dans la feuille du jour de votre Tableau, que j’ai fait copier. Je vois que vous en connaissez l’auteur[34]. Je l’avais deviné, car il ne m’avait pas mis dans sa confidence. Il est assez délicat de lui répondre, car il faut être honnête envers un ami bien intentionné ; il faut satisfaire vos anciens amis et vous-même qui n’avez dû ni voulu les renier. Il ne faut pas vous charger de leur petit ridicule de sectaires ; il faut même ne pas afficher trop leurs principes qui sont prescrits dans tous les journaux par les mêmes grands hommes qui défendent de jouer à la Comédie les pièces de Voltaire. Je vous conseille de m’envoyer votre réponse que je montrerai à l’auteur de l’extrait et de nous donner carte blanche sur les petits changements que nous croirons convenables.

M. d’Estaing avance toujours. Franklin compte qu’il arrivera vers le 22 du mois. Ce qu’il y a d’incompréhensible, c’est que la flotte des Anglais n’était pas partie le 5. Il ne paraît pas même qu’elle aille en Amérique.

L’esprit de vertige a soufflé sur le ministère anglais. Les bills conciliatoires ont été reçus avec une égale indignation dans l’armée américaine et dans l’armée anglaise. En attendant, le Parlement d’Angleterre est séparé.

CXCV. (Du Pont. — La guerre. — Tancrède de Voltaire.)

Paris, 23 juin.

J’ai reçu, mon cher Du Pont, la lettre par laquelle vous me faites part de vos vingt-six infortunes et vous vous plaignez de moi un peu injustement, car je vous ai écrit fort en détail.

L’affaire de Desmarets et, par conséquent, la vôtre sont en bon train et Loiseau doit porter incessamment les derniers coups.

Voilà les premiers coups de canon tirés[35]. Une de nos frégates s’est battue cinq heures avec une frégate anglaise qui a voulu la forcer de parler avec l’amiral Keppel qui est devant Brest. Pour Byron, il est parti avec treize vaisseaux pour l’Amérique. Reste à savoir si M. d’Estaing, avec l’avance de vingt-cinq jours qu’il a, aura le temps d’opérer efficacement.

On a joué hier Tancrède qui a été fort applaudi, mais il ne s’est passé rien d’extraordinaire.

Vous vous moquez de parler de la charrue romaine comme d’un instrument abandonné. Cette charrue est l’araire de tous les pays de petite culture et n’est point du tout comparable à la charrue à roues des pays de grande culture.

CXCVI. (Du Pont. — Sa Table. — La guerre. — Mort de J.-J. Rousseau.)

Paris, 7 juillet.

J’ai reçu, mon cher Du Pont, votre lettre du 1er le 4 ou plutôt le 5, parce que le 4 j’étais allé voir ma sœur au Tremblay.

J’ai vu hier matin Loiseau qui fera de son mieux pour obtenir la réversion ; s’il y parvient, vous devez être bien content, car ce que vous obtiendrez vaut mieux pour la paix de votre âme que ce que vous sacrifiez.

Votre Mémoire est bien et on le donnera. Quant à la démission[36], nous avons pensé, Loiseau et moi, qu’elle devait être très simple et que tout ce que vous avez ajouté ne pouvait que nuire. En conséquence, je vous envoie le modèle réduit.

Tout ce que nous supprimerons sera, quant à l’effet, abondamment rappelé, parce que Loiseau, qui se chargera de rédiger le mémoire pour être mis sous les yeux du Roi et qui me le montrera, y mettra tout ce qui doit naturellement rendre votre demande favorable. Il faut que vous me renvoyiez cette démission signée par le même exprès qui vous portera cette lettre.

J’ai envoyé à Royer celle que vous lui écrivez et qui me paraît très bien. Votre réponse aux auteurs de la Feuille du jour est aussi fort bien. Vous étiez, le jour que vous m’avez envoyé toutes ces choses, en fond de raison.

J’ai fait quelques corrections, et je remettrai le tout après-demain à M. de Condorcet, qui peut-être en fera aussi. Je crains que cela ne soit un peu long pour la Feuille du jour.

Je vous renvoie la lettre d’Hulton qui déraisonne assurément. Il connaît bien peu sa nation s’il croit que nous puissions compter sur la paix après la soumission volontaire de l’Amérique. Il me fait rire encore quand il parle de la profonde justice de la guerre de 1755 et de nos projets prétendus de chasser les Anglo-Américains dans la mer en faisant un fort sur l’Ohio.

Quoi qu’il en soit, la flotte est sortie le 3. Keppel était rentré vraisemblablement pour ne ressortir que lorsqu’il sera fortifié d’une dizaine de vaisseaux pour être notre égal en nombre[37]. Arrêterons-nous les vaisseaux marchands anglais ? Si nous ne les arrêtons pas, ceux qui vont rentrer donneront des matelots aux vaisseaux qu’on arme pour joindre à ceux de Keppel.

L’ambassadeur d’Espagne en Angleterre est ici avec sa femme et un enfant en nourrice pour aller s’établir à Londres. Que conclure de là ? Est-ce un projet de résidence longue ? Est-ce feinte ? Je n’en sais rien.

Jean-Jacques Rousseau est mort d’apoplexie à Ermenonville, où M. de Girardin lui a fait élever un beau tombeau dans une île de son Parc. Il y a quelques années que je l’aurais regretté davantage, mais un si grand talent intéresse toujours malgré les fautes de celui qui le possédait…

Voilà votre Journal de médecine. Mme Blondel vous dit bien des choses.

CXCVII. (Du Pont. — L’abbé Sigorgne. — La guerre. — Franklin. — Joly de Fleury et Seguier. — Les Barmécides, de La Harpe.)

Paris, 14 juillet.

Voilà, mon cher Du Pont, les nouvelles les plus fraîches que j’aie de votre affaire. Je viens de les recevoir de Loiseau dont je vous envoie le billet.

Je ne réponds point à vos grandes spéculations sur l’avenir : 1° parce qu’il faut d’abord savoir sur quoi on doit compter pour le présent ; 2° parce que nous aurons tout le temps d’y réfléchir d’ici à la récolte de 1779 ; 3° parce qu’on traite beaucoup mieux ces choses-là en conversation que par écrit, surtout quand on est paresseux.

