Œuvres de Turgot – 256 – Derniers travaux de Turgot

Œuvres de Turgot et documents le concernant, volume 5

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1781.

256. — DERNIERS TRAVAUX DE TURGOT

I. Poésies et traductions.

1. Pour le portrait de Franklin.

[D. P., IX, 140.]

Eripuit cœle fulmen, sceptrumque tyrannis[1].

Le voilà, ce mortel dont l’heureuse industrie

Sut enchaîner la foudre et lui donner des lois,

Dont la sagesse active et l’éloquente voix

D’un pouvoir oppresseur affranchit sa patrie,

Qui désarma les Dieux, qui réprima les Rois.

2. Odes d’Horace.

[D. P., IX, 116.]

Turgot a traduit les odes ci-après :

Odes 5 et 19 du 1er livre : Quis multa gracilis… et Mater sœva cupidinum… ; odes 3, 8 et 10 du 2e livre : Æquam memento…, Ulla si juris…, et Rectius vives.

Nous reproduisons l’ode du second livre, il se rattache aux derniers moments de Turgot.

Ode 3 du second livre.

Æquam memento

Conserve dans l’adversité,

Garde dans la prospérité

Une âme égale et tempérée.

Sans plier sous les coups du sort,

Ami, défends-toi du transport

D’une jolie inconsidérée.

Victime promise à la mort,

Soit qu’une tristesse profonde

Sans cesse offusque tes esprits ;

Soit que, sur des gazons fleuris,

Les jours de fête au bord de l’onde

T’égayant avec tes amis,

Les flots de ton Falerne exquis

Versent l’allégresse à la ronde.

Regarde ce réduit charmant :

Vois ce pin, ce peuplier blanc

Associant leur tête altière,

Étendre une ombre hospitalière

Près d’un ruisseau qui dans son cours

Frémit avec un doux murmure,

Et va, par d’obliques détours,

Argenter au loin la verdure.

Fais porter sur ces bords heureux

Des parfums, des vins savoureux,

Et ces roses trop passagères

Dont l’éclat va s’évanouir :

Saisis le moment prêt à fuir

Que l’âge, le temps, les affaires,

Que le fil des Parques sévères

Te laisse encore pour jouir.

Il faudra, dès demain peut-être,

Quitter ton superbe palais,

Quitter ta retraite champêtre,

Tes parcs achetés à grands frais.

Il faudra quitter ce rivage,

Que le Tibre enflé par l’orage

Vient baigner de ses flots troublés :

Tandis que palpitant de joie

Ton héritier fera sa proie

De tes trésors amoncelés.

Né dans la pourpre ou dans la boue,

Des rois, opulent rejeton,

On pauvre errant à l’abandon,

Subis l’arrêt qui te dévoue

À l’impitoyable Achéron.

Un même torrent nous entraîne

Un même gouffre nous attend.

Nos noms jetés confusément

S’agitent dans l’urne incertaine.

Tôt ou tard le sort les amène,

Et désigne à chacun son tour

Pour passer l’onde souterraine

Dont le voyage est sans retour[2].

II. Travaux scientifiques et politiques

Turgot montra dans la retraite la plus complète sérénité, il ne fut jamais plus aimable pour ceux qui vivaient dans son intimité.

Les lettres, les sciences et le soin de secourir les infortunes remplissaient sa vie.

Il s’appliqua à la géométrie avec l’abbé Bossut, à la chimie avec Lavoisier, à la physique et à l’astronomie avec l’abbé Rochon, Ce dernier, le plus moderne de ses amis et non le moins cher, l’aida dans un long travail sur les thermomètres et sur la distillation. Les expériences qu’ils firent ensemble confirmèrent la découverte que Turgot avait présumée, qu’en opérant dans le vide, la distillation s’effectuerait avec un faible degré de chaleur. Il installa un alambic dans sa chambre avec un récipient en dehors, en les privant d’air l’un et l’autre ; la seule différence de température produisit une distillation assez abondante qui ne coûtait rien depuis l’automne jusqu’au printemps.

Turgot encouragea aussi l’abbé Rochon et l’aida de ses conseils pour l’invention de plusieurs machines ingénieuses qui ont été mises sous les yeux de l’Académie des Sciences. (D. P., Mém.)