En attendant, je vais passer une dizaine de jours à Liancourt avec l’abbé Sigorgne, qui occupe encore votre appartement et qui le laissera libre peu après votre retour ; ainsi, vous pourrez revenir.

Notre flotte est vraiment sortie le 13 ; je ne sais si Keppel est encore à Portsmouth. Il ne sortira que renforcé et alors, il est très difficile qu’on ne se batte pas. Je n’entends pas dire que nous ayons jusqu’à présent commis d’hostilités.

Les Anglais, avant d’évacuer Philadelphie, ont fait vendre les effets de Franklin, qui n’en est pas moins gai.

M. d’Estaing trouvera véritablement tout son monde à la Nouvelle-York ; pourvu que Byron n’arrive pas presque aussitôt que lui, il pourra faire de grandes choses.

On a su qu’il avait été retardé par une voie d’eau qui a mis le Tonnant en danger et à laquelle on a enfin trouvé moyen de remédier. C’est en plongeant qu’un charpentier de l’équipage l’a reconnue.

Howe est arrivé à Londres, mais je ne sais rien de sa réception.

On a fait le neveu du procureur général Henri, second fils du président Omer[38], adjoint de son oncle. Ainsi M. Seguier[39] est désappointé de ses espérances et il exercera son éloquence jusqu’à ce qu’il s’ennuie. Entre de tels rivaux, il n’y avait pas moyen de bien choisir.

La Feuille du jour n’est plus occupée que de M. de La Harpe. Les Barmécides se jouent avec un succès moyen qui, vu la disposition du public, peut être regardé comme un grand succès.

On s’aigrit de jour en jour en Allemagne, mais on ne s’y bat pas encore.

CXCVIII. (Du Pont. — La guerre. — La Harpe. — La Table de Du Pont. — Les assemblées provinciales. — La situation de l’Europe.)

Paris, 28 juillet.

Rien de nouveau, mon cher Du Pont. Vous verrez par le billet ci-joint de votre ami Loiseau que votre affaire n’avance ni ne recule, si ce n’est pas reculer que de ne pas avancer.

L’abbé Sigorgne part demain ; ainsi vous trouverez votre logement vide quand vous voudrez et vous pourrez venir examiner les pensions où vous pourrez mettre votre fils, car je doute que vous puissiez, à la campagne, lui procurer les connaissances dont il aura besoin dans le cours de sa vie, s’il doit être médecin ou avocat, ou tenir son rang parmi les beaux esprits.

Il y a parmi ceux-ci une grande rumeur au sujet d’une sottise que La Harpe a dite dans le Mercure contre Zulime à propos de la représentation de Bajazet. Le zèle des amis de Voltaire s’est enflammé et il a paru dans la Feuille du jour deux lettres de M. de Villevieille qui ont tellement écrasé La Harpe, que le public en a eu pitié et que les Barmécides en ont été moins mal reçus. On a trouvé, en général, dans cette pièce, de beaux vers et peu d’intérêt. L’auteur compte la redonner cet hiver, corrigée.

La lettre que vous avez envoyée au Journal de Paris n’y paraîtra point : je crois que le censeur n’a pas voulu approuver qu’on avouât la damnable doctrine des Économistes. Je crois pourtant qu’il vous importe que cette lettre paraisse pour qu’on ne vous impute pas l’extrait qui a été donné de votre ouvrage.

Il paraît un arrêt du Conseil pour l’établissement d’une administration provinciale, soi-disant municipale, dans la province du Berry, composée de douze ecclésiastiques, douze gentilshommes, douze députés des villes et douze propriétaires des biens de campagne, le tout présidé par l’archevêque de Bourges et chargé de faire presque tout ce que faisait l’intendant. Les amis de N.[40] disent que ce sont mes projets qu’il exécute. Cela ressemble à mes idées sur les municipalités comme un moulin à vent ressemble à la lune. Je vous enverrai l’arrêt par le premier courrier. Je ne l’ai pas sous la main.

On attend toujours des nouvelles des deux flottes qui sont en présence. On disait hier qu’on avait nouvelle de l’arrivée de M. d’Estaing à Boston, mais je n’en suis pas sûr.

Les armées sont aussi en présence en Bohême et en Saxe ; voilà un moment de crise. Les Turcs et les Russes sont encore tranquilles, mais vraisemblablement ils ne le seront pas pour longtemps. J’irai dans la semaine prochaine passer quelques jours à Courteille.

CXCIX. (Du Pont. — La guerre.)

s. d.

Voici, mon cher Du Pont, le Journal de médecine du mois. Loiseau, que j’ai vu hier, m’a dit que votre affaire était en très bon train. Il a dû vous le mander ; pour moi, je n’y compterai que quand elle sera faite. Je compte partir samedi pour Courteille où je passerai une dizaine de jours. J’y serai informé de la décision.

Je vous envoie deux relations successives que j’ai eues de notre combat. Elles vous mettront plus au fait que ce que je pourrais vous mander des bruits de Paris.

Les lettres de Londres ne parlent point de ce combat ; on veut, mais cela n’est rien moins que sûr, que Keppel ait été blessé et soit mort de la blessure. Il n’est pas même certain, quoiqu’on le croie, qu’il soit rentré à Portsmouth. Nous allons sortir le plus tôt possible. La flotte de Byron a été assaillie d’une violente tempête le 8 juillet sur le banc de Terre-Neuve. Un de ses vaisseaux est rentré à Plymouth. Ce vent fera croître des grands hommes dans ce pays-ci.

M. d’Estaing a été vu aux Bermudes le 26 juin[41], on n’avait point encore de ses nouvelles à Boston le 2 juillet. L’armée de Clinton s’était mise en marche à travers les Jerseys. Washington espérait réussir à se mettre entre elle et la Nouvelle-York et à la burgoyniser[42]; c’est tout le mot de la Gazette de Boston. Le Congrès avait rejeté avec la plus grande unanimité et la plus grande fermeté d’écouter les commissaires anglais…

CC. (Du Pont. — La guerre.)

À Paris, ce mardi 18 août.

J’arrive de Courteille, mon cher Du Pont, et j’apprends de Loiseau que votre affaire trouve des obstacles dans l’opposition des Intendants du Commerce de C. I. et les M.[43] père et fils. C’est contre Desmarets qu’ils sont acharnés. Je ne sais plus comment cela finira.

Rien de nouveau que la rentrée des vaisseaux des Indes anglaises. Nos vaisseaux de la Martinique sont rentrés aussi pendant que les deux flottes victorieuses ou vaincues sont occupées à se radouber dans leurs ports respectifs.

La flotte de Byron a été vraisemblablement dispersée par la tempête. Ce vent-là nous envoie des nuées de grands hommes, comme certains vents couvrent la terre de sauterelles, ou comme un autre vent faisait pleuvoir les cailles dans le désert.

CCI. (Du Pont et ses enfants. — Le marquis de Mirabeau. — La guerre. — Affaires intérieures. — Éloge de Voltaire.)

Paris, 27 août.

Rien de nouveau, mon cher Du Pont, sur votre affaire. Je n’ai point entendu parler de Loiseau depuis quelques jours. Il faut prendre patience et se résigner aux événements. Le pis est de rester comme vous êtes et si vous étiez bien sûr de cette permanence, je ne vous trouverais pas très à plaindre. Je vous avoue qu’il ne me paraît guère possible que vous meniez de front deux choses aussi disparates que votre culture et l’éducation de deux enfants dont vous ne voulez ni ne pouvez faire des laboureurs. Pour en faire des gens instruits et propres à fournir une carrière d’hommes à talents, il faut des maîtres, des condisciples et le séjour de Paris.

Le métier d’Ingénieur des Ponts et Chaussées n’est pas si lucratif ; à moins que Victor n’ait un attrait particulier pour les mathématiques et l’architecture, je crois qu’il ferait un mauvais marché. Au surplus, il faut que vos enfants choisissent ; votre affaire est de les mettre en état d’avoir à choisir et de les aider à bien choisir en leur faisant connaître les avantages et les désavantages de chaque parti.

Vous me demandez ce que c’est qu’un procès que MM. Pelletier et Poisson veulent faire à M. de Mirabeau. Je ne puis pas trop vous en expliquer les détails[44], mais Pelletier est en avance de cinquante mille francs et Poisson de quelque chose. Il faut bien que cela se retrouve sur la chose ou sur les actionnaires. Cette affaire a été originairement arrangée avec la tête de votre ancien ami ; il voudrait la défaire avec son cœur. Pelletier, qui a avancé de l’argent et qu’on paie en injures, n’est pas content. Je trouve que dans tout cela M. de Mirabeau soutient parfaitement le caractère que je lui connais depuis longtemps. Je vois par ce que vous mandez, que c’est lui qui se plaint des procédés des autres, et cela est encore parfaitement dans l’ordre. Quoi qu’il en soit, je crois que vous n’avez rien de mieux à faire que d’envoyer votre désistement, mais cela n’importe pas à quelques jours près.

Rien de nouveau sur mer. La sortie de notre flotte et le renforcement très vraisemblable de celle de Keppel peut donner des inquiétudes. On s’était encore leurré de négociations ; elles ont été rompues, ou plutôt, les ouvertures rejetées de la part de l’Angleterre.

Il paraît que celles de l’Allemagne n’auront pas une issue plus heureuse. Il ne s’est rien passé depuis la brillante entrée du Prince Henri de Bohême.

L’Académie française propose pour prix de poésie un éloge en vers de Voltaire. C’est pour balancer le refus d’un tombeau. Le prix est double et c’est d’Alembert qui fait les frais du doublement. Je ne crois pas que M. de Maurepas ose défendre de donner ce prix.

Cette lettre a été interrompue jeudi et ne part qu’aujourd’hui 29. Moyennant cela j’ai reçu votre billet du 26, où je vois que vous vous agitez sans qu’il y ait de quoi, car je crois que votre affaire se fera, quand même celle de Desmarets ne se ferait qu’en lui ôtant la Champagne, car c’est là, quant à présent, le point de la question.

Je ne sais si je vous ai mandé que votre lettre avait enfin été imprimée dans la Feuille du jour

Mme Blondel et Mme Helvétius vous disent mille choses.

CCII. (Libelle contre Du Pont. — Linguet. — La guerre.)

Paris, 5 septembre.

J’ai reçu, mon cher Du Pont, votre lettre du 1er et je me hâte d’y répondre quoiqu’en bref, pour que mon silence n’ajoute point à vos peines.

Je compatis du fond de mon cœur à ce que vous éprouvez. Je connais aussi cette sorte de peine, vous le savez bien. C’est une chose déplorable que cette facilité qu’ont les gens actifs et artificieux pour désoler les gens honnêtes en accumulant contre eux les mensonges et les calomnies. Ils n’ont point d’honneur à perdre et ils combattent cuirassés d’impudence contre des gens tout nus. Quelquefois l’obscurité la plus profonde ne garantit pas de leurs diffamations. Il est vraisemblable qu’en effet cet homme destine ce libelle à l’impression et j’incline assez, si cet ouvrage paraît, à l’attaquer plutôt en justice qu’en répondant et plaidant au tribunal du public. Je crois qu’en attendant vous ferez bien de venir à Paris. Dans les circonstances où l’on sent sa tête s’échauffer dans la solitude, il faut recourir au calmant de la société et de l’amitié. D’ailleurs, il est bon de consulter Loiseau et Target s’il est encore ici. Je vous exhorte donc à venir le plus tôt que vos affaires vous le permettront. Au reste, cette publication ne peut avoir d’effet qu’auprès des personnes qui ne vous connaissent point du tout, car ceux qui vous connaissent apprécieront et mépriseront ce libelle. Ainsi, dormez en paix sur ce point. Dormez si vous pouvez sur l’autre, comme je dors sur les infamies que Linguet imprime à chaque quinzaine contre moi et, si vous ne pouvez pas dormir à Chevannes, venez plus tôt que plus tard chercher le sommeil à Paris…

Il n’y a rien de nouveau. On n’a encore que les nouvelles de l’arrivée de M. d’Estaing par l’amiral Howe. On en attend de directes. Nos deux armées navales sont en présence.