Une des inventions dont Turgot s’occupa, mais à laquelle il ne put donner la dernière main, fut un perfectionnement dans la manière de tisser les câbles, en les rendant plus forts, quoique moins gros et plus légers et de la largeur que l’on voudrait, tout en réduisant la dimension des corderies. Mussembrock avait trouvé que plus le chanvre est disposé d’une manière qui approche de la ligne droite et plus les cordages ont de force. Duhamel avait fait des expériences à ce sujet et, depuis lors, la marine avait diminué la torsion des cordages. Turgot avait fait essayer de natter des aussières, ce qui les rendaient plus fortes de 1/5 qu’avec la torsion ; il croyait impossible de tisser les gros cordages, parce que les fils s’écorchent en passant les uns sur les autres ; il estimait toutefois que l’on pouvait trouver un métier qui permît d’éviter cet inconvénient et, à cet effet, il comptait donner à la Société d’émulation, depuis Société d’encouragement à l’industrie nationale, 50 louis pour un prix à ce sujet. (D. P., Mém., 414.)

Quant à la politique, Turgot commença un ouvrage intitulé : Réflexions sur la situation des Américains unis, dans lequel il comptait faire entrer des conseils sur l’organisation de la nouvelle République.

J’ai cru pendant quelque temps, dit Véri, dans son Journal, qu’il occuperait sa retraite à développer par écrit les grands et solides principes d’administration dont sa tête était remplie. J’en ai douté à d’autres moments ; ses idées me paraissant dirigées vers les observations physiques. D’ailleurs, les tourments de la goutte qui l’a enlevé à ses amis ont rempli plusieurs mois de sa retraite.

————

[1] Plusieurs traductions ont été faites de ce vers célèbre :

1° Par d’Alembert :

Tu vois le sage courageux

Dont l’heureux et mâle génie

Arracha le tonnerre aux Dieux

Et le sceptre à la tyrannie.

2° Par Nogaret :

On l’a vu désarmer les tyrans et les Dieux.

3° Par Du Pont :

Il a par ses travaux, toujours plus étonnants,

Ravi la foudre aux Dieux, et le sceptre aux tyrans.

D’après Summer, défenseur de la liberté des noirs, dans l’Atlantic Monthly de novembre 1863, Turgot se serait inspiré soit de Manilius :

Eripuitque Jovi fulmen viresque tonandi ;

soit de l’Anti-Lucrèce, du cardinal de Polignac :

Eripuitque Jovi fulmen Phœboque sagittas.

Lettres de Franklin à ce sujet

(Laboulaye, Correspondance de Franklin, II, 117.)

1. À Jay. — 13 juin 1780. — Mme Jay me fait trop d’honneur en désirant avoir une des estampes qui représentent son compatriote. Je vous envoie la meilleure des cinq ou six gravures qu’on a faites d’après différents portraits. Les vers mis au bas sont vraiment extravagants. Mais vous devez savoir que le désir de plaire en renchérissant sur chaque compliment, a tellement usé, chez cette nation polie, les louanges ordinaires, qu’elles sont devenues plates et insipides ; s’en servir, c’est presque critiquer. Autrefois, on faisait l’éloge d’une musique en disant qu’elle était bonne ; pour aller plus loin, on a dit qu’elle était excellente, puis superbe, magnifique, exquise, céleste ; tout cela est maintenant usé, il ne reste plus que divine

2. À Nogaret. — Passy, 8 mars 1781. — M., j’ai reçu la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire, et dans laquelle, après m’avoir noyé d’un flot de compliments que je ne puis jamais espérer de mériter, vous me demandez mon avis sur votre traduction d’un vers latin dont on m’a fait l’application. Si j’étais (ce que je ne suis pas) assez versé dans votre belle langue pour être bon juge en poésie, je me refuserais à donner mon avis sur ce vers, puisqu’il y est question de moi. Je dirai seulement qu’on me prête beaucoup trop, surtout en ce qui touche le tyran ; la révolution a été l’œuvre d’une foule d’hommes braves et capables ; c’est assez d’honneur pour moi si l’on m’y accorde une petite part…

[2] Turgot dicta ces vers à Du Pont, quand sa maladie ne laissait déjà presque plus d’espérance.

Il s’intéressa jusqu’à la fin de sa vie aux traductions que faisaient ses amis, à celles d’Ovide et d’Homère par Saint-Ange et Cabanis, à celles de l’Orlando furioso par Du Pont.

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