L’avantage annoncé du prince Henri n’est pas vrai.

CCIII. (Du Pont et ses enfants. — Le Libelle. — Affaires extérieures. — La guerre.)

8 septembre.

Voilà, mon cher Du Pont, votre volume du Journal de médecine. À propos de médecine, ce serait peut-être un moyen de faciliter vos vues sur Victor et de lui inspirer à la fois, et le désir de s’instruire des maladies et le désir de soulager l’humanité souffrante que de le mener avec vous quand vous allez voir des malades[45]. J’ai vu M. Albert à qui j’ai fait part de l’affliction que vous cause Royer. Il croit comme moi que vous devez être fort tranquille sur l’effet de ce libelle dans le cercle de ceux qui vous connaissent, et que s’il imprime, la meilleure marche est d’attaquer l’auteur en justice.

On attend de grandes nouvelles de Bohême où 200 000 hommes d’un côté et autant de l’autre sont prêts à donner bataille.

M. d’Estaing n’avait pas encore attaqué M. Howe le 17 juillet, et cela fait craindre que la supériorité des forces ne soit compensée par la difficulté d’entrer en escadre dans la baie de la Nouvelle-York. En ce cas, l’expédition serait manquée…

CCIV. (Le Libelle. — Le raisin de Fontainebleau. — Les deuils. — Saint-Fargeau.)

Paris, 10 septembre.

Loiseau ne vous écrira que mardi, mon cher Du Pont, mais il est entièrement déterminé à ne point faire la démarche que vous voulez qu’il fasse et il m’a renvoyé ce matin votre lettre pour Royer, que j’avais déjà condamnée à l’oubli et que je ne lui avais envoyée que par complaisance pour vous. Il est fermement convaincu que cette démarche n’aurait qu’un mauvais effet à tous égards. Il vous fera part de ses raisons que je crois bonnes. Puisque vous avez fait de bonnes vendanges, vous pouvez dire : adieu paniers, et venir à Paris ; le plus tôt sera le mieux.

Je crains que la continuité de la pluie ne nuise bien plus à la conservation du raisin qu’à la bonté du vin. Si vous n’êtes pas à Thomery par un temps sec, il faudrait que vous pussiez laisser votre commission à quelqu’un. Mais cela sera peut-être difficile.

Rien de nouveau. À propos, comment avez-vous pu vous inquiéter d’un cachet de deuil ? Sans compter les deuils de la Cour, n’a-t-on pas des milliers de parents ? Celui-ci, c’était pour mon grand-cousin, M. de Saint-Fargeau[46].

Je vous embrasse, mille choses à Mme Du Pont et au grand-prêtre de Bacchus[47].

CCV. (Du Pont. — Saint-Fargeau.)

Paris, 12 septembre.

J’ai reçu, mon cher Du Pont, vos deux lettres du 5 et du 9. Vous me paraissez vivement échauffé. Il est peut-être bon d’écrire dans cette disposition, cela soutient la patience, mais il faut revoir avec sang-froid.

Je serais fâché que vous écriviez à ce Chevalier de Brevon dont vous me parlez et que je ne connais point, avant que j’aie vu votre lettre et que nous en ayons conféré ensemble. Il me paraît donc nécessaire que vous veniez ici avant de faire aucune démarche. Ce voyage sera encore très utile pour votre santé, car elle souffre de l’agitation et on s’agite dans la solitude. Venez donc le plus tôt que vous pourrez et aussitôt que vous aurez fini votre projet de réponse.

Je ne sais d’ailleurs aucune nouvelle. On attend de tous côtés et elles ne viennent point.

M. de Saint-Fargeau est mort de la petite vérole : c’était un personnage trop ennemi des systèmes pour se faire inoculer…

CCVI. (Le libelle. — La guerre.)

Paris, 24 septembre.

J’ai reçu votre longue réponse, mon cher Du Pont, et après l’avoir lue avec attention, je me suis décidé à attendre votre retour. Dans l’état où elle est, elle est excessivement longue, pleine de détails minutieux jusqu’au ridicule, avec des traits ça et là dont le ton sort de la mesure et dont, par conséquent, un malintentionné pourrait abuser. Or, vous n’êtes pas parfaitement sûr de l’homme à qui vous l’adressez, puisqu’il a eu la sottise d’écouter l’auteur du libelle. Conclusion, il faudra retoucher la réponse après que nous l’aurons lue ensemble et que je vous aurai fait mes observations. Il faut aussi que je lise le libelle. Ensuite, il faudra voir les deux hommes à qui vous voulez vous adresser et savoir plus précisément d’eux-mêmes ce qui s’est passé entre eux et Royer.

Mme Blondel, à qui j’ai montré votre lettre et le commencement de votre réponse, est entièrement de mon avis.

Je vous ai mandé mardi les nouvelles ; il n’y en a point depuis. La rentrée de notre flotte est du 18. On la regarde comme un grand bonheur. Mais tous les vaisseaux anglais rentrent et la plus grande partie sont pris. Nous verrons si M. d’Estaing réussira mieux à prendre Rhode-Island qu’à forcer l’entrée de la baie de New-York. Les nouvelles qu’on a en Angleterre sont du 31 juillet. On croit que le roi de Prusse a tout à fait manqué sa campagne.

CCVII. (Le Libelle. — Le raisin de Fontainebleau.)

Paris, 27 septembre.

J’ai reçu, mon cher Du Pont, tous les fatras de Royer et les vôtres. Je vous ai accusé la réception de ceux-ci. Je vous ai mandé que mon avis était que vous vinssiez. Je viens de voir Loiseau ; il n’a pas autre chose à mander, si ce n’est de venir vous refroidir la tête sur ces misères et aviser de sang-froid avec vos amis au moyen d’empêcher qu’elles ne puissent vous blesser jusqu’à votre retour. Je ne ferai aucun usage de vos lettres, ni au chevalier de Brevon, ni à Royer.

Je ne vous en dirai pas davantage. Je ne vous dirai point de nouvelles parce qu’il n’y en a point. Je vous rappellerai seulement la commission que je vous ai proposée d’acheter du raisin, ou plutôt d’accaparer quelque bonne treille à Fontainebleau pour Mme Blondel. Aurez-vous bien la tête assez calme pour pouvoir vous en occuper ?

Venez vite reprendre courage et dites de ma part à Mme Du Pont qu’il n’y a pas de quoi l’inquiéter sérieusement.

CCVIII. (Le Libelle. — L’abbé Rozier. — Le raisin de Fontainebleau. — La guerre.)

Paris, 3 octobre.

J’ai reçu vos deux lettres, mon cher Du Pont. J’ai envoyé à Loiseau celle du 30 qui est plus pour lui que pour moi. Je doute qu’il change d’avis, et je ne crois pas que d’ici au 12, que vous m’annoncez votre retour, rien périclite.

L’abbé Rozier vous fera faire vos vendanges par un mauvais temps. On pourra se dispenser de mettre de l’eau dans ce vin là. Dites-lui, je vous prie, que j’ai reçu sa lettre, que j’ai passée chez M. de Rodez[48] et que ne le trouvant pas, je lui ai écrit ; mais dites lui aussi de conseiller à mon neveu de mettre un peu plus de précision dans sa manière de traiter la physique. Il a une dispute avec M. de Maurepas sur la grêle qui, de part et d’autre, ressemble tout à fait à ces combats de nuit qu’on voit à la Comédie italienne. Cette remarque n’empêche pas que je ne souhaite au neveu et à l’oncle toutes sortes de biens, nombre de souscripteurs, paix et bon vin.

Ce temps pluvieux ne vaut rien du tout pour la commission de Mme Blondel, car l’essentiel pour la conservation du raisin est qu’il soit cueilli et serré sèchement. J’aurais bien autant de foi à l’abbé Rozier qu’à vous pour cette commission, surtout avant vous et s’il passe à Fontainebleau par un temps sec.

Au reste, je sais que la plus grande partie du raisin qui se vend à Fontainebleau vient de Thomery, mais je sais aussi qu’à Fontainebleau il y a, dans presque toutes les cours bien exposées, des treilles qui en donnent une qualité supérieure. Celui du Contrôleur général était distingué, mais ce n’est plus aux économistes à goûter les raisins de Canaan. Ils sont réservés pour la bouche du peuple juif ou de ceux qui en font le métier. J’ai calculé hier avec Mme Blondel qu’il nous en fallait environ 400 livres pour nous deux, c’est-à-dire 200 livres et même un peu plus pour chacun. Mais il faut surtout être sûr de la qualité, soit pour le goût, soit pour la conservation…

Rien de nouveau. On croit que l’expédition de M. d’Estaing est tout à fait manquée, mais on n’en a nulle certitude.

CCIX. (L’abbé Rozier. — Le raisin de Fontainebleau. — La guerre.)

Paris, 6 octobre.

Je n’ai pas reçu de réponse de votre ami Loiseau, mon cher Du Pont ; peut-être vous répondra-t-il directement, peut-être attend-il votre retour ?

J’en ai reçu une de l’évêque de Rodez qui est aussi bien disposé que l’abbé Rozier puisse le désirer. La chose me paraît sûre, à moins qu’il n’y ai quelque obstacle inconnu, comme seraient des reproches graves au P. M.[49] de la part de ses supérieurs, mais l’évêque ne croit pas qu’il y en ait. Dites-le à l’abbé Rozier. Consultez-le aussi sur l’emplette du raisin. J’ai peur que la continuité de la pluie n’y nuise beaucoup. Le raisin de Fontainebleau le plus beau se vend au marché à Paris 14 sols la livre. Il doit être à meilleur marché pris sur les lieux et en quantité.

Franklin a reçu hier des paquets d’Amérique. M. d’Estaing était le 5 août en Rhode-Island dans New-Port. Les Américains rassemblaient un corps de 9 000 hommes sous les ordres du général Sullivan, auxquels M. d’Estaing devait joindre 2 000 hommes de débarquement. Il y avait dans la place 5 000 Anglais ou Hessois et dans le port sept frégates avec 80 bâtiments de transport. On ne dit point si Milord Howe avait été joint par le reste de l’escadre de Byron. Il y avait eu un grand incendie à New-York qui avait détruit beaucoup d’effets. Franklin croit que c’est un pur effet du hasard…

CCX. (Le libelle. — Du Pont. — L’abbé Morellet. — La guerre. — L’Éloge de Haller. — La Didon de Turgot. — Affaires extérieures.)

Paris, jeudi 16 octobre.

Je vous envoie, mon cher Du Pont, par votre jardinier, tous les paquets qui me sont venus pour vous. Il n’y a encore rien de Royer ni de Loiseau. Les Intendants du commerce veulent à présent ôter la gratification du pauvre abbé Morellet, qui malheureusement prête à la critique par le retard de son dictionnaire. Je crois que le faste de Necker le sauvera pour cette fois, mais cet acharnement est triste à essuyer.

Rien de nouveau depuis le retour de Milord Howe. J’ai peur que Sartine ne soit tout à fait raffermi et que M. de Maurepas ne laisse Necker et lui s’arc-bouter par leur opposition.

Demain, l’Académie des Sciences. L’éloge de Haller est, à mon avis, ce que Condorcet a fait de mieux, mais il ne sera pas de l’Académie française et on n’en est que plus embarrassé. Je vous embrasse de tout mon cœur.

Je vous envoie Didon :

Français, quelle grande et rare découverte,

Vous pouvez désormais parler la bouche ouverte.

Vous comprenez que cette Didon n’est que pour vous seul. Où suis-je, moi qui dis qu’il n’y a point de nouvelles, quand l’Impératrice de Russie a proposé au Roi de se joindre à elle pour pacifier l’Allemagne en déclarant que, si on ne parvient pas à ce but, elle ne pourra se dispenser d’assister son allié de toutes ses forces.

On croit qu’elle est assurée de la paix avec les Turcs depuis la disgrâce du Grand Vizir qu’on croit entraîner celle du Capitan Pacha.

On parlait d’une déclaration semblable de l’Espagne à la cour de Londres, puis cela n’est pas si certain… Mme Blondel revient à Paris lundi.

J’apprends que l’attaque contre l’abbé Morellet n’a pas été suivie.

CCXI. (Affaires extérieures. — Réduction du nombre des trésoriers. — Sartine.)

17 octobre.

Je ne vous écris qu’un mot, mon cher Du Pont, vous ayant écrit hier. J’enverrai votre lettre à Loiseau. Si l’Espagne parlait aussi ferme que la Russie, la paix pourrait bien être rétablie partout, car elle paraît même assurée du côté de la Turquie où le vrai Capitan Pacha est, dit-on, disgrâcié.

Pour celui qui a une perruque si bien arrangée, on en répare le mal, parce que Necker pousse sa pointe et va supprimer les trésoriers ou du moins les réduire à deux. Je ne crois pas pourtant qu’il exécute la totalité de mon plan, qui était de n’avoir qu’une seule caisse dont les commis à la recette générale eussent été les correspondants dans les provinces.

Je n’espère cependant pas beaucoup voir partir le Sartine ; les fripons tiennent à tant de fils. Et je crois qu’en sondant le fond de ma pensée, je suis encore plus Necker que lui.

Mme d’Enville est à la Roche-Guyon et je ne vois M. de Nivernois que chez elle…

CCXII. (La santé de Turgot. — Du Pont. — Remontrances sur le vingtième. — Affaires extérieures.)

Paris, 10 novembre.

J’ai reçu vos deux lettres, mon cher Du Pont, et je suis fort aise que vous soyez au milieu de vos agitations content de votre santé. La mienne est bonne, mais j’ai encore besoin de ménager mon estomac. Quoique je sois plus près de la Seine dans la rue de l’Université qu’à la Roche-Guyon, et que les exhalaisons de Paris ne rendent pas les brouillards plus sains, la saison devient si mauvaise que j’ai à peu près renoncé à tout projet de voyage.

Je n’ai point entendu parler de Loiseau et je crois que toutes vos affaires sont également stationnaires. Je crois que vous n’avez rien de mieux à faire à présent que de vous tenir tranquille.

J’ai rendu à l’abbé des Aulnays les belles remontrances de l’ami Pompignan[50] qui ne sont pas grand’chose et qui, quant à l’objet principal, le Vingtième, portent à faux.

Le Capitan Pacha et le Jefterdar sont toujours dans la même position. Je crois que le premier porte si peu de voile et navigue si cauteleusement qu’il faudrait une bien violente tempête pour le renverser, et vous savez que les vents sont mols et variables dans les parages où il est. Le voilà débarrassé d’un poids qui lui était fort incommode pour la nouvelle dignité de M. le Duc de Chartres, colonel général des troupes légères.

Mme Blondel revient à Paris lundi ; elle vous fait bien des compliments.

Voici votre journal de médecine, voici aussi deux lettres que j’ai décachetées suivant vos intentions ; c’est autant de peine épargnée pour M. d’Oigny.

CCXIII. (Sur les imprimés. — Les vers latins. — L’Académie française et Condorcet. — Franklin. — Mante.)

Paris, 28 novembre.

On vous a envoyé, mon cher Du Pont, deux imprimés dont je ne vous dis rien. Cela n’est pas parfait, mais cela est bon. Je ne disputerai point avec vous sur la comparaison entre le crocodile et le serpent ; puisque vous concevez ma façon de sentir, vous pouvez vous en développer les motifs ; peut-être, cependant, ne jugez-vous pas à quel point ils sont fondés.

Quant à votre différence de goût sur les vers français et latins, il faudrait entrer dans trop de détails pour justifier la préférence que je donne à l’harmonie de ceux-ci, si variée, si coupée, si pittoresque, si propre à ménager la voix par les pauses de toute sorte de longueur, sur la longueur monotone de nos plats alexandrins qui n’ont en eux aucun rythme et dont on ne peut sauver l’uniformité qu’à force d’art. Tout ce que vous dites au contraire est ex falso supponctite et me prouve que vous n’êtes point familier avec la vraie manière de lire les vers de Virgile.

M. de Condorcet n’était pas sur les rangs pour l’Académie française, mais c’était le seul homme auquel on pût raisonnablement penser et l’on eut dû le choisir par acclamation sans qu’il se présentât, sauf à laisser au ministre qu’il a blessé[51], en ne louant pas son beau-frère[52], et peut-être encore par d’autres endroits la honte de lui faire donner l’exclusion. Mais les gens braves qui ne le sont guère ont voulu consulter et ils ont donné beau jeu. On a mis en avant les craintes de l’Archevêque de Paris, les préventions données au Roi ; dans tout cela, on n’est pour rien, mais on ne peut mettre grand intérêt à servir un homme qui n’a pas trouvé de quoi louer dans toute sa vie le bon papa des petits Sabatins[53]. Vous sentiez bien que rien n’est plus juste. L’Académie remplacera Voltaire comme elle pourra et je crois qu’elle y est encore bien embarrassée. Elle pourrait mettre tous les noms des prétendus dans un chapeau et tirer au sort.

J’ai dîné avant-hier chez Franklin. Il ne sait rien de positif d’Amérique, du moins d’important. L’on attend la harangue du roi d’Angleterre ; la nation est fort animée et je ne serais point étonné qu’ils s’obstinassent à vouloir soumettre l’Amérique. La déclaration de la Russie peut faire espérer la paix en Allemagne…

Mme Blondel et Mme Helvétius vous disent bien des choses.

Voici une lettre que Mante m’a adressée pour vous. Cet homme est bien misérable, mais je lui crois bien des torts et je ne puis faire changer M. de Boisgelin de façon de penser.

CCXIV. (La physique. — Tragédie de Ducis. — La guerre. — Les Jurandes.)

Paris, 12 décembre.

Voici, mon cher Du Pont, votre Journal de médecine. Je sens combien vous avez à vous plaindre de mon silence, depuis quelques ordinaires, et dont il faut accuser un peu la paresse et un peu la stérilité des nouvelles sur lesquelles je peux m’entretenir avec vous, car il y a bien des choses dont je ne parle guère. Ma santé est heureusement très bonne. Je m’occupe de physique parce qu’elle est plus isolée que la politique.

Je n’ai pas même vu la pièce nouvelle de M. Ducis qui a le plus grand succès par quelques scènes pathétiques, malgré la duplicité d’action, car l’auteur a fondu ensemble Alceste et Œdite à Colone.

Franklin que j’ai vu hier m’a dit que M. d’Estaing était parti le 4 de Boston, allant, à ce que croit Franklin, vers Halifax où doit être Byron. L’on est toujours incertain sur la décision de l’Espagne.

M. Blondel[54] que j’ai vu avant-hier m’a dit que M. Necker était occupé de prendre un parti sur les règlements et qu’il paraissait porté à les supprimer après les avoir défendues dans ses notes sur Colbert et dans son ouvrage sur les grains mais qu’importe !

M. Blondel croit que vous feriez bien de lui adresser des réflexions générales sur les règlements de votre propre mouvement et que cela pourrait bien faire pour vous. Voyez si vous en avez le temps et la volonté ; en ce cas, je serais bien aise de voir votre travail.

Mme Blondel a un peu souffert ces jours-ci. Elle est mieux et vous dit bien des choses ; autant fait Mme Helvétius qui est ici dans ce moment.

CCXV. (Du Pont. — Le bureau de la Balance du Commerce. — Necker.)

Paris, dimanche 13 décembre.

Voici du nouveau, mon cher Du Pont ; M. Necker veut vous occuper et M. Blondel doit vous écrire de sa part. Comme il s’agit de prendre un parti, j’ai voulu vous dire ce que je pense avant que vous receviez la lettre ministérielle, afin que vous fassiez de votre côté vos réflexions, et que vous ne répondiez pas dans le premier mouvement. Voilà pourquoi je vous envoie un exprès.

Au dernier comité des Intendants du Commerce, chez M. Necker, on lui a présenté le tableau de la balance du commerce, qu’il a trouvé, comme de raison, très mal fait et ne présentant aucun résultat sur lequel on pût compter ; il a dit qu’il fallait s’occuper des moyens d’en former un meilleur et, pour cela, charger spécialement quelqu’un de sa rédaction. Il vous a nommé comme pouvant remplir ces vues. Grande réclamation de la part du Comité : M. Du Pont n’est pas capable ; M. Du Pont ne veut être chargé d’aucun travail ; il veut jouir en liberté de ses appointements qu’il ne regarde que comme une retraite. M. Blondel a pris la parole et a dit qu’il savait, au contraire, que vous aviez désiré qu’on vous donnât du travail et que vous étiez peiné d’être payé sans travailler. Sur cela M. Necker a dit : « je veux le charger de rédiger la balance du commerce, et je vous prie de lui dire de venir me parler. » M. Blondel a répondu que vous étiez présentement à la campagne. « Eh bien, écrivez-lui de ma part de venir. » M. Blondel vous écrira en conséquence mardi.

Maintenant, que ferez-vous ? Cela dérange infiniment votre plan de vie, et vous rendra très difficile la surveillance de vos travaux rustiques.

Il était beaucoup plus doux de jouir de votre argent en conservant une entière liberté. Je trouve dur aussi d’être employé par un homme qu’on n’aime ni n’estime, et qui, en vous traitant bien, se targue en lui-même de sa générosité. En considérant la chose relativement à moi, il m’est pénible de voir mes amis travailler pour un homme qui m’est et me sera toujours odieux. Malgré cela, mon avis est que vous ne pouvez pas refuser et qu’il faut vous livrer franchement à cette besogne. Vous êtes payé ; vous avez des appointements, c’est une raison sans réplique. Refuser de travailler n’aurait pas l’air honnête ; ce serait donner des armes contre vous et rendre votre état déjà trop précaire, encore plus incertain, et donner des prétextes à MM. les Intendants du Commerce pour vous persécuter avec plus d’acharnement et vous faire supprimer à la première occasion, sous Necker ou sous son successeur.

Vous devez donc accepter. Cette besogne est plus longue et plus difficile qu’utile ; cependant, étant mieux faite que par le passé, elle apprendra des faits ; si elle ne fournit aucun résultat pratique qui puisse rien ajouter à ce que savent ceux qui connaissent les vrais principes, elle peut détruire les faux résultats dont abusent et que plient à leur gré les fauteurs des mauvais principes. En rassemblant les éléments de ce tableau, l’on peut découvrir le secret de la ferme sur bien des points. La première chose dont vous aurez à vous occuper sera de former un plan de travail d’après l’examen du dernier tableau et la connaissance des éléments qui ont servi à les former. Il est vraisemblable que vous ne pourrez pas faire ce travail seul, mais je ne vous conseille point de commencer par demander des frais de bureau ; ce sera un article à faire traiter après coup par votre ami Loiseau.

CCXVI. (Du Pont.)

Paris, le 15 décembre.

Vous recevez, mon cher Du Pont, par ce courrier, la lettre de M. Blondel que je vous ai annoncée. Ne vous effarouchez pas de travailler sur le Quator vivat. M. Blondel et votre ami Loiseau trouveront moyen d’arranger les choses de façon de vous n’ayez à répondre qu’à celui qui vous écrit, arrangement qui mettra dans votre travail toute la douceur et la liberté qu’il peut comporter.

Je vous embrasse en attendant le plaisir de vous revoir.

CCXVII. (Du Pont. — La guerre.)

Jeudi matin, 17 décembre.

En cas, mon cher Du Pont, que ma lettre vous trouve encore, je vous dirai que je ne suis point surpris de l’impression que vous avez reçue. M. Blondel avait fait pour le mieux, mais il vous a fait du mal sans le savoir. Je verrai Loiseau ; il faut tâcher que votre plan puisse s’exécuter à peu près avec séjour habituel à la campagne et voyages de temps en temps à Paris. Cela n’est praticable qu’autant que M. Blondel sera chargé en particulier de le suivre, ce qui ne manquera pas d’exciter la jalousie de ses confrères.

Votre projet de réponse est très bien, à l’exception du mot promis, répété deux fois ; et qui n’est point exact, car une intention annoncée à vos amis et un consentement à leurs propositions n’est point une promesse. Je voudrais donc mettre, à la première des deux fois, et qu’il a fait espérer, et, à la seconde, retoucher seulement les deux mots et promise. Je ne pourrai pas voir Loiseau avant samedi ou dimanche.

Byron a essuyé un nouveau coup de vent ; le Sommerset, de 74 canons, a échoué sur le cap Cod. Les Bostoniens ont pris 480 prisonniers et tous les canons. Le vaisseau a péri avec 80 hommes. On ne sait si M. d’Estaing, qui était dehors depuis le 4 décembre, a essuyé la même tempête.

Je vais aujourd’hui dîner chez Franklin avec Mme Helvétius…

CCXVIII. (La goutte. — La guerre.)

Jeudi, 31 décembre.

Je suis inquiet de vous, mon cher Du Pont, et je crains que votre rhume ne se soit changé en maladie. Je me rassure cependant en pensant que Mme Du Pont aurait l’attention de me donner de vos nouvelles. Pour moi, quoique toujours assez bien, je ne marche point encore.

Il est arrivé deux vaisseaux de la flotte de M. d’Estaing à Toulon : Le Marseillais et Le Zélé. Vous voyez comme elle a été dispersée. Il en manque je crois trois, dont Le Tonnant en est un.

Les Anglais ont véritablement évacué Rhode-Island. C’est un grand avantage pour les Américains, si ceux-ci sont en état d’empêcher les Anglais de reprendre ce port, qu’ils n’avaient abandonné que pour rassembler leurs forces à la Nouvelle-York, imaginant que M. d’Estaing allait les y attaquer.

Le gouverneur de la Jamaïque a fait faire une expédition dans la baie d’Honduras. Il a pris aux Espagnols beaucoup de prisonniers, beaucoup de canons et de munitions et deux vaisseaux de registre chargés de 3 millions de piastres en argent, outre la cargaison d’indigo.

L’amiral Rodney est parti avec 26 vaisseaux pour aller ravitailler Gibraltar en passant. Il doit de là se rendre aux Iles avec 14 vaisseaux, ce qui donnera aux Anglais une prodigieuse supériorité sur nous. Ceux que nous envoyons ne sont pas prêts. On fera même partir séparément les 6 premiers avec un convoi, et ces six-là même ne seront prêts que le 15 janvier au plus tôt.

Lord North a proposé un plan assez avantageux à l’Irlande. L’opposition n’a ni approuvé, ni désapprouvé ; si l’Irlande en est satisfaite, l’affaire sera finie.

Voilà tout ce que je sais de nouvelles…

—————

[1] Elle est dans plusieurs recueils.

[2] Célèbre acteur tragique.

[3] Arlequin de la Comédie italienne.

[4] Premier ministre anglais.

[5] Le 20 février, il avait adressé à Turgot le billet ci-après :

« Sans doute que le vieux malade sera honoré de la présence de M. Turgot. Il ordonnera que personne n’entre. Le vieux malade qui aime les grands hommes à la folie répand, au milieu de tous ses maux, des larmes de joie en recevant les marques de la bonté qu’un homme comme M. Turgot lui conserve ».

[6] Faute de médecin, Du Pont soignait les habitants à Chevannes.

[7] Voir la lettre ci-après.

[8] Silas Deane dont, en 1776, le gouvernement anglais avait demandé l’extradition, comme sujet rebelle.

[9] De Maurepas.

[10] Ami de Du Pont.

[11] Boisgelin.

[12] Tragédies ; la dernière est de La Harpe.

[13] Ambassadeur d’Angleterre en France.

[14] Lors de sa présentation à Louis XVI.

[15] Il livra à Howe un combat indécis devant Rhode-Island.

[16] Ancien rédacteur des Éphémérides du citoyen.

[17] Table des principes de l’économie politique.

[18] Fille du marquis de Mirabeau.

[19] Le marquis de Mirabeau.

[20] De Jalaru.

[21] Blondel.

[22] Sur le rétablissement des jurandes.

[23] Boisgelin.

[24] Tous les quatre, inspecteurs des manufactures.

[25] Bertier de Sauvigny, intendant de Paris.

[26] Sans doute sa correspondance avec le Roi.

[27] Probablement le projet de nouvel édit sur les jurandes.

[28] Montaran père et fils.

[29] L’archevêque d’Aix.

[30] Gérard de Raineval, signataire des deux traités conclus le 6 février avec les États-Unis.

[31] Amiral anglais.

[32] Fils de Du Pont.

[33] Turgot le protégeait.

[34] Condorcet.

[35] Keppel avait rencontré le 17 juin à la hauteur de l’île d’Ouessant, les deux frégates La Licorne et la Belle-Poule.

[36] De la place d’inspecteur général.

[37] Keppel s’était, en effet, renforcé et était revenu devant nos côtes.

[38] Joly de Fleury.

[39] Avocat général.

[40] Necker.

[41] La flotte, contrariée par les vents, mit trois mois pour gagner l’embouchure du Delaware (13 avril-7 juillet).

[42] À la faire prisonnière, comme l’armée de Burgoyne.

[43] De la Compagnie des Indes et des Michau Montaran.

[44] Au sujet de la mine de Glanges.

[45] Voir ci-dessus la lettre CLXXXI.

[46] Le Peletier de Saint-Fargeau, parent de Turgot par sa mère.

[47] Sans doute, un des enfants de Du Pont.

[48] Champion de Cicé, évêque.

[49] Le père M…

[50] Le Franc de Pompignan, président du Parlement de Toulouse.

[51] Maurepas.

[52] Le duc de La Vrillère.

[53] Le duc de La Vrillière.

[54] Le fils.

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